LA FANTASY dans Le Talisman et Les Territoires.
"Jack avait l'impression de sentir la mort
rôder,
pas seulement ici ou sur les autoroutes, mais dans tous les lieux
qu'il avait traversés.
Il croyait parfois la voir, ombre sombre et
désespérée
comme les émanations brunes d'une cheminée de poids
lourd diesel." (Tal,
230)
La branche la plus ancienne de la littérature est la Fantasy, apparue avec le développement de l'imagination humaine et l'enrichissement du langage, qui ont permis l'invention des premiers contes et légendes archaïques. Au cours de l'histoire humaine, des millions d'hommes, pendant des dizaines de milliers d'années, ont inventé, ou emprunté à d'autres, modifié, enrichi, des histoires fabuleuses ou merveilleuses, destinées aussi bien à calmer leurs angoisses, à expliquer symboliquement le monde qu'à les divertir 1. King en connaît les classiques, et il cite fréquemment certains de leurs représentants, de la mythologie antique au monstre Grendel de l'anglo-saxon Beowulf 2, des personnages de contes de fées, dont surtout Hansel et Gretel 3 au Magicien d'Oz 4, de L'Ile au trésor au Dr Jekyll et Mr Hyde de Stevenson 5, tous ouvrages lus avant l'adolescence 6, récits qu'il a profondément intégrés dans son imaginaire. La découverte de Lovecraft 7, à douze ans, fut une révélation.
Lovecraft et Tolkien 8, voilà les deux pôles entre lesquels King
évoluera, entre fantastique et fantasy. En 1967, il a
découvert J. R. R. Tolkien comme nombre de jeunes de sa
génération, au coeur de la crise due à la guerre
du Vietnam et à la mutation de la société de
consommation américaine (qui s'est propagée ensuite en
Europe). King est en effet entré à l'université
au moment où les campus américains faisaient un
triomphe à Tolkien, préparant l'essor de la fantasy qui
s'appuie sur deux courants idéologiques nouveaux :
l'éloge écologiste des sociétés
archaïques proches de la nature (high fantasy) et les univers
parallèles. L'éternel combat entre le Bien et le Mal
constitue toujours le fond de ces récits. Exploitant le
succès, se développent alors des cycles romanesques de
fantasy, dont une sélection est fournie par ailleurs
(LA FANTASY DANS
L'OEUVRE DE STEPHEN KING), qui suscitent le
vif intérêt du public. Si certains de ces récits
sont de simples divertissements avoués, sur d'autres plane la
vision d'une apocalypse que les héros doivent éviter,
en écho à une époque agitée et
tourmentée. Le thème du «monde à
sauver» devient source d'intérêt et de
création.
Il y a presque vingt ans, participant
à ce courant, Le Talisman des territoires9 avait été un ouvrage tellement
médiatisé qu'il ne pouvait que décevoir lors de
sa parution. De la collaboration bicéphale entre deux
écrivains connus dont on promettait merveilles, était
sorti un roman d'heroic-fantasy, dans lequel le lecteur ne
reconnaissait ni le style familier, parfois brutal, de Stephen King,
ni la prose plus académique de Peter Straub. À ranger
dans le domaine du merveilleux réaliste, cette histoire de la
recherche d'un talisman magique, doté de pouvoirs
étonnants, trouvé après moult
péripéties grâce au courage d'un garçon de
douze ans et plusieurs gadgets magiques fournis par un
mystérieux Speedy, avait surpris et dérouté.
Avec le temps, on avait reconnu sa valeur, un bon roman de fantasy
sur une quête dans la tradition de J. R. Tolkien et du Magicien d'Oz,
jointe à l'influence de Marc Twain10. L'opposition classique du Bien et du Mal se
développait dans une situation originale de mondes
parallèles et une intrigue plus complexe que celle de la
quête classique, avec ce qu'il fallait de peur et d'horreur.
Avec le temps, le roman a été surtout
apprécié par les inconditionnels de la saga de
La Tour
Sombre. Les auteurs ont suivi
leur chemin parallèlement depuis, continuant à se voir
fréquemment. King a maintenant une bonne quarantaine de romans
à son actif, Straub, moins productif, une petite quinzaine.
Straub est surtout maintenant davantage connu qu'il l'était
à l'époque.
La lecture du Talisman des Territoires est absolument indispensable à qui
veut bien comprendre la suite, Territoires 11, parue en 2002. Ce deuxième récit, avec
le même personnage, vieilli, retrouvant le cadre qu'il avait
connu dans sa jeunesse, est inclassable, composé de deux
parties, dans des genres juxtaposés plutôt que
confondus. La première est un thriller d'horreur, la seconde
propose, en beaucoup plus sombre, le même monde de fantasy que
Le
Talisman. King/Straub reprennent
le thème de «mondes en péril», mettant sous
pression le héros Jack qui a maintenant la trentaine, en
plongeant cette fois complètement le lecteur dans l'univers de
la Tour Sombre, mais sans Roland de Gilead, le pistolero, et ses
compagnons.
On a vu dans un premier article consacré à la fantasy
que, dans ce genre, les auteurs tendent à la création
d'un monde parallèle, généralement
archaïsant, souvent moyenâgeux, plus imaginé que
documenté. Seront vus plus particulièrement dans cette
étude les aspects écologiques et métaphysiques :
les études qui suivront proposeront d'autres aspects.
Ne sera retenu donc ici que ce qui concerne Jack, lancé dans une quête qui lui permet de trouver l'équivalent d'une terre non défigurée ou polluée, de vaincre un désordre en voie de propagation et de sauver l'essentiel, sans pouvoir réellement rétablir un ordre perdu ou en voie de perdition.
LE TALISMAN.
Dans Le
Talisman, le jeune Jack Sawyer,
12 ans, est amené à connaître un monde
différent, appelé les 'Territoires', dans des
conditions mystérieuses qui, cependant, ne le surprennent
guère. Depuis qu'il sait lire, Jack vit de littérature,
et connaît déjà de nombreux auteurs. Il est
encore à l'âge où réalité
vécue et réalité imaginée se
confondent.
Un enfant
marqué par ses lectures.
Jack vit actuellement dans une
ambiance morose. Il se sent seul : son père est mort alors
qu'il avait 9 ans, sa mère dépérit lentement,
d'un cancer semble-t-il. Il erre sans but le long de la plage, alors
qu'il devrait être en classe.
Jack et sa mère se cachent en effet dans un hôtel au
bord de la mer des manigances de l'ancien associé de son
père, Morgan. La saison balnéaire est terminée
et la station pratiquement vide. Imaginatif, Jack voit au-delà
des apparences des choses cachées, des mouettes se comportant
bizarrement, des hommes qui doivent être autre chose que ce
qu'ils paraissent, comme le portier de l'hôtel, ou le vieux
Noir Speedy (le gardien du parc d'attractions proche), qui,
inversement, lui semble dès le premier abord favorable et
rassurant. Il pense l'avoir déjà
rencontré12. Un climat de menace, le sentiment d'un piège
l'obsède : "Il sentait
la mort autour de lui, la mort qui rodait partout dans un ciel sans
arc-en-ciel." (Tal, 18)
Car Jack a l'imagination sans cesse
en éveil. À douze ans, ce grand amateur de romans a lu
Alice au pays des
Merveilles, Les Garennes de Watership
Down, Le Poney Rouge, Le
démon de la piste,
L'Attrape-coeur,
Conan le Barbare, La Table Ronde, Je suis une Légende, Le
Seigneur des Mouches,
Le Seigneur des
Anneaux, et probablement
d'autres, qu'il cite à divers endroits ou dont il conseille la
lecture à son ami Richard. Il donne l'impression d'un enfant
auquel la réalité ne suffit pas, qui a besoin d'autre
chose.
L'attrait des
Territoires.
