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BLACK FLAG

Rivages éditeur, trad. de l'italien par Jacques Barberi . En grande partie inédit, 2003

Ce court roman résulte de la juxtaposition d'éléments sur lesquels Valerio Evangelisti avait travaillé antérieurement. Le récit consacré aux aventures de Lilith, sous forme d'une nouvelle, Paradi, est paru tel quel (avec ses 8 parties, et l'intégralité du texte, dans la même traduction de Barberi) dans l'anthologie deRobert Silverberg et Jacques Chambon Destination 3001. Pas un mot n'a été changé (seule une citation n'a pas été traduite dans Back Flag, qui l'était dans Destination 3001 (note de lecture); le fait est d'autant plus regrettable qu'écrite en mauvais anglais et difficilement traduisible, cette déclaration d'un serial-killer est une clé pour la compréhension du récit). Pour son analyse, je renvoie à la note de lecture rédigée à l'époque de la parution.

Intercalés selon la façon habituelle de procéder d'Evangelisti, deux autres récits se joignent à cette nouvelle pour former l'ensemble du roman. Evangelisti tient à son procédé de jongler avec les codes temporels, et de promener son lecteur à travers plusieurs époques. Les trois parties parallèles, mais décalées dans le temps, se passent pendant plus d'un millénaire, de l'été 1864 à 2999, en passant par notre époque. La plus longue est celle consacrée à Pantera et à la bande de soldats irréguliers Sudistes se livrant aux pires atrocités sous prétexte de lutter contre l'armée Nordiste durant la guerre de Sécession. Elle présente un grand intérêt, et apporte des éléments nouveaux ou complémentaires. Se situant dans notre décennie (Bush est encore président), le troisième récit ne comprend que deux courts chapitres, qui ouvre ou ferme le récit en servant de prologue et d'épilogue. Précédé par un discours militariste prononcé par Bush après les événements de septembre 2001, il sert surtout à montrer que notre époque n'est qu'une transition qui nous conduit tout droit au sombre "Paradi" de Lilith, qui est loin d'être le jardin d'Eden rêvé par beaucoup au début du XXe siècle, ouvert sur un messianisme humanitariste marxiste généreux qui s'est terminé dans la perte des illusions. Il montre aussi que les frappes «chirurgicales» «terroristes» contre les gratte-ciels New-yorkais ont leurs équivalents dans les frappes prétendues chirurgicales des Américains sur la ville de Panama dans le roman, écho des frappes sur Bagdad. Un quartier entier brûle, des milliers de morts gisent dans les rues...

Dans les sous-sols d'un hôpital de Panama a été construit un centre de recherche sur la porphyrie, une maladie du sang comme celles déjà évoquées par Evangelisti dans les romans précédents. Placés là par l'ambassadeur des USA, neuf malades, des militaires, ravagés par le lupus, présentent des mutations lycanthropoïques. Ils ne peuvent plus supporter la lumière du soleil, et sont traités avec du Ridauran (Auranofin, des sels d'or, remède utilisé contre l'arthrite). Les malades objets d'études sont des Américains atteints de la porphyrie, une rare et terrible maladie génétique, et d'une symptomatologie psychotique gravissime : "Ces doigts poilus et tremblants, ces yeux injectés de sang, ces visages recouverts de pustules, ces bouches baveuses qui réclamaient des gouttes d'un médicament inoffensif contre les rhumatismes, obéissaient à un dessein." (13)

Evangelisti et le western.

