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Le Mystère de l'inquisiteur Eymerich
Payot Rivages, 1999.
Eymerich 4
La quatrième de couverture:
Aux
côtés du roi Pierre IV le Cérémonieux,
Nicolas Eymerich, le célèbre inquisiteur dominicain,
participe à l'invasion de la Sardaigne par les troupes
espagnoles. Leur but : détruire le culte païen qui
règne sur l'île, dirigé par l'effroyable juge
Mariano d'Arborée.
Dans une autre
dimension de l'espace et du temps, Eymerich livre bataille à
son adversaire le plus acharné, un homme dont six
siècles le séparent : le grand psychanalyste viennois
Wilhelm Reich. Par quel miracle le combat entre ces deux esprits
d'exception peut-il avoir lieu?
Ce n'est que l'un des
nouveaux mystères qu'Eymerich affrontera dans ce
quatrième roman palpitant consacré à sse
aventures.
Le Mystère de
l'inquisiteur Eymerich est
indiscutablement le meilleur des quatre romans publiés sur ce
personnage énigmatique, aussi inquiétant que sa
fonction. Evangelisti a maintenant bien rodé l'entrelacement
de différents genres - histoire, fantastique et
science-fiction. L'ensemble joue alternativement sur quatre registres
(au lieu de trois habituellement) : Eymerich dans son XIVè
siècle; des adolescents en internat dans un avenir proche des
États-Unis d'Amérique devenus divisés; et
surtout la présence du psychanalyste Wilhelm Reich,
magistralement mis en scène. Pourquoi un quatrième
registre? Parce qu'Evangelisti ne sélectionne seulement Reich
à diverses étapes de sa vie, mais surtout il lui donne
un rôle spectaculaire au cours d'une confrontation
mémorable avec Eymerich, dans un décor fantastique de
folie. L'affrontement se passe dans la cellule de Reich pendant la
semaine qui a précédé sa mort, alors qu'il
était incarcéré au pénitencier de
Lewisburg.
Les passerelles entre les diverses époques et genres sont
disposées sans les artifices apparents qui ont
été dénoncés dans les romans
précédents.
LE
RÉCIT.
Les composants
historiques.
Eymerich est cette fois en Sardaigne,
où il participe à l'expédition de Pierre IV
contre Mariano IV, seigneur-juge d'Arborée. En 1352, Mariano
avait été l'allié des Aragonais dans la guerre
contre la république de Gênes. Il s'est ensuite
révolté, et la sédition, en peu de temps,
s'était étendue d'un bout à l'autre de la
Sardaigne. Comme dans des régions de l'île, le
christianisme est tourné en dérision, ou simplement
ignoré, le roi a fait appel aux services d'Eymerich. Non
seulement se trouvent en Sardaigne des cultes païens
incompréhensibles, mais on prétend aussi qu'une grande
partie de l'île regorge de formes de vie insolites, d'amibes
dangereuses, de parasites mortels pour l'homme. L'immoralité y
est érigée en norme de vie. Eymerich pense que si
vraiment le grand dessein des pontifes d'imposer l'ordre moral se
trouve menacé en Sardaigne, il n'hésitera pas à
recourir aux mesures les plus cruelles pour étouffer le
danger. Ce qu'il fera, en prenant personnellement beaucoup de
risques.
Des flashes sur la vie du
médecin et psychanalyste Wilhelm Reich parsèment le
récit. Ils correspondent à autant de moments
significatifs de sa vie : en Suisse en 1934, à Copenhague en
1938, puis à plusieurs reprises aux USA. Reflétant
l'évolution de Reich, de son point de vue, ces épisodes
lui paraissent favorables, en font une sorte de martyr de la science.
La réalité est plus complexe, et il convient de la
rappeler brièvement pour mieux comprendre le gauchissement que
fait subir Evangelisti à la vie du personnage. Assistant de
Freud à Vienne, en 1922, Reich milite d'abord au Parti
socialiste. En 1930, il s'installe à Berlin, s'inscrit au
Parti communiste et fonde le Sexpol, un institut de politique
sexuelle. Dans de nombreux écrits, comme La fonction de
l'orgasme (1927), il
défend la thèse que la frustration sexuelle du
prolétariat contrecarre sa prise de conscience politique. Seul
le rejet total des inhibitions sexuelles permettra la
réalisation de sa mission révolutionnaire. Son
caractère entier, sans concessions, l'attaque directe qu'il
mène contre les opposants à ses idées lui
amèneront de nombreux déboires. En 1933-1934, il est
exclu du Parti, de l'Association psychanalytique Internationale, et
fuit l'Allemagne où les nazis ont pris le pouvoir.
Après un itinéraire mouvementé dans les pays
nordiques, il trouve un refuge aux Etats-Unis, et une certaine
audience, grâce au soutien des milieux socialistes et
anarchistes. Ses livres, trois périodiques, une fondation et
un institut diffusent sa pensée, et suscitent des disciples.
La
révolution sexuelle (1945)
expose que les institutions ne peuvent pas être bonnes sans
évolution de la sexualité. En revanche, la
libération sexuelle produira un monde équilibré,
où lois et autorité seront inutiles.
Reich s'appuyait sur sa
découverte de l'«énergie orgonique», force
universelle dont il affirmait qu'elle régissait la
vitalité. Il se mit à vendre des «accumulateurs
orgoniques» qui prétendait-il, devaient guérir
l'anémie comme l'arthrite, le cancer comme les ulcères
chroniques, à peu près toutes les maladies qui
proviennent d'un déficit vital. Les autorités
médicales et la Food and Drug Administration intervinrent.
Après une longue polémique où il fut
comparé aux grands martyrs de la science, Reich fut
emprisonné. Il mourut en prison en 1957, à 60 ans. Ce
long résumé était nécessaire pour situer
un personnage de première importance, pas toujours bien connu
du grand public, ayant eu des intuitions fulgurantes qui ont
amorcé une évolution importante de ce siècle,
mais dont la vie - surtout à partir de 1939 - a basculé
dans la paranoïa et la folie. L'importance de Reich dans le
XXè siècle serait moins ambiguë si elle n'avait
pas été ternie par ses vingt dernières
années.