Une photo mise par Speedy sur le mur de son atelier l'attire : "[Elle] semblait s'approcher de lui, comme en relief. Une longue plaine d'un vert vif s'étendait au pied d'un massif de montagnes basses. Au-dessus de la plaine, et des montagnes, le ciel était profond et transparent. Jack pouvait presque sentir la fraîcheur de ce paysage. Il connaissait cet endroit. Il n'y était jamais allé, pas vraiment, pourtant il le connaissait. C'était un paysage du pays des Chimères." (Tal, 39)
Speedy parle de ce pays, Les
Territoires, comme d'un pays merveilleux : " Là-bas, quand un type arrache un radis
de terre, un autre type qui se trouve à un kilomètre de
distance peut sentir le radis, tellement l'air est pur et
transparent." (Tal, 41)
Ce pays, une monarchie agraire, vit comme dans les temps anciens, n'a
pas connu le développement scientifique et continue à
utiliser la magie. (Tal,
38) C'est un pays fabuleux : "
Un homme comme moi entend des
histoires, tu sais. Des histoires sur des perroquets à deux
têtes, sur des hommes qui volent vraiment, sur des types qui se
transforment en loups, des histoires de reines." (Tal,
41)
Jack se laisse tenter et boit la «potion magique» qui lui
permet de passer dans les Territoires. Le paysage lui paraît le
même que celui de la Terre, mais aucune ville n'est construite
à l'emplacement de la station touristique où il se
trouve, pas davantage de route. Mais il trouve des mûres
excellentes, comme il n'en a jamais mangé, et voit une mouette
géante. (Tal,
58) Après un bref passage,
il retourne sur terre, ressentant ensuite l'appel des Territoires : "
Les Territoires, avec leurs
longues plaines et leurs massifs de montagnes basses, leurs champs
d'herbes hautes et les fleuves étincelants qui les
traversaient, l'appelaient. Jack était physiquement envahi par
la nostalgie de ce paysage.'"
(Tal, 75)
Description des Territoires.
Les Territoires étant soumis
aux cycles solaire et lunaire, d'une durée identique à
celle de notre continuum, la durée du temps paraît la
même13 . On n'y trouve pas d'horloge, ni de montre, on utilise
encore les sabliers (Tal,
445). Mais les constellations du
ciel ne sont pas les nôtres : " Des étoiles inconnues formant des constellations
inconnues brillaient dans le ciel au-dessus de sa tête -
messages envoyés dans un langage qu'il ne comprenait
pas." (Tal,
183).
Par contre, l'espace n'est pas le même : " Dans les Territoires, il avait parcouru une
distance de quatre mètres cinquante environ. Et ici il avait
fait huit cents mètres. " (Tal,
57) Pour un observateur, le
déplacement se fait à la même vitesse relative
dans chacun des deux mondes. Les deux espaces sont donc
homothétiques : mais tout déplacement dans les
Territoires, suivi d'une incursion dans notre continuum, se traduira
dans ce continuum selon le rapport 1/18ème, soit par un trajet
beaucoup plus long que celui qui a été parcouru dans
les Territoires.
On retrouve dans les Territoires la
même configuration que celle des USA, les terres et les mers
occupant des places identiques. Mais comme le pays n'a pas encore
inventé la carte géographique, la géographie des
Territoires n'est connue dans le roman que pour la partie
correspondant à un parcours de la côte Est à la
côte Ouest aux U.S.A. On ne peut donc conclure que l'ensemble
de la géographie de ce monde est identique à la
nôtre. Les habitants des Territoires connaissent l'existence de
la Terre, qu'ils appellent " l'Autre Lieu ".
Pour la partie correspondant aux USA, les Territoires se composent de
trois zones très différentes : " Une vague carte géographique des
Territoires, probablement fausse à plus d'un titre,
commençait à prendre forme dans l'esprit de Jack. Il y
avait les Territoires, qui correspondaient à l'Est
américain; les Avant-Postes, lesquels coïncidaient avec
le Midwest et ses grandes plaines (Ellis Breaks? Illinois? Nebraska?)
et les Terres Dévastées qui équivalaient
à l'Ouest Américain."
(Tal, 449).
Les " Terres Peuplées ", où se trouvent la
majorité des habitants, leurs lieux de production,
d'échanges et de gouvernement, constituent la partie vitale du
pays et sont "fondamentalement
bénéfiques. "
(Tal, 198). Les Avant-Postes sont utilisés pour
l'élevage, effectué par des loups-garous qui gardent
les troupeaux. Ce sont des régions qui ne sont pas
polluées par la civilisation industrielle, encore inconnue.
Les Terres Dévastées sont de vastes déserts
produits par des expériences nucléaires, et ne sont pas
(ou plus?) habitées.
Les habitants
des Territoires.
La plupart ressemblent aux humains de
notre planète (morphologie, taille). Il y a au moins deux
groupes raciaux : blancs et noirs (dits 'à la peau sombre').
Les autres sont les loups-garous , qui surveillent les troupeaux. La
plupart des plantes et des animaux sont les mêmes, d'autres,
des hybrides, leur ressemblent, comme les intermédiaires entre
la vache et le mouton (Tal,244)
gardés par les loups-garous. Mais on rencontre aussi des
êtres particuliers, des paradoxes : hommes volants (Tal,192);
hommes-gargouilles ressemblant à celles des cathédrales
de notre Moyen-Age (Tal,351); animaux
à deux têtes : un perroquet qui se parle et se pose des
devinettes (Tal,199), un poney (Tal,106); des
sortes de crocodiles; des plantes mi-sapin, mi-fougère, qui
ont des racines qui agrippent et capturent (Tal,124).
L'alimentation est à peu près la même - un long
passage est consacré à la bière : de la
Kingsland... Le niveau de civilisation équivaut à celui
du Haut Moyen-Age (vers 900/1000). Les lunettes y sont inconnues
(Tal,188), mais, anachronisme, la fourchette existe
déjà.(Tal,104). Il y a eu
au moins un château-fort gothique et quelques chevaliers en
armures (Azincourt). Une curiosité : une rampe sculptée
" en sidéroxylon, pur
produit des Territoires "
(Tal,575), arbre de Floride ou des Antilles
appelé "bois de fer". Les sources
d'énergie sont celles de cette époque (pas de
civilisation industrielle ni énergie moderne). L'armement
médiéval se compose de poignards, de courtes
épées, de lances, d'arcs et de flèches.
Le langage, "idiome harmonieusement fluide et
légèrement flûté des
Territoires" (Tal,185)
est parlé sans problèmes et sans apprentissage par les
Étrangers dès leur passage. Avec
réciprocité : la même idée est
exprimée avec l'adjectif «axiomatique» dans notre
langue et «inéluctable» dans la langue des
Territoires, où les mathématiques ne sont pas
pratiquées. Mais King n'a pas vraiment exploré cette
possibilité. Les loups qui passent des Territoires sur la
Terre perdent leurs poils (Tal,250) et se
retrouvent (sans rien faire!) avec des lunettes noires qui leur
cachent les yeux... (Tal,252). Ils
doivent cependant être facilement identifiables, si on se
réfère à la description de l'un d'eux,
rencontré par Jack dans une taverne : grand, 'baraqué', mains énormes, yeux jaunes dont les
"globes oculaires
étaient recouverts de membranes nictitantes." (Tal,165)
Politiquement, le pays est "une monarchie agraire", où "la
magie remplace la physique et la science. " (Tal,38) Mais la
monarchie est en péril, la reine se meurt et le royaume est en
proie à des dissensions fomentées par les agents du
mal.
Les habitants ne sont ni meilleurs, ni pires que les habitants de
notre continuum : il y a les gentils, les industrieux, mais aussi les
avides, les profiteurs, les voleurs et les lâches. La
description du marché est intéressante, parce que les
auteurs n'ont pas cherché à nous montrer uniquement des
habitants type «bons sauvages» à la "Jean-Jacques"
14, bucoliques et romantiques. Le choix des personnages
que rencontre Jack est significatif : voleurs, sadiques, ivrognes,
catins. La morale des Territoires est codifiée dans
Le Livre du Bon
Fermier, sorte de Bible qui se
trouve souvent citée sous forme de principes ou de
préceptes. Elle sert de référence à la
plus grande partie de la population, qui prononce souvent le nom de
Dieu. Ce livre est le seul qui soit évoqué dans les
Territoires.
Pour résumer en une phrase : nonobstant les aspects
moyenâgeux, les Territoires ressemblent à l'état
dans lequel se trouvaient les États-Unis il y a trois
siècles : une société rurale, sans industrie,
sans pollution, les terriens vivant dans une nature qui n'a pas
encore été 'exploitée' et modifiée en
profondeur comme la nôtre.