Evangelisti a dévoré dans son enfance les romans d'Alexandre
Dumas, de Michel Zévaco, Pierre Alexis Ponson du Terrail et bien d'autres. Cette influence des romans d'aventures, importante dans les récits précédents, est particulièrement marquée dans l'histoire de Pantera, où Evangelisti pratique le western pour la seconde fois, avec davantage d'ampleur que dans la nouvelle, consacrée au personnage éponyme (parue dans Métal hurlant). Le western, variété du roman d'aventures, possède en fait une esthétique différente. Le western prend ses sources dans la vie des peuplades indiennes anciennes, et s'est exprimé notamment avec Fenimore Cooper et Washington Irving dès le XIXe siècle, et plus tard avec Jack London, James Oliver Curwood et Thomas Mayne-Reid. Les forêts, la plaine et les animaux constituent le cadre du western et l'expérience mise en scène est celle des hommes et des bêtes mêlés à la nature. La mythologie indienne est étroitement combinée au western. L'âge du western va de la conquête de l'Ouest à la guerre de Sécession, avec l'écroulement des dernières résistances indiennes et l'achèvement de l'odyssée des cow-boys auxquels les terres sont maintenant attribuées en toute propriété. L'installation des chemins de fer et la mise en oeuvre des terres marquent la fin du genre. Le signe le plus apparent en est la tournée du grand cirque de Buffalo Bill à travers le monde. La mythologie de l'Ouest prend sa forme avec son apparition nostalgique à travers le roman populaire à grand tirage (Nick Carter) ou les films dès le début du XXe siècle. Le western engendre une épopée artificielle et globalement peu glorieuse d'émigrants aventuriers venus des pays européens, conquérant des espaces inconnus et pleins de dangers, la peur au ventre, en éliminant les premiers occupants, les Indiens, d'une façon radicale ou plus lente, en les faisant pourrir dans des réserves.

Evangelisti, sans illusions, fait découvrir sous la légende une réalité infiniment moins héroïque que celle des mythes de l'épopée de l'Ouest, et souvent affreuse. On trouve dans Black Flag des Indiens malmenés, des exactions de toutes sortes, la loi du plus fort prenant largement la première place en reléguant dans le passé un âge primitif écologique révolu. Le héros est divisé dans un conflit entre une solidarité dont il se défend, et une liberté sans frein, produit des difficultés qu'éprouve une société nouvelle pour s'organiser sur un territoire auparavant soumis à d'autres lois. Mexicain, il ressent plus que les blancs la nostalgie d'un milieu sauvage en cours de disparition qu'il admet parce qu'il a ses lois et son équilibre naturel. Il ressent de la méfiance à l'égard d'un monde qui se socialise et surtout s'industrialise. Il vit difficilement ces troubles, bien en peine de choisir dans cet affrontement entre deux réalités inconciliables, l'ancienne et la moderne, d'où pour l'instant ne jaillit que la violence.

Les mythes indiens sont encore présents, et notamment celui des loups sur lequel on reviendra. La relation d'exploits et de pérégrinations variés offre un espace tragique qu'Evangelisti exploite au mieux. Il en fait notamment un usage polémique en suggérant un message de portée politique en même temps qu'il décrit une pittoresque fresque historique, sous certains aspects inhabituels, peu abordés par les historiens. S'annonce déjà la société future prisonnière du progrès technique : "L'Union nous prépare un futur fait d'usines et de villes chaotiques comme leurs métropoles." (94) Le recul dans le temps du western permet à Evangelisti de montrer divers épisodes historiques sanglants, des exécutions diverses, dont le pouvoir de fascination/répulsion est indiscutable. Evangelisti active leur charge émotive en les mettant en correspondance avec le temps présent. La barbarie n'appartient pas aux temps passés, elle est présente au travers d'épisodes dont la nature n'a pas changé. Elle se manifeste par la torture, les exécutions sommaires. Alors que le western ordinaire se propose de dépeindre une période troublée pour faire jouir ses lecteurs d'une transgression aux tabous de leur époque, Evangelisti veut à la fois montrer les mécanismes implacables des enchaînements qui conduisent à la barbarie et à la mort, et prévenir les hommes de bonne volonté des dangers mortels que la reprise de ces conduites renferme. Le western habituel s'en tient souvent à son pittoresque et et cherche à faire vivre par procuration l'évasion dans un passé révolu. Evangelisti se sert du western pour faire passer un message de peur devant l'avenir et annonce les dangers d'une évolution qui menace l'humanité.