Les flashes sur diverses
étapes décisives de la vie de Reich, inspirés
librement de la réalité par un Evangelisti
manifestement favorable à Reich, alternent dans le
récit avec les six «séances» - le terme est
emprunté à la psychanalyse - où l'esprit
égaré de Reich rencontre celui d'un Eymerich d'un autre
temps, dans une fenêtre spatio-temporelle qui permet de
superbes échanges et confrontations verbales sur la chair et
la matière.
La
science-fiction.
Quand Evangelisti souhaite donner une
assise scientifique à certains aspects de ses romans, il
rencontre la difficulté de présenter une théorie
plausible : l'utilisation de la théorie de la
relativité et des quanta pour l'invention des psytrons, dans
Eymerich
inquisiteur; les modifications
chimiques du code génétique dans Les Chaînes d'Eymerich; la maladie falcémique dans
Le Sang et le
Corps d'Eymerich. Jusqu'à
présent, Evangelisti a inventé des
éléments physico-chimiques censés intervenir
dans le développement d'une action. Dans ce roman, il s'appuie
sur une découverte qui a existé historiquement. Son
habileté a été d'utiliser une théorie qui
a effectivement été diffusée dans des
écrits de Reich, a été reprise par certains
disciples, et a engendré l'idée d'une invention
technique qui s'est vendue sur le marché.
La découverte par Reich des
«bions» (vésicules qui apparaissent dans des
substances organiques dans certaines conditions), dotés d'une
charge positive, lui fait penser qu'il a trouvé la formule de
la vie. Les transformations produisent une lumière bleue,
représentation visible de l'énergie vitale, celle qui
anime tout l'univers vivant. Cette énergie
particulière, appelée «orgonique», semblable
au courant électrique, indifférente à
l'ionisation, ne se décèle que dans certaines
conditions. L'énergie orgonique n'est pas contenue seulement
dans les organismes vivants. L'orgone provient de l'atmosphère
et l'énergie vitale est partout, plus ou moins
concentrée. Le cosmos en est rempli.
Ses effets sont importants : un
individu enfermé dans sa carapace caractérielle a ses
muscles et ses organes bloqués par sa vie d'inhibitions. Sa
puissance orgastique est faible, ou nulle. L'énergie vitale
n'alimente plus ses tissus, qui commencent à se
décomposer. Mais ce ne sont pas les tissus qui sont malades,
c'est la personne qui l'est, qui a perdu son unité
fonctionnelle de son esprit et de son corps. Le cancer et beaucoup
d'autres maladies sont ainsi des biopathies, des maladie de la vie.
Les inhibitions développent des tensions qui bloquent le
transit de l'énergie vitale. Le praticien peut, par l'analyse,
faire disparaître les plaques de la carapace
caractérielle, pour permettre aux émotions vitales
d'apparaître. Dans le roman, on découvre une caisse de
bois de la hauteur d'un homme, aux parois internes doublées
d'ouate et entourées de métal. Cette caisse est un
moyen d'accumuler la bioénergie. Son action
thérapeutique sur un homme affaibli, consiste à le
charger de l'énergie qui l'entoure, et à
l'éloigner ainsi de la maladie, de la vieillesse et de la
mort.
Cette théorie, dont on verra
plus loin les conséquences littéraires
intéressantes qu'Evangelisti a su en tirer, peut
séduire le profane. Il est douteux qu'Evangelisti puisse
croire lui-même à de telles élucubrations, encore
que le ton de son roman le laisse parfois penser. Quelques
précisions historiques à ce sujet. Les recherches de
Reich, inventeur d'abord seulement contesté, puis
rejeté, ont suscité en son temps un
intérêt particulier davantage pour des raisons
politiques que scientifiques. Les mésaventures de Reich aux
USA ne sont qu'une péripétie dans l'importante liste
des illuminés scientifiques. Dans le domaine scientifique, une
découverte n'est jugée valable que si elle peut
être vérifiée expérimentalement par ses
confrères. Or un disciple de Reich ne dit-il pas que
l'utilisation de microscopes trop puissants ne permet plus de
retrouver ce que Reich a pu constater? Il ne croit pas que personne
reverra jamais les bions, l'énergie orgonique. Son argument :
"Reich était trop vivant, par rapport à ses
collègues. Pour le faire tenir tranquille, ils ont dû le
tuer." Cet argument
n'est guère scientifique...
Diverses scènes de l'éducation du futur se passent dans
des internats situés dans les 3 nouvelles structures
politiques issues des anciens USA, qui se sont disloqués
après l'hécatombe causée par le fléau de
l'anémie falciforme. Leurs constitutions politiques sont
différentes, mais les nouveaux organismes ont conservé
une force armée et une police collective. Leur point commun :
on y réprime le corps et le sexe, par lesquels l'anémie
falciforme, sorte de fléau équivalent au sida, a
déstabilisé l'ancienne société. Les
filles vivent séparés des garçons, sans aucune
possibilité de les rencontrer pendant leur adolescence. Au
mieux, dans l'Union des États Américains par exemple,
l'administration met à la disposition des étudiants
méritants des «Schooldoll», dans un local qui
s'apparente à un bordel : rideaux de velours rouge, rires
égrillards, et la musique obsédante d'une rengaine
érotique...
Dans l'état voisin, on
prescrit aux excités de la réserpine, substance qui
provoque la dépression et fait tenir tranquilles les
garçons, mais qui provoque de temps à autre des
suicides. On donne aussi ce produit aux Noirs, pour les rendre
soumis. À part les femmes d'un certain âge, tous sont
traités avec des doses massives de réserpine, qui
deviennent les objets passifs de blagues cruelles. Les Blancs ne
veulent pas voir leur hébétude et leur état de
souffrance.
Point commun des différentes
communautés : une association subversive, appelée Les
enfants du futur se réfère à des textes de
Wilhelm Reich. La force commune aux trois communautés lutte
contre ces opposants, qui mènent l'éternel combat pour
la conquête du bonheur et de l'amour contre les oppresseurs.