Les
États-Unis actuels décrits en
repoussoir.
Le
Talisman se déroule partie
sur terre, partie dans les Territoires, occasion de dénoncer
en profondeur les perturbations écologiques graves que
subissaient déjà les USA il y a vingt ans. La critique
écologique de King/Straub portera sur deux points. La
pollution en général, la pollution nucléaire et
les transformations, biologiques notamment, qu'elle entraîne.
Si Jack, habitué à notre Terre, ressent la
différence avec déplaisir, il n'éprouve pas de
malaise signalé quand il y revient après un
séjour dans les Territoires. Wolf, par contre, trouve la
pollution sonore, visuelle, olfactive surtout (c'est un loup)
insupportable : "Jack savait
ce dont il parlait - en revenant des Territoires, on était
révulsé par des odeurs qu'on remarquait à peine
quand on vivait au milieu d'elles. Le gas-oil, les gaz
d'échappement des voitures, les déchets industriels,
les ordures, les eaux usées, les produits chimiques. Puis on
s'y habituait à nouveau. On s'y habituait, ou on devenait
insensible. Sauf que ça ne se passait pas ainsi pour Wolf. Il
détestait les voitures, il détestait les odeurs, il
détestait ce monde. Jack pensait qu'il ne pourrait jamais s'y
accoutumer. S'il ne ramenait pas Wolf dans son univers, Jack
craignait qu'il ne devînt fou." (Tal,
253) Wolf ne s'y habituera
jamais, et son séjour n'est qu'une plainte continue contre une
terre aussi malmenée. Il restera incapable de monter
volontairement dans une voiture, dont il ressent les moindres
senteurs. Si les odeurs du dehors lui paraissent difficilement
supportables, celles de l'intérieur d'un véhicule, neuf
ou vieux, lui sont intolérables.
Ces désagréments de
Wolf s'accompagnent de nombreuses observations de Jack comme celle-ci
: "A la barrière de
péage, de gros camions passaient en bourdonnant, remplissant
l'atmosphère d'émanations nauséabondes de
diesel. Le petit bois dans lequel il se trouvait était
jonché de détritus, comme tous les bois qui entouraient
les aires de repos des autoroutes. Sacs de plastique vides. Grosses
boîtes de Big Mac écrasées. Boîtes de Pepsi
et de Budweiser défoncées avec la tirette d'ouverture
qui cliquetait à l'intérieur quand on les poussait du
pied. Bouteilles cassées de whisky Wild Irish Rose et de gin
Five O'Clock. Là, une petite culotte de nylon en lambeaux avec
une serviette hygiénique moisie encore collée dans
l'entrejambe. Un préservatif accroché à la
branche brisée d'un arbre. Tout un tas de petites choses
pimpantes, hé hé ! Sans compter les graffiti sur les
murs des toilettes des hommes."
(Tal, 229) Les Territoires deviennent ainsi le
modèle nostalgique de la nature perdue il y a quelques
siècles, opposée à une nature-dépotoir.
D'autant plus que Morgan, l'associé du père de Jack,
cherche à les moderniser, par goût de la domination et
recherche du profit. Dans Les Territoires,
on apprend de Speedy que le plan de Morgan "était de transformer l'une des plus belles ruches
de l'univers en villégiature pour richards, d'abord, puis en
source de main-d'oeuvre bon marché et, enfin, en énorme
décharge probablement radioactive." (Ter,
406)
Wolf donne l'impression de vivre heureux parce qu'il se trouve dans
un biosystème, où chaque être a sa place. Le mode
de vie américain, tel qu'il est décrit dans le roman,
où chacun semble avoir perdu ses repères,
détruit cet écosystème. Les Terriens rendent
leur milieu invivable en le polluant, en détruisant les
forêts, la nature, en polluant industriellement, ou en
utilisant des véhicules inappropriés : "Affreux, lamentable, furent les mots qui lui
vinrent tout naturellement à l'esprit tandis qu'il contemplait
le tas d'ordures qui s'amoncelaient à quelques mètres
de l'aire de repos. Jack avait l'impression de sentir la mort
rôder - pas seulement ici ou sur les autoroutes, mais dans tous
les lieux qu'il avait traversés. Il croyait parfois la voir,
ombre sombre et désespérée comme les
émanations brunes d'une cheminée de poids lourd
diesel.
Il fut à nouveau pris de la nostalgie, nouvelle pour lui, des
Territoires, et du désir de revoir le bleu profond du ciel et
la courbe légère de l'horizon..." (Tal,
230) L'ombre de la mort dans la
fumée d'échappement d'un camion : l'image est
réussie, et illustre sans ambiguïté l'affirmation
que l'exploitation de la nature par les hommes, leur expansion
démographique incontrôlée les conduisent tout
droit à la catastrophe planétaire, voire à leur
élimination. Il ne reste aux deux auteurs qu'à
célébrer nostalgiquement le paradis perdu, ce coin de
terre oublié, campagne d'un autre âge, que parcourt Wolf
devenu loup-garou à la pleine lune : "Et ce monde - qui était l'univers de la
lune, n'est-ce pas? - ne dégageait plus des odeurs de
pollution et de mort. Les lieux qu'il traversait étaient plus
primitifs, plus archaïques. Il respirait à présent
ce qu'il restait de la douceur et de la force originelles de la
terre; ce qui restait des qualités qui avaient autrefois
été les mêmes que celles des
Territoires. (...)
Wolf percevait les cours d'eau pure qui coulaient sous la terre, tout
comme il sentait la neige sur une montagne éloignée,
quelque part à l'ouest." (Tal, 281. Ce
passage d'un Wolf réconcilié avec une Terre disparue
s'étend sur plus d'une page).
Ce danger de la pollution industrielle à lui seul est majeur. Mais s'y ajoute aussi celui de la pollution nucléaire, qui trouve son illustration avec les "Terres Dévastées" des Territoires. Ce sont de vastes déserts produits par des expériences nucléaires faites dans notre continuum et qui constituent un "monstrueux gâchis" (Tal, 451). Peuplées par une végétation et des créatures aberrantes produites par la radio-activité, elles sont la terreur des habitants. S'y promènent notamment des boules de feu d'origine nucléaire " projetant des étincelles et grésillant avec une ardente énergie." (Tal, 470). Chiens mutants, humanoïdes à tête reptilienne, arbres aux masques humains, hommes-crocodiles, ver géant, et autres, en sont les seuls habitants, les seuls capables d'y vivre, revenus à l'état sauvage.
Si la description littéraire est saisissante, King et Straub ne fournissent pas d'explications claires sur le sujet : on sait qu'ils ont signalé une simultanéité entre certains événements des Territoires et ceux de notre continuum. Certains sont de l'ordre du détail, comme des perturbations dans la vie quotidienne et sans conséquences importantes. D'autres sont plus graves, modifications diverses comme l'effondrement d'un immeuble en construction (Tal, 211). Enfin certains sont catastrophiques : après l'assassinat d'un dirigeant par un étranger sur les Territoires, une révolte mineure, fomentée par des mécontents cherchant à conquérir le pouvoir, est contrôlée en quelques semaines au prix d'une centaine de morts. Or cette guerre a commencé le 1er septembre 1939, comme notre seconde guerre mondiale : "Ce qui n'était là-bas qu'une échauffourée de trois semaines a en quelque sorte déclenché chez nous une guerre qui a duré six ans et tué des millions de gens.'" (Tal, 175). Et enfin l'étranger, qui a commis l'assassinat à l'origine des troubles, venait probablement d'un autre espace-temps avec l'intention de créer des désordres sur les Territoires pour les répercuter par ricochet dans notre continuum...
King/Straub suggèrent que le
désastre des Terres Brûlées a été
produit par les essais atomiques américains : "A quel point, se dit [Jack], à
quel point l'irradiation radioactive concordait avec la
représentation des Terres Dévastées! Et puis,
brusquement, il comprit autre chose : c'était dans l'ouest
qu'avaient eu lieu les premiers essais... là où le
prototype de la bombe d'Hiroshima avait été suspendu
à une grue pour la mise à feu, là où bon
nombre de banlieues peuplées uniquement de mannequins en cire
avaient été froidement détruites afin que
l'Armée puisse se faire une idée approximative des
effets d'une explosion nucléaire et de la pluie de feu
consécutive. En fin de compte, ils étaient
retournés dans l'Utah et le Nevada, parmi les derniers
véritables territoires Américains, et avaient tout
bonnement repris leurs expériences souterraines. A sa
connaissance, l'administration possédait pas mal de terrain
dans ces immenses déserts."
