La quête et la Tour.
"S'Il vous a amenés ici, c'est uniquement pour vous envoyer plus loin, pour entreprendre une quête.
Il veut que vous tentiez de détruire ce Prince noir, cet Homme des lieues lointaines" (Le Fléau, 933)
Thème initiatique par
excellence, le mythe de la quête est ancien comme
l'humanité. Le personnage du héros rédempteur et
de ses combats (lutte contre les monstres, les obstacles en apparence
insurmontables, les énigmes à résoudre) et
certains aspects mystérieux des choses à accomplir
impressionnèrent toujours les esprits.
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On cite souvent, comme exemples de quête, celle de la Toison d'or, conduite par Jason et celle du Graal, par les chevaliers de la Table Ronde. King s'est inspiré de la première avec le personnage de Jason dans Le Talisman, fils de roi tué par un adversaire et dont le double terrestre est Jack. Cependant s'il cite à de nombreuses reprises des personnages ou des épisodes du Graal dans ses romans1, il n'y fait pas d'allusion à la Toison. Mais c'est surtout la quête des hobbits dans Le Seigneur des Anneaux de Tolkien qui a exercé l'influence primordiale: le nombre de ses citations dans les ouvrages de King est bien supérieur à celui de la quête du Graal.
Jason, fils de roi banni, devenu
adulte (il a été élevé par le centaure
Chiron), réclame son trône à l'usurpateur.
Celui-ci annonce qu'il le lui rendra si Jason fait la preuve de ses
mérites en rapportant la toison d'or d'un bélier divin,
gardée par un dragon, en Colchide, loin de la Grèce.
L'usurpateur pense évidemment que Jason ne reviendra pas de
cette expédition. Jason entreprend le voyage et la quête
avec l'aide d'Argos, qui lui construit un grand navire, l'Argo, le
rapide (d'où le nom «argonautes» donné
à ses compagnons). Après de nombreuses
péripéties, aidé par la magicienne
Médée, il tue le dragon et ramène la Toison.
Cette toison, dans l'imaginaire
ancien, correspondait à des trésors supposés
cachés en Colchide, qui excitaient la convoitise des chefs
grecs. En littérature, elle a signifié longtemps un
objet précieux, conquis au prix de multiples dangers. Mais
historiquement sa symbolique a pris un sens plus complexe. Le
psychanalyste Jung2 y voit le
symbole de la conquête de l'impossible, d'un ancien
trésor qui ne serait plus matériel, mais spirituel. Une
sorte de rêve irréalisable comme on le trouve
plutôt dans la quête du Graal. Toujours selon Jung, le
dragon qui garde la toison est symboliquement l'image de nos
énergies les plus primitives. Il représenterait les
pulsions, les complexes, les forces refoulées qui
mènent une vie ancienne et cachée et se manifestent
inopinément sous des aspects archaïques menaçants
et déstabilisateurs. La victoire sur notre dragon
intérieur permet de récupérer nos
énergies vitales perturbées et de pouvoir les utiliser
en leur plénitude dans la conduite de notre vie.
En elle-même, la quête, qui a conduit Jason dans tous les pays connus de l'Europe, nous fait finalement moins rêver que celle du Graal. Jason voulait conquérir sa royauté en même temps que la toison, comme nous souhaitons maîtriser nos pulsions primitives: somme toute, être plus performants, ce qui n'est pas négligeable. Mais la quête du Graal est l'aventure suprême, qui convient mieux à une exaltation spirituelle comme celle que King propose à ses héros, éloignés des buts peu élevés que sont le pouvoir et la richesse.
La Queste del
Saint-Graal, roman
allégorique et mystique, fut réécrit par un
abbé de Citeaux, à partir des légendes celtiques
païennes. L'abbé s'efforça de montrer l'effort du
chrétien luttant contre le mal et défendant la cause de
Dieu contre l'Ennemi, nom donné au Diable au Moyen-Âge,
ainsi que dans
Le
Fléau.
Tous les Chevaliers de la Table Ronde
ont eu des aventures significatives qui les écartèrent
de la route du Graal, c'est-à-dire de Dieu. Il y a eu ceux qui
se laissèrent corrompre sans comprendre l'appel mystique.
D'autres se perdirent par leur goût de l'aventure, comme Yvain,
ou par leur orgueil, comme Gauvain, ou leur naïveté,
comme Perceval. Il y eut le meilleur chevalier du monde, Lancelot du
Lac, l'image de l'homme à la recherche perpétuelle de
la Lumière, mais qui s'emprisonne dans les
ténèbres par l'impardonnable péché
d'adultère. Et enfin apparut Galaad, le fils de Lancelot,
l'enfant, le pur, le libérateur, accompagné de
l'espérance d'un monde meilleur que les hommes vont retrouver.