L'association est présentée dans les communautés
comme une secte satanique qui prêche la dissolution de la
famille, l'anarchie, la sexualité libre et la
promiscuité entre les races. Les sympathisants sont
déportés au Lazaret, île sur laquelle on met en
vrac insubordonnés, falcémiques et délinquants,
pour les faire disparaître. Le monde de Big Brothers, si
souvent annoncé depuis Orwell.
Enfin dans ce roman ont
évoqués la Rache, ainsi que Frullifer, dont on vante le
mérite d'avoir mis en pièces la théorie de la
relativité.
Le
fantastique.
Le fantastique se manifeste dans le
récit de deux manières. D'abord par les visions
effroyables qu'a Reich dans sa cellule. Ensuite par l'existence d'une
entité monstrueuse qui se trouve en Sardaigne, depuis la nuit
des temps.
Reich fut enfermé au
pénitencier de Lewisburg, en Pennsylvanie, du 11 mars au 3
novembre 1957. Seules les peintures de Jérôme Bosch
peuvent donner une équivalence des visions fantastiques de
Reich fou dans sa prison. Des individus se transforment en
créatures hideuses, ou apparaissent sous des formes
singulières. Des insectes gigantesques, des noeuds de
créatures immondes se tordent. De singuliers instruments de
torture surgissent. Le plus souvent, Reich n'est que souffrance. Le
temps a perdu son sens, et les feuillets blancs du calendrier ne
portent que le nom du jour.
Une de ces nombreuses scènes
fantastiques est empruntée à Edgar Poe, qui avait
déjà inspiré à Reich le dernier chapitre
du roman précédent, avec la
théâtralisation de la Mort Rouge. Evangelisti nous
rappelle maintenant la nouvelle Le Puits et le Pendule, dont la scène la plus éprouvante se
passe lors d'un supplice infligé par l'Inquisition espagnole -
ce n'est pas un hasard. Une différence : alors que le
condamné de Poe attend la mort lente quand le fendra la lame
d'un pendule fixé au plafond, la technologie de l'engin qui
déchiquète Reich est plus complexe.
Enchevêtrement de mécanismes et de lames rotatives
coupantes, mû par un pivot central, elle ne ressemble à
aucune autre machine existante. Chaque fois qu'elles rencontrent le
corps de Reich, les lames le réduisent en "lambeaux de
souffrance". Mais, lié à la théorie de la
régénération orgonique de Reich, le supplice
terminé, son corps se recompose, et attend, en hurlant
silencieusement sa douleur, l'achèvement du tour suivant.
Reprise du mythe de Prométhée dévoré par
son vautour. Reich garde assez de lucidité pour penser que lui
est infligé un de ces enfers simplistes, faits de tourments
rudimentaires et sanguinaires, qui viennent des temps primitifs et
qui sont destinés à se perpétuer dans
l'éternité. Et s'il s'interroge sur la culture à
laquelle peut bien appartenir celui qui en est l'inspirateur, le
lecteur songe évidemment à Eymerich.
Un démon ou un monstre? Les deux? En Sardaigne, Eymerich est
parvenu dans la grotte de Neptune où se trouve
emprisonnée une divinité oubliée, Tanit,
présentée comme un démon que les Sardes
craignent, divinité mystérieuse appelée le
morbum innominandum. Penché au bord d'un abîme où
l'on jette des cadavres, Eymerich entend un bruit
étouffé, indiciblement effrayant et contemple avec
horreur une masse sans fin de matière visqueuse qui se tord
dans l'ombre. Cette masse forme un agglomérat
blanchâtre, semi-transparent, qui remplit le fond du lac. Des
vagues violentes produisent des déformations brutales.
L'obscurité empêche Eymerich de se faire une idée
précise de ce magma vivant et furieux. Frissonnant de
dégoût, il imagine une créature anormale prenant
vie à l'intérieur des corps, se nourrissant de veines
et de tissus et couvant "une portée obscène".
L'âme en tumulte, il se sauve. Le moine qui l'a amené
là voir cette abomination lui dit qu'il s'agit de l'embryon de
Tanit. Il pense que le monstre pourrait reprendre force et puissance
si une certaine lumière bleue particulière à la
grotte s'éteignait. Une lumière bleue? Cela nous
rappelle quelque chose.
Correspondances.
Les correspondances sont nombreuses
et cohérentes. Evangelisti a su tirer le meilleur parti des
explications que Reich donnait de sa «théorie».
Ainsi l'absence de vitalité constatée depuis toujours
en Sardaigne est heureusement compensée par une
mystérieuse énergie qui a sa source dans une grotte,
où se trouve un lac dont les eaux ont des reflets de
lumière bleue. En s'exposant à ces lueurs pendant
plusieurs jours et en dormant dans leur halo, les Sardois voient
leurs maladies disparaître. Plus encore, grâce à
l'incubation et à l'exposition répétée
à la lumière, certains individus possèdent la
faculté de guérir et de faire féconder. Le plus
doué d'entre eux est entièrement entouré d'un
halo bleu, qui fait penser à une auréole. La
lumière bleue de la grotte est ainsi, ce que ne pouvait pas
deviner Eymerich, la représentation visible de
l'énergie «orgonique», celle qui anime tout
l'univers vivant.
Cette énergie,
particulièrement intense dans la grotte explique les
guérisons puisque, selon Reich, elle est l'émanation
visible de la lutte entre les éléments nocifs de
l'organisme et les bions. En résumant, la décomposition
des protéines engendrerait des «bacilles», produits
des bions se regroupant entre eux dans une membrane pour former un
protozoaire, qui devient la cellule cancéreuse. Cette cellule
se développerait de manière autonome, et agresserait
les cellules environnantes, en déclenchant en elles la
décomposition et la formation de nouveaux bions et de
nouvelles cellules cancéreuses. La bionique, lumière
bleue, permet la guérison en guérissant ces cellules.
Sinon se multiplient les cellules protozoïdales, amiboïdes.