(Tal, 449) On peut se demander comment des
expériences nucléaires sur notre terre ont pu avoir des
conséquences identiques au niveau des Territoires. Un
tremblement de terre ici correspondant à un autre là,
en synchronisme, admettons. Des expériences nucléaires
se produisant simultanément comme la guerre de 39/45 (faite
avec des modalités correspondant aux techniques respectives de
deux pays), ce n'est pas possible, les Territoires ne
possédant pas la technologie du nucléaire, et les
essais ayant été historiquement faits AVANT que Morgan
sévisse dans les Territoires... On ne voit quelle explication
donner à cette situation, avant tout évocation
littéraire... Le sens est donc symbolique, et ce que le
père de Jack conseille à son associé a un sens
général : 'Je
crois que nous devons éviter d'intervenir là-bas. Parce
que nous ne savons pas quels effets ça peut avoir. À
vrai dire, nous sommes en permanence affectés par des
événements qui se déroulent sur les
Territoires.' (Tal, 175)
À l'heure de la
mondialisation, pour comprendre la leçon, il suffit de
remplacer «Territoires» par : «endroits chauds de
notre planète»...'
La nature
opposée à la science.
Les Territoires continuent à vivre une existence qui est en
accord avec le fonctionnement de la nature traditionnelle (qui
n'était déjà plus la nature sauvage, mais le
produit d'un travail millénaire des hommes. Mais, faute de
moyens techniques, ils n'en avaient guère modifié les
mécanismes de fonctionnement). Dans ce monde, décrit
par les auteurs avec une certaine nostalgie, qui se ressent des
influences du New Age, celle d'un âge d'or aujourd'hui perdu,
chacun, comme Wolf, a sa place et vit en symbiose avec l'univers. Un
ordre naturel règne, qui n'est pas celui du monde
créé par les sciences et les techniques.
King/Straub s'amusent à décrire leur négatif,
Richard, le fils de Morgan et l'ami d'enfance de Jack, parfaitement
inséré dans ce cadre scientifique : "Richard était tellement rationnel ! Et
bien que très intelligent, il était également
fort têtu, et ne croyait que ce qu'il voyait. Contrairement
à Jack, Richard n'avait jamais été friand de
contes de fées quand il était petit; il était
toujours resté de glace devant les films de Walt Disney,
où les marraines transformaient les citrouilles en carrosses,
et les méchantes reines mères possédaient des
miroirs magiques. Ce genre d'histoires était trop absurde pour
capter l'imagination de Richard quand il avait six ans (ou huit ans
ou dix ans); en revanche, une photographie prise par un microscope
électronique! "
(Tal, 273) Au grand
désespoir de Jack, il est incapable de lire un ouvrage
littéraire, et les romans que Jack lui a donnés
à lire, ceux qu'il aime bien, l'ont laissé de glace.
Quand Jack le rencontre, il lit La Vie de Thomas Edison. Il veut devenir chercheur : "L'intérêt consiste à
découvrir comment les choses fonctionnent.
L'intérêt, c'est que, malgré l'apparence, les
choses fonctionnent vraiment, réellement, selon un ordre
précis, et l'on peut découvrir
celui-ci." À Jack qui lui demande s'il ne croit pas que la
vie transcende l'ordre, lui demande s'il ne rêve jamais d'un
peu de magie, Richard lui répond : "Quelquefois je
pense que tu n'aimes que le chaos. (...) Je pense
que tu te moques de moi. Si tu rêves de magie, tu
détruis complètement tout ce en quoi je crois. En fait,
tu détruis la réalité." (Tal,
393). Or la réalité
dans laquelle les auteurs l'ont mis et qu'il ne veut pas regarder est
que la campus où il se trouve a basculé dans une autre
dimension, et qu'il est assiégé par des loups...
Richard préfère casser ses lunettes que continuer
à la voir.
King/Straub rattachent l'attitude du fils au comportement du
père, Morgan Sloat, lui aussi insensible à toute
considération sentimentale ou esthétique, et qui ne
cherche que le gain et le pouvoir. Il a fait tuer Phil, le
père de Jack, son associé, parce qu'il le freinait dans
ses ambitions et voulait restreindre ses 'transformations' de la
société des Territoires : y apporter des armes,
installer l'électricité, susciter progrès et
profits. Il n'a jamais aimé Phil, son camarade de promotion,
qui a la sensibilité, la classe et la culture qui lui
manquent, et qui est surtout, selon lui, un idéaliste
invétéré : "Sloat se demandait comment il avait pu supporter aussi
longtemps Phil Sawyer. Son associé ne jouait jamais pour
gagner, il ne s'investissait pas à fond; il s'encombrait de
notions morales et sentimentales telles que la loyauté et
l'honneur; il était corrompu par les histoires que l'on
raconte aux gosses - pour qu'ils soient un peu civilisés -
avant qu'on ne leur arrache le bandeau des yeux.'" (Tal,
81)
Quand Phil lui a révélé l'existence des Territoires 15, Morgan a vu immédiatement le profit qu'il pouvait en tirer. Il a même essayé d'étouffer Jack au berceau, puis, plus tard, de le faire enlever. Le père mort, Jack le fils, le gêne dans se projets. En trois ans, Morgan a ouvert des mines, construit une voie ferrée dans les Terres Dévastées, s'est constitué des forces qu'il arme et entraîne dans un camp sur le Pacifique.Jack mis hors-jeu, il "aurait enfin la totalité de Sawyer & Sloat dans la poche. Et dans les Territoires, les choses se présentaient de la même façon : ses projets étaient sur le point de se réaliser, le pouvoir était prêt à tomber dans les mains de Morgan. Dès que la reine serait morte, son régent dirigerait le pays en introduisant tous les petits changements que lui et Sloat avaient prévus. Et il n'y aurait plus qu'à regarder le fric s'entasser. Le fric et tout le reste.'" (Tal, 85) On voit comment, par le biais du fils Richard ("L'intérêt consiste à découvrir comment les choses fonctionnent", King/Straub nous montrent, avec l'exemple du père, le rapport entre une science désintéressée et une science intéressée, conduisant à des techniques qui aboutissent à la recherche des profits par les inventions profitables, la mort des sentiments, à développer une forme de raison devenue aveugle entièrement guidée par la volonté de puissance et le profit. Le lecteur peut aussi comprendre pourquoi Jean-Jacques Rousseau a été évoqué plus haut.
LES TERRITOIRES.
La même attitude devant une
nature restée intacte se retrouve sous une toute autre forme
dans Les Territoires. Jack vient de prendre une retraite
prématurée, qui met subitement fin à une
carrière qui s'annonçait brillante. Lors d'une
enquête faite à French Landing, dans le Wisconsin, il
est tombé sous le charme : "Jack était tombé amoureux du Pays des
ravins'. Il a eu le
'coup de
foudre'. " Le policier, Dale,
qui l'accompagne remarque chez lui "émerveillement, le ravissement" : "Une sorte d'extase se lisait sur ses traits. Jack lui
avait fait l'effet de quelqu'un qui rentre chez lui après un
long voyage alors qu'il n'y était jamais venu."
(Ter, 82) Effet sans doute aussi de ses
«voyages» précédents. Quand il arrive pour
visiter une maison qu'il souhaite acheter : "Son regard était comme porteur de
réminiscences, d'une part de lui-même et d'une part
essentielle. Tout était sacré, soudain. Il savait qu'il
allait l'acheter, cet endroit, quel qu'en soit l'apparence ou le
prix." (Ter, 85)
Plus tard, sans effort particulier, sans y avoir pensé, Jack
se retrouve dans les Territoires. Comme la première fois il y
a vingt ans, il y admire la pureté de l'air, la beauté
de la nature : "Et surtout la
perfection tranquille du champ qui l'entoure. Il y a un cercle
d'herbes couchées là où il est tombé
à genoux, mais aucune trace ne mène nulle part, comme
si... comme s'il était tombé du ciel."
