Stephen King: l'homme, 1.

LES PERSONNAGES KINGIENS

POSITIFS 1

"J'ai exploré ces questions aussi bien que j'ai pu

dans les limites de mon talent et de mon intelligence" 1.

 

L'oeuvre de King est protéiforme: ses romans ne suivent pas de schémas préétablis, ont des sujets différents et comportent un nombre variable de personnages, de quelques unités à plus de la centaine, certains apparaissant, à la manière de Balzac, dans plusieurs romans2. Ces personnages sont eux-mêmes très dissemblables, d'âge, de niveau intellectuel et de condition sociale, même s'il y a des constantes (enfants, parents, professeurs).

.. du site. ..

2ème partie :

MONOGRAPHIES DE QUELQUES PERSONNAGES POSITIFS.

3ème partie :

LES AGENTS DE LA LUMIÈRE.

4ème partie :

ESSAI d'INTERPRÉTATION.

Bon nombre de ces personnages sont des conformistes, qui suivent de façon aveugle les habitudes de pensée et les moeurs de l'époque. D'autres sont des aigris, des asociaux, des malfaisants. L'univers des petites villes de King est d'ailleurs déprimant: contexte d'envie et de mesquinerie, de commérages et de surveillance quasi permanente, de propos insipides, avec le lot d'ivrognes, de parents autoritaires, destructeurs ou irresponsables, d'autorités civiles ou religieuses pas à la hauteur, de rejetés et de parias. Des préjugés, des rituels désuets, des croyances non-assumées, des appétits et des pulsions dérisoires ou inavouables, de la méchanceté gratuite3: triste microcosme de fautes, d'erreurs, de zones d'ombre et de noirceur. Le tout sur fond général d'indifférence4 pour tout ce qui concerne les grands problèmes de la collectivité.

Heureusement, il y a aussi des hommes et des femmes qui ont su donner un sens à leur vie ou/et qui agissent dans un sens favorable à la collectivité dans laquelle ils se trouvent. Ces personnages positifs (King utilise ce terme ou son antonyme, négatif, à diverses reprises dans
DANSE MACABRE 5) essaient, à leur manière, dans leur domaine personnel ou collectif, de "créer de l'ordre à partir du chaos"6.
King se limite à donner des exemples de comportements positifs, sans fournir de définition synthétique. On extrapolera à peine en proposant une acception fonctionnelle du terme «positif»: ce qui permet un mieux ou une amélioration. Est positif ce qui apporte un plus dans la vie. Un enfant ne savait pas lire, maintenant il comprend son livre: le résultat est positif, un progrès personnel, non lié au social. Un enfant solitaire et peureux est à présent capable d'aller vers les autres et d'échanger avec eux: autre amélioration positive, personnelle encore, mais aussi liée cette fois au social et au collectif. Inversement un enfant propre redevient incontinent à la suite de diverses circonstances, ou un gosse ouvert se replie sur lui-même et fuit les autres: l'appréciation de ces comportements sera négative.
Seront ainsi appréciés comme positifs les comportements, démarches et actions qui tendront à augmenter les potentialités humaines individuelles ou collectives. Il y a dans chaque roman de King un ou plusieurs personnages qui ont manifestement sa sympathie. Ces personnages luttent généralement pour un état de choses meilleur et sont opposés ou s'opposent aux forces obscures, politiques, sociales ou autres. Tracer une sorte de portrait-robot psychologique et sociologique de ces multiples personnages paraît hasardeux, d'autant plus que, selon les oeuvres, ils ont plus ou moins de présence. Il serait cependant intéressant d'esquisser un tableau comportemental du héros positif, et de dégager des aspects souvent laissés de côté par un large public, plus concerné par les aspects «horreur et épouvante» que par des analyses comportementales.

Il est apparu très vite que les personnages positifs pouvaient se ranger en trois classes: les gens ordinaires; ceux auxquels un don permet des pouvoirs particuliers utilisés dans leurs actions; enfin ceux qui sont mus par les puissances de l'ordre du bien, que nous appellerons les agents de la lumière. Par exemple, le gosse de
THE SHINING 7, remarquable par sa maturité et son désir de maintenir la cohésion familiale, ne peut pas entrer dans la catégorie des gens ordinaires, puisque son don a modifié son évolution psychique. Ne seront donc retenus dans la catégorie «gens ordinaires» que ceux qui n'ont aucun don, ou ceux dont le parcours «normal» sera suffisamment long pour dégager des conclusions.

 

MONOGRAPHIES DE QUELQUES PERSONNAGES POSITIFS.

Il n'est évidemment pas question de recenser l'ensemble des personnages positifs: tous n'ont pas la même importance, certains sont les personnages centraux du récit, d'autres ne sont que mineurs ou ne font qu'une apparition. Le choix sera plutôt effectué de manière à présenter un faisceau de comportements convergents, avec le souci d'une certaine complémentarité, pour ne pas reprendre plusieurs fois les mêmes aperçus pour des personnages qui présentent de fortes similitudes. Cela en essayant d'être aussi complet que possible.

Devenir adulte.

Devenir un adulte acceptable n'est pas chose facile. A la naissance, le petit humain est singulièrement démuni. Prendre conscience de soi en tant qu'individu n'est pas une donnée naturelle. L'enfant doit acquérir lui-même l'outillage mental et social qui lui permettra de survivre, par l'éducation parentale ou scolaire, par les expériences vécues. C'est dans l'éducation qu'il trouvera les ressources qui lui permettront de se structurer et d'orienter son intelligence et ses potentialités pour construire sa propre personnalité.
Les jeunes ne sont p
as égaux dans ce combat où les défis sont de divers ordres. Il faut les relever ou plonger, se conquérir soi-même ou se laisser emporter par le flot.

Sue Snell8.

Accepter la sanction méritée.

C'est la fille qui a tout pour plaire. Elle est "populaire"auprès de ses compagnes. Choisis "comme couple idéal de l'année scolaire"(p. 58), elle et son petit ami Tom "vont être élus Roi et Reine du bal"de fin d'année (p. 58). Elle est "douée d'un caractère égal"(p. 92), voit le réel avec intelligence et compréhension (p. 18). Ses études sont réussies,ses professeurs l'apprécient et elle a bonne réputation. Ses parents sont fiers d'elle et lui font confiance (p. 178).Ce statut, elle l'a cherché; elle a "obtenu ce qu'elle avait depuis longtemps souhaité - une position stable, sûre, un statut privilégié"(p. 58). Enviable...
Mais pendant l'épisode des douches, Sue a ressenti à l'égard de Carrie "
un mélange de haine, de répulsion, d'exaspération"(p. 15). Elle a participé à la lapidation symbolique de Carrie avec des tampons hygiéniques, "en faisant chorus avec les autres"(p. 17), "avec une joie féroce"(p. 59). Sue a été emportée dans un élan d'hystérie collective, a eu un moment d'égarement: cette perte de maîtrise, du contrôle d'elle-même au cours d'un mouvement de groupe qui s'apparente à un lynchage, va la déséquilibrer profondément
Envahie "
par une vague de remords"(p. 58), elle se juge méprisable: "Je ne comprends pas ce qui nous a pris (...), ça me donne l'impression que mes propres réactions m'échappent parfois"(p. 124). Sa lucidité et son honnêteté intellectuelle vont l'amener à une prise de conscience qui la fera réagir. A une camarade qui se plaint de la sanction scolaire collective, elle répond: "J'ai encaissé ma punition parce que je l'avais méritée, on a fait un truc dégueulasse. C'est tout"(p. 91).

