|
|
|
Le Brésil est réputé pour la beauté de ses plages et le carnaval de Rio de Janeiro. Depuis le milieu des années 80, il est aussi connu chez les amateurs d'Heavy Metal pour avoir enfanté Sepultura (la tombe, en portugais), groupe nourri par la douleur et la pauvreté du pays, qui parle d'assassinats, de terrorisme et de guerre. Car le Brésil est aussi honni, pour les défenseurs des droits de l'homme, pour être le pays des massacres des Indiens d'Amazonie, l'endroit des parties de chasse contre les enfants errants, des tortures inadmissibles et des détentions abusives. Officiellement, les droits de l'homme sont respectés au Brésil, et la communauté internationale ne s'en préoccupe pas. Seuls les intéressent les pays qui troublent l'ordre du monde.
Dans ce récit qui se passe à Sao Paulo, Evangelisti raconte l'action d'un groupe d'opposants pour sauver les prisonniers politiques d'une prison construite spécialement pour eux, au nom évocateur, Sepultura. Selon l'habitude d'Eymerich, l'histoire repose sur un mélange d'éléments scientifiques et de données magiques qui viennent bouleverser le déroulement prévu.
Deux types de pratiques biologiques
interviennent, normalement utilisées à des fins
différentes, mais qui se rejoindront dans le récit pour
un résultat imprévu. Un sadique a eu l'idée,
pour éviter les évasions, d'enfermer ensemble les
politiques dans un puits, au fond duquel a été
coulé de l'«Ectoplasme» pour qu'ils ne puissent plus
bouger.Cette colle cyanocrylique1 fait partie d'un procédé utilisé
par les chirurgiens pour aider à la cicatrisation des
blessures. Mélangée à de l'élastine, elle
adhère, à bonne température, aux tissus humains
dont elle devient une sorte d'extension. Les prisonniers ont les
jambes collés par cet Ectoplasme, qui est devenu l'expansion
transpirante de leurs propres tissus. Mais dans la froideur du puits,
l'Ectoplasme se fige, contrairement à ce qui se produit
à la température du corps humain, et tous les
prisonniers sont soudés ensemble sans jamais pouvoir bouger
jusqu'à leur mort.
D'autres tortionnaires traitent les militants arrêtés au «disloqueur», pour les faire avouer. On injecte dans les veines du prisonnier un acide aminé spécial et un autre produit qui le fait agir. Les tissus musculaires se distendent alors, pour se contracter aussi rapidement. La souffrance est inimaginable, et après un certain temps, le cerveau est atteint et le torturé meurt. Mais entre temps, il a tout avoué. Le disloqueur agit sur l'élastine de l'Ectoplasme. On devine que les révolutionnaires vont chercher à utiliser le «disloqueur» pour essayer de dissoudre la colle qui les emprisonne.
Quelques-uns des
révolutionnaires, dont leur commandant, sont des Indiens
Kayovas, dont les membres de la tribu ont
préféré se donner la mort plutôt que de
subir l'invasion de leur territoire. Restés superstitieux, ils
contactent un sorcier indien d'une autre tribu pour qu'il appelle les
egum,les esprits des morts. Ces esprits du bien sont
sollicités à se manifester dans Sepultura, pour aider
l'entreprise. Inconvénient : les esprits des deux tribus ne
sont pas les mêmes, et on doit évoquer ceux qui
ressemblent le plus aux entités des Kayovas. L'esprit Exu se
manifeste, bon, mais capricieux, réputé aimant jouer
des tours. Il fait descendre Oshumare, le dieu serpent, dans le
puits.
