"J'ai exploré ces questions aussi bien que j'ai pu
dans les limites de mon talent et de mon intelligence" 1.
L'oeuvre de King est protéiforme: ses romans ne suivent pas de schémas préétablis, ont des sujets différents et comportent un nombre variable de personnages, de quelques unités à plus de la centaine, certains apparaissant, à la manière de Balzac, dans plusieurs romans2. Ces personnages sont eux-mêmes très dissemblables, d'âge, de niveau intellectuel et de condition sociale, même s'il y a des constantes (enfants, parents, professeurs).
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Bon nombre de ces personnages sont
des conformistes, qui suivent de façon aveugle les habitudes
de pensée et les moeurs de l'époque. D'autres sont des
aigris, des asociaux, des malfaisants. L'univers des petites villes
de King est d'ailleurs déprimant: contexte d'envie et de
mesquinerie, de commérages et de surveillance quasi
permanente, de propos insipides, avec le lot d'ivrognes, de parents
autoritaires, destructeurs ou irresponsables, d'autorités
civiles ou religieuses pas à la hauteur, de rejetés et
de parias. Des préjugés, des rituels désuets,
des croyances non-assumées, des appétits et des
pulsions dérisoires ou inavouables, de la
méchanceté gratuite3: triste microcosme de fautes, d'erreurs, de zones
d'ombre et de noirceur. Le tout sur fond général
d'indifférence4 pour tout ce qui concerne les grands problèmes
de la collectivité.
Heureusement, il y a aussi des hommes et des femmes qui ont su donner
un sens à leur vie ou/et qui agissent dans un sens favorable
à la collectivité dans laquelle ils se trouvent. Ces
personnages positifs (King utilise ce terme ou son antonyme,
négatif, à diverses reprises dans DANSE MACABRE 5) essaient, à leur manière, dans
leur domaine personnel ou collectif, de "créer de l'ordre à partir du
chaos"6.
King se limite à donner des exemples de comportements
positifs, sans fournir de définition synthétique. On
extrapolera à peine en proposant une acception fonctionnelle
du terme «positif»: ce qui permet un mieux ou une
amélioration. Est positif ce qui apporte un plus dans la vie.
Un enfant ne savait pas lire, maintenant il comprend son livre: le
résultat est positif, un progrès personnel, non
lié au social. Un enfant solitaire et peureux est à
présent capable d'aller vers les autres et d'échanger
avec eux: autre amélioration positive, personnelle encore,
mais aussi liée cette fois au social et au collectif.
Inversement un enfant propre redevient incontinent à la suite
de diverses circonstances, ou un gosse ouvert se replie sur
lui-même et fuit les autres: l'appréciation de ces
comportements sera négative.
Seront ainsi appréciés comme positifs les
comportements, démarches et actions qui tendront à
augmenter les potentialités humaines individuelles ou
collectives. Il y a dans chaque roman de King un ou plusieurs
personnages qui ont manifestement sa sympathie. Ces personnages
luttent généralement pour un état de choses
meilleur et sont opposés ou s'opposent aux forces obscures,
politiques, sociales ou autres. Tracer une sorte de portrait-robot
psychologique et sociologique de ces multiples personnages
paraît hasardeux, d'autant plus que, selon les oeuvres, ils ont
plus ou moins de présence. Il serait cependant
intéressant d'esquisser un tableau comportemental du
héros positif, et de dégager des aspects souvent
laissés de côté par un large public, plus
concerné par les aspects «horreur et
épouvante» que par des analyses comportementales.
Il est apparu très vite que les personnages positifs pouvaient
se ranger en trois classes: les gens ordinaires; ceux auxquels un don
permet des pouvoirs particuliers utilisés dans leurs actions;
enfin ceux qui sont mus par les puissances de l'ordre du bien, que
nous appellerons les agents de la lumière. Par exemple, le
gosse de THE
SHINING 7, remarquable par sa maturité et son
désir de maintenir la cohésion familiale, ne peut pas
entrer dans la catégorie des gens ordinaires, puisque son don
a modifié son évolution psychique. Ne seront donc
retenus dans la catégorie «gens ordinaires» que ceux
qui n'ont aucun don, ou ceux dont le parcours «normal» sera
suffisamment long pour dégager des conclusions.
Il n'est évidemment pas question de recenser l'ensemble des personnages positifs: tous n'ont pas la même importance, certains sont les personnages centraux du récit, d'autres ne sont que mineurs ou ne font qu'une apparition. Le choix sera plutôt effectué de manière à présenter un faisceau de comportements convergents, avec le souci d'une certaine complémentarité, pour ne pas reprendre plusieurs fois les mêmes aperçus pour des personnages qui présentent de fortes similitudes. Cela en essayant d'être aussi complet que possible.
Devenir un adulte acceptable n'est
pas chose facile. A la naissance, le petit humain est
singulièrement démuni. Prendre conscience de soi en
tant qu'individu n'est pas une donnée naturelle. L'enfant doit
acquérir lui-même l'outillage mental et social qui lui
permettra de survivre, par l'éducation parentale ou scolaire,
par les expériences vécues. C'est dans
l'éducation qu'il trouvera les ressources qui lui permettront
de se structurer et d'orienter son intelligence et ses
potentialités pour construire sa propre
personnalité.
Les jeunes ne sont pas égaux dans ce
combat où les défis sont de divers ordres. Il faut les
relever ou plonger, se conquérir soi-même ou se laisser
emporter par le flot.
Sue Snell8.
C'est la fille qui a tout pour
plaire. Elle est "populaire"auprès de ses compagnes. Choisis "comme couple idéal de l'année
scolaire"(p. 58), elle et son
petit ami Tom "vont être
élus Roi et Reine du bal"de fin d'année (p. 58). Elle est "douée d'un caractère
égal"(p. 92), voit le
réel avec intelligence et compréhension (p. 18). Ses
études sont réussies,ses professeurs
l'apprécient et elle a bonne réputation. Ses parents
sont fiers d'elle et lui font confiance (p. 178).Ce statut, elle l'a
cherché; elle a "obtenu
ce qu'elle avait depuis longtemps souhaité - une position
stable, sûre, un statut
privilégié"(p.
58). Enviable...
Mais pendant l'épisode des douches, Sue a ressenti à
l'égard de Carrie "un
mélange de haine, de répulsion,
d'exaspération"(p.