La pulsion de mort.

Evangelisti se sert ainsi de la guerre de Sécession pour montrer dans ce roman la permanence des sentiments belliqueux notamment aux USA. On oublie trop souvent que la Guerre de Sécession, qui a duré 4 ans, a été féroce et a provoqué la mort de plus de 600.000 Américains, bien plus que pour l'ensemble des deux guerres mondiales qui ont jalonné le XXe siècle. Dans la série des Eymerich qui se passe à la fin du Moyen-Âge, à une époque où la maladie, la souffrance et la mort régnaient en maîtres, la mort était déjà un spectacle familier qui n'émouvait plus. Bien que chrétien, Eymerich est indifférent devant les supplices, les pendus décomposés sur les gibets des places publiques. Il n'hésite pas à donner sa bénédiction aux soldats ivres de massacre, pillant, volant, violant, qui tuent les femmes d'un village. On retrouve de telles scènes dans ce roman, stigmatisant ce que l'homme renferme de noirceur, poussées à leur paroxysme dans
Paradi.

Dans un article du Monde Diplomatique de mai 2003 consacré à la guerre en Irak, intitulé Pulsion de mort (ce qu'Evangelisti appelle encore le plaisir de tuer - voluptus necandi), l'auteur explique que ce comportement est celui de l'idéologie "profondément égoïste" de ceux qui pénètrent dans un territoire sauvage et hostile, seul ou avec leur tribu familiale ou leurs compagnons de route. Pour se garder de tomber dans une embuscade, ils devront tirer les premiers, sans se poser de questions sur les mobiles des agresseurs présumés. Ne pas les éliminer tout de suite leur ferait courir le danger de mort. Ensuite, il faut que les conquérants sécurisent leur territoire, éventuellement en s'appropriant le territoire contigu : "Sa domination n'est assurée que si elle s'étend; si elle se contracte, elle est menacée." Elle entraîne le massacre systématique des opposants. Des objectifs qui ne sont pas différents du programme de la Rache, dans la saga des Evangelisti, un résumé des idéologies fascistes. Ses dirigeants souhaitent que l'humanité retourne aux valeurs originelles du fer, du sang et du feu, en libérant les consciences de tout frein à l'acceptation d'une éthique guerrière. Un conquérant sur le terrain doit être indifférent à ses prisonniers, à leur vie et à leurs sentiments. Il ne peut croire qu'en un monde d'hommes forts, dont l'aristocratie serait constituée par des êtres au-dessus de toute pitié.
Dans son article, Evangelisti note la contradiction de cette attitude avec le message de
La Bible, inspirateur de la morale des USA et sur laquelle le président intronisé prête serment. Le passage de la dimension collective à la dimension individuelle n'est pas tolérable : "Un hypothétique vouloir divin peut mouvoir les foules et les pousser à la violence; il ne justifie pas l'enracinement de la violence du quotidien, car même les passages les plus féroces de la Bible condamnent l'agression individuelle. En fait, une particularité toute américaine est que l'agressivité, surtout pendant certaines phases historiques, est transférée de la macrosphère à la microsphère, du pouvoir à la petite communauté, aux particuliers, isolés ou en groupe. Ainsi une histoire du lynchage en Italie, en France, en Espagne ou en Allemagne se réduirait à un tout petit livre. Aux Etats-Unis, elle a fait l'objet récemment d'une imposante exposition photo, accompagnée d'un volumineux catalogue."
Mais les ennemis se multiplient, et pas seulement à l'extérieur. Deviennent aussi ennemis ceux qui appartiennent à la tribu du combattant, mais sont réticents à en accepter l'idéologie : "
Ils proposent des négociations qui peuvent seulement faire perdre du temps en cherchant à instaurer des solidarités transversales, au-delà des limites territoriales. Impossible d'avancer sans se débarrasser de ce poids mort. Il faut les éliminer avant qu'ils n'arrivent à entraver une mission désormais perçue comme voulue par Dieu. Sans pitié : il vaut mieux, beaucoup mieux, des ennemis que des traîtres." L'élimination des traîtres accompagnera ainsi celle des ennemis...