Si la mort ne survenait pas avant, ou la guérison, les
cellules cancéreuses se transformeraient en véritables
amibes. Des parties entières du corps se fondraient en un
unique, gigantesque protozoaire au développement
irrésistible. Voici «expliqué»
l'agglomérat blanchâtre, qui remplit le fond du lac,
l'embryon de Tanit. Ces justifications pseudo-scientifiques dont
Evangelisti est friand ne sont pas données sans quelques
bavures : un contemporain d'Eymerich parle ainsi tranquillement
d'amibes au XIVè alors que les «animalcules» n'ont
été découverts qu'au XVIIè siècle
avec l'apparition du microscope! Bien sûr, les garçons
réprouvés condamnés au Lazaret retrouvent en
Sardaigne les lieux par lesquels Eymerich est passé, la grotte
et la masse vivante monstrueuse qui y prospère toujours, et
qui créera des surprises.
En écho à
l'austérité d'Eymerich, Félix l'adolescent, qui
vit dans le confort, et même le luxe d'un internat de l'avenir
, doit simultanément pratiquer des exercices pour atteindre le
«satori», l'anéantissement du Moi. Dans
l'état voisin, on proclame qu'il faut réprimer ses
instincts et les garçons ne fréquentent pas les filles.
On punit les pollutions nocturnes par le port d'un instrument
barbare.
Un débat jamais clos entre l'esprit et la matière
s'ouvre entre les ombres de deux névropathes, l'une d'un
mort-vivant, l'autre d'un mort effectif qui semble à la
recherche de l'explication de son existence passée. D'abord
autour du diagnostic de schizophrénie, décelable chez
Eymerich depuis le premier des romans de la série, et chez
Reich, qui l'est devenu, à la suite d'une
médicamentation abusive, alors qu'auparavant il a
été un maniaque, doublé de paranoïa. On
voit qu'Evangelisti, passionné par sa créature Eymerich
qui est en partie son double ou sa tentation, s'aventure dans des
domaines psychologiques de plus en plus complexes, que pouvait seule
éclairer la présence d'un psychologue de ce
siècle. En résultent entre les deux ombres des
agressions, plutôt que des discussions, qui tournent longuement
autour de définitions psychologiques. Reich a commencé
à mourir quand il a été condamné à
deux ans de prison. Un homme comme lui ne pouvait supporter
l'incarcération et l'enfermer dans une cellule signifiait le
tuer. Il est mort d'un infarctus, peut-être consécutif
à des expériences pharmacologiques faites sur les
détenus. La répression chimique avait alors de beaux
jours devant elle. On a donné à Reich de la
méthionine, un alcaloïde commun inoffensif, mais qui,
à fortes doses, provoque des hallucinations semblables
à celles du délire schizophrénique. Un de ses
effets, selon Evangelisti : la vision de personnes
désincarnées, qui ont vécu en d'autres temps et
d'autres lieux. .
L'évolution d'Eymerich.
Le fait que Valerio Evangelisti
promène son personnage d'un roman à l'autre sans se
soucier de la chronologie historique n'est pas en soi gênant
puisqu'il projette des éclairages divers sur sa psychologie.
Mais ce traitement rend difficile la compréhension de son
évolution comportementale. Dans ce roman, le second
chronologiquement, le lecteur rencontre un Eymerich homme d'action au
plein sens du terme, n'hésitant pas à se brûler
et se blesser pour rendre plus vraisemblable le personnage d'un
évadé torturé, échappé au
bûcher. Il se rend seul dans la ville assiégée,
plein des souffrances qu'il s'est occasionnées, avec les plus
grandes incertitudes sur le sort qui lui sera réservé.
Evangelisti a l'habilité de faire reconnaître Eymerich
par un membre de la famille royale, dont on attend la
dénonciation, ce qui fait durer l'incertitude et l'angoisse
d'Eymerich, tout en maintenant le suspense dans l'esprit du lecteur.
Mais ce sont surtout les entretiens entre Reich et Eymerich qui
projettent une lumière plus intense sur le comportement de
notre dominicain.
Nicolas
EYMERICH contre Wilhelm REICH.
Reich entrepris par un Grand
Inquisiteur! Les partisans de Reich ont longtemps prétendu que
c'était symboliquement son cas, qu'il a toujours perçu
l'inquisition autour de lui, de la part de ses adversaires
psychanalystes et des institutions. La place du délire de la
persécution dans l'existence de Reich a, en tous cas,
été savamment utilisée par Evangelisti. De
l'utilisation du pendule citée plus haut par exemple, Reich
présume des formes de torture d'un autre temps. Et en
même temps il «voit» l'inquisiteur surgir dans la
pièce, arrêter la machine et la faire disparaître.
Il comprend le message caché derrière son supplice.
L'identité de son bourreau est claire : Eymerich cherche
à lui démontrer que l'esprit a une vie
indépendante du corps, au point de constituer le modèle
à partir de laquelle la chair pouvait se
réagréger. La démonstration faite s'ensuit une
de ces scènes incertaines pour décider la
répartition des rôles de juge et d'accusé, de
médecin et de patient, avec pour centre du débat le
conflit entre la chair et l'âme.
Deux
contraires.
Eymerich est émacié,
très grand, solennel, fort d'une sévérité
intemporelle. Il aime par-dessus tout l'ordre rigoureux, fondé
sur d'impitoyables normes de comportement et des modes de
pensée obligatoires. Il conçoit sa mission
d'inquisiteur comme une défense de l'ordre de l'Église,
qui avait sauvé l'Europe de la barbarie en imposant son
prestige moral pour éviter le délitement de l'empire
séculier, et sa discipline pour compenser la turbulence de la
noblesse et la faiblesse des rois. Eymerich n'existe que par un
cerveau puissant, à l'unique service de la Cause, dans un
mépris total des contingences physiques.
Eymerich a rencontré dans
chaque roman un personnage jouisseur, vivant pleinement une existence
hédonique intense, son antithèse : le comte de Montfort
dans Les
Chaînes d'Eymerich ou
Mariano dans ce roman. C'est un homme possèdant leur
vitalité que va décoder Eymerich. Le physique vigoureux
de Reich est l'inverse du sien. Reich est athlétique, sanguin,
rond, solide, porte une veste de sport. Dans un congrès, il
forme un singulier contraste avec les corps des participants
usés par l'étude et l'activité
universitaires.
La chair et
l'esprit.