15). Elle a participé à la lapidation symbolique de
Carrie avec des tampons hygiéniques, "en faisant chorus avec les
autres"(p. 17),
"avec une joie
féroce"(p. 59). Sue a
été emportée dans un élan
d'hystérie collective, a eu un moment d'égarement:
cette perte de maîtrise, du contrôle d'elle-même au
cours d'un mouvement de groupe qui s'apparente à un lynchage,
va la déséquilibrer profondément
Envahie "par une vague de
remords"(p. 58), elle se juge
méprisable: "Je ne
comprends pas ce qui nous a pris (...), ça
me donne l'impression que mes propres réactions
m'échappent parfois"(p. 124). Sa
lucidité et son honnêteté intellectuelle vont
l'amener à une prise de conscience qui la fera réagir.
A une camarade qui se plaint de la sanction scolaire collective, elle
répond: "J'ai encaissé ma
punition parce que je l'avais méritée, on a fait un
truc dégueulasse. C'est tout"(p.
91).
Elle a pris conscience de la
compréhension des autres et de la solidarité humaine:
"Les gens ne se rendent jamais
compte qu'ils peuvent vraiment blesser les autres !(...). Pas une fille ne comprend ce que c'est
d'être (...)
Carrie White vingt-quatre
heures sur vingt-quatre. Et au fond, elles s'en fichent pas
mal"(p. 100).
Mais il lui faut agir : "Il
faut bien que quelqu'un essaie de faire quelque chose qui compte, qui
ait un sens"(p. 100). Et elle
qui ne "voulait pour rien au
monde manquer son dernier bal de printemps. Pour rien au monde"(p. 93),
elle demandera à son petit ami Tom d'être le cavalier de
Carrie au bal et acceptera ainsi de ne pas être la reine de la
soirée.
Sa nouvelle lucidité
l'amène à reconsidérer l'avenir qui lui
paraissait si brillant. A-t-elle choisi Tom parce qu'il était
populaire et plaisait aux autres filles? Ou bien simplement parce
qu'ils "étaient bien
assortis ou qu'elle pouvait observer leur reflet dans une vitrine et
penser quel beau couple"? (p.
59).
Elle essaie de se voir sans faux-fuyants: "La bonne petite fille qui ne fait la chose qu'avec le
garçon qu'elle projette d'épouser"(avec son préservatif bien entendu) (p.
93). "Des pilules dans des
emballages jaunes circulaires pour éviter de renoncer aux
tailles jeunes filles avant que ce soit absolument nécessaire
ou contre l'intrusion de ces petits étrangers
répugnants qui font dans leurs culottes et braillent à
pleins poumons vers 2 heures du matin"(p. 59). "Deux
enfants qu'on battra comme plâtre à la moindre
manifestation sincère de leur part: curiosité sexuelle,
agressivité, hostilité vis-à-vis des
bonimenteurs bien-pensants"(p. 93).
Même le bal ne lui apparaît plus si tentant:
"Parents prenant des photos
posées sur le canapé du salon... Guirlandes de papier
crêpe pour cacher les charpentes métalliques du gymnase.
Deux orchestres: un rock et un sirupeux...
Ploucs non admis. Entrée réservée aux futurs
membres du Country Club et aux résidents des
beaux-quartiers"(p. 93).
Comme corollaire à sa position stable et
privilégiée, devenue une "étoile fixe au firmament"des élèves (p. 58), elle
découvre "un malaise
qui lui faisait un cortège sinistre"(p. 58).
Serait-elle "mûre pour
satisfaire docilement à la complaisante attente des parents,
des amis et d'elle-même"? (p. 59). Serait-elle en voie de se conformer? de
passer dans le moule? "Le mot
qu'elle évitait était l'infinitif «se
conformer»,qui faisait surgir d'horribles images de cheveux
enroulés sur des bigoudis;(...) de longs
après-midi passés (...) face aux
feuilletons publicitaires de la télé pendant que
l'époux faisait de l'esbroufe dans un bureau
anonyme;(...) s'inscrivant au Country Club une fois leurs
revenus grimpés au niveau des cinq chiffres;(...) de luttes dignes et sournoises pour protéger
leurs Ilots Intacts de la pollution des
nègres"(p. 59).
Heureusement, Sue possède,
avec toutes ces brillantes qualités sociales, un fond solide,
et une grande lucidité. Elle aurait été reine du
bal ? Certes, mais pour quoi? pour avoir "sa robe de bal de fin d'études bouclée
pour la vie, dans un placard, enveloppée d'une housse en
plastique ?" (p. 62).
Etre la Juliette de Roméo? C'est flatteur, mais elle se rend
compte "avec une subite
animosité que dans tous les collèges blancs de banlieue
d'Amérique, existait un couple semblable au
leur"(p. 58). Produit
standard, calibré, de grande consommation, "Roméo et Juliette
spécialisés"...(p. 58). A quoi bon être devenus
"des étoiles fixes au
firmament changeant des relations entre
élèves"(p. 62)
si cela s'avère finalement être une triste duperie
?
Chris Chambers9.
Copain de Gordon Lachance, futur
écrivain, Chris a douze ans comme lui. Son père est un
ivrogne qui vit des «alloc» et passe le plus clair de son
temps à boire avec les sacs à vin du coin. Chris hait
son père, qui le frappe régulièrement avec
violence: bleus partout, oeil poché, coups à la
tête sont choses ordinaires, mais les brimades vont jusqu'au
nez ou au poignets cassés (p. 320). Souvent absent de
l'école: "Sa
mère téléphonait qu'il était malade
lorqu'il était trop amoché pour venir"(p. 319).
C'est un Chambers, un voleur, un fils de bon-à-rien, le
frère de jeunes crapules connues. Il sait qu'il n'a aucune
chance: "Les profs, ils sont
tous assis en rond et putain tout ce qu'ils disent c'est Ouais,
Ouais, Juste, Juste. Ces enculés veulent juste savoir;comment
tu t'es conduit à l'école et ce que la ville pense de
ta famille. Tout ce qu'ils décident, c'est si tu vas ou non
contaminer tous leurs petits galetteux à la fac
(...). Je veux aller quelque part où personne
ne me connaît et où je n'ai pas de mauvaises notes avant
même de commencer. Mais je ne sais pas si je pourrai.
- Pourquoi pas?
- A cause des autres. Les autres vous tirent vers le
bas"(p. 396). Mais il
conseille à Gordon d'aller au lycée et de continuer
à écrire: "C'est
comme si Dieu t'avait fait un don, toutes ces histoires que tu peux
inventer"(p. 393).
Chris, qui a pris un retard scolaire
considérable, essaie plus tard de le combler et suit des cours
de rattrapage au lycée, malgré de nouveaux handicaps:
"Les professeurs
désapprouvaient cette apparition avec banane, blouson de cuir
et bottes de moto qui s'était matérialisée sans
prévenir dans leurs salles de classe. On sentait que ces
bottes et toutes ces fermetures Éclair leur paraissaient en
contradiction avec des matières aussi nobles que le latin,
l'algèbre et les sciences naturelles; un tel accoutrement ne
convenait qu'aux classes commerciales"(p. 449). Mais Chris tient bon, lutte contre les
professeurs et son père.et finit par entrer en fac.
