LA PLACE DE LA FANTASY dans Le Talisman et Les Territoires.
"Alors que le
bien met en général si longtemps à se
développer,
le mal a cette
capacité de croître très
vite.
Il vous saute
à la figure comme un diable de sa
boîte."
(Ter, 406)
Les récits fondateurs des mythes et des religions forment un vaste ensemble dont la finalité est l'explication du monde, faite avec les concepts et les outils mentaux de l'époque. Littérairement, on peut considérer que ces récits mettent en présence ou en conflit les plus anciens personnages fantastiques de l'histoire des hommes, entités et dieux 1, partagées entre le Bien et le Mal situés au coeur de ces histoires, entre ce qui est souhaitable et ce qui ne l'est pas.
King, auteur fantastique, reconnaît volontiers que sa production est dominée par ce conflit entre les deux ordres immémoriaux : "Avant tout, je suis intéressé par le bien et le mal, que ces pouvoirs du bien comme du mal existent ou non en dehors de nous. Je pense que ces concepts du bien et du mal sont dans le coeur humain. Et parce que j'ai été élevé dans une famille de religion plutôt stricte (Méthodiste), j'ai tendance à combiner ces concepts de bien et de mal et je les mets dans mon oeuvre" 2.
Les concepts de bien et de mal ont été, dès leur création, liés à des forces mystérieuses primitives, comme le mana et la croyance que les actions humaines, même correctement conduites (donc à l'efficacité assurée pour tout esprit positif par les réussites antérieures), ne peuvent réussir seules. Pour garantir leur bonne réalisation il est nécessaire qu'elles bénéficient d'un surcroît énergétique imaginé, mystérieux, procuré par des pratiques magiques complémentaires, le mana 3, dont il sera question plus loin. Ces forces bénéfiques ou maléfiques seront peu à peu regroupées en des «ordres», qui leur donneront leur cohérence.
L'ordre, au sens latin (ordo, arrangement) désigne un agencement tel que des êtres d'origines diverses constituent un ensemble unitaire sans qu'ils perdent totalement leur distinction particulière. Le multiple des êtres et des choses renvoie à l'Un, à un principe fondateur, une finalité et une volonté intelligente fondamentale, capable d'assurer la solidarité de l'ensemble et de le mettre en oeuvre efficacement.
L'ordre cosmique peut être
ainsi attribué à une cause organisatrice transcendante,
un dieu 4 ou un démiurge, ou à un rival
démiurge 5. La recherche de la transcendance, liée
socialement à la puissance du mana, est
l'objet d'un conflit permanent pour en assurer la maintenance. Un
dieu désire avant tout être unique,
«suprême», car s'il avait des rivaux, il devrait
partager son domaine 6 et la transcendance 7. Le dieu hébreu - qui est encore le
référent d'une grande partie des Occidentaux, croyants
ou non- , est particulièrement intransigeant à cet
égard.
Les divers ordres s'organisent, s'observent, se taisent ou se
manifestent, se soutiennent ou sont antagonistes, mais cherchent
toujours la défaite de l'ordre rival ou concurrent.
Les humains et
les ordres.
La vie humaine est contingente et périssable. Historiquement, on a longtemps pensé qu'elle ne peut prendre son sens qu'à partir d'un ordre et de son principe nécessaire, si possible éternels. L'être, la connaissance, l'action ne tirent leur sens que de cet ordre. Le divin ne s'identifie pas aux créatures, mais les pénètre par une énergie primordiale 8. L'univers évoluerait ainsi dans un sens prévu par un Dieu - son (ou ses) «dessein» - , appelé «le Bien», remis régulièrement en question par son Adversaire (le défenseur du Mal, le destructeur du Bien), et sauvé par la lutte de ses prophètes et ses élus. Les actions humaines obéiraient à un ensemble de comportements ou de tendances rattachables à quelque chose qui les transcende, un ordre (Bien ou Mal) qui les inspire ou les manipule. Sortir d'un ordre, le renier ou le transgresser entraîne des conséquences. Les croyants à un ordre, obéissent aux forces de cet ordre, avec une ardeur plus ou moins grande.
Le dessein de Dieu, "son" bien, se
confond plus ou moins avec le bien de ses croyants. C'est l'existence
du mal qui, au cours de l'histoire, remet régulièrement
en cause le dessein et la transcendance divine. L'histoire humaine ne
serait ainsi que la résultante de ce combat entre les forces
d'ordres opposés.
King s'appuie également sur la distinction, classique depuis
Nietzsche 9, entre Apollon et Dionysos : l'ordre du dieu grec
solaire 10 opposé au dieu orgiaque et enchanteur Dionysos.
La thèse est simple : l'idée d'ordre nous rassure et
nous est nécessaire. Mais nous sommes tentés par
l'absence d'ordre, bien qu'elle nous fasse peur, et excités
par les manifestations qu'elle implique : aberrations, crimes,
monstruosités. Nous avons donc à assurer
individuellement "le choix
entre faire le mal ou s'en abstenir", collectivement entre "la répression et
l'assouvissement".
King relie habilement cette distinction païenne à la tradition judéo-chrétienne et précise que "ce conflit éternel est la pierre de touche de la religion chrétienne, mais si l'on souhaite l'interpréter en termes mythiques, [cette ] dualité (...) en suggère une autre, celle déjà mentionnée entre l'Apollinien (la créature d'intellect, de sens moral et de noblesse, «la fleur même des convenances») et le dionysiaque (le dieu des réjouissances et de l'assouvissement des pulsions; le côté fêtard le la nature humaine)." (Anatomie de l'horreur, 91). Le roman d'horreur joue sur cette ambivalence : désir d'ordre/fascination du désordre. Et King insiste beaucoup sur l'idée que les romanciers d'horreur exercent une fonction thérapeutique en étant en quelque sorte des agents de la norme et du statu quo 11.
La dualité Ténèbres/Lumières.