Les spécialistes savent que
Freud a d'abord mis en évidence la libido, sorte de pulsion
analogue à l'amour à son sens le plus large, à
l'énergie vitale qui détermine les manifestations de la
sexualité. Puis il en est venu plus tardivement à
opposer à la pulsion de vie (Eros) la pulsion de mort
(Thanatos). Cette sorte de tentative pour en revenir à un
état inorganique, permettrait de rendre compte d'un certain
nombre de données cliniques comme l'agressivité, le
sadisme, le masochisme, tous ces actes qui semblent converger vers la
destruction du vivant. Reich trouve absurde cette évolution de
Freud vers l'instinct de mort. Et les titres de certains de ses
livres où il expose ses idées sur la libido sont sans
équivoque : La Fonction de l'orgasme, Génitalité, La
Révolution sexuelle. Les
problèmes psychologiques de l'homme sont liés à
des troubles de la puissance orgastique. Le masochiste, par exemple,
est gonflé d'énergie. Il n'aime pas la douleur en soi,
n'aspire pas à la mort. Il veut seulement faire sortir la
libido emprisonnée en lui, une énergie psychique et
physique qui a besoin de s'exprimer dans le mécanisme de
l'orgasme. Reich en a entrepris l'étude, en partie
expérimentale.
Reich est convaincu que dans le
rapport sexuel entre l'homme et la femme, deux courants
d'énergie se superposent, comme deux vagues qui convergent,
s'élèvent et retombent ensemble. Il est aussi
persuadé que, dans le cosmos, un phénomène
semblable se vérifie. Des flux d'énergie orgonique
confluent, se touchent et se fondent, donnant vie à des
particules d'énergie. Il va jusqu'en trouver la preuve dans la
forme en spirale des galaxies, dans la rotation des ouragans, dans
l'orbite même des planètes. Pour lui, Dieu est
l'éther, l'énergie bionique, la force cosmique
créatrice.
Dès la première «séance», Reich
diagnostique la schizophrénie d'Eymerich et lui en explique le
fonctionnement, la négation du corps, sans qu'Eymerich en soit
impressionné. Au contraire. Si la schizophrénie
consiste en la scission entre le corps, l'âme et l'esprit, cela
n'a à ses yeux rien de négatif. C'est
précisément l'idéal de tout vrai croyant,
l'abandon du corps et de ses misères. Un chrétien,
pense Eymerich, ne saurait se proposer d'idéal plus
élevé. Mais peu à peu Reich développe son
interprétation et analyse le comportement d'un Eymerich que le
lecteur n'avait pu déterminer que par des notations
incidentes. Eymerich fuit la sensualité, et le diable est pour
lui la transfiguration de ses courants vitaux, avec lesquels un
sentiment d'horreur lui interdit de garder le contact
nécessaire. Transformant son corps en carapace, il bloque,
dévie, ou éteint sa vitalité. Par tous les
moyens il empêche sa nature biologique de se manifester. C'est
ce qui explique sa peur du contact physique, affirme Reich. Sa
surface corporelle est complètement privée
d'énergie. Il a rendu son corps insensible, ce qui rend sa
peau froide et réactive à la chaleur des autres. Une
caresse, pour lui, équivaut à la violence d'une gifle.
C'est pour cette raison que les autres hésitent à
approcher cet animal à sang froid. Mais si Eymerich n'en a pas
conscience, il en souffre et n'arrive pas à s'y faire. "Vous
avez oublié comment on caresse et vous savez seulement
frapper", lui dit Reich. Effectivement, tout autre contact lui est
interdit par ses inhibitions.
Eymerich mis
à jour.
Eymerich n'a pas fabriqué tout
seul sa carapace. Reich a noté son trouble quand il a
parlé de sa mère (dont on avait noté la
quasi-absence dans les trois romans précédents).
Eymerich avait associé le nom de sa mère aux
évocations du gel, de Méduse et de lumière.
Notations dissonantes, que Reich cherche à exploiter. Pourquoi
«lumière»? "Un très long temps passa, puis
les lèvres minces s'entrouvrirent sur un ricanement. - Ma
mère s'appelait Luz." Pourquoi «gel»? À cause
de l'indifférence et la rigueur maternelles. Reich n'a pas
explique le sens du terme Méduse, utilisé par Eymerich.
Mais Evangelisti ne l'a pas employé sans raison :
Méduse, une des Gorgones, symboliserait la pulsion
spirituelle, pervertie en stagnation vaniteuse. D'autre part, qui
voyait la tête de la Méduse restait
pétrifié. Symbolisant ainsi la reconnaissance d'une
faute, qui se pervertirait en des exigences morales paralysantes et
en exaspération maladive, avec une image
déformée de soi.
L'interprétation du cas
Eymerich est simple, voire simpliste pour le spécialiste
Reich: c'est la réaction oedipienne particulière
d'Eymerich devant le comportement de sa mère qui a
créé le problème. Dès les premiers mois
de sa vie, les rapports d'Eymerich avec sa mère ont fait de
lui un cadavre, incapable d'avoir des rapports avec d'autres corps
qui ne partageraient pas sa sévérité et son
rigorisme. Ce que Reich veut signifier à Eymerich, c'est qu'il
vit castré. En psychanalyse, la castration rend compte du
processus qui s'établit chez un être humain lorsqu'une
autorité parentale lui signifie que l'accomplissement de son
désir, sous quelque forme que ce soit, est interdit par la
Loi. La castration est donnée symboliquement à l'enfant
au nom d'interdits, auxquels adulte il devient soumis sans s'en
rendre compte. Reich, par la voix d'Evangelisti, est direct. Il
accuse carrément Eymerich de défendre des croyances
religieuses qui ne sont pas authentiquement vécues par lui,
qui lui donnent la Loi commode pour sauver le castré qu'il est
devenu : "Quelqu'un vous a fabriqué une carapace, pour vous
dévitaliser à fond. Et vous avez cru vous en
libérer en vous fabriquant de nouvelles chaînes et de
nouveaux liens." Chaînes et liens qui sont évidemment
l'Église et l'Inquisition. Et les méthodes qu'elles
utilisent.
Reich
dénoncé.