Dans la nouvelle, ces événements se déroulent en
simultanéité, mixant deux scènes
étonnantes ; le rituel magique et son déroulement, avec
la participation nécessaire de la tribu; et dans le puits de
Sepultura, les prisonniers voient se dérouler la
cérémonie comme un film dans leur esprit, tout en
vivant les transformations subies par l'Ectoplasme. Ces scènes
déjà prenantes s'achèvent par une vision
étonnante. Les prisonniers, contrairement à ce qu'ils
prévoyaient, ne savent pas s'extraire de l'Ectoplasme, dont
ils font définitivement partie. Mais l'affreux mélange
sort du puits, magma informe hérissé de corps humains
se formant petit à petit en une chenille monstrueuse,
obéissant à l'esprit de la vengeance, balayant tout sur
son passage sur la route de Sao Paulo. Et l'un des prisonniers
indiens en mourant voit l'image d'une tribu unie, jetant
symboliquement des lances contre les ennemis à
détruire, pendant qu'une divinité, tapie dans la
forêt, bénit cette guerre sacro-sainte.
Il est intéressant de signaler
les positions des révolutionnaires du groupe. Si les anciens
Indiens sont restés proches de leurs traditions, par contre
les plus jeunes utilisent les ordinateurs et des codes secrets pour
communiquer par le web. Certains souhaiteraient même poursuivre
le combat révolutionnaire par d'autres moyens, devenir des
hackers, en désorganisant leurs adversaires par le piratage
informatique et la désorganisation de leurs réseaux.
Les plus anciens sont rétifs aux nouvelles technologies et
préfèrent utiliser les anciens moyens, qui ont fait
leurs preuves (!) pendant des millénaires.
Il faut aussi noter que, si des
révolutionnaires ne voient que leur cause, comme leur
commandant, prêt à tuer son frère qui sert le
camp adverse, les plus jeunes ont déjà des
comportements plus souples. Le frère du commandant,
entré dans la police, est maintenant devenu un des
Exterminateurs de Mauvaises Herbes qui pourchassent les jeunes
errants. Mais, par affection pour un ami d'enfance qui vient
d'être enfermé à Sepultura, et pour la tribu, il
vient en aide aux révolutionnaires et leur fournit le produit
censé favoriser leur libération. À son habitude,
Evangelisti n'hésite pas à nous montrer les
insuffisances des camps adverses, mais cependant ici avec une charge
particulièrement lourde contre la répression politique
au Brésil.
Sur le plan littéraire, c'est la deuxième fois
qu'Evangelisti utilise un motif vieux comme le monde, celui du
serpent, le maître-ver, le plus répandu des monstres
marécageux des mythologies préexistantes aux
événements de
La
Bible, où il est plusieurs
fois décrit. Parmi les maîtres du fantastique, Lovecraft
a constamment évoqué de tels monstres dans le mythe de
Cthulhu. Un autre ver se trouve dans le volume 4, Le Mystère de
l'Inquisiteur Eymerich,
où il a donné
aussi prétexte à une évocation inoubliable. Ce
ver, qui est la somme des cadavres et de leurs ténias
lancés dans un lac, continuant à vivre, se transforme
en une unique, énorme vésicule à l'horrible
vitalité, dans un développement irrésistible.
Cette vision par un adolescent d'un ver immense, diabolique et les
contorsions de ce titanesque protozoaire vermiforme, amas qui n'a ni
intelligence ni mémoire, mais porte un nom très ancien,
celui de Tanit, est vraiment originale, et la ressemblance avec le
ver suscité par le dieu-serpent Oshumare est
évidente.
Cette nouvelle brutale, concise, comporte de nombreuses images-chocs
d'un monde où la force, la cruauté et le meurtre sont
devenus des moyens d'action ordinaires, tolérés sinon
pratiqués par les états. On comprend qu'Evangelisti ait
associé son récit au groupe Sepultura, qui crie comme lui, mais dans une apocalyptique
recherche du bruit et de la fureur, la douleur et l'asservissement du
pays, et la destruction de la culture indienne.
1 La même colle est appelée cyanoacrylique dans Venom et cyanocrylique ici.
Roland Ernould © 2001
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Revue Phénix #57, mai 2002. Le dessin de couverture est de Sophie Klesen |