Ne pas blesser les autres.

Elle a pris conscience de la compréhension des autres et de la solidarité humaine: "Les gens ne se rendent jamais compte qu'ils peuvent vraiment blesser les autres !(...). Pas une fille ne comprend ce que c'est d'être (...) Carrie White vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et au fond, elles s'en fichent pas mal"(p. 100).
Mais il lui faut agir : "
Il faut bien que quelqu'un essaie de faire quelque chose qui compte, qui ait un sens"(p. 100). Et elle qui ne "voulait pour rien au monde manquer son dernier bal de printemps. Pour rien au monde"(p. 93), elle demandera à son petit ami Tom d'être le cavalier de Carrie au bal et acceptera ainsi de ne pas être la reine de la soirée.

Ne pas se conformer aux autres.

Sa nouvelle lucidité l'amène à reconsidérer l'avenir qui lui paraissait si brillant. A-t-elle choisi Tom parce qu'il était populaire et plaisait aux autres filles? Ou bien simplement parce qu'ils "étaient bien assortis ou qu'elle pouvait observer leur reflet dans une vitrine et penser quel beau couple"? (p. 59).
Elle essaie de se voir sans faux-fuyants: "
La bonne petite fille qui ne fait la chose qu'avec le garçon qu'elle projette d'épouser"(avec son préservatif bien entendu) (p. 93). "Des pilules dans des emballages jaunes circulaires pour éviter de renoncer aux tailles jeunes filles avant que ce soit absolument nécessaire ou contre l'intrusion de ces petits étrangers répugnants qui font dans leurs culottes et braillent à pleins poumons vers 2 heures du matin"(p. 59). "Deux enfants qu'on battra comme plâtre à la moindre manifestation sincère de leur part: curiosité sexuelle, agressivité, hostilité vis-à-vis des bonimenteurs bien-pensants"(p. 93).
Même le bal ne lui apparaît plus si tentant: "
Parents prenant des photos posées sur le canapé du salon... Guirlandes de papier crêpe pour cacher les charpentes métalliques du gymnase. Deux orchestres: un rock et un sirupeux... Ploucs non admis. Entrée réservée aux futurs membres du Country Club et aux résidents des beaux-quartiers"(p. 93). Comme corollaire à sa position stable et privilégiée, devenue une "étoile fixe au firmament"des élèves (p. 58), elle découvre "un malaise qui lui faisait un cortège sinistre"(p. 58).
Serait-elle "
mûre pour satisfaire docilement à la complaisante attente des parents, des amis et d'elle-même"? (p. 59). Serait-elle en voie de se conformer? de passer dans le moule? "Le mot qu'elle évitait était l'infinitif «se conformer»,qui faisait surgir d'horribles images de cheveux enroulés sur des bigoudis;(...) de longs après-midi passés (...) face aux feuilletons publicitaires de la télé pendant que l'époux faisait de l'esbroufe dans un bureau anonyme;(...) s'inscrivant au Country Club une fois leurs revenus grimpés au niveau des cinq chiffres;(...) de luttes dignes et sournoises pour protéger leurs Ilots Intacts de la pollution des nègres"(p. 59).

Ne pas devenir un produit standard.

Heureusement, Sue possède, avec toutes ces brillantes qualités sociales, un fond solide, et une grande lucidité. Elle aurait été reine du bal ? Certes, mais pour quoi? pour avoir "sa robe de bal de fin d'études bouclée pour la vie, dans un placard, enveloppée d'une housse en plastique ?" (p. 62).
Etre la Juliette de Roméo? C'est flatteur, mais elle se rend compte "
avec une subite animosité que dans tous les collèges blancs de banlieue d'Amérique, existait un couple semblable au leur"(p. 58). Produit standard, calibré, de grande consommation, "Roméo et Juliette spécialisés"...(p. 58). A quoi bon être devenus "des étoiles fixes au firmament changeant des relations entre élèves"(p. 62) si cela s'avère finalement être une triste duperie ?

Chris Chambers9.

Ne pas se laisser tirer vers le bas.

Copain de Gordon Lachance, futur écrivain, Chris a douze ans comme lui. Son père est un ivrogne qui vit des «alloc» et passe le plus clair de son temps à boire avec les sacs à vin du coin. Chris hait son père, qui le frappe régulièrement avec violence: bleus partout, oeil poché, coups à la tête sont choses ordinaires, mais les brimades vont jusqu'au nez ou au poignets cassés (p. 320). Souvent absent de l'école: "Sa mère téléphonait qu'il était malade lorqu'il était trop amoché pour venir"(p. 319).
C'est un Chambers, un voleur, un fils de bon-à-rien, le frère de jeunes crapules connues. Il sait qu'il n'a aucune chance: "
Les profs, ils sont tous assis en rond et putain tout ce qu'ils disent c'est Ouais, Ouais, Juste, Juste. Ces enculés veulent juste savoir;comment tu t'es conduit à l'école et ce que la ville pense de ta famille. Tout ce qu'ils décident, c'est si tu vas ou non contaminer tous leurs petits galetteux à la fac (...). Je veux aller quelque part où personne ne me connaît et où je n'ai pas de mauvaises notes avant même de commencer. Mais je ne sais pas si je pourrai.
- Pourquoi pas?
- A cause des autres. Les autres vous tirent vers le bas"
(p. 396). Mais il conseille à Gordon d'aller au lycée et de continuer à écrire: "C'est comme si Dieu t'avait fait un don, toutes ces histoires que tu peux inventer"(p. 393).

Faire la paix.