En plus de sa rage de réussite, Chris a un don: "C'était le plus dur de la
bande (...) mais aussi celui qui savait le mieux faire la
paix. Il savait y faire. Je l'avais vu s'asseoir sur le trottoir
près d'un gosse qu'il ne connaissait même pas, et le
faire parler sur n'importe quoi (...)
jusqu'à ce que le gosse oublie qu'il était censé
avoir mal. Chris était au poil pour ça. Parce que
c'était un vrai dur"(p. 364).. Chris a su construire des comportements de
compréhension et de solidarité opposés aux
formes de violence qu'il a jadis subies.
C'est de ce remarquable progrès sur lui-même que,
dérision, il mourra. Chris périra tragiquement, victime
à la fois de sa volonté et de son pacifisme: dans une
file d'attente, au restaurant, il s'interpose entre deux hommes qui se querellent et meurt d'un
coup de couteau qui lui est porté à la gorge.
Nous venons de vivre quelques
instants avec deux jeunes en formation, l'un défavorisé
par son milieu, l'autre partant avec une avance sociale
considérable. Dans les deux cas, un problème identique
se pose, même si le contexte sociologique est
complètement différent. Il s'agit de la
difficulté de se définir soi-même.
On ne peut se juger qu'en fonction des valeurs du groupe social, ou
alors en s'affirmant selon ses sentiments ou les valeurs qu'on a
choisies: se conformer ou s'émanciper. Apprécier les
gens ou les choses en fonction des normes de la société
dans laquelle on vit est facile: il n'y a qu'à se laisser
aller, et tout concourt autour de soi à renforcer cette
tentation. Ou alors, il faut inventer ses propres valeurs,
déterminer ce qui est souhaitable ou non dans sa façon
de se comporter et d'exister. Dans le premier cas, c'est
l'immobilisme individuel et social. Dans le second cas, c'est la
possibilité d'un progrès et la perspective
risquée d'un autre épanouissement.
C'est ce risque qui est est couru par les jeunes des deux exemples
examinés: Chris n'acceptera pas la déchéance qui
l'attend. Il refusera d'être contaminé par son voisinage
familial qui le contraint dans l'immédiat. Il conseille
d'abord à son copain Gordon Lachance, futur écrivain,
de continuer ses études10. Et dès qu'il le peut, bien qu'il soit sans
illusion sur les sentiments que lui portent les professeurs, il
reprend les siennes, et réussit. Réussite relative,
mais il était parti de bien bas.
Il est intéressant de constater que la révolte de Sue
ne porte pas sur des détails d'apparence ou des rites
comportementaux, qui ne sont pas essentiels et n'ont aucune valeur
personnelle. Il ne s'agit pas d'un anti-conformisme
générant par esprit d'opposition une nouvelle mode,
amenant un autre conformisme aussi contraignant et similaire dans sa
nature que le précédent. Sue prend conscience en
profondeur de l'absence de valeurs fondamentales de certaines
attitudes ou comportements d'aliénation
Sue avait tout entre les mains -du moins selon les critères du
groupe social où elle se trouve. Mais plutôt que de
s'adapter de façon routinière, elle a
préféré réajuster ses attitudes, ses
projets et ses valeurs et réaliser une vie choisie
plutôt que subie. Entre l'état final, -un
«produit» scolaire et social souhaité par son
entourage- et ses nouvelles aspirations, la différence est
trop grande. Et elle préfère, en acceptant son
désarroi et le déséquilibrage de sa vie,
remplacer ses conventions d'existence par des convictions
personnelles, quel que soit le prix qu'il lui faudra payer. Elle en
sortira brisée.
Chris, lui, a chèrement payé sa conversion: issu d'un
milieu de violence, il avait choisi des valeurs de paix. Sorte de
saint laïque ignoré, il en mourra.
Suivant les fonctions ou les métiers, la maîtrise ne s'exerce pas que dans un cadre matériel: elle peut aussi comporter des formes sociales et des responsabilités particulières, quand elle touche l'argent ou la politique.
Bill Norton11.
La cinquantaine solide, il est premier conseiller municipal de Salem. Il a quitté le lycée avec la permission paternelle pour entrer dans la marine. Il a fait son chemin depuis, "à force de volonté et d'énergie"(p. 71), réussissant même à obtenir à vingt-quatre ans son diplôme de fin d'études en passant un test d'équivalence. Mais ce n'est pas le réaliste borné qui méprise les intellectuels à priori sous le prétexte qu'il a réussi sans faire d'études normales. Il se méfie cependant des «loulous», étudiants des Beaux-Arts que ramène parfois sa fille Susan de ses cours: "Ce n'était pas leur façon de s'habiller ou leurs cheveux qui l'irritaient, c'était le fait qu'ils n'avaient pas l'air de types sur qui on pouvait compter"(p. 71).
Direct: "Faut bien que je dise ce que je pense, Susie
chérie"(p. 71). Ferme:
"Il s'était
hissé à la force du poignet jusqu'à la position
qu'il occupait maintenant au syndicat des dockers de Portand et quand
il serrait la main de quelqu'un, c'était du
solide"(p. 72). Il est
vivant, amateur de la bière dont le loulou ne veut pas:
"Son précieux petit
cerveau risquait de ne pas résister à l'ingestion d'une
boisson aussi commune"(p.
72). Il apprécie d'autant plus pour cela le jeune romancier
Ben, qui s'envoie gaillardement sa bière en rotant de
satisfaction. Adroit, il a construit lui-même sa véranda
et le barbecue "en briques de
forme fonctionnelle et visiblement réalisé par
quelqu'un qui savait travailler de ses mains.
- C'est moi qui l'ai fait, dit Bill. C'est de la bonne
construction"(p. 73).
Kenny Guilder12.
Il est trésorier dans une petite entreprise. En plus de son travail, il "calcule aussi leurs impôts, pour des gens"(p. 58). Il s'est occupé autrefois des finances de la plus grosse entreprise d'architectes de la ville, mais il a eu une crise cardiaque et s'est trouvé un travail plus reposant. "C'est un homme bon". Il fait preuve d'une grande compréhension de sa famille. Son violon d'Ingres est de fabriquer dans son atelier des jouets, ours en peluche, petits théâtres de poupées, boîtes à outils, mais surtout des objets en bois: il les donne à son entourage et à l'Armée du Salut: "Celle-ci lui avait même décerné trois prix trois années de suite, mais mon père les cachait dans un tiroir"(p. 273). Jusqu'à la guerre du Viêt-nam, il a confectionné des soldats "par bataillons entiers, mais depuis cinq ans, ils avaient disparu de son établi"(p. 274).