On voit ainsi comment Evangelisti, écrivain engagé, a, de façon prémonitoire, utilisé Black Flag comme moyen de faire passer un message de portée universelle. Plus d'amis, que des adversaires. L'homme est bien un loup pour l'homme : mais quel loup?

Le motif lycanthrope.

Créature, mi-homme, mi-loup qui se transforme les soirs de pleine lune, le loup-garou constitue un thème répandu dans la littérature et le cinéma fantastiques, la métamorphose permettant d'illustrer spectaculairement le mythe. Le loup est le symbole de la sauvagerie, apprécié négativement (symbole chthonien ou infernal, le srcier se transforme en loup pour se rendre au sabbat dans l'imaginaire chrétien) ou positivement par les peuples guerriers, les religions nordiques, germaniques et autres. Le rapprochement du motif du loup-garou avec celui des hommes en état de guerre est ancien et on le trouve chez divers auteurs (Harold W.
Munn, Guy Endore, Claude Seignolle). Il est à relier à la mythologie scandinave, notamment au dieu Odin (dont le nom signifie furor, selon Adam de Brême, aussi appelé par les Germains Wotan, Wodan, Woden...). Ses fonctions diverses se rattachent toutes à son statut de dieu de la guerre, mais aussi de la poésie (genre surtout épique à l'époque). Il est inventeur et grand maître des runes, de la magie et de la science. Comme dieu de la guerre, turbulent, cruel, capricieux et inquiétant, il se manifeste dans le carnage sanglant de la bataille. Ses actions sont imprévisibles et néfastes. Parfois représenté avec une tête de loup, il est toujours accompagné de ses deux loups Gere et Freke. Il a autour de lui ses guerriers, constituant un corps de fidèles, des guerriers loups ont des traits communs avec les loups-garous de la superstition populaire. Ils sont invulnérables dans le combat, durant lequel ils manifestent une sorte d'extase, de transe comparable à celle des chamanes et des fakirs, ou à la furor de Wodan. Ces «berserker» lui ont voué leurs vies, attaquent ses ennemis avec fureur et ne reculent devant aucun danger. Certains pensent qu'il s'agit d'hommes morts sur le champ de bataille.

Evangelisti exploite le double aspect de ces guerriers loup-garous. Il se souvient d'abord de Le Loup-Garou de Ponkert, de Harold W. Munn, qui utilise une meute de garous commandés par un chef. Cette meute, comparable à une bande de rebelles et de hors-la-loi, doit impérativement compter sept membres. Evangelisti reprend cette horde de sept loups fantômes, qui viennent aider Pantera, loup lui-même comme le montre sa transformation inopinée en loup blanc (158). Comme Pantera (note de lecture), ce sont des loups de l' "ancienne race", loups qui acceptent "la vie de groupe" (159), celle des loups totémiques accordés à la nature, comme l'est l'indien Loup-Blanc qui accompagne Pantera : "Sept autres loups blancs couraient à une vitesse prodigieuse, leur queue épaisse tendue dans l'axe du corps. (...) La silhouette énorme et translucide du père de tous les loups, premier patron de ces terres, se dressait contre le firmament." (159)
A ces loups blancs vivant en groupe, Evangelisti oppose les loups gris, vivant en solitaires, des tueurs profitant de la guerre de Sécession pour exercer leur goût du massacre et du meurtre, et devenus eux aussi des loups : "
Un homme qui sortait à cet instant du fort avec une carabine à la main se révéla être un loup au pelage gris, qui se tenait debout. Grotesquement affublé de vêtements, il bougeait ses pattes antérieures comme des membres dotés d'une mobilité humaine." (156) Eux-mêmes sont des loups-garous fantômes : "Les spectres des hommes devenus prédateurs accouraient silencieusement de chaque coin de la ville. la plupart se tenaient debout, d'autres se faufilaient rapidement à quatre pattes le long des murs." (156) Pantera peut les tuer. Il possède des balles en antimoine, donné par un médecin mesmériste et charlatan : "Ce n'est pas l'argent qui tue les loups-garous. C'est de l'antimoine, le lupus metallorum. Ça ressemble à de l'argent, mais ce n'en est pas, et ça dissout l'or et le fer que les lycanthropes ont dans le corps." (137)