On vient de lire que King rapproche ces notions d'ordre apollinien et de désordre dionysiaque de la tradition hébraïque. Apollon et Dionysos sont ici des symboles : le symbole étant un moyen pour notre imaginaire de concrétiser des réalités sous une forme que nos sens peuvent saisir ou que notre esprit peut comprendre, leur permettant de donner un sens au monde grâce à ce regard particulier. Ces symboles sont maintenant intellectuels élaborés , riches du contenu évoqué. En fait les premiers symboles ont été liés à des forces naturelles. Ainsi la lumière. On l'a vu plus haut, les premiers cultes étaient solaires. Et cette distinction entre l'ordre d'un dieu solaire/lumière et le désordre/ténèbres remonte aux origines connues de l'humanité. La lumière est en effet un symbole remarquablement adapté à la réalité divine, qui transcende le temps et l'espace. Yahvé, le dieu hébreu, est lumière. Dans La Genèse, sa première action est de la séparer des ténèbres. Yahvé est donc lumière, émanation du ciel, du soleil, qui non seulement éclaire la terre, mais aussi les consciences humaines. Cette théologie de la lumière a engendré son contraire, une théologie des ténèbres, liée à la matière, au royaume de la nuit, la sphère d'action des démons. Cette antinomie Ténèbres/Lumière est constante dans La Bible. Lucifer est l'archange de la lumière déchu, rejeté dans les ténèbres 12.
Cette dualité lumière/ténèbres se prête à d'autres interprétations. King la relie à la symbolique de l'enfance : l'enfant a peur des ténèbres et de ce qui s'y dissimule, mais, dans le même temps, joue à se cacher pour ne pas être vu. Les grandes peurs de l'enfance sont liées à la crainte du «noir» : mais simultanément cette peur fascine. La peur et la fascination qu'exercent le monstre et le démon sont rattachées depuis l'enfance à l'obscurité et aux ténèbres.
Concernant les mythes religieux, l'analyse des films et livres à laquelle se livre King dans Anatomie de l'horreur lui fait recenser nombre des possibilités déjà utilisées par ses devanciers, qui s'offriront à lui pour tramer son oeuvre ultérieure. Son attitude est celle d'un romancier qui explore un territoire et ses thèmes. S'il est croyant, ce ne sera pas un auteur apologétique. Il a suffisamment de lucidité pour avoir établi ses convictions personnelles. tout en prenant ses distances "Microcosme où s'affrontent des forces universelles" (Pages Noires, 71), notre monde est régi par un Dieu "poseur qui s'occupe de son image de marque plutôt que des concepts de bien et de mal" (Pages Noires, 178) et que nous admettons dans la mesure où "notre cerveau arrive à accepter [le mal] si nous supposons que Dieu est parti en vacances, voire a passé l'arme à gauche" (Pages Noires, 107). On ne pourra pas dire que King a une attitude naïve envers ces interprétations religieuses : il les connaît et les a analysées. Ce qui ne l'empêchera pas de naviguer entre le Bien et le Mal, et de réveiller de temps en temps son dieu fatigué qui sommeille.
Encore lui faut-il nommer les ordres. Il reprendra les distinctions classiques dans des commentaires d'oeuvres, où il décrit par exemple deux garçons comme étant "des êtres essentiellement apolliniens", "vivant dans l'obéissance des règles de la lumière" (Pages Noires, 126). Roland dit que son "père fut le dernier seigneur de la lumière" 13. Jack Sawyer perçoit Speedy qui l'aide et son oncle Morgan qui veut sa mort "comme deux personnages opposés, comme des statues allégoriques personnifiant la JOUR et la NUIT, la LUNE et le SOLEIL -l'obscurité et la lumière" 14.
La lumière est aussi
liée au blanc, à la pureté. Dans Les Yeux du Dragon, les habitants du royaume de Delain
accueillent favorablement le prince Peter "parce que, contrairement à eux, c'était un
garçon courageux qui pourrait donner naissance à un roi
au coeur de lion dont l'histoire alimenterait la légende.
À travers Peter, ils voyaient revenir la Pureté, cette
force antique et humble, rédemptrice de l'humanité, qui
renaissait néanmoins de ses cendres, encore, encore et
toujours". (66)
King fait aussi remarquer que bon nombre d'oeuvres
cinématographiques comportent dans leurs titres "une référence à la nuit
ou aux ténèbres" (...) "à la base de nos terreurs les plus
fondamentales" (Anatomie de l'horreur, 212). Ce sera
l'autre ordre, celui du mal, de l'Adversaire de Dieu,
"le Seigneur ténébreux" (Pages Noires, 189). Sans
surprise, les ordres mythiques sont ainsi clairement
désignés : l'ordre des ténèbres contre
celui de la lumière.
Les ordres vont se manifester par des
forces surnaturelles ou des subordonnés particuliers
15. Les hommes subissent ces forces. Ainsi dans
Insomnie :
"Une bizarre impression de
fatalité envahit Ralph, accompagnée d'une
compréhension intuitive des forces qui, maintenant, les
entouraient. Il s'en serait bien passé. Peu importait que ces
forces soient bonnes ou mauvaises (...), elles
étaient titanesques, voilà ce qui
comptait." Certains hommes
ont un rapport particulier avec ces forces : "L'idée qu'il était
protégé resurgit dans l'esprit de Ralph, avec, cette
fois, la force de la conviction." (562 et
514)
Enfin il y a des lieux privilégiés où ces forces
s'exercent, par exemple à Derry : "Parce que Derry est une ville différente. Toutes
les lignes de force ont commencé à converger vers
ici". "Les forces... Il y a des forces à
l'oeuvre à Derry, dont il vaut mieux ne rien
savoir." (pages 87 et 164)
Les
lignées.
Les romans de King utilisant
cosmogonies et mythes se situent dans une triple lignée :
- celle de Le
Fléau première
version, écrite avant les nouvelles de Le Pistolero 16, où Dieu, par l'intermédiaire
d'Abigaël, impose son dessein qui est d'empêcher l'Homme
Noir de se constituer un territoire dominé par le mal, sans se
préoccuper par ailleurs de ce que des survivants peuvent faire
pour rétablir un ordre sur la terre
dévastée.