Mais si Reich est un psychologue
professionnel moderne, Eymerich est le maître de
l'acuité psychologique immémoriale, née d'une
intuition fulgurante qui se passe de ces concepts
intellectualisés. Et son interprétation du cas de Reich
est aussi pénétrante. S'il n'utilise pas le concept
«manie», il en fait une description satisfaisante. Reich
est contraint d'avouer que ses meilleurs élèves l'ont
trahi, parce qu'ils n'ont pas réussi à saisir la
nouveauté de ses idées. Ils se sont
éloignés de leur propre initiative, affirme Reich,
parce qu'ils n'arrivaient pas à le suivre. Eymerich n'a pas de
mal à lui faire dire que la condition pour appartenir à
la communauté de Reich était de partager ses
idées. Les «traîtres» étaient ceux qui
avaient des idées personnelles et Reich était le seul
à décider si ses élèves demeuraient
fidèles à sa pensée. Il est bien obligé
de reconnaître que ceux qui restaient n'étaient pas les
plus brillants, qu'il a récompensé l'esprit
grégaire et puni l'épanouissement individuel. Il a
commis le crime de se comparer au Christ en transformant sa
communauté en une Église dérisoire, en punissant
les hérétiques et en diabolisant l'ennemi. Quelle
différence avec lui, Eymerich?
Par Eymerich, Reich se
découvre pour la première fois. Faisons grâce au
lecteur des distinctions psychologiques applicables à Reich :
maniaque, paranoïaque et finalement schizophrène. Il se
reconnaît maniaque, ce qu'il explique. La manie est le
corollaire de l'hystérie, un excès de vie. Le maniaque
se sent bien, plein d'assurance, se croit parfait et immortel. Il
tend à mépriser son prochain et à s'entourer
d'admirateurs inconditionnels. Mais ce n'est qu'un masque sous lequel
il ne trouve qu'une tristesse mortelle. Il suggère d'abord
qu'il a eu des comportements déplorables, par la faute des
courants vitaux, qui le débordaient. Puis il en vient aux
aveux : sa mère a été adultère avec son
précepteur et le fils l'a dénoncée à son
père... Et ce père était l'équivalent de
la mère d'Eymerich : des yeux terribles, des regards qui
donnaient le frisson. Reich n'a jamais reçu de lui une
caresse, un câlin. Sa mère comme lui en avaient peur. Il
était très sévère en fait de morale. La
vie sexuelle ne l'intéressait pas trop, et il ne voulait pas
que les autres s'y intéressent. Et après la
dénonciation de Reich, il a constamment battu sa mère,
la conduisant au suicide.
Eymerich peut donc prétendre
que Reich a passé sa vie à rechercher une justification
à la saleté charnelle de sa mère. En mettant en
avant des courants, des énergies, des forces
incontrôlables, il a passé des années à
tenter de démontrer que sa mère n'était pas
coupable, étant donné qu'elle n'avait fait
qu'obéir à des instincts naturels. "Vous êtes
votre mère. Depuis que vous en avez provoqué la mort,
vous avez cherché à la remplacer, en multipliant
précisément les actes féminins." Voilà
pourquoi Reich ne voit que corps, orgasmes, liés à des
forces cosmiques ou telluriques.
Conclusion : des antagonistes
irréductibles. Pour Eymerich, Reich est voué à
la négation de Dieu au profit de ce qui existe de plus vil et
de plus matériel, le péché de la chair. Pour
Reich, Eymerich est sa punition, le père
réincarné : avec la même haine pour tout ce qui
vit, la même carapace contre l'expression des sentiments, et la
même cruauté.
Finalement, actuellement tous deux schizophrénes, l'un par son
caractère, l'autre par l'équivalent de la castration
oedipienne : la pharmacopée moderne. Si depuis quelque temps
Reich vit dans un délire schizophrénique, ce
délire est provoqué. Provoqué de
l'extérieur. Sa schizophrènie n'est pas la punition de
sa vie de matricide, comme le prétend Eymerich, mais le
résultat de la méthionine.
Il faut noter que, d'un point de vue thérapeutique, les
interprétations réciproques qui sont faites n'ont que
la valeur d'un diagnostic. Ces joutes oratoires entre personnages de
choix n'ont pas grand chose à voir avec les méthodes
analytiques utilisées par les spécialistes. Les deux
adversaires, aux positions antagonistes, s'envoient des
flèches acérées les mettant successivement dans
des positions d'incertitude. Le lecteur friand de caractères,
qui ne s'intéresse pas seulement à l'action, mais aussi
aux personnages, suit dans la jubilation le dévoilement de
positions soigneusement cachées par des grands chefs qui sont
finalement restés des gamins.
AUTRES
THÈMES.
Le motif du
ver.
Eymerich a vu, dans la grotte de
Neptune des créatures immondes ramper dans un abîme,
issues des ténias - particuliers à l'île - vomis
par les habitants, qui se corrompent dans l'abîme et tendent
à se regrouper. De son côté Reich prétend
que si, lors d'un cancer, la guérison ou la mort ne
survenaient pas naturellement, les cellules cancéreuses se
transformeraient en véritables amibes. Dans des conditions
particulières, des parties entières du corps se
fondraient en un unique, gigantesque protozoaire au
développement irrésistible. Un troisième
aperçu nous montre, dans le futur, un des garçons
condamnés à la déportation qui voit en Sardaigne
la lumière bleue abandonner le ciel, vaincue par une force
hostile. Tandis que l'obscurité tombe, le littoral devient le
dos répugnant d'un unique ver immense, diabolique. Les
dernières lignes sont consacrées aux contorsions de ce
titanesque protozoaire vermiforme, amas qui n'a ni intelligence ni
mémoire, mais porte un nom très ancien, celui de
Tanit.
Ce ver gigantesque évoque le
maître-ver, le serpent, et les monstres marécageux des
mythologies préexistantes aux événements
de La Bible, qui y fait souvent allusion. Si chacun sait que
Yahvé a créé notre monde, il ne l'a pas
bâti à partir de rien. Avant la création existait
le Chaos primordial, où se trouvaient déjà au
moins deux monstres : Léviathan et le Dragon, empruntés
à la mythologie du Proche-Orient (Babylone, Canaan), symboles
du désordre et du mal. Léviathan, le serpent fuyard,
bien que ses têtes aient été fracassées,
hante encore les océans, toujours prêt à faire
entrer le monde dans le Chaos. Rahah, autre monstre mythologique mal
défini, aurait été vaincu par Yahvé lors
de la mise en ordre du chaos primitif.