Il explique à Dennis les
dessous de certaines entreprises commerciales comme celle de Darnell,
pour lequel il a naguère travaillé: "Des sommes en espèces ne cessaient de
rentrer dans sa caisse. de grosses sommes, d'origine
douteuse", à mettre au
compte d'entreprises-bidon. Il a expliqué à Darnell
que, "professionnellement, il
courrait de gros risques si les inspecteurs des impôts
fourraient leur nez dans ses comptes"(p. 88) et lui a signalé qu'il ne désirait
plus continuer à travailler avec lui.
"Il s'est mis à
«danser», comme on dit dans ma profession. Ça
commence quand le type vous demande si vous êtes content de
votre boulot, si vous gagnez assez"et ça se termine par des propositions plus ou
moins nettes: "Après
que le type a trouvé quel est le genre de charge
financière dont vous aimeriez être soulagé, il
vous demande ce qui vous ferait plaisir. Une Cadillac, par exemple,
une maison de campagne, ou bien un bateau"(p. 88). Dennis a toujours connu son père amateur
d'un bateau: "Deux ou trois
fois, l'été, nous étions allés sur les
bords des lacs de la région, et il s'était
informé du prix des plus petits yachts. J'avais vu une sorte
de regret dans ses yeux; maintenant, je comprenais mieux pourquoi.
C'était bien au-dessus de ses moyens"(p. 88).
Dennis demande à son père pourquoi il a refusé
les propositions tentantes de Darnell. Son père lui parle des
risques financiers et judiciaires, et lui dit:"Je ne suis pas un truand (...).
J'aurais pu prendre le fric mais... (toux)...
ç'aurait été mal!"(p.
89).
Qu'il s'agisse d'un être
humain ou d'un objet construit, l'exigence est la même: le
produit doit être de bon aloi et on doit pouvoir compter
dessus. L'intellectuel n'est méprisé13 par le manuel Bill que dès l'instant
où il n'est pas fiable, de même qu'une fabrication
ratée. Ce n'est pas l'intellectuel que Bill méprise
-lui-même a fait quelques études positives-, mais
l'esprit faux qui se met en marge des réalités, les
refuse ou les fuit. Effort, efficacité, souci du travail bien
fait, la gratification est la satisfaction de l'oeuvre
réussie, sans les illusions de constructions intellectuelles
chimériques.
Même satisfaction de la belle ouvrage sur le plan financier par
le technicien des comptes: faire bien son travail, ce n'est pas
seulement aligner correctement chiffres et bilans, c'est aussi
refuser les compromissions illégales -ou immorales- et rester
propre, même au prix de sacrifice de ses désirs les plus
chers.
Un des apports les plus populaires de
Sartre, c'est que l'existence précède
l'essence14: l'homme est un être qui existe d'abord
(existence) et qui doit ensuite se définir par sa
démarche humaine. Autrement dit, l'homme n'est rien d'autre
que ce qu'il se fait (et non pas par ce qu'il est, ou s'est
naguère fait): il aurait alors échangé son
essence qui est devenir contre une existence morte et
pétrifiée15. L'homme est voué à constamment se
faire.
Avoir sa dignité, se construire, se prendre en charge, assumer
ses responsabilités et accepter de réparer les
conséquences de ses actions: ces comportements ont
déjà été partiellement observés
dans les monographies précédentes. Nous allons
compléter ces observations avec d'autres personnages capables
de gérer leur destinées, Sandra et Andy.
Sandra
Stansfield16.
Vingt-huit ans, blonde, mince,
d'une "beauté
austère au point d'en être rebutante"(p. 481), elle vient consulter. Le
récit se passe en 1937.
Elle a donné un faux nom au secrétariat et elle s'en
explique sans détours: "Vous avez besoin d'un nom pour votre formulaire
(...). Alors, voici un nom; mais plutôt que de
me fier à l'éthique professionnelle d'un homme que je
ne connais pas, je me fie à moi-même"(p. 482).
Elle apprend sans surprise qu'elle est enceinte de deux mois. Elle
n'est pas mariée, ce qui posait problème avant la
guerre, quand une femme enceinte hors mariage était
considérée comme "une traînée aux yeux du monde et bien
souvent à ses propres yeux"(p. 484). Elle surprend le médecin:
"J'aimais
l'honnêteté avec laquelle elle traitait un
problème qui aurait fait verser à quatre-vingt dix
femmes sur cent des larmes ineptes et sans dignité,
terrifiées qu'elles seraient par le cycle vital de leur corps,
si honteuse de leur situation que cela leur rendrait impossible de
s'y préparer avec raison"(p. 484). Elle veut garder son
bébé.
Elle est pauvre mais elle tient
à payer comptant l'ensemble des frais d'accouchement lors de
la première visite (alors que, dit la secrétaire, faire
payer des personnes «respectables» est parfois un
problème). Elle prend en mains l'organisation de son
accouchement, y compris les frais d'hospitalisation. Le docteur pense
qu'elle a "des
tripes". Sa secrétaire
lui répond: "Des
tripes? Je ne sais pas, docteur. Mais elle sait ce qu'elle veut,
celle-là. Elle le sait vraiment"(p. 488).
Pour payer son accouchement, elle travaille comme vendeuse dans un
magasin jusqu'au moment où on remarquera sa situation:
"Le choc de se voir servir par
une femme enceinte sans alliance pourrait leur [aux
clientes] défriser leurs cheveux"(p. 489). Les larmes lui viennent aux yeux:
"Elles ont failli
déborder, et elle les a ravalées d'un battement de
paupières. Ses lèvres se sont serrées... puis se
sont distendues. Elle a tout simplement décidé qu'elle
n'allait pas se laisser aller... et cela ne s'est pas
produit"(p. 490).
Elle adhère à la
méthode d'accouchement que lui propose son médecin,
précurseur des méthodes d'accouchement sans douleur en
vogue vingt ans plus tard, mais alors discutées:
"C'était le genre de
femmes pour qui la méthode avait été
inventée (...). Il y a des millions d'hommes et de femmes
dociles de par le monde, et parmi eux des gens très bien. Mais
il y en a d'autres qui n'ont de cesse de prendre leur vie en main, et
Melle Stansfield était de ceux-là"(p. 497).
Licenciée par sa patronne, elle s'achète une alliance
pour ne pas perdre son logement. Et même dans son
désarroi, elle a le courage de regarder la
réalité sans illusions et d'ironiser sur la triste
hypocrisie humaine: "Quand
j'entends les cyniques dire que l'ère de la magie et des
miracles est derrière nous, docteur, je saurai qu'ils se
trompent, n'est-ce pas? Si une bague achetée deux dollars chez
un prêteur sur gages peut effacer instantanément le
sceau de la bâtardise et du libertinage, comment appeler cela
autrement que de la magie?"(p. 501).