- celle de Le
Pistolero, où la mythologie proprement kingienne trouve son
origine, avec un homme en noir lovecraftien, dans un monde en
transformation cosmique.
- celle de Le
Talisman, où Jack Sawyer
reçoit des directives supérieures pour sauver le
talisman des entreprises de Morgan, qui est la personnification du
mal. Mais cette fois l'action se passe dans des univers
parallèles, idée nouvelle dont sortira la saga de la
Tour Sombre.
Dans ces trois ouvrages, le succès de la mission est obtenu
après une longue quête, dans la tradition de la
conquête de la Toison d'Or, de la recherche du Graal ou de
l'Anneau de Puissance de Tolkien. Ces caractéristiques
différencient ces oeuvres de celles que King avait
écrites auparavant (mainstream ou fantastique). Elles
reprennent les contenus de la fantasy. 17 Volontairement ou non, un héros, souvent avec un
ou des compagnons, s'engage dans une entreprise initiatique,
située dans un monde qui a sa mythologie historique,
inventée par l'auteur en s'inspirant des mythologies connues.
Pour accomplir leur tâche, les divers personnages font preuve
de qualités particulières exceptionnelles, liées
aux ordres qui les différencient des hommes ordinaires
positifs 18. Ils seront aidés ou contrés par des
êtres surnaturels (magiciens, nécromanciens, dieux,
etc.). Mais il n'est plus question de croire en ces divinités
comme dans l'Antiquité. L'auteur peut les transformer et les
faire agir à sa guise. L'histoire est racontée comme un
conte de fées.
La manifestation du Bien.
Dans La Bible, les intentions de l'Ordre (Dieu) se manifestent par la révélation. La révélation informe directement les fidèles sur les desseins de la puissance. Quel que soit l'ordre, il a ses médiateurs (ses prophètes), qui se manifestent à l'«élu» qui remplira la mission confiée. Quand le jeune Jack rencontre le vieux noir Speedy, "un courant magique s'était établi entre le vieil homme et lui." Il croit voir "une aura argentée autour du vieil homme, une petite auréole de lumière." (Tal, 19) Speedy l'appelle "La Vadrouille" ou "Jack la Vadrouille", comme le surnommait son père décédé. Speedy garde pour Jack une grande part de mystère, mais Jack éprouve avec plaisir sa présence chaleureuse et bénéfique. Speedy est souvent laconique, n'explique pas, ne dit pas tout : "Je te dirai ce que je peux, pas ce que je sais." (Tal, 53). Le médiateur doit effectuer la traduction d'une volonté supérieure, sans mesure avec la condition limitée humaine, avec un esprit particulier qui a sa mentalité, son vocabulaire et son histoire, et qui garde en partie son mystère 19. Elle peut être brève et tenir en quelques phrases, dans le cas présent la guérison de la reine des Territoires, malade, aussi bien que celle de la mère de Jack : "C'est toi qui dois la sauver, Jack la Vadrouille, lui dit Speedy. Tu ne peux pas faire autrement, c'est la volonté du Seigneur." (Tal, 41) Cette volonté n'est pas discutable, il n'y a pas d'autre perspective.
Pour ce faire, il lui faut conquérir l'objet magique guérisseur. Speedy annonce au jeune Jack qu'il doit se rendre dans "les Territoires (...) pour aller chercher quelque chose qui se trouve là-bas. Un truc qui a un pouvoir fantastique" (Tal, 62), un Talisman qui a de multiples pouvoirs, entre autres celui de guérir : "Trouve le Talisman, fiston, conclut-il. Trouve-le et ramène-le. Ça va être une sacrée galère. Mais il faut que tu sois plus fort que la galère et que tu assumes comme un chef." (Tal, 76)
Jack entend dans son esprit la voix
de son père qui l'encourage (Tal, 52). Parce
qu'il rêve des Territoires et qu'il souhaite la guérison
de sa mère, Jack partira sans trop de réticences, sans
savoir encore - il ne l'apprendra que beaucoup plus tard - qu'il est
le successeur de Jason, fils de la Reine des Territoires qui est mort
et qui aurait dû normalement être chargé de la
recherche. Il ressent bien sa particularité : "S'il avait été mystique, il
aurait peut-être pensé que des forces
étrangères s'étaient emparées de lui et
qu'elles manipulaient sa vie et celle de sa
mère." (Tal, 17) Mais il pense ensuite aussi à plusieurs reprises
à un traquenard dans lequel il va être pris :
"Le piège
commençait à se fermer sur lui." (Tal,
139)
La situation
de l'élu.
L'élu a l'impression d'avoir
été choisi d'autorité et ce choix est parfois
ressenti douloureusement. A plusieurs moments, Jack "en avait assez d'être sur les
routes", il "trouvait qu'il avait largement fait ses
preuves... mais il lui était impossible d'y
renoncer" (Tal, 221).
Un autre parmi les nombreux élus de ces oeuvres cosmiques,
Jason, fils de la Reine des Territoires, devait initialement
effectuer la quête du talisman. Son assassinat fera de son
double sur notre terre, Jack, son successeur. Dans les Territoires,
Jason, "de sang royal et
peut-être même d'essence divine" (Tal,
451), était une sorte de
messie 20, le sauveur attendu qui libérerait son peuple et
mettrait fin à l'ordre des Ténèbres. L'attente
d'un messie - l'élu parmi les élus - est
profondément enracinée dans l'esprit des hommes, et pas
seulement dans le domaine religieux. Elle joue le rôle d'un
archétype, enfoui dans l'inconscient et resurgissant à
la conscience lors des périodes de troubles et de tensions.