Lovecraft a constamment
évoqué de tels monstres dans le mythe de Cthulhu et
King y a consacré une nouvelle lovecraftienne. Le traitement
qu'Evangelisti a fait de ce motif est original. Le ver est la somme
des cadavres et de ses ténias qui continuent à vivre,
et se transforment en une unique, énorme vésicule
à l'horrible vitalité. Evangelisti précise que
les Hébreux appelaient ce monstre Tanit, Astarté, ou
Astaroth, divinité unique et triple, dont l'une porte un nom
qui donne le frisson à qui a lu La Bible, ou Salammbô de
Flaubert : Baal. Ou, pour le dire à la manière des
Hébreux, Belzébuth. Manière originale de relier
le ver à l'imaginaire d'Eymerich, où le diable tient
une aussi grande place que Dieu. Et simultanément de ranger
Eymerich parmi les adversaires de la vie, ceux qui ont tué
Reich, et amené indirectement le surgissement du
monstre.
Croyances
ouvertes contre croyances fermées.
Le destin d'Eymerich est
décisément (encore une des hantises d'Evangelisti?) de
combattre des cultes liés à la vie, à l'amour,
à la fertilité, alors qu'il est castré
psychologiquement et introverti. Le lecteur se rappelle que dans
Nicolas Eymerich,
Inquisiteur, il élimine le
culte de Diane, que les femmes cherchent à ressusciter pour
être libérées de l'esclavage social. Une Diane
différente de la froide chasseresse, devenue la déesse
de la fertilité et des instincts, dont le culte vivant et
exubérant n'a rien de commun avec le Dieu d'Eymerich, froid et
raisonnable. Dans
Les
Chaînes d'Eymerich, il fait
disparaître une secte dissidente, qui pratique un culte
malsain, reposant sur la profanation du sang tout en menant une vie
libre, et ne se refusant aucun plaisir.
Dans ce roman, Eymerich assiste
horrifié, à la danse d'hommes et de femmes nus rendant
un culte énergétique à une divinité
priapique. En toute innocence, Mariano explique à Eymerich la
signification du culte : danser en rond devant des pierres en forme
de phallus donne une énergie particulière incitant
à la copulation. Mariano joint son explication à ce
rite, en le reliant de manière originale à Hildegarde
de Bingen, leur contemporaine, que les mélomanes ont
redécouverte récemment : "C'est durant l'accouplement entre l'homme et la femme
que l'énergie opère dans sa plénitude. Vous
connaissez Hildegarde de Bingen? Hildegarde explique que la
conjonction entre les sexes se décompose en trois moments :
concupiscentia, fortitudo, c'est-à-dire puissance, et studium,
soit le rapport charnel. Ce qui correspond au principe universel de
la création. Concupiscentia, c'est la volonté de Dieu,
fortitudo, la puissance divine, studium, la conjonction de la
volonté et de la puissance de Dieu pour créer la vie.
En créant l'homme à Son image et ressemblance, Dieu lui
a aussi fait don de l'équivalent de Sa propre puissance
créatrice." Eymerich
est horrifié par ces affirmations blasphématoires, et
son indignation est d'autant plus grande que ces propos sont tenus en
présence de trois personnes du sexe féminin
L'intolérance et la persécution.
Autre thème cher à
Evangelisti : la dénonciation de l'intolérance et la
persécution. Reich a forgé un mot pour figurer les
persécuteurs : «Modjou», formé par les
premières syllabes des noms de deux «bourreaux»,
Mocenigo et Djougachvili. «Mo», c' est Mocenigo, l'homme
qui remit Galilée à l'Inquisition. «Djou»,
c'est Djougachvili, le véritable nom de Staline, qui a
perverti un idéal d'égalité en système
d'oppression. Mais les «Modjou» sont nombreux. Ce sont les
«petits hommes», tous ceux qui professent des idées
étroites et représentent l'autorité :
l'académicien, le bigot, le fanatique, le nazi. Tous ceux qui
adorent la mort et méprisent la vie. «Modjou»
contraint les hommes à des situations antinaturelIes, dit
Reich. Il les persécute, leur inflige l'électrochoc et
toutes sortes de tortures, figeant leur développement et leur
vitalité.
Reich se représente l'horreur
d'un monde dominé par des Eymerich : la dictature, les camps
de concentration, les asiles psychiatriques, les guerres
menées au nom d'une supériorité quelconque, le
scientisme érigé en philosophie dogmatique.
Evangelisti
militant : le combat de Reich n'est pas terminé.
Certains ont été
troublés par le fait, que, lors de la campagne anticommuniste
des années 50 aux USA, la «chasse aux
sorcières», Reich soit mort dans une prison
américaine sans guère troubler les consciences, et que
ses livres aient été interdits dans un pays
démocratique. D'autres ont prétendu un certain temps
qu'un homme ne peut pas passer vingt ans de sa vie à des
recherches sans qu'il y ait derrière quelque
vérité, affirmant même que Reich était
allé si loin que peu de savants étaient capables de le
suivre. En réalité, ce qui n'est pas dit dans le roman,
c'est que les laboratoires de la Food and Drug Administration
examinèrent sept ans la question avant de se prononcer. Le
jugement ne fut d'ailleurs prononcé que quand, après
deux années d'injonctions répétées, Reich
continua à faire commerce de ses cabines
bioénergétiques, jugées dangereuses non parce
qu'elles avaient un effet quelconque, mais parce qu'elles incitaient
les patients à ne pas consulter en temps utile contre le
cancer par exemple, comptant sur les effets de l'énergie
orgonique pour assurer leur guérison.
Et il est aussi faux de
prétendre qu'à l'époque de son emprisonnement il
n'a pas été soutenu. La campagne de presse en sa faveur
fut importante et l'American Liberties Union prit son parti.
Même si Evangelisti n'est pas tout à fait dupe, il a
privilégié publicitairement les aspects du personnage
de Reich qui correspond à ses convictions.
