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La novella est issue d'un texte très court, paru en 1997 dans quelques magazines sous le titre Fuga da Gotham City. Elle doit paraître en 2002, dans une collection de littérature générale. Evangelisti la situe parmi ses meilleures.
Il sera difficile à ceux qui
n'ont pas lu la série des Eymerich et la nouvelle Venom de bien situer les personnages qui participent à
l'action. Evangelisti n'a pas fourni un historique comme le font
certains auteurs de fantasy soucieux de ne pas bousculer leurs
lecteurs. Il précise les événements de son futur
d'oeuvre en oeuvre. Il fait confiance au lecteur pour en faire la
synthèse, mais pour qui le lit pour la première fois en
prenant connaissance de sa novella dans la revue Hauteurs, il est nécessaire de donner quelques
informations préalables à la bonne compréhension
du récit.
1. Les forces en
présence.
Euroforce et
Rache.
On sait qu'Evangelisti travaille sur
plusieurs volets historiques en synergie, et dont les
répercussions se suivent au cours de l'histoire. Certains de
ses personnages défient le temps et se retrouvent au long des
siècles. S'il est possible au lecteur de trouver des
repères dans l'histoire passée ou présente,
l'avenir appartient par contre à l'imagination
d'Evangelisti.
En 2027, année où se
situent certains événements décrits dans cette
novella, diverses forces sont en conflit en Europe et de ci de
là dans le monde (en Mauritanie ici, au Kenya dans
Venom, aussi en Asie) : l'Euroforce,
composée de la plupart des pays de la Communauté
Européenne, et la Rache. La Rache a compris le profit qu'elle
pouvait tirer des divisions ethniques et historiques des Balkans et
elle occupe maintenant la Balkanie (ce qui explique le coup de
téléphone passé par le général
Volgenik à son supérieur Selerum, qui se trouve au
quartier général de Skopje). Elle a mis en place une
forme d'empire fédéral, subdivisé en fiefs
dirigés par d'implacables hiérarchies fondées
sur le sang et la force. La Rache (en allemand : vengeance) est
surtout connue par Les Chaînes d'Eymerich, mais se trouve agissante ou citée dans la
plupart des romans et nouvelles. Si son sigle ne change pas au cours
du temps, sa couverture se modifie. Tantôt religion,
tantôt groupe politique, ou de centre de recherches
scientifiques, le mouvement se déplace, des États-Unis,
au Paraguay, au Guatemala, ou en Europe. Il a d'abord
été dirigé par le nazi pourchassé Martin
Bormann (quand il a écrit son roman, Evangelisti ignorait que,
faite en 1998, l'expertise de ses ossements, retrouvés au
Paraguay, situerait sa mort en 1945). Si la Rache a changé de
couverture, l'idéologie, d'inspiration raciste et nazie, reste
la même : assurer la prédominance d'une race
supérieure.
Le programme
de la Rache.
Le programme de la Rache fait peur.
Ses dirigeants souhaitent que l'humanité retourne aux valeurs
originelles du fer, du sang et du feu, en libérant les
consciences de tout frein à l'acceptation d'une éthique
guerrière (on retrouve ces aspects sous un autre
éclairage dans la trilogie de Nostradamus). Dans divers endroits, ses dirigeants ou cadres se
montrent indifférents à leurs adversaires ou leurs
prisonniers, à leurs sentiments et à leur vie. Dans la
Rache, on ne parle plus des Juifs, mais des «mondialistes»,
fourre-tout où l'on met tous ceux qui n'appartiennent pas
à une ethnie précise, ne sont pas
intégrés, n'ont aucun lien de sol à
défendre. La même expression de mépris touche
ceux qui font preuve de sentiments humanitaires. Les partisans sont
des fanatiques qui croient en un monde d'hommes forts, dont
l'aristocratie serait constituée par des hommes au-dessus de
toute pitié.
Adversaire et
autres puissances.
Face à la Rache, il n'y a que
l'Euroforce, qui lui livre des batailles molles, avec recul
immédiat des troupes quand les choses se compliquent. Les
peuples de l'Euroforce n'aiment pas les morts dans leurs rangs. Le
conflit dure, change de champ de bataille, donne une situation
d'ensemble confuse, où les officiers supérieurs de la
Rache et de l'Euroforce se rencontrent, en collaborant en sous-main.
La Rache attend. Elle sait que l'Euroforce, c'est l'Eurobank,
passée sous influence allemande. Et comme les Balkans n'ont
pas de valeur économique pour l'Eurobank, les criminels de
guerre et les exactions y sont tolérés tant que
l'ensemble des forces et des influences n'est pas remise en question.