C'est le cas du royaume des Territoires qui se trouve en
péril; mais Jason mort ne peut plus apporter le salut. Jack
sera Jason : "Jason! s'exclama
le vieillard en tombant à genoux. Jason, tu es venu! Tu es
venu et tout ira bien, oui, tout ira bien et toutes sortes de choses
iront bien!" (Tal, 451). Et Jack/Jason se rendra compte que sa quête
n'est pas seulement destinée à assurer la
guérison de sa mère, mais qu'elle est attendue dans les
Territoires, et qu'elle est pilotée par le Talisman :
"Le Talisman connaissait son
existence dès la première heure de sa naissance et
attendait depuis lors qu'il vienne le libérer. Le Talisman
avait besoin de Jack Sawyer et de personne d'autre." (Tal,
613). "Les destinées. Voilà de quoi il s'agit",
explique Speedy, l'agent de
la force et protecteur de Jack ; "Le Talisman t'a attiré ici, petit."
(Tal, 544).
Les romans cosmiques de King
sont ainsi fondés sur des forces occultes qui règlent
d'avance et d'une façon irrévocable tous les
événements, en n'octroyant aux hommes que des
destinées inévitables. Ce monde kingien est
particulier, avec ses puissances rivales utilisant les hommes pour de
mystérieux desseins, avec des moyens de communication qui
paraissent d'ailleurs plus proches du monde des spirites que de celui
des croyants authentiques. On sait ce que les forces demandent. Mais
on ne sait jamais ce qu'elles feront. Plus troublant, on ne sait
jamais si elles feront quelque chose, quelle aide elles apporteront,
qui sera sacrifié et quel cours prendront les
événements.
Les signes d'un traitement particulier par les puissances sont
nombreux. Au point de départ de sa quête, Jack et sa
mère (double de la Reine des Territoires) se sont
réfugiés à l'hôtel l'Alhambra dans le New
Hampshire : "Jack eut la
désagréable impression d'être manipulé;
comme si un fil invisible les avait attirés, sa mère et
lui, dans cet endroit abandonné au bord de la mer. Quelqu'un,
quel qu'il fût, voulait qu'il se trouve
là" (Tal, 20).
(Et encore! Jack ignore que c'est dans cet hôtel qu'il a
été conçu!). Pendant tout son voyage, cette
impression subsiste alors que les signes se multiplient. Vers la fin
de sa quête, trois mois plus tard, "une fois de plus Jack éprouva la sensation
irréelle que l'ensemble de sa vie avait concouru à
l'amener précisément à ce point" (Tal,
545). Impression constamment
répétée d'avoir été une
marionnette de bout en bout.
Les
aides.
Des objets font aussi partie du rituel. Pour les aider dans leur quête, un certain nombre d'objets mineurs sont ainsi remis aux élus par les agents des puissances, qui leur sont favorables, et qui ne leur fournissent en général pas le mode d'emploi. Ces objets sont porteurs de "mana", possèdent un pouvoir. Le mana est une notion complexe, un peu passe-partout. Un seul mot rassemble l'idée d'un véhicule d'énergie magique, une qualité liée à un pouvoir dont certains disposent, à manier selon des rites propres à susciter le fonctionnement de l'énergie. L'humain peut donc agir avec les forces, souvent avec un rituel approprié. Le mana, selon le sociologue Marcel Mauss, "subsume une foule d'idées que nous désignerions par les mots de pouvoir du sorcier, la qualité magique d'une chose, aussi avoir du pouvoir magique; agir magiquement." 21
Un médiator/dent de requin en ivoire, procuré par Speedy, permettra à Jack de se faire reconnaître dans les Territoires et d'affronter les chevaliers fantômes. Une pièce de monnaie, donnée par un capitaine des Gardes, lui sert de signe de reconnaissance et sera appliquée au moment opportun sur le front d'un adversaire, entraînant ainsi sa mort. Un miroir-bille remis par un marchand, lui permettra de protéger son copain en une occasion périlleuse. Un cheval de bois de manège devient ultérieurement canot pneumatique à tête chevaline capable d'obéir aux ordres. L'objet majeur est cependant le Talisman, le Talisman Guérisseur, étincelant "de tous ses feux, chantant une harmonique pure, sans parole, de santé et de guérison" (Tal, 599), qui sauvera sa mère, la Reine des Territoires et d'autres. Mais aussi Talisman destructeur, qui foudroiera les agents des ténèbres. L'adversaire de Jack, Morgan, possède lui aussi son objet magique : une clé-paratonnerre 22, capable de déclencher la foudre et de lancer des éclairs ravageurs. Les objets arrivent à leurs destinataires par des moyens divers. Certains ont des possibilités momentanées d'objets magiques, capables de pouvoirs particuliers dans un temps déterminé.
Les formules magiques
pratiquées par Jack ont également du pouvoir. Quand le
médiator déjà cité est brandi vers
l'adversaire, un vampire : "En
son nom, espèce de répugnant avorton! (...). Au nom de la
reine et au nom de son fils, disparais de la surface de ce
monde", le vampire
disparaît. Ou, le médiator perdu, Jack/Jason, fort d'un
pouvoir dont on vient de l'investir, faisant disparaître un
chevalier noir : "Vous feriez
mieux de vous en aller, messire Gauvain (...). Disparais de la
surface de ce monde, déclara-t-il sur le ton de la
conversation. En son nom, je te l'ordonne." (Tal, 568 et
577).
Il faudrait aussi signaler les nombreux
signes par lesquels les
forces se manifestent à un moment décisif
23. Par exemple les girouettes du toit de l'hôtel
d'Azincourt tournent dans tous les sens tant que la lutte est
incertaine entre Jack et ses adversaires . Quand Jack trouve le
talisman : "Au même
moment, un éclair de lumière brilla à toutes les
fenêtres du premier étage de l'Azincourt, et tous les
symboles de ferronnerie, lune, étoiles, astéroïdes
et autres étranges flèches brisées
s'immobilisèrent simultanément" (Tal,
578).
L'engagement dans l'action.
"Il était
écrit depuis toujours"
que Jack "s'emparerait" du
Talisman. Le Talisman l'appelle : "Viens à moi! Viens maintenant! Jack!
(...). Viens à
moi, amène le troupeau, et tout ira bien et tout ira
bien"... (Tal, 580 et 558). Jack pourrait se contenter d'obéir aux
directives. Mais pour que l'ordre des choses devienne meilleur, Jack
consacrera tous ses efforts à sa mission au cours
d'épreuves longues et difficiles.