Comme le Pistolero3, il est
accueilli par des salutations de joie: «Sire, soyez le bienvenu. Si longtemps nous vous
avons attendu». Galaad
symbolise ainsi l'homme qui s'élève, par la pratique
austère du devoir et du sacrifice, à la purification de
l'âme au-dessus des faiblesses du coeur -sorte
d'équivalent de la perfection chrétienne liée
aux souffrances de la Passion du Christ. Et quand Galaad contemple
enfin le vase du Saint-Graal, il le fait dans une extase qui
symbolise le bonheur mystique: seuls les purs sont admis à
cette grâce suprême.
La quête du Graal est ainsi
dotée d'une symbolique plus riche que celle de la Toison d'Or:
renaissance initiatique, émergence d'un homme nouveau
après l'épreuve difficile. Mais aussi
révélation spirituelle, recherche de l'absolu. Selon
Jung, le héros accéderait à un niveau
supérieur qui lui donnerait la plénitude
intérieure par la sublimation des sens. En schématisant
davantage, on pourrait écrire que si le mythe de la Toison
d'Or signifie la conquête de soi-même, la conquête
du Graal permet d'accéder à une vérité
d'un autre ordre que le terrestre, à un absolu qui
dépasserait notre insuffisante condition pour atteindre une
sorte de fusion cosmique.
On se rend compte que quand Jack/Jason entreprend la quête du
Talisman,
il le fait plus dans l'esprit de Galaad que dans celui de
Jason.
Elle obéit d'abord à
des exigences divines: "Dieu
ne vous a pas réunis pour former un comité ou une
communauté", dit
mère Abigaël dans Le Fléau. "S'Il vous a
amenés ici, c'est uniquement pour vous envoyer plus loin, pour
entreprendre une quête. Il veut que vous tentiez de
détruire ce Prince noir, cet Homme des lieues
lointaines" (p. 933).
Elle symboliserait ensuite, comme le suggérait Jung, la
plénitude intérieure que les hommes ont toujours
recherchée. Le sociologue Glen affirme ainsi dans
Le
Fléau que la
quête permet d'"acquérir la force et la sainteté par un
processus de purge. L'évacuation des choses est symbolique,
vous savez. Talismanique. Lorsque vous évacuez des choses,
vous évacuez aussi les parcelles de moi symboliquement
attachées à ces choses. Vous entreprenez une sorte de
nettoyage" (p. 1068).
Simultanément l'esprit, libéré de ses vaines
préoccupations, dispose de toute son énergie pour
l'action4.
Celui qui a influencé le plus
King est sans conteste J.R.R. Tolkien et ce n'est pas par hasard si,
dans l'avant-propos de
Danse
Macabre, il cite à
trois lignes d'intervalle Beowulf
et Tolkien (p. 15). La saga de Beowulph a passionné King comme
précédemment Tolkien. Le poème anglo-saxon
créant le type idéal du héros germanique du Haut
Moyen-Âge, roi pourfendeur d'ennemis comme premier serviteur de
son pays, avait tout pour plaire à ce professeur tranquille
épris de légendes et de langues anciennes nordiques.
Tolkien en a tiré la conception d'un univers mêlant
l'idyllique à l'horrible, peuplé de créatures
à la magie créatrice ou destructrice: Elfes, Ents,
Gobelins, Orques... Cette saga fantastique et complexe est le terrain
de plusieurs quêtes, périlleuses à souhait,
fondatrice d'une nouvelle mythologie.
On connaît bien la quête de Frodon le hobbit. Moins celle de Bilbo, son oncle, dans Bilbo le Hobbit. Ce ne sont pas les premières que Tolkien ait envisagée. Déjà en 1917, sur son lit d'hôpital pendant la première guerre mondiale, il écrivit un premier récit du Livre des Légendes Perdues, l'histoire de Hurin où il imagine le combat du héros contre un énorme dragon qui rappelle à la fois la Toison d'Or et Beowulf. Puis la quête de Beren et de Lúthien pour conquérir un des Silmarils que détient Morgoth5. Ces diverses quêtes manifestent, dans des univers totalement différents du nôtre, le désintérêt pour les biens matériels, le courage, la soif de connaissances, l'accomplissement de soi de Galaad le pur. On y trouve d'autres points communs: Tolkien, qui, enfant, a perdu ses parents, est hanté par la mort, comme l'est King, marqué à vie par la mort de sa mère cancéreuse et la peur de la maladie. Comme King, il a été influencé religieusement, et leurs quêtes seront toujours situées dans la perspective du Bien et du Mal.