(Ter, 209) Il passe ensuite comme il le désire
d'un monde à l'autre (Ter,
338) Il retrouve son ancien
vocabulaire : "ce
monde-ci'" (les Territoires)
et "mon monde" (la terre) (Ter, 212). Et quand
il est sur terre : "De l'autre
côté."
(Ter, 219). Au cours de ses incursions, il ne rencontre pas
d'habitants, seulement une nature vierge et des animaux
: " Il y a des
gestes que l'on n'oublie jamais une fois qu'on les a appris : peler
une orange, rouler à vélo, basculer d'un monde à
l'autre." (Ter, 212)
Parenthèse : King/Straub ont oublié les chiffres
donnés dans Le Talisman :
"Dans le monde où des
lapins géants bondissent sous vos yeux, il a franchi
peut-être deux kilomètres, mais dans notre
monde, il en a parcouru au moins huit." (Ter,
212) 16
Nouveauté par rapport au
Talisman : d'autres citadins sont venus à French Landing, non
pas pour trouver l'air pur des Territoires, mais sa bière, la
Kingsland, qu'on a découverte dans Le Talisman, où elle est appelée '"la meilleure bière des
Territoires." (Tal, 112)
Quelques étudiants motards, qui ont abandonné leurs
études, forment le Gang des Bécanes et sont en effet
venus s'enterrer dans ce trou par horreur de la civilisation moderne
et surtout pour sa bière. Ils sont entrés travailler
dans la brasserie : "Ce nectar
auquel ils ont voué leur peu commune existence, la Kingsland
Ale, produit de l'usine du même nom, dont la mousse onctueuse
peut rivaliser avec celle de la plus artisanale des brasseries, du
plus belge des monastères. (...) Ils
ont réuni tout leur savoir, toute leur expérience et
tout le flair dont ils disposent pour que la Kingsland Ale devienne
une merveille de l'art de la bière. En réalité,
c'est pour cette brasserie qu'ils sont venus s'installer à
French Landing. Parce que, après de longues
délibérations, ils l'ont mise en tête de liste et
que la direction de Kingsland Ale a été heureuse
d'accueillir leur expertise."
(Ter, 84)
Quelques-uns de ces étudiants
deviendront les alliés de Jack dans la mission qui lui
incombe, et entreront avec lui dans Les Territoires, mais par une
voie plus classique, pédestrement, sans décollage. Il
faut noter incidemment que les deux auteurs veulent montrer ici que
quelque force appelle aussi bien Jack que les autres à une
tâche cosmique pour laquelle ils auraient été
prévus.
Les deux
siècles empoisonnés.
Ce nom est donné aux siècles de l'industrialisation par Speedy (Ter, 407), sans qu'il utilise le mot «industrie». Les formes de pensée (alliance des sciences et des techniques pour l'augmentation des biens de consommation, dans une perspective capitalistique) qui ont permis le progrès sont appelées : "pensée empoisonnée'", qualification qui leur a été donnée dans les Territoires.
En effet, si le roman commence avec
des considérations écologistes sur l'attrait des
territoires, la suite va dans une toute autre direction. Depuis trois
ans, l'assassinat du père de Jack, Morgan a les mains libres
dans les Territoires et a commencé à assurer son
emprise., La réalité a changé dans les
Territoires : déjà dans Le Talisman se trouvait une
brève description ( un peu plus de
deux pages, 350/1), hallucinante,
des mines que Morgan y a ouvertes. On ne sait trop ce qu'on en
extrait, et Wolf n'en parle qu'émotivement, avec peur :
"Une Fosse, geignait Wolf. Oh,
Jacky, c'est une fosse! Fourneaux du Coeur Noir en bas. Coeur Noir au
centre du monde.' Des
esclaves en tirent un métal : 'D'épais panaches d'une fumée suffocante
montaient du tréfonds de la Fosse. Ses parois étaient
veinées de larges filons d'un quelconque métal vert
toxique. Elle mesurait peut-être huit cents mètres de
diamètre. Une route descendait en spirale le long du pourtour
interne. Jacky y apercevait des silhouettes en train de s'escrimer
dans les deux sens.
C'était un genre de prison, tout comme le Foyer du Soleil,
avec des prisonniers et des geôliers. Les prisonniers
étaient nus, harnachés par deux à des carrioles
rappelant les pousse-pousse - des carrioles remplies d'énormes
tas de ce minerai vert, d'aspect huileux. Leurs visages
étaient des bois grossiers burinés par la souffrance.
De gros ulcères rouges suintaient sur leur peau noircie de
suie.
Les gardiens s'agitaient alentour, et Jack vit avec stupeur que ce
n'était pas des humains, ni de près ni de loin. Ils
étaient tordus et bossus; leurs mains tenaient plutôt de
la serre et leurs oreilles pointaient comme celles de M. Spock.
Mince, ce sont des gargouilles! pensa-t-il."
17 (Tal,
351) Deux pages sur plus de 600,
le rapport était largement en faveur d'une nature
restée intacte, séduisante. La zone d'ombre,
saisissante, était restreinte. À noter que les esclaves
travaillent comme on pouvait le faire dans l'Antiquité, sans
aucun matériel moderne.
Dans Les
Territoires, le climat change.
L'attrait pour le bucolisme ne se manifestera plus que par
intermittences au-delà de la centaine de pages,
remplacé par des tableaux d'une sombre noirceur. Dès
son premier voyage - mauvais signe - Jack trouve dans l'herbe la
casquette de Tyler, un enfant enlevé par un psychopathe
(Ter, 211), qu'il soupçonne d'être de ceux qui
peuvent effectuer le passage dans Les Territoires, où il y a
caché Tyler, pour un destin inconnu. Une femme, dont l'enfant
a été retrouvée morte, tuée par le
même psychopathe, lui affirme avoir "vu" en vision un monde
différent, que des souvenirs de classe - Le Corbeau d'Edgar Poe -, lui font assimiler au
«plutonien rivage de la Nuit». Cette évocation ne
signifie rien pour Jack, et elle ne lui paraît pas convenir au
pays magique qu'il connaît. Elle a prétendu que tout
était «en flammes», là-bas : "Or même les Terres Ravagées,
celles qu'il a parcourues jadis avec le raisonnable Richard, celles
qui abritaient des êtres étranges, hommes-crocodiles ou
singes barbus, ne semblent pas répondre à cette
description. Elles témoignaient d'un cataclysme passé,
non de ravages en cours. Et ce qu'elle a «vu»... On
penserait à un grand bâtiment en proie aux flammes. Une
tour en train de brûler dans une contrée en feu : cela
ne ressemble en rien à ce qu'il a lui-même vu des
Territoires, à deux reprises pendant les dernières
quarante huit heures. Là-bas, il n'a rencontré que de
la beauté, et une sorte de magie sacrée qu'il a
retrouvée en Judy Marshall. Les Territoires recèlent
des trésors, pour certains humains." (Ter, 350)
King/Straub utilisent improprement le mot 'Shéol', séjour des morts dans La Bible et dans la littérature juive18 pour imager le sombre lieu où se fabrique le Grand Alliage, sur lequel on n'a pas plus de précision. Le lieu est effectivement décrit comme infernal, avec ses bruits des machines assourdissants : "Il y a aussi des cris de douleur, des gémissements, des claquements de fouet. Tyler l'a vu, cet énorme assemblage de ferraille désordonné s'élevant d'une fosse enfumée, environ à un kilomètre à l'est. On croirait un gratte-ciel conçu par un esprit dérangé, un collage halluciné de coursives, de câbles, de courroies et de roues, et toute cette confuse machinerie est entraînée par des enfants qui marchent, peinent, trébuchent dans de pestilentiels nuages de vapeur rougeâtre. À deux reprises, Tyler a croisé sur sa route des créatures effrayantes en escouade. Les membres tordus et squameux, le corps couleur d'algue à peine couvert d'une courte tunique de peau grossièrement tannée, elles portaient des lances ou des martinets. - Les contremaîtres, a chuchoté Burny. Ils sont là pour faire tourner la machine du progrès." (Ter, 497). Effrayante description qui reprend sur un mode fantastico-magique la vision des usines d'il y a un siècle, notamment l'industrie lourde avec ses hauts-fourneaux et ses fonderies, et plus généralement toutes ces usines crasseuses qui, durant près de deux siècles, ont permis d'enrichir les détenteurs de capitaux au détriment des travailleurs. Nonobstant le fait que les auteurs aient décrit le lieu comme infernal, la description de l'usine (gardiens à part) aurait pu être faite par un Zola lors du développement industriel du XIXème siècle. Bien sûr, on dira que de nos jours les usines ont changé, que le travail est physiquement moins contraignant, que les horaires de travail se sont fortement réduits, ceci en Occident du moins. Mais qu'en est-il des pays asiatiques, partout où la législation du travail est inopérante et les profits jamais assez élevés pour les capitaux étrangers qui y fructifient?