C'est ainsi que, bien que
bénéficiant d'une aide dans les circonstances
délicates, Jack se comporte toujours comme
s'il était seul responsable du succès :
"Ici régnaient la
folie, la mort en maraude et une irrationalité
imbécile. Jack manquait de mots pour exprimer ces
phénomènes mais, loin de leur être insensible, il
les connaissait pour ce qu'ils étaient. Exactement comme il
savait que tous les talismans de l'univers ne suffiraient pas
à le protéger d'eux. Il avait entamé une
étrange danse rituelle dont il pressentait que la conclusion
n'était en rien prédestinée. Il ne devait
compter que sur lui-même." (Tal,
561) Et il
persévérera sans faiblesse, négligeant les
nombreuses communications télépathiques, signes ou
inscriptions destinés à le faire
faiblir.
Des objets cosmiques, on l'a vu, ont certes été
préparés à son intention pour qu'il puisse mener
à bien sa tâche. Mais le lecteur s'aperçoit que
simultanément rien n'est vraiment joué et que le
comportement de Jack face aux épreuves est décisif. Car
si cette quête a pu être menée avec succès,
ce n'est pas seulement parce que Jack a reçu de l'aide : les
divers procédés énumérés tout
à l'heure sont des conditions nécessaires, mais non
suffisantes. Pour que Jack réussisse, il a fallu aussi qu'il
développe des qualités exceptionnelles. Quand les
créatures marines font glisser - par décision
extérieure - son canot vers l'hôtel, il se place
à l'arrière "de
sorte qu'il puisse pousser encore plus vite avec des ciseaux de
jambes" (Tal, 547), au lieu de se laisser conduire. King s'amuse
d'ailleurs à opposer son action décidée à
celle de son copain Richard, presque toujours dépassé
ou passif. Tout se passe comme si chacun, dans l'épreuve,
devait se hisser à ses limites humaines, moralement le plus
haut possible.
Trois épreuves finales seront déterminantes pour Jack,
dans Le
Talisman. Trois renoncements. La première épreuve
lui donne la possibilité du divin, qu'il doit sacrifier. Comme
conquérant du talisman : "Il était Dieu. Dieu, ou quelque chose de si
approchant que cela ne faisait aucune différence. - «Non!
hurla Jack avec terreur. Non, je refuse d'être Dieu! Je vous en
prie! Je vous en prie! TOUT CE QUE JE VEUX,
C'EST SAUVER LA VIE DE MA MÈRE!» Alors, comme la main qui perd aux cartes se replie en
un geste expert, l'infini soudain se referma." (Tal, 593
24
La seconde le conduit à l'oblativité. Son copain Richard lui demande de tenir le Talisman. Dans un mouvement égoïste, Jack répugne à confier le Talisman à son copain : "Il est à moi! Tu ne l'auras pas! C'est à moi!". Le talisman devient noir et Jack comprend aussitôt que celui qui n'est pas capable de partager ne vaut rien pour le talisman et la force qui l'utilise. Il le donne à son ami : "Lorsque le Talisman émit à nouveau sa glorieuse lumière blanche, Jack sentit ses propres ténèbres intérieures se dissiper. Il lui vint subrepticement à l'esprit que la propriété d'un objet ne peut s'exprimer qu'en termes de libre renonciation" (Tal, 600).
La troisième l'amène au
renoncement. Pour sauver de la mort son ami Richard, il doit jeter le
Talisman sur l'ordre d'un agent des ténèbres. Il le
jette : "En ce moment
précis, Jack expérimenta la pureté renversante
qui consiste à renoncer à l'objet de sa quête. -
«Plus de massacre. Vas-y, casse-le si tu le peux,
déclara-t-il. Je le regrette pour toi»." (Tal,
620. Et c'est alors le
méchant qui est foudroyé par sa propre action
malveillante.
La joie de
l'accomplissement.
C'est parce que "tout est confondu, le bon et le mauvais, le
noir et le blanc" que Jack,
dans le "besoin de
créer l'ordre à partir du chaos (...),
créer l'ordre et le
perpétuer" veut
conquérir le Talisman salvateur.
Car ce n'est pas la recherche du mérite, les bonnes oeuvres
accomplies dans le dessein d'acheter Dieu ou les actions
purificatrices qui amènent l'approbation divine, pense King en
bon méthodiste. On ne l'obtient pas davantage en s'enfermant
dans la culture égoïste d'une vie uniquement religieuse
de moines en prière qui glorifient Dieu, ou celle de
solitaires qui refusent la vie active et l'engagement. C'est en
suivant la voie du Christ agissant dans le monde que nous devons
travailler et souffrir là où nous sommes pour assurer
le dessein de Dieu.
Peuvent donc paraître inutiles ces témoignages de
satisfaction des puissances, par exemple quand Speedy prononce le
jugement de l'Ordre : "Tu t'es
montré brave et loyal, Jack. J'aimerais t'avoir pour fils. Je
salue ton courage et ta foi. Il y a beaucoup de gens dans d'autres
mondes qui te doivent une fière chandelle." (Tal,
626) 25.
Un bonheur
surhumain.
Dans un passage consacré aux hommes-volants, King fait une apologie de l'effort sur plusieurs pages : "Jack eut soudain la certitude qu'ils accomplissaient des mouvements aussi pénibles que certains exercices de gymnastique - quand il faut, par exemple, lever les jambes ou faire de longues séries d'abdominaux. Pas de progrès sans effort! rugissait le prof si quelqu'un avait le toupet de se plaindre." Et plus loin, évoquant des danseurs : "Il se rappelait surtout l'expression de leurs visages - toute cette concentration, cet épuisement, toutes ces souffrances... mais transcendant la souffrance, ou tout au moins rôdant autour de ses limites, il avait vu de la joie" (Tal, 202).