C'est dans les nouvelles du premier tome de la Tour Sombre qu'est utilisé le mythe de la quête, la plus célèbre de King, celle de Roland de Gilead à la recherche de la tour. Le premier roman qui utilise le thème d'un groupe attelé à une tâche cosmique est Le Fléau. Le Talisman marie les deux, partant de la recherche solitaire d'un enfant, auquel s'adjoindront ensuite des compagnons. Une quête est évoquée à la fin de Les Yeux du Dragon6. Puis les quêtes de groupes se succèdent à intervalles irréguliers, intercalées avec d'autres oeuvres aux sujets complètement différents: Ça, pour la destruction de ÇA; Insomnie, pour empêcher la disparition d'un enfant; Désolation, pour détruire Tak. Tous publiés parmi d'autres oeuvres non cosmiques, simultanément ou en alternance avec les deux autres volumes de la Tour Sombre, cycle tout entier marqué par le thème de la quête.
Ces quêtes, marquées par
le ka, le destin, commencent par une phase de
recherche d'informations. Les premières sont données
lors d'une révélation: rêves, voix, incitations
venant d'agents mystérieux sympathiques ou de
prophètes5,
accompagnés parfois du don d'objets magiques. "Trouve le Talisman, fiston (...). Trouve-le et ramène-le. Ça va être
une sacrée galère. Mais il faut que tu sois plus fort
que la galère et que tu assures comme un chef", ordonne Speedy, agent de la Lumière
à Jack, successeur de Jason mort, fils de la Reine des
Territoires, qui aurait dû normalement être chargé
de la recherche (Le Talisman, p. 118).
Ainsi Roland a dû longtemps
poursuivre l'homme en noir avant de pouvoir poser les questions
décisives pour son destin: "Pose tes questions", dit l'homme en noir. "J'y répondrai dans la mesure de mon savoir. Tu y
as droit: tu m'as rattrapé. Je ne croyais pas que tu y
parviendrais" 8. Ces
réponses sont difficiles à obtenir, car les forces
adverses brouillent les pistes et compliquent le jeu.
Les quêteurs ont vite le
sentiment d'être particuliers: "Je crois que nous avons été
désignés. Pour quelque obscure raison, nous avons
été choisis pour y mettre un terme
définitif". Ou:
"Nous sommes attirés
dans quelque chose. Nous avons été choisis,
élus. Il n'y a là rien d'accidentel" (Ça,
pp. 157 et 359). Ou encore Jack/Jason: "Une fois de plus Jack éprouva la sensation
irréelle que l'ensemble de sa vie avait concouru à
l'amener précisément à ce point" (p. 907)."Les destinées. Voilà de quoi il s'agit",
explique
Speedie. "Le Talisman t'a
attiré ici, petit" (p.
906).
Les quêteurs avancent souvent dans le brouillard,
"Comme une longue quête
sans but -pas de Saint-Graal, pas d'épée magique
fichée dans un rocher" (Le Fléau, p. 414).
Ce qui paraît indiquer que, si les choses sont
organisées par des puissances supérieures, encore
faut-il que celui qui doit les réaliser soit en mesure de
faire preuve de valeur, de déjouer les pièges tendus et
d'être à la hauteur des enjeux.
Cette quête, parfois solitaire au début, s'organise dans
un ka-tet, groupe lié par un destin commun, et
partageant les mêmes buts et les mêmes
intérêts. Les membres d'un ka-tet
communiquent facilement entre eux: "Chacun de vous trois est capable de connaître la
pensée des autres" (Terres Perdues, 4.19) et se sentent bien ensemble:
"En le regardant, elle
éprouvait une sensation paisible d'achèvement, de
certitude, comme si ce moment avait depuis toujours été
décidé par le destin" (Le Fléau, p. 509).
Enfin l'adversaire est sensible
à la force d'un ka-tet uni.
ÇA, qui subit l'assaut d'un ka-tet, pense:
"S'ils ne s'étaient pas
présentés ensemble, ÇA aurait pu les cueillir
sans difficulté un par un". "ÇA
avait ressenti un menaçant accroissement de leur pouvoir
lorsqu'ils s'étaient réunis". Le ka-tet
éprouve la même impression: "Nous nous sommes montrés capables, à un
moment donné, d'exercer une sorte de volonté de
groupe", constate un de ses
membres, qui songera plus tard: "Foi et puissance, en était-il venu à
croire, étaient interchangeables" 6.