À noter que si l'utilisation
du mot "progrès" renvoie bien à l'idée que la
plupart se font du machinisme, qui entraîne un progrès
dans les fabrications matérielles, les auteurs la juxtaposent
habilement à l'expression "Grand Alliage", qui renvoie
plutôt aux recherches des alchimistes...
Autres éléments qui situent, cette fois, l'entreprise
industrielle dans un contexte nazi, notamment les usines de guerre et
ses déportés-esclaves de guerre, taillables,
corvéables et éliminables selon les désirs de
leurs bourreaux. Le texte précédent évoquait
déjà celui de l'univers concentrationnaire, avec ses
cérémonies rituelles de sanction, où des
détenus étaient pendus au son de l'orchestre de
déportés. Ou encore à ces tas de chaussures ou
de cheveux que l'on a retrouvés dans ces camps à la
leur libération : "Ils
sont aussi passés devant une estrade surmontée d'une
immense potence où des lambeaux de vêtements restaient
accrochés. Sous les planches, des tas d'ossements et de
poussière blanche; sur le côté, une montagne de
chaussures. «Pourquoi les garder, elles, et jeter les
habits?» s'est demandé Tyler, et, dans la confusion de
son cerveau bourdonnant, sa question n'a trouvé pour
réponse que l'écho dérisoire d'une phrase de son
père: «À chaque pays ses coutumes... » Ou
bien l'avait-il lu, ou bien...
Le gibet, car c'en était un, était
assiégé par des corbeaux à l'affût de
chair putréfiée, d'yeux morts à piquer du bec,
de petons à jamais déchaussés. Aucun d'eux
n'était celui dont le garçon avait oublié le
nom, cependant... De là, un chemin cahoteux grimpait dans les
collines, vers le nord."
(Ter, 497) À noter que le gibet fait partie des fantasmes
de King, qui dit se toujours se souvenir d'un rêve fait
à l'âge de huit ans, qu'il a, comme d'autres,
raconté par ailleurs, et qui l'a profondément
marqué. Il a "vu" le cadavre d'un homme pendu à un
gibet en haut d'une colline, des corbeaux sur les épaules,
sous un ciel livide et malsain envahi de nuages noirs :
"Quand le vent l'a fait
tourner sur lui-même, j'ai vu qu'il avait mon visage -
c'était un visage défiguré par les coups de bec,
mais c'était bien le mien. Puis le cadavre a ouvert les yeux
et les a posés sur moi. (...)
Seize ans plus tard, ce
rêve est devenu une des images les plus fortes de
Salem." (Anatomie de l'horreur, 102) Allusion
à la scène où le futur romancier Ben, qui a
alors neuf ans, pénètre dans la mystérieuse
maison abandonnée d'Hubbie Marsten pour y trouver son cadavre
pendu. 19
Belle occasion aussi de montrer ces
spécimens de sadiques comme Burnside, qui trouvent souvent un
puissant sous les directives desquels exercer leurs talents. Sa
motivation première est "la recherche insensée du pire
absolu." (Ter, 297)
Il est habité par un être maléfique, dont
l'accent allemand suggère manifestement l'univers
concentrationnaire : "Charles
Burnside, dans son lit, chez Maxton, goûte les rêves d'un
autre, habitant d'un monde qu'il n'a jamais connu. Des enfants
esclaves en haillons se daînent sur leurs bedits bieds en sang,
menacés par les flammes, peinant pour actionner des roues
géantes qui en actionnent d'autres plus grandes encore et oh,
aaah, quelle buissance, quelle magnivique machine de destruction qui
s'élève dans un ciel rouge et noir! Le Grand Alliage!
Une puanteur âcre - métal fondu et autre chose, vraiment
rebutant, de l'urine de dragon peut-être 20 - pèse dans l'air, aussi lourde que
l'odeur du désespoir. Des démons fouettent les petits
de leur épaisse queue de lézard. D'énormes bang,
des craquements discordants torturent les oreilles. Tels sont les
rêves du plus cher ami et maître bienveillant de Burny,
Mr. Moonshoon, un être aux infinies et perverses ressources."
(Ter, 341)
Ces textes renvoient indiscutablement aux méfaits de
l'industrialisation, au mythe du progrès par la production
matérielle qui, dans un passé pas si lointain, nous a
fait passer par les guerres, l'univers concentrationnaire et ses
millions de morts. Même Dickens
21 , l'écrivain qui a décrit ce monde en
pleine industrialisation au milieu du XIXème siècle, et
la misère qui l'accompagnait, est appelé à la
rescousse, avec un passage de Bleak House, que
lit Jack : "Et il s'engage
dans le Londres de Dickens, dans un monde de suie et de boue. Chiens,
chevaux, hommes couverts de fange. Puis c'est un paragraphe sur le
fog, le brouillard qui monte du fleuve et qui noie maisons, bateaux,
ruelles." (Ter, 196)
Bilan.
Si Straub a relativement peu évoqué
l'écologie dans son oeuvre (citadin habitué aux
pollutions de la ville dès l'enfance), King
est un rural, qui a passé sa jeunesse à la campagne,
qui a continué à vivre dans une petite ville. Il s'est
toujours tenu à l'écart des grandes cités, qu'il
n'aime pas, et ne met guère en scène. Dès ses
débuts, il parsème ses oeuvres de remarques
écologistes. Depuis trente ans, avec beaucoup d'autres
22, il pousse des cris d'alarme. Faut-il malheureusement
rappeler les contradictions de notre société, qui la
conduiront à sa perte? Pour imprimer les livres de King, comme
ceux de tous les journaux et revues qui attirent l'attention des
lecteurs sur la nécessité de respecter le minimum de
règles écologistes, il a fallu du papier, donc abattre
des forêts, et accroître la pollution par les
papeteries... À cette période de Noël ou du Nouvel
An, les emballages n'ont jamais été si beaux, si
coûteux : mais n'en est-il pas ainsi toute l'année,
puisque c'est l'emballage qui fait vendre, et que dans beaucoup de
cas il n'y a que 20 ou 30 % de valeur de produit dans un emballage?
Emballage que nous payons deux fois : au moment de l'achat, et
ensuite avec les taxes ménagères, toujours plus
élevées pour des déchets plus importants, qu'on
n'arrive plus à éliminer...
Aux condamnations de King/Straub, il faudrait au moins ajouter le
réchauffement climatique, dont les effets seront,
semblent-ils, bien plus sérieux qu'on pouvait l'imaginer; le
manque d'énergies renouvelables bon marché, les
éoliennes et autres constituant des palliatifs onéreux,
non généralisables à grande échelle; la
diminution des ressources en eau potable. King/Straub se sont
limités aux dangers directs des explosions nucléaires,
mais ont négligé le problème des déchets.
Les problèmes de maintenance d'une société de
plus en plus délicate et onéreuse à maintenir en
état ne sont pas non plus évoqués. Bref, le
tableau est en réalité bien plus sombre encore que
celui que nous décrivent nos auteurs
On peut d'ailleurs se demander si
lutter contre le gaspillage d'une énergie mal
maîtrisée, aux résidus nocifs, le faire tout en
exploitant les pays pauvres pour que la pollution se produise chez
eux, en leur donnant en même temps les moyens techniques de
fabriquer les produits bon marché que nous utilisons en
profitant aussi bien de la main d'oeuvre adulte sous-payée que
du travail des enfants, ne va pas se retourner à court terme
contre tous. Les pays en voie de développement (des milliards
d'hommes) accéderont rapidement aux techniques les plus
modernes, chercheront tout naturellement à augmenter leur
niveau de vie en ayant les comportements de gaspillage des pays
riches, en dilapidant les ressources naturelles restantes et en
stérilisant davantage encore la nature 23. Mais tout en protestant, nous acceptons les
aberrations de notre société, en sachant que nous
rendrons la vie impossible à nos descendants. Nous nous
contentons de gestes et de rituels 24, ce qui est le propre de tous les mythes.
