Notre terre est loin d'être
actuellement le paradis. On aime, on se hait, on éprouve des
sentiments positifs ou négatifs, on est heureux ou malheureux,
et tout cela fait la vie. Encore que la recherche du bonheur pousse
beaucoup d'hommes et de femmes à essayer de réduire
leurs problèmes et leurs troubles. Jadis, leurs
difficultés étaient réduites ou sublimées
à coup de religion ou d'idéologie, depuis le
XIXè siècle, les psys ont pris le relais.
Avec le même succès limité que jadis. Ce qui
frappe l'observateur qui regarde les choses avec un peu de hauteur,
c'est le nombre croissant des insatisfaits, pourtant gavés de
biens dans cette société de consommation. Le nombre de
ceux qui cherchent artificiellement le bonheur dans les drogues,
médicaments officiels, ou produits illicites, est en constante
augmentation. Les psychopathes, les
déséquilibrés sociaux sont partout, alors que
jadis ils étaient cantonnés dans des lieux
réservés. Certains font peur, comme les serial-killers,
par exemple celui qui s'appelait Zodiac, et qui écrivait des
textes comme celui-ci, mis en exergue par Evangelisti à la
partie 4 : "J'aime tuer les
gens parce que c'est bien plus drôle que de tuer des
bêtes sauvages dans la forêt. (...) Quand je
mourirai je renaîtrai au Paradi et les gens que j'ai
tués ils deviendront mes esclaves."
C'est l'équivalent de ce
Paradi que l'on trouve dans la nouvelle éponyme, récit
de science-fiction pur et dur comme Kappa, sans
intrusion de fantastique. Il est lié aux préoccupations
personnelles d'Evangelisti évidemment, notamment celle
concernant un monde futur comme celui dénoncé par le
groupe Sepultura, entre
autres dans Schizophrenia.
Parue dans l'anthologie Destination 3001,
de Silverberg et Chambon, la nouvelle montre une nouvelle approche de
la schizophrénie, le trouble mental qui régit la
conduite de son inquisiteur Eymerich, qui a toujours
intéressé et préoccupé Evangelisti.
Car bon nombre des hommes de ce temps lointain sont devenus des
schizos, sur une terre méconnaissable, contrôlée
il y a un siècle encore par la psychiatrie, mais dont le
système hospitalier s'est effondré avec la
société industrielle. Il ne reste plus qu'une
poignée d'humains sur la lune qui essaient de limiter les
dégâts sur la planète terre en lui envoyant
régulièrement des électrochocs, sous la forme
d'éclairs lancés pour calmer la population. La nouvelle
est placée d'emblée sous le signe de la psychiatrie,
dédiée à la mémoire d'Edelweiss Cotti,
antipsychiatre dont le nom m'était inconnu. Chaque division
est précédée d'une citation le plus souvent
extraite d'un livre de Nancy C. Andreasen,
(rédactrice en chef de l'American Journal of Psychiatry) The Broken Brain.
L'humanité a proliféré à tel point que
les villes se sont rejointes et qu'il n'y a plus de logements pour
tous. Plus personne ne s'occupe depuis longtemps de tout ce qui est
collectif. Seules fonctionnent encore les usines automatisées
mises en place par les génération
précédentes. La nourriture de qualité
exécrable, arrive par des distributeurs automatiques. Les
habitants vivent dans un brouillard de pollution permanent, et ne
voient plus les astres, devinent le soleil, mais ne voient plus la
lune.
Les psychiatres, ne voyant dans les
troubles mentaux que des origines génétiques ou
physiologiques l'ont jadis emporté sur les psychologues, les
psychothérapeutes et les psychanalystes, qu'ils ont
éliminés. Ils ont construit un gigantesque
système hospitalier couvrant la planète entière
pour soigner les malades avec des procédés
mécaniques (il est constamment question d'électrochocs
dans la nouvelle) chimiques ou biologiques (les pilules sont fournies
par les distributeurs avec la nourriture). Mais les choses se sont
aggravées, dans un monde de 300.000 milliards d'hommes devenu
un gigantesque hôpital psychiatrique. À la suite d'un
long conflit opposant les Schizos aux Phobiques et aux
Hystériques, le Service Mondial de la Santé s'est
effondré, et avec tout leur système hospitalier. On a
maintenant oublié les raisons du conflit, et ses
circonstances. En tous cas, ce sont les psychos (les schizos - les
schizophrènes - qui font la loi. Non pas collectivement, car
il n'y a plus d'institutions assurées, mais individuellement,
dans un environnement hostile où il est difficile de survivre
dans un monde surpeuplé et sans lois, avec les technologies
des époques passées, en passant une existence courte
sans idéologie, seulement jalonnée par les
Éclairs électrochocs, dont on ignore l'intention. Les
médecins de la lune essaient de guérir la
schizophrénie collectivement par ce moyen, faute de pouvoir
isoler les schizophrènes devenus trop nombreux.
Lilith est pratiquement l'unique personnage de la nouvelle, les
autres ne faisant que passer ou n'ayant qu'un rôle secondaire.