Il en faut, car ils sont souvent
dissuadés dans leur action par les forces mauvaises ou leurs
agents, ou prévenus des dangers de leur quête:
"Qui s'est jamais mis en
quête de ce chien noir n'est oncques revenu. C'est ce que
disait mon grand-père, et son grand-père avec lui!
Personne!
- Le ka, déclara patiemment le pistolero,
comme si cela expliquait tout (...).
- Oui, acquiesça la
vieille femme, ce chien noir de ka! À
-Dieu-vat! Tu feras ce que tu as mission de faire". Et les quêteurs
persévèrent, suscitant des espoirs épiques:
"Voyez, le Blanc est de
retour! Après les maux des jours maudits, le Blanc est de
retour! Reprenez courage et relevez la tête, car vous avez
vécu pour voir la roue du ka se remettre en
branle" (Terres
Perdues, 4.4 et 4.5.).
À la fois conquérants et résignés:
"Encore et encore, c'est ainsi
que tout finit. Quêtes et routes toujours plus loin vous
entraînent, et toutes pour aboutir au même endroit, sur
des lieux d'exécution.
Sauf la quête de la Tour, peut-être." (Les Trois Cartes, II).
Par ailleurs, on peut constater que les groupes sont à
dominante masculine, bien dans la tradition
judéo-chrétienne, quand les femmes n'avaient pas les
fonctions de chasseurs ou de guerriers. Le groupe qui va combattre
Flagg est entièrement composé d'hommes. Les autres sont
à forte dominante masculine, avec une seule femme, comme les
ka-tet de Ça ou
de La Tour
Sombre. Il y a un
progrès avec le roman plus récent de Désolation, où deux femmes participent à
l'élimination de Tak. Le poids de la tradition
chrétienne est suffisamment fort pour faire oublier
l'existence mythique des Amazones... À quand un
ka-tet féminin?
Il y a quête et quête: celle de Tolkien se situe dans un
esprit de vaste solidarité, unissant non pas seulement des
individus, mais des collectivités très
différentes, qui collaborent pour le bien commun. Celle de
King paraît à côté collectivement
plutôt étriquée, liée à des
perspectives limitées, se déroulant - romans cosmiques
exceptés - dans l'indifférence générale
ou l'incompréhension. Ceux qui ne sont pas concernés
par la quête paraissent médiocres, repliés sur
eux-mêmes, sans envergure. Il n'y souffle sutout pas l'ample
esprit d'humanité de Tolkien. Ni le grand frisson cosmique et
mystique du Graal.
Roland Ernould © Armentières, 2001, août 1998.
1 Autre exemple, Ralph est comparé à Lancelot,
"un vrai chevalier de la Table
Ronde", Insomnie, page 203. Les allusions concernant le Graal, la Table
Ronde, le roi Arthur, Excalibur, l'épée magique, Merlin
l'Enchanteur, des chevaliers comme Gauvain ou Lancelot, la
forêt de Brocéliande sont nombreuses,
éparpillées dans l'ensemble de l'oeuvre.
2 Carl Gustav Jung, Introduction à L'Essence de la
Mythologie, Payot
1953.
3.Roland de Gilead connaît de
nom Merlin et les chevaliers de la Table Ronde (Le
Pistolero, 2).
4.King entreprend une laborieuse
explication par analogie avec la charge d'une batterie,
Le
Fléau, pp.
1068/70.
5.John Ronald Reuel. Tolkien, Le Silmarillion, Pocket # 2276; Contes et Légendes inachevées, trois volumes, Pocket junior, J 256/8.
6 Peter, enfin établi roi,
reçoit son frère Thomas qui a beaucoup à se
faire pardonner, et qui lui annonce son départ:
"- Mais... pour aller
où? -Poursuivre ma quête, dit simplement
Thomas". Cette quête
est Flagg, "quelque part dans
ce monde ou dans un autre"
(p. 380). On la trouvera évoquée dans
Terres
Perdues.
7 Certaines quêtes
s'accompagnent de conditions restrictives, qui compliquent les
choses. Ainsi ce groupe qui doit passer les Rocheuses:
"Ils suivaient à la
lettre les consignes de mère Abigaël: Partez dans les
vêtements que vous portez. N'emportez rien avec
vous", Le
Fléau, p.
1063.
8 Le Pistolero, 5. Le cas de Roland est "l'apothéose" de l'homme en noir, qui ne craignait pas les balles de
Roland, mais autre chose: "Ce
qui m'épouvante, c'est ton idée d'obtenir des
réponses".
9 Ça, dans l'ordre: pp.992, 993, 501, 889.
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