Le summum est obtenu quand, comme Galaad avec le Graal, le but ultime est atteint. Ainsi quand Jack découvre le Talisman : "Une formidable joie jaillit dans sa conscience ainsi qu'une fusée, et Jack Sawyer leva en riant les deux mains au-dessus de sa figure renversée, manière à la fois de répondre à cette joie et d'imiter sa soudaine montée" (Tal, 582). Sa quête achevée, il connaît ce ravissement passager, cette sorte d'union affective avec le divin, qui l'immobilise dans sa contemplation, l'extase propre aux grands initiés. Il"se planta dessous, submergé par la chaleur et la claire intuition d'une force bien intentionnée. Comme dans un rêve, il sentait cette force couler en lui telle la limpide pluie de printemps qui réveille les puissances endormies en des milliards de graines minuscules." Et il recueille dans ses mains ce " cosmos du bien", ce don des forces de la lumière. Venait du Talisman "un rayon éblouissant de lumière pure", une "magnifique lumière blanche qui contenait en fait toutes les couleurs de l'arc-en-ciel".
"Un globe, un monde, tous les mondes. C'était la
gloire et la blancheur. Et comme il en a toujours été
et sera toujours avec le blanc, c'était effroyablement
fragile" (Tal, 453).
On peut aussi mettre en évidence la dimension initiatique
26 particulière de l'oeuvre de King, dont la
symbolique n'est pas toujours perçue par le lecteur même
attentif. Un grand nombre de romans de King reprennent le même
rituel d'initiation, passage qui amène un individu ou un
groupe à un nouveau stade dans l'existence ou un autre niveau
de compréhension, au cours de leur affrontement avec une
puissance mauvaise ou des forces sociales hostiles dans un combat
incertain. À l'issue de la quête, le vainqueur rencontre
le succès auquel il a droit. Le Talisman
représente le plus
purement cette vérité enfouie sous les
péripéties du récit. Ce n'est qu'après
avoir traversé difficilement toutes les épreuves
préparées pour lui que le néophyte peut trouver
le Talisman (ou le Graal) dans un moment de «ravissement»
victorieux : "Ainsi,
après tant de semaines et de tribulations dans les
ténèbres et le désespoir; après la
découverte d'amis et leur perte; après des jours
d'efforts et des nuits passées à dormir au creux des
meules humides; après avoir affronté les démons
des lieux obscurs (...),
après toutes ces
péripéties, ce fut de cette façon que le
Talisman se donna à Jack Sawyer" (Tal,
583). Le Talisman,
"l'axe de tous les mondes
possibles", qui aurait pu
rendre, s'il l'avait accepté, Jack semblable à
"Dieu, ou quelque chose de si
approchant que cela ne faisait pas de
différence"
(Tal, 583 et 592/3).
Roland Ernould © 2003
Notes :
1 On lira avec intérêt le livre de Jack
Miles Dieu, une
biographie (God a Biography, 1995), trad. fr. Laffont 1996, qui a obtenu le prix
Pulitzer en 1996. Miles étudie le Dieu biblique comme le
personnage d'une oeuvre littéraire classique, le
Tanakh des Juifs, ensemble particulier de livres de
La Bible, travail semblable à celui d'un
spécialiste qui analyserait un personnage dans une production
littéraire, comme le personnage de Phèdre dans la
tragédie du même nom de Racine par exemple.
Quelques ouvrages récents pas trop difficiles à lire
peuvent rendre des services : Karen Armstrong, Histoire de Dieu (An History of
God, From Abraham to the Present, New York, 1993, trad. fr. éd. du Seuil, 1997,
qui fait l'inventaire des multiples visages que prit Dieu depuis
4.000 ans, des monothéismes juif, chrétien et
islamique, jusqu'à la «mort de Dieu» moderne
annoncée par Nietzsche, en passant par le Dieu des
philosophes, des mystiques, du siècle des Lumières. Sur
le besoin d'un dieu : Gérard Messadié, Histoire Générale de
Dieu, Laffont éd.
1997. Un ouvrage français collectif, La plus belle histoire de Dieu, éd. du Seuil, 1997, où un historien, un
rabbin et un théologien catholique font le point sur les
diverses conceptions qu'ils se font de Dieu. Les changements de Dieu
en fonction du changement des hommes : Regis Debray, Dieu, un itinéraire, Odile Jacob édit., 2001.
2 Dans l'interview à propos de Ça (IT, 1986), citée par George Beahm, The Stephen King Story, éd. Warner Books, 1992, 321. Pas de traduction française. King continue à réfléchir à cette question, comme en témoignent les remerciements à William Winston, pasteur épiscopalien, à la fin de, trad. fr. Désolation, (Desperation, 1996), édit. fse Albin Michel, 1996.
3 On ne peut pas comprendre cette situation sans faire appel à quelques notions sociologiques, à la croyance archaïque au mana, universelle sous diverses appellations, sorte de force spirituelle immatérielle et surnaturelle. Cette notion est liée un problème d'énergie et de puissance vitale. L'anthropologie nous a montré que, pour les hommes archaïques, un dieu a pour fonction de distribuer le mana, élément de vie essentiel. Le dieu n'a de valeur aux yeux de ses fidèles que s'il peut distribuer le mana efficacement. Or un dieu qui agit consomme de l'énergie. Le sacrifice a pour fonction de la lui restituer, pour le rendre opérationnel et à nouveau prêt à intervenir avec puissance pour ses fidèles. Avoir plusieurs dieux permettait de disposer d'énergies multiples. D'où la difficulté pour les Hébreux d'abandonner leurs divers dieux primitifs pour un seul, même très performant comme Yahvé. Qu'on songe à tous les saints occidentaux qui remplissent la même fonction dans une religion judéo-chrétienne pourtant monothéiste. Certains hommes (guerriers, prêtres et guérisseurs), disposent aussi du mana. Voir notamment Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit. et Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 1966.
4 Le mot «dieu» dériverait du sanscrit «deiwo», qui a donné en grec «theos», en latin «deus», et qui signifie «lumineux». Presque toutes les religions primitives ont été solaires : source de chaleur et de fécondité, la lumière céleste a été spontanément divinisée. Origine de cette lumière, la notion de Dieu est apparue ensuite comme celle d'un être créateur, éternel et tout-puissant.