Chris, qui a pris un retard scolaire considérable, essaie plus tard de le combler et suit des cours de rattrapage au lycée, malgré de nouveaux handicaps: "Les professeurs désapprouvaient cette apparition avec banane, blouson de cuir et bottes de moto qui s'était matérialisée sans prévenir dans leurs salles de classe. On sentait que ces bottes et toutes ces fermetures Éclair leur paraissaient en contradiction avec des matières aussi nobles que le latin, l'algèbre et les sciences naturelles; un tel accoutrement ne convenait qu'aux classes commerciales"(p. 449). Mais Chris tient bon, lutte contre les professeurs et son père.et finit par entrer en fac.
En plus de sa rage de réussite, Chris a un don:
"C'était le plus dur de la bande (...) mais aussi celui qui savait le mieux faire la paix. Il savait y faire. Je l'avais vu s'asseoir sur le trottoir près d'un gosse qu'il ne connaissait même pas, et le faire parler sur n'importe quoi (...) jusqu'à ce que le gosse oublie qu'il était censé avoir mal. Chris était au poil pour ça. Parce que c'était un vrai dur"(p. 364).. Chris a su construire des comportements de compréhension et de solidarité opposés aux formes de violence qu'il a jadis subies.
C'est de ce remarquable progrès sur lui-même que, dérision, il mourra. Chris périra tragiquement, victime à la fois de sa volonté et de son pacifisme: dans une file d'attente, au restaurant, il s'inter
pose entre deux hommes qui se querellent et meurt d'un coup de couteau qui lui est porté à la gorge.


Nous venons de vivre quelques instants avec deux jeunes en formation, l'un défavorisé par son milieu, l'autre partant avec une avance sociale considérable. Dans les deux cas, un problème identique se pose, même si le contexte sociologique est complètement différent. Il s'agit de la difficulté de se définir soi-même.
On ne peut se juger qu'en fonction des valeurs du groupe social, ou alors en s'affirmant selon ses sentiments ou les valeurs qu'on a choisies: se conformer ou s'émanciper. Apprécier les gens ou les choses en fonction des normes de la société dans laquelle on vit est facile: il n'y a qu'à se laisser aller, et tout concourt autour de soi à renforcer cette tentation. Ou alors, il faut inventer ses propres valeurs, déterminer ce qui est souhaitable ou non dans sa façon de se comporter et d'exister. Dans le premier cas, c'est l'immobilisme individuel et social. Dans le second cas, c'est la possibilité d'un progrès et la perspective risquée d'un autre épanouissement.
C'est ce risque qui est est couru par les jeunes des deux exemples examinés: Chris n'acceptera pas la déchéance qui l'attend. Il refusera d'être contaminé par son voisinage familial qui le contraint dans l'immédiat. Il conseille d'abord à son copain Gordon Lachance, futur écrivain, de continuer ses études
10. Et dès qu'il le peut, bien qu'il soit sans illusion sur les sentiments que lui portent les professeurs, il reprend les siennes, et réussit. Réussite relative, mais il était parti de bien bas.
Il est intéressant de constater que la révolte de Sue ne porte pas sur des détails d'apparence ou des rites comportementaux, qui ne sont pas essentiels et n'ont aucune valeur personnelle. Il ne s'agit pas d'un anti-conformisme générant par esprit d'opposition une nouvelle mode, amenant un autre conformisme aussi contraignant et similaire dans sa nature que le précédent. Sue prend conscience en profondeur de l'absence de valeurs fondamentales de certaines attitudes ou comportements d'aliénation
Sue avait tout entre les mains -du moins selon les critères du groupe social où elle se trouve. Mais plutôt que de s'adapter de façon routinière, elle a préféré réajuster ses attitudes, ses projets et ses valeurs et réaliser une vie choisie plutôt que subie. Entre l'état final, -un «produit» scolaire et social souhaité par son entourage- et ses nouvelles aspirations, la différence est trop grande. Et elle préfère, en acceptant son désarroi et le déséquilibrage de sa vie, remplacer ses conventions d'existence par des convictions personnelles, quel que soit le prix qu'il lui faudra payer. Elle en sortira brisée.
Chris, lui, a chèrement payé sa conversion: issu d'un milieu de violence, il avait choisi des valeurs de paix. Sorte de saint laïque ignoré, il en mourra.

La maîtrise des compétences.

Suivant les fonctions ou les métiers, la maîtrise ne s'exerce pas que dans un cadre matériel: elle peut aussi comporter des formes sociales et des responsabilités particulières, quand elle touche l'argent ou la politique.

Bill Norton11.

Des types sur qui on peut compter.

La cinquantaine solide, il est premier conseiller municipal de Salem. Il a quitté le lycée avec la permission paternelle pour entrer dans la marine. Il a fait son chemin depuis, "à force de volonté et d'énergie"(p. 71), réussissant même à obtenir à vingt-quatre ans son diplôme de fin d'études en passant un test d'équivalence. Mais ce n'est pas le réaliste borné qui méprise les intellectuels à priori sous le prétexte qu'il a réussi sans faire d'études normales. Il se méfie cependant des «loulous», étudiants des Beaux-Arts que ramène parfois sa fille Susan de ses cours: "Ce n'était pas leur façon de s'habiller ou leurs cheveux qui l'irritaient, c'était le fait qu'ils n'avaient pas l'air de types sur qui on pouvait compter"(p. 71).

De la bonne ouvrage.

Direct: "Faut bien que je dise ce que je pense, Susie chérie"(p. 71). Ferme: "Il s'était hissé à la force du poignet jusqu'à la position qu'il occupait maintenant au syndicat des dockers de Portand et quand il serrait la main de quelqu'un, c'était du solide"(p. 72). Il est vivant, amateur de la bière dont le loulou ne veut pas: "Son précieux petit cerveau risquait de ne pas résister à l'ingestion d'une boisson aussi commune"(p. 72). Il apprécie d'autant plus pour cela le jeune romancier Ben, qui s'envoie gaillardement sa bière en rotant de satisfaction. Adroit, il a construit lui-même sa véranda et le barbecue "en briques de forme fonctionnelle et visiblement réalisé par quelqu'un qui savait travailler de ses mains.
- C'est moi qui l'ai fait, dit Bill. C'est de la bonne construction"
(p. 73).

Kenny Guilder12.

Un homme bon.

Il est trésorier dans une petite entreprise. En plus de son travail, il "calcule aussi leurs impôts, pour des gens"(p. 58). Il s'est occupé autrefois des finances de la plus grosse entreprise d'architectes de la ville, mais il a eu une crise cardiaque et s'est trouvé un travail plus reposant. "C'est un homme bon". Il fait preuve d'une grande compréhension de sa famille. Son violon d'Ingres est de fabriquer dans son atelier des jouets, ours en peluche, petits théâtres de poupées, boîtes à outils, mais surtout des objets en bois: il les donne à son entourage et à l'Armée du Salut: "Celle-ci lui avait même décerné trois prix trois années de suite, mais mon père les cachait dans un tiroir"(p. 273). Jusqu'à la guerre du Viêt-nam, il a confectionné des soldats "par bataillons entiers, mais depuis cinq ans, ils avaient disparu de son établi"(p. 274).

Ne pas être un truand.