S'il n'y a pas de fantastique à proprement parler dans la
nouvelle, Lilith présente de l'intérêt sur un
autre plan. Il faut relier Lilith à la Kabbale, le mouvement
mystique et ésotérique juif qui a marqué le
judaïsme d'Europe et d'Orient du XIIè au XVIIè
siècle. Dans la Kabbale, un premier homme et une
première femme seraient apparus, issus de la terre, avant le
premier couple que l'on connaît, Adam et Lilith. Lilith se
voulait l'égale d'Adam, ils se querellèrent. Lilith
prononça le nom de Dieu (chose interdite chez les
Hébreux) et s'enfuit, commençant une existence
démoniaque. C'est ensuite seulement que Yahvé
créa Eve. Lilith deviendra l'ennemie d'Eve, l'instigatrice des
amours illégitimes et la perturbatrice des couples. Elle
représente les haines familiales, l'hostilité des
enfants. C'est la Lamie des Grecs croqueuse d'enfants. Lilith n'a pas
pu s'intégrer dans les cadres de l'existence humaine. Elle
ignore les relations interpersonnelles positives ou communautaires.
Elle est aussi comparée à la Lune Noire, autre
élément astrologique, qui incarne la solitude, le vide.
Celui qui est marqué de ce signe ne peut aller que vers la
désintégration. L'être marqué par la Lune
Noire, ne pouvant atteindre l'absolu, préfère renoncer
au monde, au prix de sa destruction ou de celle d'autrui.
On peut bien sûr lire la nouvelle en ignorant la puissance de
sa symbolique et suivre au premier degré Lilith,
l'héroïne d'une trentaine d'années, qui hait tout
le monde et se sait haïe par tous. Bête sauvage,
rusée, déterminée, elle est capable de dominer
n'importe qui. Sa seule façon d'entrer en contact avec les
autres est de les torturer ou les tuer. Elle se promène avec,
dans sa tenue de camouflage, une série de couteaux,
destinés chacun à des usages particuliers, certains
capables d'empoisonner. Elle domine ses sentiments - un Schizo ne
pleure jamais - pour agir avec froideur, rapidité et
détermination. Elle tue pour le plaisir son gibier, les
Hysteros et les Dépressifs, dans une société
où tous les Schizos en font autant, se tuant même entre
eux en cas d'agression. Les enfants y sont habitués
très tôt. Les notions de cruauté et de barbarie
ont disparu. Par exemple, dans la rue, Lilith tend la jambe pour
faire tomber un gamin dont un vieux veut prélever le scalp :
les hurlements de la victime scalpée vont la distraire.
À côté, un groupe de femmes font danser un
Hystérique en attendant de le brûler vif avec un bidon
d'essence. Seuls les Possédés, indifférents
à la souffrance, n'intéressent personne, sauf quand on
leur enlève un oeil comme ça, pour voir. La plupart des
schizos ont des comportements cannibalesques.
Dans ce monde où seule la violence existe, l'unique contact
humain possible ne peut s'établir que dans la violence et la
mort. Car l'amour-sentiment n'existe plus. On fait l'amour sans
sentiment. Les femmes sont tantôt violées, tantôt
consentantes. Leurs réactions sont devenues ambiguës :
Lilith analyse comme Dépressif ou Phobique le comportement
d'un Schizo qui l'a violée plusieurs fois sans éjaculer
en elle, comportement rare : car la place manque sur la
planète submergée d'une population qui n'utilise plus
de moyens contraceptifs. Elle regrette aussi le manque de
brutalité de son violeur : elle n'a pas eu
d'hémorragie...
Je ne dirai qu'un mot du récit lui-même, les
découvertes d'une mission de contrôle venue par astronef
de la lune, ce qui ne s'était pas produit de puis longtemps.
Ses assistants tués, le responsable fuit et décolle
rapidement avec Lilith à bord. C'est dans les dernières
lignes que le lecteur peut se rendre compte à quel point
Lilith est sous le signe de la Lune Noire. Alors qu'elle a une chance
de trouver une nouvelle vie sur la lune, elle ne peut résister
au désir de tuer son pilote. Elle va l'émasculer et le
laisser mourir, par besoin d'un contact humain. Le pilote hurle,
expérience voluptueuse pour Lilith qui vaut bien sa mort.
Lilith est bien la digne équivalente de la Lilith de
Le
Zohar, le livre de la Kabbale qui
en parle, et qui la présente tour à tour comme un
démon femelle, épouse de Satan, la reine de Sabba, la
grande putain de Babylone. Cette nouvelle réunit brillamment
une symbolique ancienne et un comportement moderne, et montre que les
anciennes conceptions mythiques ont un sens caché que nos
générations n'ont plus le temps de méditer.
Écrite sur un rythme très vif, avec des dialogues
très courts - les échanges sont devenus réduits
dans ce monde - , elle laisse une impression de malaise profond.
C'est une histoire , bien sûr, mais, sans tomber dans la
paranoïa, si nous n'y prenons garde, nous y courons. et
probablement avant un millénaire. Car le pire est que ce monde
effroyable est déjà là, et des auteurs comme
Poppy Z. Brite ou Thomas Harris nous
présentent des personnages contemporains semblables. La
nouvelle marque plus durablement que les romans des auteurs
précédents, dans la mesure où ils paraissent ne
traiter que des cas particuliers. Quand un tel comportement est
généralisé, inutile de se demander ce qui donne
un sens à sa vie. Attention, danger : nous courons un gros
risque en voulant le paradis.
Roland Ernould © 2001
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Revue Phénix #57, mai 2002. Le dessin de couverture est de Sophie Klesen |