Car l'écologie ne serait-elle pas en train de devenir un mythe
littéraire? Et dès l'instant où "ces vertus écologiques tendent à
l'universalité mythique", comme le remarque Alain Bertrand, elles deviennent
objet de littérature, sans plus : "Si le mythe est né de la rêverie de doux
utopistes, le danger n'est pas grand. Mais s'il correspond
effectivement à une dialectique dont l'issue ne se verra que
dans la fin prochaine, progressive ou violente, d'une planète
mise en péril par des intérêts qui ne sont ceux
ni de tous les hommes, ni de toute la Terre, alors, oui, le mythe se
sera prophétiquement vérifié." 25
Du moins King, davantage qu'un Straub plus lointain, utilise-t-il la
fantasy, comme il utilise le fantastique, pour mettre en
lumière métaphoriquement les mécanismes de notre
temps 26. Il a aussi développé une analyse
approfondie des comportements humains et du goût des hommes
à se nuire et se détruire. Avec une émotion et
une dramatisation prenantes... au moins pendant le temps que dure la
lecture...
Roland Ernould © 2003
Pour prolonger la réflexion, trois extraits d'une longue étude d'Edgar Morin, Vers l'abîme?, parue dans Le Monde du 1er janvier 2003. Avec mes remerciements au quotidien © Le Monde 2002, http://www.lemonde.fr "LE PROGRÈS scientifique a permis la production et la prolifération d'armes de mort massive, nucléaires, chimiques et biologiques. Le progrès technique et industriel a provoqué un processus de détérioration de la biosphère, et le cercle vicieux entre croissance et dégradation écologique s'amplifie. La mondialisation du marché économique, sans régulation externe ni véritable autorégulation, a créé des nouveaux flots de richesse mais aussi des zones croissantes de pauvreté; elle a suscité et suscitera des crises en chaîne et son expansion se poursuit sous la menace d'un chaos auquel elle contribue puissamment. Les développements de la science, de la technique, de l'industrie, de l'économie qui propulsent désormais le vaisseau spatial Terre ne sont régulés ni par la politique, ni par I'éthique. Ainsi ce qui semblait devoir assurer le progrès certain apporte certes des possibilités de progrès futur, mais aussi crée et accroît des périls." "L'occidentalisation englobe le monde, mais provoque en réaction des refermetures identitaires ethniques, religieuses égarent à nouveau, mais la rationalité abstraite, calculante, économistique, managériale, technocratique est elle-même incapable de saisir les problèmes dans leur humanité et dans leur planétarité. Les esprits abstraits voient l'aveuglement des fanatiques, mais non le leur. Les deux cécités, celle de l'irrationalité concrète et celle de la rationalité abstraite, concourent pour enténébrer le siècle naissant." "Pourtant, de même que notre organisme porte en lui des cellules souches indifférenciées capables, comme les cellules embryonnaires, de créer tous les divers organes de notre être, de même l'humanité possède en elle les vertus génériques qui permettent les créations nouvelles; s'il est vrai que ces vertus sont endormies, inhibées sous les spécialisations et rigidités de nos sociétés, alors les crises généralisées qui les secouent et secouent la planète pourraient susciter la métamorphose devenue vitale. C'est pourquoi il faut passer par la désespérance pour retrouver l'espérance." Edgar Morin. |
Notes :
1 Pour les définitions de la fantasy, voir l'étude LA FANTASY DANS L'OEUVRE DE STEPHEN KING.
2 Beowulf est le héros légendaire du poème épique Le Lai de Beowulf, rédigé entre le VIIIème et le Xème siècle. Son histoire se passe au Haut Moyen-Age germanique. Le chevalier Beowulf y tue notamment le monstre Grendel et sa mère, mais, devenu vieux, ne survit pas à une ultime victoire sur le dragon.
3 Les frères Grimm (Jacob, 1785-1863 et Wilhelm 1786-1858) ont réuni de nombreux recueils de contes germaniques de 1812 à 1814. Hansel et Gretel est le plus souvent cité par King. Il raconte l'histoire d'un frère et d'une soeur qui se font piéger par une sorcière, qui veut les rôtir dans un four magique pour les transformer en massepain. La fin du récit ressemble à celle de Les Territoires : Hansel réussit à pousser la sorcière dans son four. Le château éclate et s'effondre, et tous les autres enfants que la sorcière avait transformé en statuettes de massepain sont libérés de leur envoûtement et suivent leurs sauveurs. Parmi les autres contes (certains avaient déjà été utilisés par Perrault) : Blanche-Neige, La Belle au bois dormant, Le petit Poucet, le petit Chaperon Rouge, Barbe-Bleue, Les nains magiciens, Les musiciens de la ville de Brème, L'heureux Jeannot. Ces contes, traduits dans toutes les langues, ont fait le bonheur des enfants et formé leur imaginaire pendant plusieurs générations.
4 L.Franck Baum, Le magicien d'Oz (The Wizard of Oz, 1900), Gallimard Folio Junior. Ce livre et ceux qui suivront sur le même sujet ont remporté et remportent toujours un immense succès aux USA. On en a tiré des bandes dessinées et deux films.
5 Robert Stevenson, écrivain anglais (1850-1894), auteur de romans d'aventures et de terreur. Le sujet de L'île au trésor (1883) est la recherche d'un trésor caché jadis dans une île déserte par des pirates, aussi bien par d'honnêtes bourgeois que par des forbans. Un enfant, qui est le personnage principal, raconte ce récit d'aventures. Dans Dr Jekyll et Mr Hyde (1886), un paisible médecin invente une potion qui lui permet de se dédoubler en un monstre de laideur et de cruauté, qui finit par lui imposer sa personnalité.
6 La mère de King était cultivée, jouait du piano, lisait beaucoup. On sait qu'elle a lu à Stephen de nombreux livres très tôt, et lui a donné le goût de la lecture.
7 Vers 1960, à douze ans, il a découvert dans le grenier une caisse de livres, venant de son père (par lequel il avait été abandonné à l'âge de deux ans). Son père, amateur de science-fiction et d'horreur, a même essayé d'écrire quelques histoires de cette veine, toutes refusées et perdues. Raconté dans Anatomie de l'horreur, éd du Rocher, 1995, 114/115.
8 Voir mon article : Deux créateurs de cosmogonies: Stephen KING et J.R.R. TOLKIEN.
9 Le Talisman des Territoires (The Talisman), Stephen King et Peter Straub. Création : 1982/84. Première publication : 1984. Édition fr. Robert Laffont 1986.
10 Mark Twain, 1835-1876, auteur de Tom Sawyer (le nom de famille de Jack lui est emprunté) et Huckberry Finn, 1884, "e meilleur livre que nous ayons eu", selon Hemingway, pour qui "Tout ce que s'écrit en Amérique vient de là.'" Baum, Tolkien et Twain sont des auteurs constamment cités par King.
11 Territoires (Black House), Stephen King et Peter Straub. Création : 1999-2001. Première publication : 2001. Édition fr. Robert Laffont, 2002.
12 On saura plus tard qu'il l'a jadis sauvé d'un enlèvement (42/3).
13 Dans Les Territoires, King/Straub fournissent des données chiffrées, en évoquant la dégradation de la situation de la Tour et des "chevrons" qui "jouent le rôle de câbles de soutènement" : "Ils ont résisté pendant des millénaires et ils auraient dû continuer, mais dans les deux derniers siècles... Je compte dans ton système, Jack. Pour vous, Sophie [une habitante des Territoires], ce serait presque cinq cents Pleine-Terre.'" (Ter, 406) Le rapport serait d'un quart? Ces chiffres, appliqués avec rigueur, viendrait modifier les longueurs parcourues sur les Territoires, et des "paradoxes" se font jour.