La seule différence, au fond, entre les deux adversaires,
c'est que l'un prône ouvertement l'usage de la force et le
droit à la protection raciale, alors que l'autre, en utilisant
les méthodes de contrainte plus subtiles de l'information
contrôlée, s'appuie en apparence sur des structures
démocratiques qui lui servent d'alibi.
Les États-Unis ont perdu leur puissance et se sont
disloqués après l'hécatombe causée par le
fléau de l'anémie falciforme (Le Mystère de l'inquisiteur
Eymerich). Ils sont maintenant
divisés en trois nouvelles structures politiques, dont une
ouvertement raciale dans le Sud mène la lutte contre les Noirs
(Metallica). Leurs
constitutions politiques sont différentes, mais les nouveaux
organismes ont conservé une force armée et une police
collective, ce qui explique l'unique général
américain lors des accords de Lisbonne de 2008 (6). Les
personnages d'autres états (Japon, Australie, Italie, Tanzanie
et autres) qui participent à la conférence ne font
qu'une apparition.
Les
armées.
Quand la lutte armée devient
inefficace avec les moyens traditionnels, le combat doit continuer
avec des armes mieux adaptées. Le soldat doit ainsi se
transformer en scientifique, chercher les moyens de protéger
la race. Dans Venom, les
biologistes ont été amenés à utiliser le
métal pour suppléer à la destruction de la chair
par de nouveaux virus, aux effets particulièrement
terrifiants. C'est pour cette raison qu'il est fait état des
quatre doigts de métal du général Volgenik qui
remplacent ceux qui ont été rongés par le virus
Marburg-VIH (3. Crépuscule des démons), ou des humains
peu nombreux encadrant les forces militaires dans le corps desquels
le métal l'emporte sur la chair. Dans Venom également, on assiste d'ailleurs à la
réaction du métal qui impose ses lois propres. Il n'est
question ici (1. La bataille en enfer) que de distorsions de la
sensibilité.
Il a fallu, pour éviter de
perdre les vies humaines des blancs au cours des combats, fabriquer
de nouveaux soldats. Les Polyploïdes, combattants de la Rache,
proviennent de la découverte de la prolifération des
tissus. Fabriqués à partir d'êtres vivants,
à la sensibilité et l'esprit élémentaire,
ils ne sont efficaces qu'encadrés. Dans Les Chaînes d'Eymerich, Evangelisti les a déjà
utilisés pour un combat qui dégénère
à la suite de circonstances imprévues. À la
suite de conditions météorologiques
particulières, les Polyploïdes éclatent
brusquement, parce que leurs organes se sont multipliés.
D'où l'étonnante vision d'une colline dont la surface,
couverte d'organes humains, dévale lentement la pente, dans
une sorte de vie primitive sauvage, agitée de mouvements,
sorte de titanesque serpent se recréant avec
frénésie. Dans cette novella, les Polyploïdes
restent sensibles à des images de démons
projetées et vociférantes.
Comme les précédents soldats d'une seule bataille, les
Mosaïques, combattants de l'Euroforce, sont constitués de
morceaux de cadavres suturés, quelquefois avec des
épidermes de couleurs différentes. Ils sont
animés par le magnétisme animal (il en est question
dans les nouvelles Pantera et
Venom), et n'ont gardé de leur vie perdue
que des fonctions élémentaires. Ils ont conservé
une partie de la mémoire de leurs corps vivants et sont donc
sensibles, comme les Polyploïdes, à des projections
monstrueuses. C'est la stratégie utilisée dans ce
conflit, chaque camp projetant les images qui débanderont le
camp adverse. Ce qui suppose une infrastructure technologique
gigantesque, qui est décrite dans la novella, consistant
à produire des monstres virtuels correspondant à
l'ancien imaginaire des chairs mortes.
2. Composition de
la novella.
L'originalité du procédé du mélange des
époques n'a pas la vaste extension temporelle qu'elle a dans
les romans ou la nouvelle Venom. Fortement
structurée, avec une trame serrée, sans
développement parasitaire, la novella s'étale sur
quarante ans, de la mise en place des techniques particulières
de l'information ("la couveuse de Saddam") jusqu'à
l'effondrement du système mondial d'asservissement des esprits
mis en place. La construction croisée de flashes
d'événements s'étant produits à peu
près tous les dix ans, mais donnés dans le
désordre, est remarquable dans la mesure où elle
crée un effet de surprise, d'étonnement
renouvelé chez le lecteur, et nécessite la mise en
oeuvre stimulante de sa sagacité et de son agilité
mentale. L'intérêt pris aux mini-récits qui se
succèdent est renforcé par un style alerte et direct,
avec des dialogues nerveux et un sens très vif du
mouvement.