Il explique à Dennis les dessous de certaines entreprises commerciales comme celle de Darnell, pour lequel il a naguère travaillé: "Des sommes en espèces ne cessaient de rentrer dans sa caisse. de grosses sommes, d'origine douteuse", à mettre au compte d'entreprises-bidon. Il a expliqué à Darnell que, "professionnellement, il courrait de gros risques si les inspecteurs des impôts fourraient leur nez dans ses comptes"(p. 88) et lui a signalé qu'il ne désirait plus continuer à travailler avec lui.
"
Il s'est mis à «danser», comme on dit dans ma profession. Ça commence quand le type vous demande si vous êtes content de votre boulot, si vous gagnez assez"et ça se termine par des propositions plus ou moins nettes: "Après que le type a trouvé quel est le genre de charge financière dont vous aimeriez être soulagé, il vous demande ce qui vous ferait plaisir. Une Cadillac, par exemple, une maison de campagne, ou bien un bateau"(p. 88). Dennis a toujours connu son père amateur d'un bateau: "Deux ou trois fois, l'été, nous étions allés sur les bords des lacs de la région, et il s'était informé du prix des plus petits yachts. J'avais vu une sorte de regret dans ses yeux; maintenant, je comprenais mieux pourquoi. C'était bien au-dessus de ses moyens"(p. 88).
Dennis demande à son père pourquoi il a refusé les propositions tentantes de Darnell. Son père lui parle des risques financiers et judiciaires, et lui dit:"
Je ne suis pas un truand (...). J'aurais pu prendre le fric mais... (toux)... ç'aurait été mal!"(p. 89).

Qu'il s'agisse d'un être humain ou d'un objet construit, l'exigence est la même: le produit doit être de bon aloi et on doit pouvoir compter dessus. L'intellectuel n'est méprisé13 par le manuel Bill que dès l'instant où il n'est pas fiable, de même qu'une fabrication ratée. Ce n'est pas l'intellectuel que Bill méprise -lui-même a fait quelques études positives-, mais l'esprit faux qui se met en marge des réalités, les refuse ou les fuit. Effort, efficacité, souci du travail bien fait, la gratification est la satisfaction de l'oeuvre réussie, sans les illusions de constructions intellectuelles chimériques.
Même satisfaction de la belle ouvrage sur le plan financier par le technicien des comptes: faire bien son travail, ce n'est pas seulement aligner correctement chiffres et bilans, c'est aussi refuser les compromissions illégales -ou immorales- et rester propre, même au prix de sacrifice de ses désirs les plus chers.

La conquête de son destin.

Un des apports les plus populaires de Sartre, c'est que l'existence précède l'essence14: l'homme est un être qui existe d'abord (existence) et qui doit ensuite se définir par sa démarche humaine. Autrement dit, l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait (et non pas par ce qu'il est, ou s'est naguère fait): il aurait alors échangé son essence qui est devenir contre une existence morte et pétrifiée15. L'homme est voué à constamment se faire.
Avoir sa dignité, se construire, se prendre en charge, assumer ses responsabilités et accepter de réparer les conséquences de ses actions: ces comportements ont déjà été partiellement observés dans les monographies précédentes. Nous allons compléter ces observations avec d'autres personnages capables de gérer leur destinées, Sandra et Andy.

 


Sandra Stansfield16.

Se fier d'abord à soi-même.

Vingt-huit ans, blonde, mince, d'une "beauté austère au point d'en être rebutante"(p. 481), elle vient consulter. Le récit se passe en 1937.
Elle a donné un faux nom au secrétariat et elle s'en explique sans détours: "
Vous avez besoin d'un nom pour votre formulaire (...). Alors, voici un nom; mais plutôt que de me fier à l'éthique professionnelle d'un homme que je ne connais pas, je me fie à moi-même"(p. 482).
Elle apprend sans surprise qu'elle est enceinte de deux mois. Elle n'est pas mariée, ce qui posait problème avant la guerre, quand une femme enceinte hors mariage était considérée comme "
une traînée aux yeux du monde et bien souvent à ses propres yeux"(p. 484). Elle surprend le médecin: "J'aimais l'honnêteté avec laquelle elle traitait un problème qui aurait fait verser à quatre-vingt dix femmes sur cent des larmes ineptes et sans dignité, terrifiées qu'elles seraient par le cycle vital de leur corps, si honteuse de leur situation que cela leur rendrait impossible de s'y préparer avec raison"(p. 484). Elle veut garder son bébé.

Ne pas se laisser aller.

Elle est pauvre mais elle tient à payer comptant l'ensemble des frais d'accouchement lors de la première visite (alors que, dit la secrétaire, faire payer des personnes «respectables» est parfois un problème). Elle prend en mains l'organisation de son accouchement, y compris les frais d'hospitalisation. Le docteur pense qu'elle a "des tripes". Sa secrétaire lui répond: "Des tripes? Je ne sais pas, docteur. Mais elle sait ce qu'elle veut, celle-là. Elle le sait vraiment"(p. 488).
Pour payer son accouchement, elle travaille comme vendeuse dans un magasin jusqu'au moment où on remarquera sa situation: "
Le choc de se voir servir par une femme enceinte sans alliance pourrait leur [aux clientes] défriser leurs cheveux"(p. 489). Les larmes lui viennent aux yeux: "Elles ont failli déborder, et elle les a ravalées d'un battement de paupières. Ses lèvres se sont serrées... puis se sont distendues. Elle a tout simplement décidé qu'elle n'allait pas se laisser aller... et cela ne s'est pas produit"(p. 490).

Prendre sa vie en mains.

Elle adhère à la méthode d'accouchement que lui propose son médecin, précurseur des méthodes d'accouchement sans douleur en vogue vingt ans plus tard, mais alors discutées: "C'était le genre de femmes pour qui la méthode avait été inventée (...). Il y a des millions d'hommes et de femmes dociles de par le monde, et parmi eux des gens très bien. Mais il y en a d'autres qui n'ont de cesse de prendre leur vie en main, et Melle Stansfield était de ceux-là"(p. 497).
Licenciée par sa patronne, elle s'achète une alliance pour ne pas perdre son logement. Et même dans son désarroi, elle a le courage de regarder la réalité sans illusions et d'ironiser sur la triste hypocrisie humaine: "
Quand j'entends les cyniques dire que l'ère de la magie et des miracles est derrière nous, docteur, je saurai qu'ils se trompent, n'est-ce pas? Si une bague achetée deux dollars chez un prêteur sur gages peut effacer instantanément le sceau de la bâtardise et du libertinage, comment appeler cela autrement que de la magie?"(p. 501).

Andy Dufresne17.

Continuer à vivre.