Andy Dufresne17.
Condamné à
perpétuité pour le meurtre de sa femme et de son amant,
meurtre qu'il n'a pas commis, Andy, trente ans, vice-président
du service financier d'une grande banque, connaît la
prison.
Il n'est pas accablé que par l'injustice. Il est
rudoyé, violé: "Malgré les problèmes qu'il avait, il
continuait à vivre. Il y en a des milliers qui ne le font pas,
ne le veulent pas, et beaucoup ne sont pas en prison, en
plus"(p. 32). Marqué
par les coups, le visage tuméfié, il garde
"les mains propres et nettes,
les ongles bien taillés"(p. 32).et le "sentiment de sa propre valeur (...). Une sorte
de lumière intérieure qu'il trimballait avec
lui"(p. 50). Des
années plus tard, "ses
yeux n'étaient pas éteints. Sa démarche n'est
pas devenue celle des hommes qui rentrent à la fin de la
journée, quand ils regagnent leur cellule pour une nuit
interminable (..).
Il se tenait droit et marchait
toujours d'un pas léger"(p. 75).
Tout en préparant interminablement son évasion, il fait de jolies choses avec des pierres ramassées dans la cour, qu'il taille et polit. Il en donne à un prisonnier qui lui a rendu un service: "Combien de temps avait-il fallu pour ces deux oeuvres? Des heures et des heures après l'extinction des feux, j'en étais sûr"(p. 41). "En les regardant, je ressentais la chaleur que ressent n'importe quel homme ou femme en voyant un bel objet, une chose fabriquée et travaillée -c'est ce qui nous distingue des animaux, je crois- et je ressentais aussi autre chose. Une sorte de respect admiratif devant l'obstination massive de cet homme"(p. 41). "Je les ai toujours, je les examine de temps en temps et je pense à ce dont un homme est capable, avec le temps et la volonté de s'en servir"(p. 75).
A la prison, il s'est fait un vrai
copain, un débrouillard qui a réussi à lui
procurer diverses choses plus ou moins interdites. Il lui propose de
le rejoindre après son évasion. Le copain refuse, parce
qu'il pense qu'il ne pourra pas s'en tirer à
l'extérieur. "Je suis
un mec intégré à la prison, comme on dit. Ici je
suis celui qui peut tout trouver, ouais. Mais dehors n'importe qui
peut le faire.
- Tu te sous-estimes, a-t-il dit. Tu es un autodidacte, un self made
man. Un type assez remarquable, à mon avis.
- Bon Dieu, je n'ai même pas le bac.
- Je sais. Mais ce n'est pas un bout de papier qui suffit à
faire un homme"(p.
82).
Après vingt ans de prison, prêt à s'évader après avoir créé une bibliothèque modèle et rendu aux autres de multiples services, il donne l'explication de son comportement: "Il n'y a que deux types d'hommes au monde face aux vrais emmerdements". Il prend l'exemple d'un homme qui possède des oeuvres d'art rares et précieuses dans sa maison menacée par un cyclone. Il peut ne rien faire tout en recherchant des consolations: le cyclone passera à côté, il est assuré. Mais il y a une autre attitude: être convaincu que "le cyclone va foncer en plein milieu de sa maison. Si la météo dit que le cyclone a changé de cap, ce type est sûr qu'il va changer à nouveau et revenir droit sur lui. Ce genre d'homme sait qu'on peut toujours avoir de l'espoir tant qu'on est préparé au pire"18(p. 78).
Un nouveau directeur, Norton, entre
en conflit avec lui et le condamne à de nombreux mois de
mitard. Leur conflit dure plusieurs années. Mais
l'évasion réussie d'Andy l'oblige à donner sa
démission: "Norton (...)
va chaque dimanche au temple
baptiste et se demande toujours comment diable Andy a pu avoir raison
de lui.
J'aurais pu lui dire, la réponse à cette question est
la simplicité même. Certains en ont, Sam. Certains n'en
ont pas et n'en auront jamais"(p. 93).
Pour survivre, Andy a dû
composer. Bibliothécaire, il lui a fallu se livrer à
des combines financières douteuses pour garder son statut, du
gardien de base au directeur. Il est conscient de
l'ambiguïté de son comportement: "La frontière est imprécise.
Ça revient à dire qu'il y a des gens qui se refusent
absolument à se salir les mains. On les appelle des saints,
les pigeons se posent sur leurs épaules et chient sur leur
chemise. L'autre extrême c'est de se plonger dans la merde et
de fourguer n'importe quelle saloperie pour du fric -des flingues,
des crans d'arrêt, de l'héro (...). Il y a
une troisième voie. Entre rester blancs comme neige et se
vautrer dans la boue (...).
On évalue son trajet
dans la porcherie d'après ce que ça vous rapporte. On
choisit le moindre des deux maux et on essaie de ne pas perdre de vue
ses bonnes intentions"(p.
54/5).
C'est ce qu'il a essayé de faire. Bien sûr, il a blanchi
de l'argent mal gagné par d'autres qui trafiquaient même
de la drogue: "Mais j'ai aussi
la bibliothèque et je connais deux douzaines de gars qui s'en
sont servis pour passer l'examen d'entrée à
l'université. Peut-être qu'en sortant d'ici ils seront
capables de se traîner hors du fumier"(p. 55).
Le point commun des deux cas
analysés est la continuité et la cohérence des
comportements, ainsi que la persévérance pour surmonter
les obstacles. Dans le cas particulier de Sandra, on peut noter
-comme plus haut pour John Delavan- la revendication de la
responsabilité de son erreur et la prise en charge de ses
conséquences, puis l'adoption d'une ligne de conduite en
rapport avec ses propres valeurs.
Pour Andy, l'inventaire de ses qualités risque d'être
long: il admet les limites de ses possibilités à
l'intérieur de la prison19, se sent contraint par des nécessités
pesantes sans que ce soit prétexte à démission.
Sa tolérance à l'insécurité et à
la frustration est grande. Il accepte la contrainte quand il ne peut
rien contre elle, à charge pour lui de la contourner avec
intelligence dès que c'est possible. Il résiste
habilement à la pression pénitentiaire et à
l'hypocrite arbitraire directorial. Il est capable de remettre
à un avenir indéterminé la satisfaction de ses
désirs. Et tout en assumant son destin, il fait profiter les
autres prisonniers de ses compétences.