Divers textes de de Claude Seignolle par exemple parus de 1954 à 1970 (date de leur réédition dans Histoires Maléfiques et Les Loups Verts chez l'éditeur Marabout) suggèrent que des SS étaient en fait des loups-garous, dissimulés sous leur uniforme noir, ce qui explique, selon Seignolle, "la férocité des gardiens du camp, plus animale qu'humaine" : "Il vit d'abord sortir de l'eau les animaux qui, nombreux, s'ébrouèrent aussitôt avec vigueur, hurlant férocement malgré la joie prise dans la rivière. Et le saisissement de Ladislas avait une raison d'être... Ce n'étaient nullement des chiens mais des... loups. Ils se jetèrent sur les uniformes noirs. (...) Les loups se glissèrent dans les culottes; se dressèrent, revêtirent adroitement les vareuses et, dès lors, il n'y eut plus de loups mais des S.S. Totenkopf... de véritables S.S. dont Ladislas, le sang réfrigéré comme dans la mort, reconnut les traits." (Un homme nu, 155) Seignolle suggère une hallucination liée à l'état de fatigue du détenu d'un camp de concentration. Evangelisti suggère l'effet d'une drogue donnée par l'Indien Loup-Blanc. Le rapport entre les deux visions est évident.
Et comment ne pas rappeler qu'Hitler et le national-socialisme ont essayé de relancer la religion germanique ancienne, et le culte du dieu de la guerre Odin?


Pour être complet, il faudrait signaler la place que les métaux (or, fer, ou l'antimoine, un métalloïde) tiennent dans ce récit, idée développée dans les nouvelles
Venom et Metallica, entièrement dominées par ce thème (le titre du recueil où ces nouvelles ont été rassemblées s'appelle Métal Hurlant, en hommage à la revue du même nom). Le fer symbolise la force sombre, dure, voire diabolique. Pour leur culte, les druides celtes refusaient de se servir de fer, et utilisaient des faucilles en or. Le fer est rattaché au dieu de la guerre Mars, et on a appelé la planète du même nom parce que son apparence rappelle le métal rouillé (pour la symbolique du métal et les sens que lui donne Evangelisti, je renvoie à la note critique consacrée à Métal Hurlant). Dans le cas présent, Evangelisti a relié habilement le métal à notre société qui a besoin de prédateurs. Or le traitement découvert par le médecin mesmériste permet de transformer certains hommes prédisposés en tueurs, dans une société future où ne régnera que la force brutale : "Les cristaux d'or sont utilisés depuis des siècles contre les rhumatismes. (...) En ajoutant de l'or à du sang qui contient déjà du fer, la transformation en loups s'accélère. Et les loups dont je parle mordent les premiers." (135) Pourquoi "loup gris"? Evangelisti connaît le corpus alchimiste, et sait que le lupus metallorum, le loup des métaux, l'antimoine, qui servait à purifier l'or, était aussi appelé le "loup gris" dans les laboratoires alchimistes.