Condamné à perpétuité pour le meurtre de sa femme et de son amant, meurtre qu'il n'a pas commis, Andy, trente ans, vice-président du service financier d'une grande banque, connaît la prison.
Il n'est pas accablé que par l'injustice. Il est rudoyé, violé: "
Malgré les problèmes qu'il avait, il continuait à vivre. Il y en a des milliers qui ne le font pas, ne le veulent pas, et beaucoup ne sont pas en prison, en plus"(p. 32). Marqué par les coups, le visage tuméfié, il garde "les mains propres et nettes, les ongles bien taillés"(p. 32).et le "sentiment de sa propre valeur (...). Une sorte de lumière intérieure qu'il trimballait avec lui"(p. 50). Des années plus tard, "ses yeux n'étaient pas éteints. Sa démarche n'est pas devenue celle des hommes qui rentrent à la fin de la journée, quand ils regagnent leur cellule pour une nuit interminable (..). Il se tenait droit et marchait toujours d'un pas léger"(p. 75).

Ce dont un homme est capable, avec la volonté.

Tout en préparant interminablement son évasion, il fait de jolies choses avec des pierres ramassées dans la cour, qu'il taille et polit. Il en donne à un prisonnier qui lui a rendu un service: "Combien de temps avait-il fallu pour ces deux oeuvres? Des heures et des heures après l'extinction des feux, j'en étais sûr"(p. 41). "En les regardant, je ressentais la chaleur que ressent n'importe quel homme ou femme en voyant un bel objet, une chose fabriquée et travaillée -c'est ce qui nous distingue des animaux, je crois- et je ressentais aussi autre chose. Une sorte de respect admiratif devant l'obstination massive de cet homme"(p. 41). "Je les ai toujours, je les examine de temps en temps et je pense à ce dont un homme est capable, avec le temps et la volonté de s'en servir"(p. 75).

Ce n'est pas un bout de papier qui fait un homme.

A la prison, il s'est fait un vrai copain, un débrouillard qui a réussi à lui procurer diverses choses plus ou moins interdites. Il lui propose de le rejoindre après son évasion. Le copain refuse, parce qu'il pense qu'il ne pourra pas s'en tirer à l'extérieur. "Je suis un mec intégré à la prison, comme on dit. Ici je suis celui qui peut tout trouver, ouais. Mais dehors n'importe qui peut le faire.
- Tu te sous-estimes, a-t-il dit. Tu es un autodidacte, un self made man. Un type assez remarquable, à mon avis.
- Bon Dieu, je n'ai même pas le bac.
- Je sais. Mais ce n'est pas un bout de papier qui suffit à faire un homme"
(p. 82).

Se préparer au pire.

Après vingt ans de prison, prêt à s'évader après avoir créé une bibliothèque modèle et rendu aux autres de multiples services, il donne l'explication de son comportement: "Il n'y a que deux types d'hommes au monde face aux vrais emmerdements". Il prend l'exemple d'un homme qui possède des oeuvres d'art rares et précieuses dans sa maison menacée par un cyclone. Il peut ne rien faire tout en recherchant des consolations: le cyclone passera à côté, il est assuré. Mais il y a une autre attitude: être convaincu que "le cyclone va foncer en plein milieu de sa maison. Si la météo dit que le cyclone a changé de cap, ce type est sûr qu'il va changer à nouveau et revenir droit sur lui. Ce genre d'homme sait qu'on peut toujours avoir de l'espoir tant qu'on est préparé au pire"18(p. 78).

En avoir ou non.

Un nouveau directeur, Norton, entre en conflit avec lui et le condamne à de nombreux mois de mitard. Leur conflit dure plusieurs années. Mais l'évasion réussie d'Andy l'oblige à donner sa démission: "Norton (...) va chaque dimanche au temple baptiste et se demande toujours comment diable Andy a pu avoir raison de lui.
J'aurais pu lui dire, la réponse à cette question est la simplicité même. Certains en ont, Sam. Certains n'en ont pas et n'en auront jamais"
(p. 93).

Ne pas perdre de vue ses bonnes intentions.

Pour survivre, Andy a dû composer. Bibliothécaire, il lui a fallu se livrer à des combines financières douteuses pour garder son statut, du gardien de base au directeur. Il est conscient de l'ambiguïté de son comportement: "La frontière est imprécise. Ça revient à dire qu'il y a des gens qui se refusent absolument à se salir les mains. On les appelle des saints, les pigeons se posent sur leurs épaules et chient sur leur chemise. L'autre extrême c'est de se plonger dans la merde et de fourguer n'importe quelle saloperie pour du fric -des flingues, des crans d'arrêt, de l'héro (...). Il y a une troisième voie. Entre rester blancs comme neige et se vautrer dans la boue (...). On évalue son trajet dans la porcherie d'après ce que ça vous rapporte. On choisit le moindre des deux maux et on essaie de ne pas perdre de vue ses bonnes intentions"(p. 54/5).
C'est ce qu'il a essayé de faire. Bien sûr, il a blanchi de l'argent mal gagné par d'autres qui trafiquaient même de la drogue: "
Mais j'ai aussi la bibliothèque et je connais deux douzaines de gars qui s'en sont servis pour passer l'examen d'entrée à l'université. Peut-être qu'en sortant d'ici ils seront capables de se traîner hors du fumier"(p. 55).

Le point commun des deux cas analysés est la continuité et la cohérence des comportements, ainsi que la persévérance pour surmonter les obstacles. Dans le cas particulier de Sandra, on peut noter -comme plus haut pour John Delavan- la revendication de la responsabilité de son erreur et la prise en charge de ses conséquences, puis l'adoption d'une ligne de conduite en rapport avec ses propres valeurs.
Pour Andy, l'inventaire de ses qualités risque d'être long: il admet les limites de ses possibilités à l'intérieur de la prison
19, se sent contraint par des nécessités pesantes sans que ce soit prétexte à démission. Sa tolérance à l'insécurité et à la frustration est grande. Il accepte la contrainte quand il ne peut rien contre elle, à charge pour lui de la contourner avec intelligence dès que c'est possible. Il résiste habilement à la pression pénitentiaire et à l'hypocrite arbitraire directorial. Il est capable de remettre à un avenir indéterminé la satisfaction de ses désirs. Et tout en assumant son destin, il fait profiter les autres prisonniers de ses compétences.

La tâche de formation.

Bon nombre d'enseignants se limitent à être des distributeurs de connaissances et des fonctionnaires de l'évaluation. Socialement, on ne leur demande rien d'autre. Mais la fonction éducative est une entreprise trop fondamentale pour être abordée sans autres qualités, celles qui différencient l'enseignant conformiste et reproducteur de celui qui assume pleinement son rôle d'épanouissement.
De même les parents ne sont pas toujours les modèles qu'ils cherchent à présenter à leur progéniture. Expliquer ses erreurs ne peut que favoriser la compréhension familiale
.

Rita Desjardin20.

Évaluer ses actes.