Bon nombre d'enseignants se limitent
à être des distributeurs de connaissances et des
fonctionnaires de l'évaluation. Socialement, on ne leur
demande rien d'autre. Mais la fonction éducative est une
entreprise trop fondamentale pour être abordée sans
autres qualités, celles qui différencient l'enseignant
conformiste et reproducteur de celui qui assume pleinement son
rôle d'épanouissement.
De même les parents ne sont pas toujours les modèles
qu'ils cherchent à présenter à leur
progéniture. Expliquer ses erreurs ne peut que favoriser la
compréhension familiale.
Rita Desjardin20.
Désemparée -elle vient
d'avoir ses règles pour la première fois dans les
douches et a été l'objet des brimades de ses
camarades-, Carrie craque. Pour mettre fin à sa crise
hystérique, Miss Desjardin, professeur de gymnastique, jeune,
short d'une blancheur éblouissante, musculature
discrète, la gifle sans ménagement (p. 20). Puis,
devant la réaction désemparée de Carrie, elle
lui explique ce qui lui arrive et ce qu'il faut faire. Elle l'aide
même à mettre en place sa serviette et sa culotte (p.
24).
En présence du sous-directeur Morton, elle reconnaît
l'insuffisance de son comportement avec Carrie et les responsables de
la classe, qu'elle a mises à la porte le jour de l'incident
sans explications: "J'ai peur
de m'en être assez mal tirée, Morty, mais je ne
comprenais pas ce qui se passait"(p. 28).
Pendant tout le week-end, Rita "n'avait pu effacer de son esprit l'image de Carrie (...) et sa propre réaction d'écoeurement et de colère"(p. 76). Le lundi, elle affronte les élèves, notamment l'une d'elles, particulièrement difficile, qu'elle empêche de sortir et projette contre un placard, à sa grande colère. Et elle leur fait la leçon: "Je veux simplement que vous sachiez toutes que, vendredi, vous avez fait une saloperie, une véritable saloperie"(p. 77). Et elle leur inflige une semaine de retenue en ajoutant: "Y en a-t-il une parmi vous qui ait pensé un instant que Carrie pouvait éprouver des sentiments?. Est-ce que cela vous arrive seulement de penser?"(p. 77).
Et plus tard, elle parle gentiment et sincèrement à Carrie, relatant ses propres expériences de jeune fille pour la mettre à l'aise (p. 177). Après la tragédie, cohérente avec elle-même, Rita Desjardin donne sa démission: "Je préfèrerais mettre fin à mes jours plutôt que d'enseigner à nouveau. Chaque nuit une pensée ne cesse de m'obséder: si seulement j'avais tenté de comprendre cette fille, si seulement, si seulement... " (p. 275).
Matthew Burke21.
Il a
dépassé la soixantaine et enseigne au lycée
depuis quarante ans: "Il avait
parcouru en long et en large la langue anglaise, comme un vieux marin
solitaire et infatigable"(p.
70). Négligeant certains aspects matériels de la
réalité, comme noyer ou caler le moteur de sa vieille
Chevrolet qui roule en septembre avec ses pneus-neige de l'hiver
précédent. Il aime son travail et prend encore plaisir
à enseigner. Peu doué pour la discipline, il n'a jamais
-avec lucidité- souhaité avancer dans l'administration:
"Comment un rêveur comme
lui aurait-il pu exercer valablement la fonction de
censeur?"(p. 69).
Les chahuts ne lui font pas peur: "Ses élèves n'avaient ni culte ni passion
pour lui. Nombre d'entre eux le respectaient et une petite
minorité avait appris de lui que ce qui comptait, ce
n'était pas tellement la chose qu'on faisait, qui pouvait
être très modeste ou même très bizarre,
c'était de la faire en s'y donnant tout
entier"(p. 70).
Jamais marié, sans famille -le dernier grand choc
émotif de sa vie étale a été la mort de
sa mère quand il avait cinquante ans-, il a organisé
son petit intérieur "d'une propreté scrupuleuse"(p. 159) et fait sa cuisine. Il y
reçoit l'écrivain Ben -"on est vite de plain-pied avec lui"(p. 159)-, dont il a apprécié le
livre que les critiques n'ont pas aimé. Lui-même pensait
écrire, mais y a renoncé: "Il me manquait l'ingrédient vital. Le
talent"(p. 128).
Il suit ses élèves devenus adultes. De la serveuse d'un bar où il se trouve avec Ben, il dit: "J'ai eu Jackie au lycée. Promotion 71. Sa mère était de la 51"(p. 127). Toujours atteint par le destin tragique de ses élèves, il peut citer le nom des morts à la guerre, d'accidents, de la drogue ou du suicide. Il n'hésite pas à héberger chez lui un ancien élève malade qu'il a rencontré au bar (p. 164). Quand plus tard il tentera, avec Ben et d'autres, de sauver la communauté du fléau qui la menace, il pourra affirmer: "Je ne dis pas cela parce que je crains pour ma vie, Ben, croyez-le bien (...). Non, j'ai peur pour la ville"(p. 339).
Il n'a pas été
borné par une seule "vie intellectuelle académique"(p. 293). Il fait preuve d'ouverture d'esprit
en dépit de sa vie tranquille. Il a tâté de la
marijuana22: "L'herbe n'est
pas un problème à mon avis et c'est aussi l'avis de
l'administration quand ces messieurs ont quelques verres dans le nez
et s'expriment franchement. Je sais pertinemment que notre conseiller
pédagogique, par exemple, un des meilleurs qui soient, n'a pas
peur de fumer un joint avant d'aller au cinéma. Moi aussi,
j'ai essayé. Ça me fait un effet épatant, mais
après j'ai des brûlures d'estomac"(p. 158). Mais il est contre les drogues
dures: "La drogue, la vraie,
celle qui ne pardonne pas"(p.
164).
De même, il acceptera la suggestion que des vampires prennent
possession de Salem: "Je me
suis toujours refusé à émettre la moindre
hypothèse sans l'étayer par une argumentation et des
références indiscutables, et aujourd'hui, pour la
deuxième fois, je suis obligé d'avancer des
affirmations proprement insensées, sans pouvoir vous fournir
la mondre preuve"(p.
293).
John Delavan23.
Assistant-géomètre,
marié, deux enfants, la rigueur même. Du moins
paraît-il tel à son fils de quinze ans, Kevin, jusqu'au
moment où il apprend que son père a jadis gravement
menti à sa mère. Le père est contraint aux
explications: "Ta mère
ignore tout de l'affaire.
Je ne le lui dirai pas.
- Ne dis pas ça, répondit vivement le père. Ne
t'embarque jamais dans ce chemin, sans quoi tu ne pourras jamais
t'arrêter.