Donnant une impression de déjà vu puisque les principaux personnages sont connus, ce court et passionnant roman est encore plus désespéré que les autres, dominé par deux personnages en opposition. Lilith, la bête sauvage, rusée, déterminée, hait tout le monde et ne peut entrer en contact avec les autres qu'en les torturant ou les tuant, dans un monde devenu inhumain où seule la violence existe. L'unique contact humain possible ne pouvant s'établir que dans la violence et la mort. Si Pantera est aussi un personnage dur et violent, calculateur, son masque tombe par instant. Personnage plus sympathique qu'Eymerich, il n'a pas l'intolérance de l'inquisiteur. Il fait preuve d'une pitié dont Eymerich est totalement dépourvu et les gens faibles ressentent sa compassion même s'il s'en cache. Sans le souhaiter, il se retrouve entouré, voire aimé, par des désarmés, des marginaux et un être physiquement monstrueux, une variété de loup-garou ressemblant à celui que le XXIe siècle cherche à créer. Rares personnages positifs, qui ne peuvent manifester que par des gestes désespérés leur opposition à la barbarie, les deux médecins qui risquent leur vie dans les ruines et sous les bombes pour sauver leurs malades sont pourtant un message d'espoir en l'avenir.

Le thème majeur du roman est le terrain gagné par la violence et le mal sur la solidarité nécessaire entre les hommes. Les réflexions qui parsèment le récit, faites par les personnages, ne permettent pas d'arriver à une conclusion. Le système social ? "Quand tout un système de vie occulte la compréhension de son prochain, l'agressivité devient une norme." (169) La perte des valeurs humaines, et de la principale d'entre elles, l'amour de l'autre? "Sans violence, il ne pouvait y avoir de contact humain. Quelle sorte de société pouvait ignorer que la mort et la douleur étaient des vecteurs de communication ?" (126) La surpopulation, la nécessité de conquérir son espace vital? "l'accroissement insensé de la densité démographique" (106). Biologique? "un facteur biologique non encore identifié" (106) Evangelisti brouille encore davantage les pistes avec des citations de Wilhelm Reich , auteur omniprésent dans Le Mystère de l'inquisiteur Eymerich (note de lecture) sur la nécessaire compréhension humaine opposée à la contrainte éducative contraignante. Enfin Evangelisti cite indirectement Max Stirner par un adjectif qui peut passer inaperçu : "stirnérienne" (135). Il est surprenant qu'Evangelisti n'évoque pas davantage les thèses de cet auteur, contemporain de Karl Marx, qui n'a écrit qu'un livre, L'Unique et sa propriété, où il expose des thèses qui ont fortement inspiré les mouvements anarchistes. Ces thèses sont proches de l'homme agressif décrit par Evangelisti. Brandissant le drapeau noir de l'anarchie, Stirner affirme en effet que l'homme doit vivre une morale de l'égoïsme et de l'individualisme radical, fondé sur la singularité et l'unicité du moi, qui est un néant créateur. La seule valeur qu'il affirme, le moi unique, singulier et puissant, qui inspirera Friedrich Nietzsche, est celle pratiquée par le plupart des personnages agressifs d'Evangelisti : "Qu'est-ce qui est bon, qu'est-ce qui est mauvais? Je suis moi-même ma cause, et je ne suis ni bon ni mauvais, ce ne sont là pour moi que des mots" (éd. Stock, 4). Ou encore : "Ce que tu as la force d'être, tu as aussi le droit de l'être. C'est de moi seul que dérive tout droit et toute justice; j'ai le droit de tout faire si j'en ai la force." (226). La force prime le droit : "Le tigre qui m'attaque est dans son droit, et moi qui l'abats, je suis également dans mon droit. Ce n'est pas mon droit que je défends contre lui, c'est moi." (118) Qu'il soit biologiquement en l'homme, le résultat d'une organisation sociale vicieuse ou d'une éducation inadaptée, le mal est toujours présent avec la violence, la liberté qu'elle représente pour ceux qui la pratiquent, le plaisir qu'elle leur procure, la fascination qu'elle exerce sur les autres, les alibis qu'elle utilise pour se justifier. Comment, peu à peu, les hommes deviennent-ils des êtres dénaturés qui n'éprouvent même plus le besoin de se trouver des justifications? Quand les pays inventent des motifs grossiers qui ne trompent personne pour justifier des interventions intéressées? "L'idéologie mortifère érigée en morale s'effrite entre les mains des prétendus vainqueurs, tandis qu'une idée solidaire, portée jusque-là disparue, réapparaît et efface tous les alibis. Sur l'Irak s'abattent des armées qui fuient la réalité, dénoncées par des foules qui ont envahi les rues, peut-être plus nombreuses que jamais dans l'histoire. Les drapeaux qu'agitent les nouveaux corps francs ne sont que des draps aux ourlets noirs, où les étoiles s'éteignent l'une après l'autre et les rayures ressemblent à de gras vers de terre, leur seul espoir de salut repose sur une orgie de barbarie qui puisse ensevelir, sous des couches de métal, non seulement la chair, mais aussi la pensée." (Le Monde Diplomatique).