La folie, à la fin d'une existence, s'empare de l'esprit d'un
artiste, peut servir à consacrer son génie. Il y a
d'illustres exemples. Qu'un esprit scientifique fertile en inventions
devienne déséquilibré, l'opinion peut encore
l'admettre. Mais la prison ajoutée à la folie, c'est
trop : la première détruit immanquablement le
préjugé favorable attaché à la seconde.
Ce qui explique les nombreuses réticences qui entourent le cas
de Reich.
Cependant, on ne peut pas aujourd'hui
ignorer le nom de Reich. Depuis 1968, il est souvent
évoqué et cité. Ses idées et son nom ont
été remis à la mode par Herbert Marcuse. Juste
hommage rendu à un précurseur : en effet, Reich,
quarante ans avant Marcuse, a formulé une synthèse du
freudisme et du marxisme. Il était également le
précurseur des thèses culturalistes. des praticiens
sociologues, non plus seulement des théoriciens, qui se sont
référés à ses travaux sur l'Individu dans sa
société. Les
recherches sexologiques de Masters et Johnson et leurs applications
thérapeutiques s'inspirent directement des idées et des
pratiques de Reich. C'est d'ailleurs parce qu'il a pressenti,
annoncé et tenté, avec près d'un
demi-siècle d'avance, qu'il mérite notre
intérêt, plus que par ses découvertes. Il a eu
des idées et des intuitions fortes. En revanche, ses
contributions à la connaissance proprement dite sont faibles,
sinon inexistantes. Il n'a pas, comme Freud, construit une science,
loin s'en faut ; mais il a vécu pleinement sa vie. Ses
idées et ses intuitions sont étroitement liées
au déroulement, aventureux et tumultueux, de son existence. On
comprend l'intérêt qu'a pu prendre Evangelisti en vivant
un temps avec un homme aussi passionnant qu'irritant.
S'il accorde de la sympathie au
personnage de Reich, Evangelisti porte surtout son attention sur les
difficultés sociales qui se sont dressées sur son
parcours, parce que le théoricien de l'orgasme et de la lutte
révolutionnaire sexuelle apportait des idées
séditieuses qui déplaisaient. Il faut certes le
gauchisme d'Evangelisti pour évoquer le Christ à son
propos, mais c'est vrai que son existence, vécue dans un
climat d'intolérance idéologique et politique, n'a pas
toujours été facile. Quelles que soient ses limites,
Reich a été un non-conformiste, remettant sans cesse en
question son statut social sans souci d'assimilation, avec une belle
confiance en ses idées.
Ce roman exceptionnel est plus riche de faits, d'intentions et
d'éclairages que les précédents. Il est aussi
plus long, l'abondance de la matière le demandant. Jusqu'ici
Eymerich tenait le devant de la scène, sans adversaire
à sa mesure. Sa haute stature dominait le récit, au
propre comme au figuré. Pour ce roman, le lecteur
hésite. Quel est le personnage le plus prenant, Reich ou
Eymerich? Les deux sont intéressants. Mais si on
perçoit toujours chez Evangelisti l'intérêt
ambigu pour la démesure inquiétante de son inquisiteur,
pointe aussi nettement ici le gauchisme de sa pensée. On sent
aussi l'intérêt porté à une apologie de la
sexualité par un Evangelisti inhibé (il n'y a jamais
dans ses romans des scènes sexuelles explicites, pourtant fort
à la mode chez les auteurs modernes), sensualité plus
épanouissante que le rigorisme inquiétant d'Eymerich.
Reich, le juif non pratiquant, réalise finalement un
idéal d'amour, porteur d'espérance d'harmonie sociale -
sans doute un leurre. Mais cette utopie est plus proche de
l'oblativité des Évangiles, que du terrible
Yahvé de l'Ancien Testament, dont le redoutable inquisiteur
n'a retenu que la contrainte et la coercition. Un message divin, qui
ne se distingue pas des fanatismes humains si prompts à
vouloir soumettre, dominer, pratiquer le massacre et le
génocide, et même qui les inspire et les justifie.
Avec Le
Mystère de l'Inquisiteur Eymerich, devenu maître d'un modèle romanesque qui
n'appartient qu'à lui, Valerio Evangelisti apparaît
aussi divertissant, par l'habileté du récit, ses
rebondissements, son suspense, que stimulant par la rigueur de la
construction et l'ampleur de ses vues historiques et
humanistes.
Roland Ernould © 1/2000
Étude :
Eymerich
entre le pur et l'impur.
L'étude Eymerich entre le pur et l'impur porte sur les 4 premiers romans de la série des
Eymerich de Valerio Evangelisti parus à ce jour. Les
récits se rapportant à Eymerich se présentant
dans la discontinuité, le rappel qui suit a l'intention de les
remettre en mémoire.
* Nicolas
Eymerich, inquisiteur. Se passe à
Saragosse et ses environs, en 1352. Eymerich a 32 ans.
* Les
chaînes d'Eymerich. Se passe en
Savoie, en 1365. Eymerich a 45 ans.
* Le corps et le sang
d'Eymerich. Se passe à Castres, en
1358. Eymerich a 38 ans.
* Le mystère de l'inquisiteur
Eymerich. Se passe en Sardaigne, en 1354.
Eymerich a 34 ans.
* Cherudek. Se passe en
Occitanie, en 1358. Eymerich a 38 ans.
édition italienne
..
.. du site Imaginaire : liste des auteurs
.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle
.. général
Vous pouvez aussi
trouver sur ce site :
.. du site Imaginaire
|
.. du site Stephen King
|
|
Revue Phénix #57, mai 2002.
Numéro spécial Valerio
Evangelisti, avec un chapitre
inédit des Chaînes d'Eymerich, une interview
inédite
et de
nomreux articles de Roland Ernould, l'auteur de ce
site.
Ce
copieux dossier de 140 pages comprend également un
article de Delphine Grépilloux et une bibliographie d'Alain
Sprauel.
Le dessin de
couverture est de Sophie
Klesen
En librairie : 13 ¤. La
revue Phénix
est éditée par la SARL Éditions
Naturellement, 1, place Henri Barbusse, 69700 Givors.
Directeur : Alain
Pelosato.
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