5 Nom donné par Platon à un ordonnateur du monde différent de Dieu. Dieu étant la source de toute idée, y compris celle de l'univers, le démiurge est l'intermédiaire capable de comprendre l'essence du modèle de Dieu et de le réaliser sur la terre. Par la suite, le démiurge fut identifié, par certaines sectes nées avec le christianisme, à un mauvais esprit introduisant le mal et souillant la pureté de la création divine (voir par ex. le dualiste Marcion, 1er siècle). C'est en ce sens qu'il est le plus souvent utilisé.
6 Survivance d'une époque où la possession d'une terre ou d'un territoire de chasses était vitale pour un groupe humain (une partie de la Genèse est consacrée à la recherche de la "Terre Promise" aux Hébreux par Dieu, la terre d'Israël, dont les prolongements se font encore sentir de nos jours.
7 Il existe des mythologies où des dieux acceptent d'autres dieux. Mais il existe dans ce cas au-dessus d'eux une force cosmique supérieure, qu'ils subissent, bien que dieux, comme l'ananké grec, le destin.
8 Les allocution et discours des présidents américains comporte ces références: "Avec l'aide de Dieu", "Si Dieu le veut", "Dieu garde l'Amérique"... Rappelons qu'aux USA le président investi prête serment sur La Bible.
9 Pour le dionysiaque et l'apollinien,
il faut ici bien sûr se référer à
Friedrich Nietzsche (1844-1900) : La naissance de la tragédie ou hellénisme
et pessimisme
(De Gehurt der Tragödie
oder griechentum und pessimismus 1871), trad. fr. Gallimard 1940.pour deux raisons :
l'une est qu'il a bien mis en évidence l'essence de la
tragédie, dans des analyses demeurées classiques;
l'autre que ses explications collent parfaitement avec l'opposition
constante faite par King entre Apollon et Dionysos.
L'art grec est pour beaucoup un art apollinien, fait de mesure et de
pondération, contemplation sereine au-dessus d'un monde
condamné à la souffrance. Nietzsche lui oppose un autre
aspect, symbolisé par Dionysos, le dieu pour qui la vie doit
être exaltée sous toutes ses formes, et non
justifiée ou rachetée, comme pour le christianisme. Ce
vouloir-vivre poussé à son point suprême, conduit
à un «devenir» qui est un besoin de création
lié à une puissance destructrice. Le juste contraire
d'un monde apollinien idéal porté à la
contemplation, sans histoire. La tragédie grecque naît
de cette opposition entre les forces destructrices et un idéal
de raison et d'équilibre, et montre le rêve apollinien
submergé par la nature orgiaque dionysienne. Pour un Grec,
devenir apollinien impliquait qu'il dompter son goût du
monstrueux et de l'atroce, survivance de la démesure asiatique
qui marquait encore le peuple grec: la grandeur de l'homme
était de lutter contre cet atavisme, lointaine survivance des
invasions. On trouve aussi bien dans les mythes grecs la
théogonie lumineuse des Olympiens que la sombre
théogonie cruelle et inhumaine des dieux primitifs et des
Titans.
Cette conception tragique de la vie se retrouve chez King. Ses
héros positifs se heurtent à des forces collectives ou
cosmiques qui les dépassent, et la fatalité
incarnée jadis dans la volonté des dieux prend des
formes psychologiques et sociales pour peser sur la condition de
l'individu Ils luttent. Mais quand finalement les apolliniens
arrivent à l'emporter sur Dionysos, c'est au prix d'artifices
grossiers dont personne n'est dupe. En effet, le lecteur ordinaire ne
désire pas que les personnages positifs disparaissent : ils
ont sa sympathie et l'auteur le sait. Jusque là gagnants, les
monstres ne l'emportent finalement pas, puisque King, exerçant
son droit souverain d'auteur, s'en sort par une pirouette :
l'araignée de Ça
vaincue par du spray anti-asthme (et en plus un placebo!); la
créature diabolique Leland Gaunt de Bazaar mise en
fuite par un serpent de papier et des fleurs à ressort; ou le
policier des bibliothèques par de la réglisse... Je
m'arrête avec la tarte de La peau sur les os : le lecteur averti sent que ces artifices n'ont
guère de valeur - même d'un point de vue imaginatif, et
qu'ils ne servent qu'à fournir une issue rassurante. La
tragédie sombre d'un coup dans la tragi-comédie.
King doit connaître ces distinctions qui, aux USA, ont
été faites par la sociologue Ruth Fulton Benedict
(décédée en 1948), dans Patterns of culture , Boston, 1934, trad. fr. Echantillons de civilisations, Gallimard 1950. Benedict explique que les
sociétés apolliniennes.tendent vers la recherche d'un
bonheur équilibré et raisonnablement
régulé (Apollon est le dieu du soleil, de la
beauté et de l'harmonie). Les sociétés
dionysiaques (Dionysos représente l'instinct et la violence)
sont axées sur la compétition et tendent à
promouvoir une personnalité agressive.
King n'a cessé de reprendre cette distinction dans ses
diverses préfaces ou notes depuis son essai Anatomie de l'horreur (Danse
Macabre, 1981), où il
l'avait explicitée. Ces adjectifs sont aussi souvent
utilisés dans ses romans, dans une acceptation plus
psychologique mais identique à celle de Ruth Fulton Benedict.
Pour son compte, King a un fond dionysiaque fortement
tempéré par une grande prudence naturelle apollinienne,
sa mère jadis et maintenant Tabitha!
10 Voir la note 4 consacrée à la définition du concept «dieu».
11 Reliée ici encore à la tradition religieuse : "SEUL L'HOMME EST À L'IMAGE DE DIEU; LE TROUPEAU DE DIEU DOIT RESTER PUR; LE SALUT EST DANS LA PURETÉ; BÉNIE SOIT LA NORME", citation en majuscules d'un roman de John Wyndham, ce texte figurant sur un écriteau, dans Anatomie de l'horreur, 51.