Désemparée -elle vient d'avoir ses règles pour la première fois dans les douches et a été l'objet des brimades de ses camarades-, Carrie craque. Pour mettre fin à sa crise hystérique, Miss Desjardin, professeur de gymnastique, jeune, short d'une blancheur éblouissante, musculature discrète, la gifle sans ménagement (p. 20). Puis, devant la réaction désemparée de Carrie, elle lui explique ce qui lui arrive et ce qu'il faut faire. Elle l'aide même à mettre en place sa serviette et sa culotte (p. 24).
En présence du sous-directeur Morton, elle reconnaît l'insuffisance de son comportement avec Carrie et les responsables de la classe, qu'elle a mises à la porte le jour de l'incident sans explications: "
J'ai peur de m'en être assez mal tirée, Morty, mais je ne comprenais pas ce qui se passait"(p. 28).

Est-ce que cela vous arrive de penser?

Pendant tout le week-end, Rita "n'avait pu effacer de son esprit l'image de Carrie (...) et sa propre réaction d'écoeurement et de colère"(p. 76). Le lundi, elle affronte les élèves, notamment l'une d'elles, particulièrement difficile, qu'elle empêche de sortir et projette contre un placard, à sa grande colère. Et elle leur fait la leçon: "Je veux simplement que vous sachiez toutes que, vendredi, vous avez fait une saloperie, une véritable saloperie"(p. 77). Et elle leur inflige une semaine de retenue en ajoutant: "Y en a-t-il une parmi vous qui ait pensé un instant que Carrie pouvait éprouver des sentiments?. Est-ce que cela vous arrive seulement de penser?"(p. 77).

Tenter de comprendre.

Et plus tard, elle parle gentiment et sincèrement à Carrie, relatant ses propres expériences de jeune fille pour la mettre à l'aise (p. 177). Après la tragédie, cohérente avec elle-même, Rita Desjardin donne sa démission: "Je préfèrerais mettre fin à mes jours plutôt que d'enseigner à nouveau. Chaque nuit une pensée ne cesse de m'obséder: si seulement j'avais tenté de comprendre cette fille, si seulement, si seulement... " (p. 275).

Matthew Burke21.

Faire en s'y donnant tout entier.

Il a dépassé la soixantaine et enseigne au lycée depuis quarante ans: "Il avait parcouru en long et en large la langue anglaise, comme un vieux marin solitaire et infatigable"(p. 70). Négligeant certains aspects matériels de la réalité, comme noyer ou caler le moteur de sa vieille Chevrolet qui roule en septembre avec ses pneus-neige de l'hiver précédent. Il aime son travail et prend encore plaisir à enseigner. Peu doué pour la discipline, il n'a jamais -avec lucidité- souhaité avancer dans l'administration: "Comment un rêveur comme lui aurait-il pu exercer valablement la fonction de censeur?"(p. 69).
Les chahuts ne lui font pas peur: "
Ses élèves n'avaient ni culte ni passion pour lui. Nombre d'entre eux le respectaient et une petite minorité avait appris de lui que ce qui comptait, ce n'était pas tellement la chose qu'on faisait, qui pouvait être très modeste ou même très bizarre, c'était de la faire en s'y donnant tout entier"(p. 70).
Jamais marié, sans famille -le dernier grand choc émotif de sa vie étale a été la mort de sa mère quand il avait cinquante ans-, il a organisé son petit intérieur "
d'une propreté scrupuleuse"(p. 159) et fait sa cuisine. Il y reçoit l'écrivain Ben -"on est vite de plain-pied avec lui"(p. 159)-, dont il a apprécié le livre que les critiques n'ont pas aimé. Lui-même pensait écrire, mais y a renoncé: "Il me manquait l'ingrédient vital. Le talent"(p. 128).

La peur pour les autres.

Il suit ses élèves devenus adultes. De la serveuse d'un bar où il se trouve avec Ben, il dit: "J'ai eu Jackie au lycée. Promotion 71. Sa mère était de la 51"(p. 127). Toujours atteint par le destin tragique de ses élèves, il peut citer le nom des morts à la guerre, d'accidents, de la drogue ou du suicide. Il n'hésite pas à héberger chez lui un ancien élève malade qu'il a rencontré au bar (p. 164). Quand plus tard il tentera, avec Ben et d'autres, de sauver la communauté du fléau qui la menace, il pourra affirmer: "Je ne dis pas cela parce que je crains pour ma vie, Ben, croyez-le bien (...). Non, j'ai peur pour la ville"(p. 339).

Ne pas se limiter à une vie intellectuelle académique.

Il n'a pas été borné par une seule "vie intellectuelle académique"(p. 293). Il fait preuve d'ouverture d'esprit en dépit de sa vie tranquille. Il a tâté de la marijuana22: "L'herbe n'est pas un problème à mon avis et c'est aussi l'avis de l'administration quand ces messieurs ont quelques verres dans le nez et s'expriment franchement. Je sais pertinemment que notre conseiller pédagogique, par exemple, un des meilleurs qui soient, n'a pas peur de fumer un joint avant d'aller au cinéma. Moi aussi, j'ai essayé. Ça me fait un effet épatant, mais après j'ai des brûlures d'estomac"(p. 158). Mais il est contre les drogues dures: "La drogue, la vraie, celle qui ne pardonne pas"(p. 164).
De même, il acceptera la suggestion que des vampires prennent possession de Salem: "
Je me suis toujours refusé à émettre la moindre hypothèse sans l'étayer par une argumentation et des références indiscutables, et aujourd'hui, pour la deuxième fois, je suis obligé d'avancer des affirmations proprement insensées, sans pouvoir vous fournir la mondre preuve"(p. 293).

John Delavan23.

Admettre le compromis.

Assistant-géomètre, marié, deux enfants, la rigueur même. Du moins paraît-il tel à son fils de quinze ans, Kevin, jusqu'au moment où il apprend que son père a jadis gravement menti à sa mère. Le père est contraint aux explications: "Ta mère ignore tout de l'affaire.
Je ne le lui dirai pas.
- Ne dis pas ça, répondit vivement le père. Ne t'embarque jamais dans ce chemin, sans quoi tu ne pourras jamais t'arrêter.
- Mais tu as dit que tu ne lui avais jamais-
[menti]
- Non je ne lui ai jamais dit (...). Elle ne m'a jamais posé de questions, et je ne lui ai jamais dit. Si elle ne pose pas la question, tu n'auras pas à lui répondre"(p. 300).
Kevin trouve
"tordu"ce comportement. Son père lui explique qu'à la suite d'un pari, il a dû rembourser un usurier dans des conditions difficiles. A l'époque, couple sans argent, "même pas un pot pour pisser dedans"(p. 304), avouer sa bêtise à sa femme aurait pu compromettre son mariage: "Peu importe qu'on s'aime à la folie, un tel mariage est comme un cheval de bât trop chargé, et toi tu sais qu'il peut trébucher à tout instant, voire même tomber par terre, raide mort, si tout se met à dérailler au mauvais moment"(p. 304). Entre avouer une erreur grave, susceptible de compromettre un mariage auquel il tenait, alors que sa femme ne lui demandait rien, et se taire, il a choisi la solution qui lui paraissait la meilleure: "C'est comme ça que ça se passe. Si la question est jamais soulevée, il faudra le lui dire. Nous devons le lui dire. Sinon rien. C'est simplement la façon de faire, dans le monde des adultes. Ça paraît un peu foireux, et parfois c'est complètement foireux, mais c'est comme ça. Es-tu capable de vivre avec?"(p. 300).