Encore un mot : alors que l'esthétique de l'horreur est maîtrisée chez Claude Seignolle, et donne prétexte à des broderies d'ordre littéraire (il en est de même dans Kaputt ou La Peau de Curzio Malaparte, traitant de motifs guerriers semblables), elle est nettement plus exacerbée et violente chez Evangelisti. Chez les auteurs précédents, les descriptions atroces de la guerre ne concernaient encore que des domaines circonscrits. Avec Evangelisti, c'est le sort de l'humanité qui est en jeu. Si les humains n'arrivent pas à dominer, individuellement ou collectivement, leur goût de la destruction et de la mort, ils sont tous certains d'aller à Paradi...

Roland Ernould © 2003

Épigraphe du chapitre 4 : "J'aime tuer les gens parce que c'est bien plus drôle que de tuer des bêtes sauvages dans la forêt parce que l'homme est l'animal le plus dangereux tuer quelque chose c'est pour moi le grand frisson c'est encore mieux que de s'envoyer en l'air avec une fille mais le plus mieux de tout c'est que quand je mourirai je renaîtrai au Paradi et les gens que j'ai tué ils deviendront mes esclaves je ne vous donnerai pas mon nom parce que vous essaierez de réduir ou de stoper ma collection d'esclaves pour l'après-vie EEBEORIETEMETHHPITI."

Zodiac, serial killer,
lettre au San Francisco Chronicle du 3 août 1969.
Fautes d'orthographe correspondant à l'original en anglais.
Les mots importants ont été soulignés par l'auteur de l'article.