12 À la suite d'une interprétation abusive du Livre d'Isaïe (XIV, 12), on décida au XIème siècle que le premier nom de Satan était Lucifer, «le porteur de lumière». Isaïe avait nommé ainsi un roi de Babylone qu'il précipitait aux enfers.
13 La Tour Sombre, 1. Le Pistolero (The Gunslinger 1982), trad. fr. J'ai lu 1991, chap. I.4). De même Roland est présenté comme "une sorte de chevalier, un homme chargé d'assurer la pérennité (et peut-être la rédemption) de ce monde «d'amour et de lumière» dont il se souvient", dans l'argument de La Tour Sombre 3, Terres Perdues, (The Wastelands 1991, trad. fr. J'ai Lu 1992, 7. Il faut aussi citer ce passage de la fin de The Gunslinger and the Dark Man, où "poussé par une force extérieure", Roland demande à l'homme en noir : "Il te reste quelque chose à dire, non?". L'homme en noir lui répond laconiquement, à la façon de Yahvé dans La Genèse : "Que la lumière soit. Et la lumière fut." Roland se réveille 10 ans plus tard : "Il regarda la lumière et vit que la lumière était bonne", comme le déclare Yahvé en séparant la lumière des ténèbres... Et effectivement sa quête peut recommencer avec de nouveaux compagnons.
14 Stephen King & Peter Straub, Le Talisman des Territoires, (The Talisman 1984), trad. fr. éd. Robert Laffont 1986, 35.
15 Dans La Bible, il est fréquent que Yahvé n'intervienne pas directement et utilise un intermédiaire pour frapper à sa place : "S'il faute, je le corrigerai avec une férule d'homme, avec des coups que donnent les fils d'hommes", II, Samuel, 7.
16 Cet ensemble de 5 nouvelles, écrites à des dates différentes, pose problème. On sait que c'est en mars 1970 (voir la postface, 252), que King écrivit, avec sa vieille Underwood, sur un papier pour lui historique, la ligne aussi célèbre pour ses fans que la première phrase d'A la recherche du temps perdu pour les proustiens: "L'homme en noir fuyait à travers le désert et le pistolero le poursuivait". Les nouvelles ont été publiés en revue de 78 à 81. King affirme dans sa Postface que le dernier segment, qui contient l'essentiel de la métaphysique du premier tome de la Tour, a été écrit un an et demi avant la publication, donc en 80. Après Le Fléau.
17 Voir mes études : Stephen KING et la QUÊTE , Stephen KING et J.R.R. TOLKIEN
18 J'ai écrit sur le sujet une étude LES PERSONNAGES KINGIENS POSITIFS
19 La fonction du médiateur est illustrée dans Insomnie par le vieux Dorrance, médiateur de l'Intentionnel, qui ressemble à un "prophète de l'Ancien Testament" (199), venu voir Ralph pour lui transmettre une directive simple : "Le message dit : Annule le rendez-vous" (196). Cet ordre laconique ne s'accompagne d'aucune justification. La médiation n'implique pas que le médiateur soit personnellement pénétré du message qu'il livre. Il n'est qu'un canal par où circulent les intentions de l'ordre et les mises en action, comme le signale Dorrance : "Je ne me mêle pas de leurs affaires, je te l'ai dit. De temps en temps, je me charge d'un message, comme aujourd'hui. C'est tout (...). Le reste te regarde" (197).
20 Ce mot est à prendre ici dans ses deux sens. Le sens premier, qui vient de l'hébreu Machia'h : oint, consacré, équivalent au grec Christos : oint. C'est le cas de Jack, prédestiné. Le second sens, le plus courant, est celui de l'envoyé de Dieu, le sauveur qui instaurera un ordre de justice, de paix et de bonheur fondé sur de tout autres principes que ceux de l'ordre actuel. Alors qu'Abigaël est un prophète inspirant la tâche, Jack/Jason la réalise.
21 Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, 101/2.
22 C'est une clé prise à un jouet, un soldat mécanique acheté à un brocanteur de Point Veneti (Tal, 238). L'idée est à rapprocher de la nouvelle Le Singe (The Monkey, 1979), dans le recueil Danse Macabre (Skeleton Crew).
23 Un exemple célèbre lors de la mort du Christ : "Et voici que le rideau du sanctuaire se fendit de haut en bas; et la terre fut secouée, et les rochers se fendirent, et les tombeaux s'ouvrirent", etc. Évangile selon Saint Matthieu, 27, 51.
24 King reprend volontiers l'histoire de Moïse,
auquel Yahvé interdit, comme sanction pour sa
prétention, l'entrée sur la terre promise. Ainsi David
vient de visiter son copain Brian, hier comateux, ressuscité
aujourd'hui.Il pourrait dire à ses parents que ce sont ses
prières qui l'ont guéri. Mais une pensée le
traverse: "Si tu
récoltes les lauriers, ça s'arrête là.
Qu'est-ce qui s'arrête?
Tout ce qui compte, répondit la voix de l'intuition. Tout ce
qui compte" (Désolation,
158).
25 Ou quand Bill arrive à dominer Ça et qu'il entend la voix de l'Ultime :«Fils, tu as été remarquable». Puis il n'y eut plus rien. La puissance disparut avec." (Ça, 1073). Ou la Puissance est-elle satisfaite d'avoir choisi la bonne argile à pétrir? Car il est aussi écrit dans La Bible que Dieu choisit le type de vase qu'il va façonner... La «grâce» janséniste ne touche que certains élus, la bonne argile... Cela fait des siècles qu'on discute de cette question, que les théologiens ont formidablement compliquée.
26 Dans toutes les sociétés anciennes ont existé des rites ou des épreuves marquant le passage d'un niveau individuel ou social à un autre. Dans la nôtre subsistent de nombreux rites marquant chaque passage de la vie, avec des initiateurs (parent, maître, patron, prêtre, formateur, etc.) qui reconnaissent ou sacralisent une aptitude à tel ou tel comportement qui confère un nouveau droit social. Pour les sociologues, de tels rites sont une nécessité sociale.
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