- Mais tu as dit que tu ne lui avais jamais- [menti]
- Non je ne lui ai jamais
dit (...). Elle ne m'a jamais posé de questions,
et je ne lui ai jamais dit. Si elle ne pose pas la question, tu
n'auras pas à lui répondre"(p. 300).
Kevin trouve
"tordu"ce comportement. Son
père lui explique qu'à la suite d'un pari, il a
dû rembourser un usurier dans des conditions difficiles. A
l'époque, couple sans argent, "même pas un pot pour pisser
dedans"(p. 304), avouer sa
bêtise à sa femme aurait pu compromettre son mariage:
"Peu importe qu'on s'aime
à la folie, un tel mariage est comme un cheval de bât
trop chargé, et toi tu sais qu'il peut trébucher
à tout instant, voire même tomber par terre, raide mort,
si tout se met à dérailler au mauvais
moment"(p. 304). Entre avouer
une erreur grave, susceptible de compromettre un mariage auquel il
tenait, alors que sa femme ne lui demandait rien, et se taire, il a
choisi la solution qui lui paraissait la meilleure: "C'est comme ça que ça se passe.
Si la question est jamais soulevée, il faudra le lui
dire. Nous devons
le lui dire. Sinon
rien. C'est simplement la façon de faire, dans le monde des
adultes. Ça paraît un peu foireux, et parfois c'est
complètement foireux, mais c'est comme ça. Es-tu
capable de vivre avec?"(p.
300).
Épouvanté par sa
bêtise, vomissant de contrariété, il va trouver
un usurier avant même que soit connue l'issue de son pari.
Celui-ci perdu, il prend un deuxième emploi
complémentaire du sien, conduisant une presse dans une usine
à papier, abattant ses seize heures par jour: "C'était un boulot dangereux
(...). J'ai vu un homme laisser une main sous un
rouleau, une fois"(p. 307).
Il ramasse des bouteilles consignées, il cesse de fumer et
après de longs mois, finit de rembourser.
Kevin est émerveillé de voir son père lui
confier cette erreur de jeunesse: "Son père, jeune, avait fait quelque chose de
spectaculairement stupide, comme (...) il lui
arriverait peut-être de le faire, le jour où il serait
lâché dans la nature"(p. 302) et comprend ce qu'elle lui a
coûté.
Et qu'a pensé l'usurier de son comportement? "Les hommes comme John Delevan étaient
(...) comme une bonne portion de poulet frit
(...). Delevan s'était comporté
autrefois à peine mieux qu'un gosse
lui-même"(p. 325).
L'usurier pense en effet que, la faute avouée, sa femme aurait
pu trouver de l'aide auprès de sa tante riche.et
qu'après quelque temps, les choses se seraient tassées:
"Non seulement il n'avait pas
envisagé cette solution, mais elle ne lui était
même pas venue à l'esprit"(p. 325). Mais John, qui tenait à sa
dignité, l'a conservée en payant le prix qu'il
fallait.
"Ainsi va le monde, Kev. De
toute façon, on claque tous à la fin"(p. 506).
Prise par l'urgence de la
situation, Rita a d'abord réagi de manière
routinière et aveugle. Mais elle a suffisamment de
réflexion et de contrôle pour comprendre ce que sa
relation éducative a d'insuffisant: elle ne cherche pas
d'excuses, elle veut assumer.
Quand elle demande à ses élèves si elles pensent
-et ce n'est pas, bien sûr, de pensée opératoire,
tournée vers la simple intégration des connaissances
qu'il s'agit-, elle veut faciliter le parcours de celles qui pourront
devenir des Sue: la vie n'est pas qu'intellectualité, elle est
aussi compréhension affective. L'acceptation des autres est la
première condition d'une société ouverte. Comme
King, qui dit s'efforcer à "célébrer ce qu'il y a de positif dans
notre vie; le courage, l'amitié et l'amour dans un monde qui
en semble dépourvu"24.
Matthew a renoncé pour sa part aux conventions sociales sans
intérêt formateur. Pour lui, l'essentiel n'est pas la
qualité intrinsèque de l'instruction, ce qu'apprend
l'élève, mais la manière dont il se transforme.
Plutôt qu'accumuler des connaissances mortes, mieux vaut faire
naître la passion qui nourrit. Eveiller les esprits
plutôt que les remplir.
Sans illusion sur son efficacité mesurée à
l'aune traditionnelle, il a une action qui dépasse l'acte
momentané d'enseignement et qui s'ouvre au sort des
éduqués pendant leur vie entière. C'est
l'intérêt porté aux autres qui va
l'entraîner à essayer de sauver la communauté.
Son souci du collectif va bien au-delà du seuil de sa
classe.
Il a gardé une pensée suffisamment souple et
éloignée des dogmatismes pour intégrer des faits
nouveaux et adapter sa ligne de conduite en fonction des
réalités modifiées. Que King lie cette ouverture
d'esprit à des phénomènes paranormaux, c'est
évident 25. Si on peut contester ici le phénomène
nouveau que son esprit doit intégrer (les vampires), on ne
peut pas faire l'impasse sur la recherche par un esprit ouvert d'une
hypothèse explicative inhabituelle pour comprendre des
réalités dérangeantes.
Enfin John Delavan26 est admirable par sa lucidité à
l'égard d'une réalité qui lui est
déplaisante comme dans sa façon gênée
d'expliquer à son fils que chacun commet des erreurs, qu'il
faut s'affairer à les réparer sans attendre une
contrainte sociale hypothétique ou une catastrophe affective.
Sans donner le change, il lui montre que vivre, c'est établir
des compromis lucides (et non des compromissions inavouables).
Équilibrer les interdits théoriques par l'adaptation de
sa ligne de conduite aux réalités et la douloureuse
nécessité du choix est la façon d'assumer la
dignité humaine.
Sue
Snell.
Accepter la sanction
méritée.
Ne pas blesser les autres.
Ne pas se conformer aux autres.
Ne pas devenir un produit standard.
Chris
Chambers.
Ne pas se laisser tirer vers le
bas.
Faire la paix.
Bill
Norton.
Des types sur qui on peut
compter.
De la bonne ouvrage.
Kenny
Guilder.
Un homme bon.
Ne pas être un truand.
Sandra
Stansfield.
Se fier d'abord à
soi-même.
Ne pas se laisser aller.
Prendre sa vie en main.
Andy
Dufresne.
Continuer à vivre.
Ce dont un homme est capable, avec la volonté.
Ce n'est pas un bout de papier qui fait un homme.
Se préparer au pire.
En avoir.
Ne pas perdre de vue ses bonnes intentions.
Rita
Desjardin.
Évaluer ses actes.
Est-ce que cela vous arrive de penser?
Tenter de comprendre.
Matthew Burke.
Faire en s'y donnant tout entier.
La peur pour les autres.