Payer ses erreurs quel qu'en soit le prix.

Épouvanté par sa bêtise, vomissant de contrariété, il va trouver un usurier avant même que soit connue l'issue de son pari. Celui-ci perdu, il prend un deuxième emploi complémentaire du sien, conduisant une presse dans une usine à papier, abattant ses seize heures par jour: "C'était un boulot dangereux (...). J'ai vu un homme laisser une main sous un rouleau, une fois"(p. 307). Il ramasse des bouteilles consignées, il cesse de fumer et après de longs mois, finit de rembourser.
Kevin est émerveillé de voir son père lui confier cette erreur de jeunesse: "
Son père, jeune, avait fait quelque chose de spectaculairement stupide, comme (...) il lui arriverait peut-être de le faire, le jour où il serait lâché dans la nature"(p. 302) et comprend ce qu'elle lui a coûté.
Et qu'a pensé l'usurier de son comportement? "
Les hommes comme John Delevan étaient (...) comme une bonne portion de poulet frit (...). Delevan s'était comporté autrefois à peine mieux qu'un gosse lui-même"(p. 325). L'usurier pense en effet que, la faute avouée, sa femme aurait pu trouver de l'aide auprès de sa tante riche.et qu'après quelque temps, les choses se seraient tassées: "Non seulement il n'avait pas envisagé cette solution, mais elle ne lui était même pas venue à l'esprit"(p. 325). Mais John, qui tenait à sa dignité, l'a conservée en payant le prix qu'il fallait.
"
Ainsi va le monde, Kev. De toute façon, on claque tous à la fin"(p. 506).

Prise par l'urgence de la situation, Rita a d'abord réagi de manière routinière et aveugle. Mais elle a suffisamment de réflexion et de contrôle pour comprendre ce que sa relation éducative a d'insuffisant: elle ne cherche pas d'excuses, elle veut assumer.
Quand elle demande à ses élèves si elles pensent -et ce n'est pas, bien sûr, de pensée opératoire, tournée vers la simple intégration des connaissances qu'il s'agit-, elle veut faciliter le parcours de celles qui pourront devenir des Sue: la vie n'est pas qu'intellectualité, elle est aussi compréhension affective. L'acceptation des autres est la première condition d'une société ouverte. Comme King, qui dit s'efforcer à "
célébrer ce qu'il y a de positif dans notre vie; le courage, l'amitié et l'amour dans un monde qui en semble dépourvu"24.

Matthew a renoncé pour sa part aux conventions sociales sans intérêt formateur. Pour lui, l'essentiel n'est pas la qualité intrinsèque de l'instruction, ce qu'apprend l'élève, mais la manière dont il se transforme. Plutôt qu'accumuler des connaissances mortes, mieux vaut faire naître la passion qui nourrit. Eveiller les esprits plutôt que les remplir.
Sans illusion sur son efficacité mesurée à l'aune traditionnelle, il a une action qui dépasse l'acte momentané d'enseignement et qui s'ouvre au sort des éduqués pendant leur vie entière. C'est l'intérêt porté aux autres qui va l'entraîner à essayer de sauver la communauté. Son souci du collectif va bien au-delà du seuil de sa classe.
Il a gardé une pensée suffisamment souple et éloignée des dogmatismes pour intégrer des faits nouveaux et adapter sa ligne de conduite en fonction des réalités modifiées. Que King lie cette ouverture d'esprit à des phénomènes paranormaux, c'est évident
25. Si on peut contester ici le phénomène nouveau que son esprit doit intégrer (les vampires), on ne peut pas faire l'impasse sur la recherche par un esprit ouvert d'une hypothèse explicative inhabituelle pour comprendre des réalités dérangeantes.

Enfin John Delavan
26 est admirable par sa lucidité à l'égard d'une réalité qui lui est déplaisante comme dans sa façon gênée d'expliquer à son fils que chacun commet des erreurs, qu'il faut s'affairer à les réparer sans attendre une contrainte sociale hypothétique ou une catastrophe affective. Sans donner le change, il lui montre que vivre, c'est établir des compromis lucides (et non des compromissions inavouables). Équilibrer les interdits théoriques par l'adaptation de sa ligne de conduite aux réalités et la douloureuse nécessité du choix est la façon d'assumer la dignité humaine.

 

Annexe.

RÉCAPITULATIF DES QUALITÉS

DE QUELQUES HOMMES POSITIFS.

 

1. DEVENIR ADULTE.

Sue Snell.

Accepter la sanction méritée.
Ne pas blesser les autres.
Ne pas se conformer aux autres.
Ne pas devenir un produit standard.

Chris Chambers.

Ne pas se laisser tirer vers le bas.
Faire la paix.

2. LA MAÎTRISE DES COMPÉTENCES.

Bill Norton.

Des types sur qui on peut compter.
De la bonne ouvrage.

Kenny Guilder.

Un homme bon.
Ne pas être un truand.

3. LA CONQUÊTE DE SON DESTIN.

Sandra Stansfield.

Se fier d'abord à soi-même.
Ne pas se laisser aller.
Prendre sa vie en main.

Andy Dufresne.

Continuer à vivre.
Ce dont un homme est capable, avec la volonté.
Ce n'est pas un bout de papier qui fait un homme.
Se préparer au pire.
En avoir.
Ne pas perdre de vue ses bonnes intentions.

 

4. LA TÂCHE DE FORMATION.

Rita Desjardin.

Évaluer ses actes.
Est-ce que cela vous arrive de penser?
Tenter de comprendre.

Matthew Burke.

Faire en s'y donnant tout entier.
La peur pour les autres.
Ne pas se borner à une vie intellectuelle académique.

John Delavan.

Admettre le compromis.
Payer ses erreurs quel qu'en soit le prix.

 

Dans la seconde partie de cet article, vous trouverez d'autres hommes et femmes positifs:

 

5. LA NÉCESSAIRE SOLIDARITÉ.

Ruth McCausland.

Progresser dans ce qu'on fait.
Se rendre utile.
Tout se résume à la confiance.
Le bonheur, l'opposé de la tristesse, de l'amertume et de la haine.