14 Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est un des quatre grands écrivains-philosophes du XVIIIème siècle, auquel King ressemble. Opposé au rationaliste Voltaire, Rousseau donne la priorité au langage du coeur et se méfie de l'intelligence et de la raison. Dans les deux Discours, il propose sa conception de l'homme bon de nature que la société corrompt. On s'est moqué en la dénaturant de cette vision du "bon sauvage" ("Rousseau nous donne envie de marcher à quatre pattes", disait méchamment son ami/ennemi Voltaire), état de nature auquel Rousseau ne prétend pas retourner. Il a seulement affirmé l'ambivalence du progrès et de la civilisation, qui détruisent la morale naturelle et corrompent l'harmonie entre les hommes. Il est opposé à la propriété qui engendre l'inégalité et les luttes sociales. Il a montré le fonctionnement des mécanismes qui assurent leur conservation, la religion et l'état. Il dénonce par exemple la fête comme créatrice d'une illusion égalitaire, et une participation affective à la reconnaissance des structures politiques et religieuses établies aliénantes.
15 King/Straub ne nous disent pas comment Phil avait connu les Territoires. Quelques lignes pour signaler le fait : "Un jour, en fin d'après-midi, défoncé à la marijuana et au whisky, Phil Sawyer lui avait parlé, en se tordant de rire, des Territoires. - Et tu sais quoi, toi qui es si ambitieux? Je suis capable d'aller là-bas. Et oui, mon cher associé, je sais comment aller là-bas! Quelque temps après, ils allaient maintenant tous les deux sur les Territoires." (Tal, 84) C'est de ce moment que date l'essor de la firme Sawyer-Sloat : 'Les Territoires, Sloat l'acceptait sans le comprendre, leur étaient bénéfiques.' (Tal, 84). Dans plusieurs romans de King, ceux qui participent à une aventure magique bénéficient d'un sort favorable. Voir notamment mon étude : LA COSMOGONIE DE Ça.
16 Souvenir des bottes de 7 lieues? Ou plutôt moyen de raccourcir les distances à franchir par Jack? A remarquer que King/Straub ne se montrent pas spécialement obnubilés par les chiffres. Ils donnent dans Le Talisman d'autres rapports: un kilomètre pour cinquante mètres (Tal, 121), soit 1/20ème, puis 15 kilomètres pour 500 mètres (Tal, 251), soit 1/30ème. Ici, un quart... D'ailleurs pour le pittoresque : la distance à parcourir n'aura pas d'utilité dans le second roman, Les Territoires.
17 Stephen King a signé quelques années plus tard un superbe livre de photos de f-stop Fitzgerald, Nightmares in the Sky : Gargoyles and Grotesques, 1988, (non traduit en français), consacrée aux nombreuses gargouilles qui se trouvent sur des édifices de New-York. Le long essai de King (35 pages) reprend ses idées favorites sur la nature humaine et la peur, suggérant que les visages taillés dans la pierre sont sources de peur et de représentations de terreur : "Les regarder, c'est vivre nos plus terribles cauchemars... C'est se rendre compte que ces monstruosités sont vivantes."
18 Encore orthographié Chéol, Schéol, mot hébreu d'origine inconnue, pour désigner ce lieu qui se situe 'au plus profond de l'abîme'. Ce mot, qui se retrouve une centaine de fois dans La Bible, n'est pas vraiment l'enfer chrétien, du moins dans la plupart des Livres de L'Ancien Testament. Alors que les Égyptiens et les Grecs ont un enfer où des châtiments sont infligés aux pêcheurs, le Shéol juif ne comporte d'abord pas cette dimension. C'est le lieu de séjour des morts, sans divinités infernales, ni démons (le Satan chrétien n'existe pas pour les anciens Juifs, le Satan est un envoyé de Dieu, un messager qui a pour fonction la tentation dans Le Livre de Job), ni monstres. Pas de rituel de passage : tous, bons ou mauvais, finissent au Shéol (dans La Bible, le châtiment de Dieu touche directement le coupable, ou alors sa descendance, sanction plus terrible pour le Juif de l'époque). La vie dans le Shéol est une vie d'ombres, sans forces, à peine conscientes dans le silence, sans informations, sans joie, sans activité physique ou intellectuelle. Les textes bibliques les plus récents introduisent peu à peu l'idée de châtiment pour les coupables. D'abord plongés dans la fosse la plus profonde du Shéol, ils sont, dans les textes apocalyptiques plus récents (- 400/300), d'abord enchaînés, puis soumis à des châtiments divins, et dans Le livre de Tobie par exemple, Jahvé est prié pour que l'âme de l'orant n'aille pas au Shéol. Dans une autre interprétation plus tardive encore, Daniel annonce qu'à la fin des temps, certains de ceux qui sont au Shéol 's'éveilleront pour une vie éternelle', les autres 'pour une réprobation éternelle.' Dans le Nouveau Testament (1er siècle de notre ère), l'Hadès (précurseur des Enfers) a remplacé le Shéol, et ne correspond plus qu'au seul Shéol tardif, lieu de châtiments ou se trouvent les méchants.
19 On retrouve le pendu dans Le Corps (366) et le rêve complet devenu réalité - le gibet, les corbeaux et le pendu qui tourne sur lui-même - dans l'épisode du relais du premier volume de La Tour Sombre.
20 Genre de notation inutile, habituelle à King, de mauvais goût, qui n'ajoute rien au récit. Qui, par ailleurs, a déjà senti quelque part l'odeur de l'urine d'un dragon?
21 Charles Dickens (1812-170) a été ouvrier à l'âge de douze ans, dans une usine de cirage, tout en poursuivant des études qui le conduisent au journalisme, puis à la littérature. Il tira d'abord ses sujets de son enfance malheureuse (Olivier Twist, 1938), puis affirme plus nettement sa révolte sociale (David Copperfield, 1843, La Petite Dorrit (1857) ou Les Grandes espérances (1861).Ses romans humoristiques et sensibles, ont charmé des générations. Mais il a dénoncé aussi avec force les fléaux sociaux et les valeurs victoriennes de l'Angleterre industrielle, le tout s'accordant avec un certain réalisme poétique (Les Contes de Noël, 1843-8). Un des auteurs préférés de King, qui l'a célébré à plusieurs reprises, notamment dans la préface de La Ligne Verte.
22 Le dernier que je viens de lire, du philosophe Jean-Pierre Dupuy, dans un point de vue publié à la 'une' du Monde : "Vorace consommateur d'énergie et de ressources rares non renouvelables, notre mode de vie est à terme irrémédiablement condamné. On imagine mal qu'il puisse durer encore plus d'un demi-siècle. Beaucoup d'entre nous ne seront plus de ce monde, mais nos enfants, si. Si nous nous soucions d'eux, il serait plus que temps que nous prenions conscience de ce qui les attend.'" 27/12/2002. Jean-Pierre Dupuis est professeur d'épistémologie à Polytechnique et à l'université de Stanford en Californie. Il vient de publier un essai : Pour un catastrophisme éclairé, éd. du Seuil, 2002, où il propose de reconnaître l'inévitabilité de la catastrophe (au lieu de la dissimuler) pour mieux l'éviter.
23 Ivan Illich vient de mourir, après avoir déjà été, dans les années 1970, un critique radical de la société industrielle. Il avait notamment signalé l'importance de la notion de contre-productivité, concept maintenant tombé dans les oubliettes. Illich avait signalé que, passé un certain stade de développement, on constate la contre-productivité des institutions de notre société. Passé un certain degré de sophistification, donc de coût, la médecine assure moins bien la santé, l'école divertit au lieu d'apprendre. Plus on construit de routes, moins la circulation est facile. Les flots d'informations de toutes sortes, qui ne peuvent plus être triées, perdent leur signification. L'alimentation industrielle se transforme peu à peu en produits dangereux pour la santé. Ce qui semblait provocation - et a été pris comme tel il y a trente ans - est maintenant devenu une réalité.
24 Les écologistes allemands sont contre la pollution, et refusent chez eux le retour de leurs déchets nucléaires retraités, les laissant à leurs voisins... Partout on cherche à mettre les déchets ailleurs, et plus personne ne veut accepter les décharges. Mais simultanément les gens remplissent les poubelles devant leur porte...
25 Dictionnaire des mythes d'aujourd'hui, sous la direction de Pierre Brunel, éd. du Rocher, 1999, 254.
26 Selon la définition donnée par Terri Wendling de la fantasy : voir mon étude LA FANTASY DANS L'OEUVRE DE STEPHEN KING
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