Ne pas se borner à une vie intellectuelle
académique.
John
Delavan.
Admettre le compromis.
Payer ses erreurs quel qu'en soit le prix.
Dans la seconde partie de cet article, vous trouverez d'autres hommes et femmes positifs:
Ruth
McCausland.
Progresser dans ce qu'on fait.
Se rendre utile.
Tout se résume à la confiance.
Le bonheur, l'opposé de la tristesse, de l'amertume et de la
haine.
Anna
Stevenson.
Vous pouvez être libre.
L'obligation morale d'aider.
Paul
Edgecombe.
A défaut de se faire aimer, on
ne se faisait pas détester.
On est tous responsables.
C'est comme ça tous les jours, partout dans le monde.
S'y atteler même si c'est douloureux.
On l'a fait du mieux qu'on a pu.
Stu
Redman et Frannie Goldsmith.
Notre foutue conscience.
Les hommes ne sont pas des pions.
Ne pas créer un monde fou.
Irv
Manders.
Lutter contre l'arbitraire.
Faire appliquer les lois.
Andy
Mac Gee.
Il y a de bonnes mauvaises
actions.
Faire de son mieux.
Johnny
Smith.
Le refus d'être le fossoyeur
des rêves.
Faire bouger le monde.
Faire pour le mieux.
Tuer l'inhumain s'il le faut.
Roland Ernould © 1997. Armentières, le 12 novembre 1997. Réactualisé et augmenté en mai 1999
1 FOUR PAST MIDNIGHT 1990, éd. fr. MINUIT 2 MINUIT 4, Albin Michel 1991, 4-The Sun Dog, Le molosse surgi du soleil, p. 250.
2 Un relevé en a été fait par Lou Van Hille dans son étude LA TOUR SOMBRE, En Attendant WIZARD AND GLASS, Steve's Rag hors-série n°4, avril 1997.
3 On comprend pourquoi King a voulu détruire Castle Rock, dit Jacques Van Herp: "ville entière à la limite de la crétinerie et du déséquilibre, une galerie de tarés examinés à la loupe déformante. Un univers rassemblant des pères incestueux ou tortionnaires, des brutes, des demeurés, des tarés de toutes espèces, une dégénérescence à la Lovecraft, mais sans difformités physiques, tout est mental (...). L'ensemble peut être effrayant ou repoussant, mais il colle étroitement à une certaine réalité sociologique révélée par les feuilletons et les téléfims américains", in Le Fantastique chez Stephen King, KING, Les Dossiers de Phénix 2, éd. Lefrancq, Bruxelles 1995, p. 115.
4 "Une énorme indifférence,pimentée de temps en temps d'une mauvaise action involontaire, ou pis encore, d'une mauvaise action consciemment accomplie", in 'SALEM'S LOT 1975, éd. fr. SALEM, Lattès 1981, p. 130.
5 DANSE MACABRE 1981, éd. fr.: tome.1. ANATOMIE DE L'HORREUR , éd. du Rocher 1995; tome 2. PAGES NOIRES ,éd. du Rocher 1996. Exemple: "Il est totalement négatif, dénué de toute qualité rédemptrice, le Monstre absolu. C'est un être rusé, vindicatif, égocentrique, prêt à commettre toutes les bassesses pour arriver à ses fins. Il éveille l'animal en chacun de nous", in ANATOMIE, op. cit., p. 32. On trouvera d'autres citations dans la suite de l'étude.
6 In PAGES NOIRES, op. cité, p. 116.
7 THE SHINING 1977, éd. fr. SHINING L'ENFANT-LUMIERE, Lattès 1979.
8 CARRIE 1974, éd. fr. CARRIE, Albin Michel 1994.
9 DIFFERENT SEASONS 1982, éd. fr DIFFERENTES SAISONS, Albin Michel 1986, 3. The Body, Le corps.
10 Sur ce sujet, voir mon étude KING TRIVIAL,. in Steve's Rag.
12 CHRISTINE 1983, éd. fr. Albin Michel 1984.
13 Sur les relations vécues entre les manuels et les «pédés», surnom donné aux intellectuels, voir KING TRIVIAL, § 4.5., article cité.
14 Jean-Paul Sartre, L'EXISTENTIALISME EST UN HUMANISME, Nagel éd., 1946.
15 In LA NAUSÉE, Gallimard 1938.
16 DIFFERENT SEASONS, op. cit., 4. The Breathing Method, La méthode respiratoire.
17 DIFFERENT SEASONS, op. cit., 1. Rita Hayworth and Shawshank Redemption, Rita Hayworth et la rédemption de Shawshank.
18 Autre rédaction d'une sentence maternelle: "Plus prosaïquement et comme disait ma mère: «Il faut s'attendre au pire et espérer le meilleur»", in PAGES NOIRES, op. cit., p. 209.
19 Pour lui, le bien et le mal ne sont pas des grandeurs opposables parfaitement l'une à l'autre. Il lui faut composer, en prenant des risques. La capacité de voir le mal en face et en accepter une part d'inévitable est ce qui nous ouvre la voie vers la réalisation d'un bien relatif.
21 'SALEM'S LOT, op. cit. Burton Hatlen, qui a été le professeur de King à l'université, fait la remarque suivante: "Il faut aussi prendre en compte le fait que Steve n'avait pas de père et avait tendance à rechercher un substitut paternel. L'homme le plus important pour lui fut, je crois (...) le professeur de lycée qui donna à Steve l'idée du personnage de Matt Burbe dans 'SALEM'S LOT, voir l'interview de Lou Van Hille, Steve's Rag n°12, déc. 96, p. 21.
22 Rappelons qu'à l'époque de la rédaction de 'SALEM'S LOT, King avait consommé diverses variétés de drogue. Voir George Beahm, THE STEPHEN KING COMPANION, Warner Books, éd. 1993, p. 54. La position de King à l'égard de la drogue est proche de notre ministre de l'écologie Dominique Voynet, dans sa déclaration de septembre 1997 à Charlie Hebdo.
23 FOUR PAST MIDNIGHT, op. cit., 4-The Sun Dog, Le molosse surgi du soleil.
24 In PAGES NOIRES, op. cit., p. 209.
25 Il écrit à plusieurs endroits que la véritable largeur d'esprit est d'être "ouvert à l'imaginaire et à l'autre Chose", in DANSE MACABRE. Voir sur ce sujet Benjamin Jakmakian, La volonté et/ou la foi en soi chez King: une arme, in Steve's Rag, n°16, octobre 1997.
26 Faute de place, j'ai dû laisser de côté un autre père qui réussit bien l'éducation de son fils, le fermier Hanlon et son fils Mike, in IT 1986, éd. fr. ÇA Albin Michel 1988.
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