Anna Stevenson.

Vous pouvez être libre.
L'obligation morale d'aider.

Paul Edgecombe.

A défaut de se faire aimer, on ne se faisait pas détester.
On est tous responsables.
C'est comme ça tous les jours, partout dans le monde.
S'y atteler même si c'est douloureux.
On l'a fait du mieux qu'on a pu.

6. LA LUTTE CONTRE L'ARBITRAIRE
DES POUVOIRS POLITIQUES.

Stu Redman et Frannie Goldsmith.

Notre foutue conscience.
Les hommes ne sont pas des pions.
Ne pas créer un monde fou.

Irv Manders.

Lutter contre l'arbitraire.
Faire appliquer les lois.

Andy Mac Gee.

Il y a de bonnes mauvaises actions.
Faire de son mieux.

Johnny Smith.

Le refus d'être le fossoyeur des rêves.
Faire bouger le monde.
Faire pour le mieux.
Tuer l'inhumain s'il le faut.

 

Roland Ernould © 1997. Armentières, le 12 novembre 1997. Réactualisé et augmenté en mai 1999

Notes :

1 FOUR PAST MIDNIGHT 1990, éd. fr. MINUIT 2 MINUIT 4, Albin Michel 1991, 4-The Sun Dog, Le molosse surgi du soleil, p. 250.

2 Un relevé en a été fait par Lou Van Hille dans son étude LA TOUR SOMBRE, En Attendant WIZARD AND GLASS, Steve's Rag hors-série n°4, avril 1997.

3 On comprend pourquoi King a voulu détruire Castle Rock, dit Jacques Van Herp: "ville entière à la limite de la crétinerie et du déséquilibre, une galerie de tarés examinés à la loupe déformante. Un univers rassemblant des pères incestueux ou tortionnaires, des brutes, des demeurés, des tarés de toutes espèces, une dégénérescence à la Lovecraft, mais sans difformités physiques, tout est mental (...). L'ensemble peut être effrayant ou repoussant, mais il colle étroitement à une certaine réalité sociologique révélée par les feuilletons et les téléfims américains", in Le Fantastique chez Stephen King, KING, Les Dossiers de Phénix 2, éd. Lefrancq, Bruxelles 1995, p. 115.

4 "Une énorme indifférence,pimentée de temps en temps d'une mauvaise action involontaire, ou pis encore, d'une mauvaise action consciemment accomplie", in 'SALEM'S LOT 1975, éd. fr. SALEM, Lattès 1981, p. 130.

5 DANSE MACABRE 1981, éd. fr.: tome.1. ANATOMIE DE L'HORREUR , éd. du Rocher 1995; tome 2. PAGES NOIRES ,éd. du Rocher 1996. Exemple: "Il est totalement négatif, dénué de toute qualité rédemptrice, le Monstre absolu. C'est un être rusé, vindicatif, égocentrique, prêt à commettre toutes les bassesses pour arriver à ses fins. Il éveille l'animal en chacun de nous", in ANATOMIE, op. cit., p. 32. On trouvera d'autres citations dans la suite de l'étude.

6 In PAGES NOIRES, op. cité, p. 116.

7 THE SHINING 1977, éd. fr. SHINING L'ENFANT-LUMIERE, Lattès 1979.

8 CARRIE 1974, éd. fr. CARRIE, Albin Michel 1994.

9 DIFFERENT SEASONS 1982, éd. fr DIFFERENTES SAISONS, Albin Michel 1986, 3. The Body, Le corps.

10 Sur ce sujet, voir mon étude KING TRIVIAL,. in Steve's Rag.

11 'SALEM'S LOT, op. cit.

12 CHRISTINE 1983, éd. fr. Albin Michel 1984.

13 Sur les relations vécues entre les manuels et les «pédés», surnom donné aux intellectuels, voir KING TRIVIAL, § 4.5., article cité.

14 Jean-Paul Sartre, L'EXISTENTIALISME EST UN HUMANISME, Nagel éd., 1946.

15 In LA NAUSÉE, Gallimard 1938.

16 DIFFERENT SEASONS, op. cit., 4. The Breathing Method, La méthode respiratoire.

17 DIFFERENT SEASONS, op. cit., 1. Rita Hayworth and Shawshank Redemption, Rita Hayworth et la rédemption de Shawshank.

18 Autre rédaction d'une sentence maternelle: "Plus prosaïquement et comme disait ma mère: «Il faut s'attendre au pire et espérer le meilleur»", in PAGES NOIRES, op. cit., p. 209.

19 Pour lui, le bien et le mal ne sont pas des grandeurs opposables parfaitement l'une à l'autre. Il lui faut composer, en prenant des risques. La capacité de voir le mal en face et en accepter une part d'inévitable est ce qui nous ouvre la voie vers la réalisation d'un bien relatif.

20 CARRIE, op. cit.

21 'SALEM'S LOT, op. cit. Burton Hatlen, qui a été le professeur de King à l'université, fait la remarque suivante: "Il faut aussi prendre en compte le fait que Steve n'avait pas de père et avait tendance à rechercher un substitut paternel. L'homme le plus important pour lui fut, je crois (...) le professeur de lycée qui donna à Steve l'idée du personnage de Matt Burbe dans 'SALEM'S LOT, voir l'interview de Lou Van Hille, Steve's Rag n°12, déc. 96, p. 21.

22 Rappelons qu'à l'époque de la rédaction de 'SALEM'S LOT, King avait consommé diverses variétés de drogue. Voir George Beahm, THE STEPHEN KING COMPANION, Warner Books, éd. 1993, p. 54. La position de King à l'égard de la drogue est proche de notre ministre de l'écologie Dominique Voynet, dans sa déclaration de septembre 1997 à Charlie Hebdo.

23 FOUR PAST MIDNIGHT, op. cit., 4-The Sun Dog, Le molosse surgi du soleil.

24 In PAGES NOIRES, op. cit., p. 209.

25 Il écrit à plusieurs endroits que la véritable largeur d'esprit est d'être "ouvert à l'imaginaire et à l'autre Chose", in DANSE MACABRE. Voir sur ce sujet Benjamin Jakmakian, La volonté et/ou la foi en soi chez King: une arme, in Steve's Rag, n°16, octobre 1997.

26 Faute de place, j'ai dû laisser de côté un autre père qui réussit bien l'éducation de son fils, le fermier Hanlon et son fils Mike, in IT 1986, éd. fr. ÇA Albin Michel 1988.

2ème partie :

MONOGRAPHIES DE QUELQUES PERSONNAGES POSITIFS.

3ème partie :

LES AGENTS DE LA LUMIÈRE.

4ème partie :

ESSAI d'INTERPRÉTATION.

 

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 4 - été 1999.

 

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