Annexe.
Le texte de Claude Seignolle :
Ce que me raconta Jacob"
"«Je suis juif de Pologne, insista-t-il, oui ... Vous êtes journaliste de France... oui! Alors nous entendre... vous allez retenir ce que Jacob sait... oui! non ?... Longtemps déjà, je désire ce moment... oui! Je sais sur les S.S. nazis ... oui!... non?»"
(Un homme nu, 150)
Jacob raconte à Seignolle ce que Ladislav, médecin juif enfermé dans le même camp de concentration, lui a lui-même raconté. Ladislas, que l'on faisait "travailler chaque jour dans les bois environnants en attendant qu'il fût suffisamment faible et inutile pour disparaître à jamais", rentre un jour bouleversé :
"Il confia à Jacob, qui n'en crut pas ses oreilles, comment, s'étant éloigné du groupe de ses camarades, bûcheronnant sans vigueur tels des automates, il se trouva seul, en vue d'une petite rivière d'eau claire. Sur la berge herbeuse gisaient, jetés en désordre, des uniformes noirs de S.S... Ceux mêmes des gardiens du camp... de sévères uniformes de la 3e S.S., les redoutables Totenkopf portant au col leur macabre symbole : la tête de mort argentée.
Les Allemands devaient se baigner non loin. Prêtant l'oreille, il entendit des clapotements d'eau mais ne lui parvint aucun de ces habituels rires bruyants, devenus prérogative absolue des maîtres S.S. Il remarqua seulement qu'ils avaient entraîné leurs chiens de garde dans leurs jeux aquatiques car de nombreux grognements rauques, plus agressifs que joueurs, s'entendaient nettement.
Ladislas repartit en toute hâte, avant que chiens et S.S. sortant de leur bain, ne l'aperçoivent - et, à cette pensée, il n'osa même pas imaginer l'issue de sa curiosité. Une fois à l'abri, il s'arrêta et jeta un dernier regard vers la rivière.
Alors, figé sur place, sentant ses pieds prendre racine, il vit d'abord sortir de l'eau les animaux qui, nombreux, s'ébrouèrent aussitôt avec vigueur, hurlant férocement malgré la joie prise dans la rivière. Et le saisissement de Ladislas avait une raison d'être... Ce n'étaient nullement des chiens mais des... loups.
Ils se jetèrent sur les uniformes noirs et, soudain en transes, suffoquant d'un surplus de confusion, Ladislas crut un bref instant que, par une incroyable justice céleste, des loups errants, seuls maîtres d'eux-mêmes, venaient miraculeusement au secours du pauvre peuple juif... Qu'après avoir dévoré les oppresseurs dans l'eau, ils s'apprêtaient à lacérer, déchiqueter à jamais toute trace de leur nocive existence...
Hélas!... Ce qui s'ensuivit l'en dissuada aussitôt... car il faut avouer que ce fut proprement incroyable. Les loups se glissèrent dans les culottes; se dressèrent, revêtirent adroitement les vareuses et, dès lors, il n'y eut plus de loups mais des S.S. Totenkopf... de véritables S.S. dont Ladislas, le sang réfrigéré comme dans la mort, reconnut les traits.
Après ce récit, pouvant enfin expliquer les raisons de l'incroyable férocité des gardiens du camp, plus animale qu'humaine, Jacob calma son camarade et lui conseilla d'oublier ce qui, à n'en pas douter, ne pouvait être qu'un effet de grande fatigue... une de ces hallucinations démesurées auxquelles seuls les affaiblis sont de temps à autre conviés comme à un corporatif spectacle de gala.
Mais le lendemain, par une irrépressible curiosité, Ladislas s'éloigna encore de son groupe et, avec mille précautions, s'approcha de la rivière où le même spectacle s'offrit à ses yeux... Cette fois, il ne douta pas un instant de la réalité et il rapporta la chose avec tant de frayeur que Jacob lui demanda ce qu'il avait vu d'autre... Ladislas n'avait rien vu de plus incroyable que la veille, mais il prit un air de résignation en disant gravement à Jacob : «Je n'ai plus longtemps à vivre... L'un l'eux m'a aperçu... »
A peine finissait-il de se confier qu'un S.S. entra avec éclat dans le baraquement et, après avoir avidement cherché un visage, fit rudement signe à Ladislas de sortir.
Seul Jacob prêta l'oreille avec attention à ce lui se passa ensuite. Un certain temps après - le temps pour Ladislas, traîné par les... Totenkopf de se rendre dans le bois proche - retentirent d'effroyables et significatifs hurlements.
Jacob sut ainsi le moment où son camarade mourut égorgé vif.
« Mais, ajouta le portier roux, après un dur silence, vous avez remarqué... n'est-ce pas?.. Certains officiers de l'Allemagne ne donnaient pas les ordres, oui! non?.. Ils les hurlaient... oui! non ?..
(155/6)
Ne voulant rien croire de cette histoire mais bouleversé par tant d'imagination, je ne pus m'empêcher de lui faire remarquer qu'ils ne pouvait s'agir que de loups polonais et non allemands... Ce à quoi il me répondit avec haine qu'il n'existait pas de loups polonais mais seulement des loups allemands... que les loups n'ont plus qu'une seule patrie : l'Allemagne, et que jamais aucune frontière ne pourra retenir ces mercenaires de la peur."
(157)

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Revue Phénix #57, mai 2002.
Numéro spécial Valerio Evangelisti, avec un chapitre inédit des Chaînes d'Eymerich, une interview inédite et de nomreux articles de Roland Ernould, l'auteur de ce site. Ce copieux dossier de 140 pages comprend également un article de Delphine Grépilloux et une bibliographie d'Alain Sprauel.

Le dessin de couverture est de Sophie Klesen

En librairie : 13 ¤. La revue Phénix