Parmi les personnages du récit
- on assiste aussi bien à leur ascension sociale qu'à
leur élimination -, il faut noter un personnage
récurrent, qui a une longue histoire. Dans Les Chaînes
d'Eymerich, Eymerich a
rencontré en Savoie des êtres privés d'esprit,
les «ancêtres» en quelques sorte des
Polyploïdes, qui ne portent pas encore ce nom, mais celui de
Lémures (dans l'antiquité, on appelait lémure le
spectre d'un mort). Certains Cathares les utilisent alors comme
main-d'oeuvre. Le noble, protecteur de ces Cathares, a pour nom
Semurel. Et le lecteur retrouve certains descendants qui, à
divers postes de la Rache, portent comme nom Semurel ou l'anagramme
de Semurel, comme le chef d'un service psychiatrique de ce nom : le
docteur Mureles, le roumain Remesul. Ou encore Selerum, devenu ici
chef de guerre de la Rache.
Evangelisti a maintenant bien rodé l'entrelacement de
différents genres - histoire, fantastique et science-fiction.
Une précision (10.2027) indique que l'on assistera sans doute
au retour des "psytrons", dont l'utilisation rendrait caduc le
Vortex. Ici encore, quelques précisions seront utiles.
À son habitude, les monstres qu'Evangelisti nous propose sont
directement liés à l'imaginaire. Les apparitions dans
le ciel de formes créant la peur est systématique
depuis Nicolas
Eymerich, inquisiteur, où
elles sont expliquées par la "théorie scientifique" des
psytrons. Une femme y surgit dans le ciel ( la déesse antique
Diane), réalité éprouvée à la fois
par les habitants de Saragosse en 1352, et par les occupants d'un
astronef, grâce à l'influence de l'imaginaire
créé, pour leurs doubles psychiques qui, eux, vivent en
2194 (dans la trilogie des Nostradamus, ces
apparitions sont expliquées différemment par le monde
archétypal où se trouve le démon Ullrich). Ce
sont ici des satellites de communication qui remplissent cette
fonction de transmission des formes dans le ciel, en liaison avec des
ordinateurs capables d'évaluer les réactions
physiologiques des utilisateurs, de les interpréter, et
d'interagir en retour sur le cerveau des spectateurs en leur
fournissant le matériel mental qui correspond
précisément leur imaginaire. De gigantesques fichiers
d'imaginaires individuels ont été constitués,
qui permettent de modeler les informations ou images données
en fonction des attentes précises des utilisateurs des
réseaux. L'ensemble, appelé le Vortex ou la couveuse,
fonctionne paritairement selon les intentions les actionnaires et des
grands de ce monde qui ont partie liée. Il recueille ainsi les
sentiments et les rêves de l'humanité entière,
pour maintenir partout un conformisme et une soumission favorables
aux puissances installées, qui souhaitent avant tout
préserver l'équilibre général du monde,
et éviter surtout la révolte de milliards d'habitants.
C'est à la fin de ce Vortex que le lecteur assiste dans la
novella, avec une action nouvelle rendue possible sur la
pensée grâce aux "psytrons".
Une comparaison s'impose avec
Cherudek,
où le narrateur, dans son emplacement appelé la
Nonentropie, vit des pensées des autres, emmagasinées
dans une sorte d'imaginaire intemporel collectif. Rien ne s'y perd.
Evangelisti a été manifestement influencé par
les thèses de Carl Jung sur la structure de la psyché
et l'inconscient collectif1, dont il reprend l'idée transposée que
toutes les pensées, antérieures comme actuelles, se
retrouvent dans cet imaginaire collectif, réalité
psychique, modelée par les vecteurs de la pensée des
vivants. C'est hors du temps que nos rêves, nos cauchemars
prennent leur consistance.
Chez Evangelisti, cette conception
particulière de l'imaginaire est rattachée à des
considérations politiques. Alors qu'en ce mois de septembre
2001 les esprits sont encore sous le choc collectif causé par
les attentats aux États-Unis, comment, en prêtant
attention à la manipulation actuelle des esprits pour les
conduire de l'horreur de ce crime à sa diabolisation, ne pas
rattacher cette réflexion d'Evangelisti sur le politique
utilisant l'imaginaire : "La
démocratie se fonde sur le consensus. (...) Pour
qu'une guerre recueille la faveur populaire, il ne suffit pas qu'elle
soit juste. Il faut qu'elle soit menée contre un monstre, une
espèce de démon." (2.1990. Les fabricants de couveuse) Politique et
information s'associeront pour fabriquer de tels démons,
dès l'instant où l'ennemi est assimilé
habilement au Mal sans nuances, que le Bien doit éliminer. Le
passage à la manipulation des esprits devient tentant :
comment implanter le monstre et la peur du monstre dans les
esprits?
3. La persuasion
clandestine.
Le sujet que traite brillamment Evangelisti est le plus important de
notre temps. Le contrôle des esprits humains a
été recherché par les puissants des groupes
humains depuis que l'humanité s'est constituée
historiquement en sociétés. Ce contrôle a pris
des formes diverses, la surveillance par les religions, puis
l'éducation et la contrainte politiques, a été
systématisée et bureaucratisé. Le rêve
démocratique moderne d'un citoyen éclairé et
responsable ne s'est jamais réalisé à
l'échelle des masses, et n'a guère concerné que
quelques individus chanceux. Ce qu'il y a d'effrayant dans nos
sociétés, ce sont les moyens dont disposent les
dirigeants des nations pour conditionner les esprits de leurs
ressortissants tout en gardant des apparences démocratiques.
Les régimes totalitaires de la première moitié
de ce siècle n'utilisaient que des moyens grossiers, et
décelables. Les avancées dans le domaine de la
psychologie, les recherches des publicitaires pour la vente plus
sûre des produits commercialisés, les techniques de
persuasion clandestine, dénoncées il y a quelques
décennies par le sociologue Vance Packard, se sont
définitivement mises en place. Actuellement, il est difficile
de prétendre que dans une démocratie moderne,
même la plus libérale, le citoyen échappe
à ces sujétions et qu'il ressemble à celui
espéré par le Siècle des Lumières. Les
rêves des rationalistes et des Encyclopédistes n'ont pas
franchi ce deuxième millénaire. Mais ce que nous
annonce Evangelisti prend une ampleur telle qu'il en devient
redoutable, sans parade possible, et ses effets sont
déjà parmi nous.
Le propos d'Evangelisti dans cette
novella, une de celles qui fait le plus réfléchir, est
la place que prend et prendra cette communication devenue le moteur
de l'économie mondiale, qui règle tous les aspects de
la vie de millions d'humains vivant dans les nations
développées. Le lecteur assiste à cette
idée contraire à toute déontologie de
l'information que les nouvelles et données transmises peuvent
être déformées, voire inventées; que cela
n'a aucune importance puisqu'elles seront oubliées aussi vite
et les démentis éventuels négligés.
Les techniques nouvelles sont
prêtes à se développer, inexorablement. Alors que
l'humanité n'avait progressé en sortant des
conformités historiques que parce que des individus avaient
dit «non» à certaines insuffisances de leur temps,
de plus en plus de moyens coopèrent en douceur pour instaurer
la norme sociale, le consensus et la conformité en agissant
sur l'esprit. En dehors de ce conformisme, n'existent que des
comportements honnis, la marge, la déviance et
l'anormalité, sans qu'on cherche à distinguer la
dénégation raisonnée et positive de la
pathologique. L'idée de mettre au point un système
mondial permettant la surveillance des consommateurs - peut-on encore
parler d'humains? -, de les placer sous la coupe des entreprises, des
mass-médias et des gouvernements, avec des formes de
contrôle improbables qui seront de toute façon
contournées est devenu le rêve américain d'une
entreprise de logiciels toute puissante. La "couveuse" se met en
place. Le fait le plus grave est que l'individu lucide doute
même que se manifeste un Kayser Sose bien
intentionné...
Cette fois encore, Evangelisti dérangera le confort
intellectuel et moral des lecteurs qui chercheraient dans sa novella
qu'un divertissement. L'auteur est un homme exigeant. Non seulement
le suivre demande un minimum de gymnastique mentale, mais encore
l'ampleur des réflexions que son récit suggère
est considérable. Certes l'orientation donnée à
son sujet provient d'une sensibilité où
l'idéalisme tient une place importante. Mais les moyens
littéraires utilisés pour nous faire entendre sa voix
politique sont habilement choisis, et il faut relire le récit
pour bien mesurer l'habileté des ajustements. Le spectacle
final de ces guerriers morts ressuscités pour la guerre,
devenus stupidement pacifistes, débitant une formule dont on
se demande quel sens elle peut avoir pour leur cerveau débile
et hagard, fait frémir. Que peut-il annoncer, sinon de
nouvelles fureurs et de nouveaux combats?
Roland Ernould © sept. 2001
1 "L'inconscient collectif,
avec ses archétypes de l'imagination, serait comme un ensemble
de dispositions innées qui orientent la pensée
collective et structurent la pensée individuelle, et il
puiserait ses origines dans une humanité lointaine, de telle
sorte que l'on ne devrait pas s'étonner de voir certains
rêves, lorsqu'ils jaillissent précisément de cet
inconscient collectif, revêtir des formes et présenter
des phantasmes que l'on retrouve dans la mythologie des peuples
archaïques." Encyclopedia
Universalis, article de Maurice Bazot.
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lIlustration de Rózsa Tatár. |
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Revue Phénix #57, mai 2002. Le dessin de couverture est de Sophie Klesen |