KING ET LA
CENSURE.
"Mabel
dit que ce n'était pas de la littérature, mais de la
pornographie pure et simple." (Salem, 35)
Dans toute culture, il y a des choses
«répugnantes» qui sont interdites et doivent rester
cachées. Bon nombre sont de nature sexuelle. Les
activités liées au sexe sont en effet les comportements
humains qui ont suscité le plus de malentendus et de
préjugés. Il y a quelques dizaines d'années
encore, on n'en parlait qu'avec pudeur, honte, ou
négativement, pour rappeler les commandements religieux ou
moraux, et stigmatiser les errements. Libérées depuis
peu d'une certaine quantité de ces interdits, nos
civilisations occidentales taxent facilement
d'«obscurantistes» la plupart des pays du monde, en retard
par rapport à certains de nos usages.
.
du site
..
Dans ces pays, comme chez nous
naguère, quand on ose évoquer ces «choses» du
sexe, ou en parler positivement, c'est clandestinement, dans le
secret du Necronomicon.,
avec le risque du bûcher. Il y a aussi les choses qui se font
-et même très couramment-, mais dont on ne parle pas. On
n'en parle pas parce qu'elles sont
déconsidérées, jugées
vulgaires1, inconvenantes, «sales» ou
«répugnantes», comme Lagarde et Michard le
signalaient soigneusement à propos de Rabelais pour
l'édification de générations
d'élèves, dans les manuels de littérature d'il y
a quarante ans, et encore en usage. On n'a pu longtemps les
suggérer honorablement qu'en dissimulant leur
réalité derrière un camouflage
idéalisé2.
Par exemple, dans une certaine
culture chrétienne traditionnelle, on ne «baisait»
que dans le mariage, sacrement qui pourtant sanctifiait et
idéalisait l'acte. Et surtout, on n'était pas
censé parler de ce qui se passait la cérémonie
rituelle et le repas de noces terminés, ou par la suite:
c'était trivial. Pour les détails sur les
activités au lit, c'était carrément
obscène3. Là se trouve sans doute la limite la plus nette
entre le trivial et l'obscène. Le trivial est parfois
obscène, mais l'obscène est toujours trivial. Ou, pour
dire autrement, l'obscène, qui concerne une certaine
façon de considérer la fonction sexuelle, est un
sous-ensemble du trivial4.
King, comme bien d'autres, n'a pas échappé aux
condamnations pour trivialité ou obscénité: il a
été vilipendé par les bien-pensants, interdit
dans certaines écoles, retiré de certaines
bibliothèques municipales. Menacé directement par un
projet de loi contre l'obscénité que de
«bons» esprits du Maine voulaient instituer, il a
lutté contre ce puritanisme d'un autre temps, marquant
l'inquiétant retour de l'ordre moral et du fanatisme religieux
obscurantiste.
L'appréciation de
l'obscène.
Dans les milieux férocement
religieux, dans la société moyenne en ascension qui
aspire à une certaine distinction ou là où
règne le «bon» ton, il est difficile d'admettre que
l'on ait un corps animal, avec certaines fonctions
«bassement» organiques. On peut consacrer beaucoup de temps
à parler cuisine ou vin: l'ingestion est
considérée comme une fonction noble5. On cherche discrètement les
toilettes, on évoque le sexe à mots couverts, on assure
de n'avoir jamais regardé de film porno... Et surtout quand on
évoque la sexualité dans ces milieux, les gens ne
s'affirmeront pas seulement dégoûtés: ils peuvent
devenir féroces à l'égard de ce qui sort de leur
conception de la normalité.
Le jeune King, qui, on l'a vu (chap. 2) pratique la dérision
sociale dans sa colonne KING'S
GARBAGE TRUCK dans le journal
universitaire de l'université, qui rend l'étudiante
Tabitha furieuse, ou qui crée sa confrérie des
«Joyeux Bourrés pour un Campus plus cool», a vite
senti le danger. Dès 'Salem's Lot,
son deuxième livre publié, King, qui savait ce que
contient par exemple Rage,
manuscrit de jeunesse non encore édité, a bien
défini le problème. Ben, jeune romancier, parle de ses
livres: "Avez-vous lu le
dernier?
- Pas encore. Miss Gogan, la vendeuse du drugstore, dit que c'est
plutôt salé.
- Quoi? C'est presque puritain, au contraire, dit Ben. Le langage est
cru, mais quand on fait parler de jeunes paysans, on ne peut
pas...". La phrase n'est pas
terminée, mais le sens est clair: il veut calquer la
réalité. Pourtant, avec un certain lectorat, le
malentendu est total: "Mabel
dit que ce n'était pas de la littérature, mais de la
pornographie pure et simple."
(Sal, 24, 35)
De même, Annie se révolte contre la dernière
production de l'écrivain Paul Sheldon: "Et tous ces gros mots! Pas une ligne sans un
mot en c...! Ça manque...(...). Ça
manque de noblesse! s'écria-t-elle soudain (...).
- En effet, répondit-il
d'un ton patient. Je comprends ce que vous voulez dire, Annie. Il est
exact que Tony Bonasaro est un être sans noblesse. C'est un
môme sorti du bidonville qui s'efforce de s'arracher à
son milieu, vous comprenez. Et ces termes... eh bien, tout le monde
les utilise dans...
- C'est faux! s'exclama-t-elle en lui jetant un regard meurtrier.
Comment croyez-vous que je fais quand je vais au magasin d'aliments
pour bétail, en ville? Que pensez-vous que je dise?
«Dis-donc, Tony, donne-moi un sac de cette c... de bouffe pour
cochon et un sac de cette c... de maïs à vache» et
ainsi de suite?
(...). Et après, je
descends la rue et je vais à la banque dire à Mme
Bollinger, «Tenez voici un f... chèque et filez-moi
cinquante c... de dollars et que ça saute»".
Annie préfère l'eau de
rose idéalisée6 de la série des Misery: "Vous n'avez pas besoin d'utiliser ce genre de
mots dans les livres de Misery parce qu'ils n'existaient pas à
l'époque. Ils n'étaient même pas inventés.
Une époque bestiale exige un vocabulaire bestial, j'imagine.
C'était mieux en ce temps-là.". Le jugement est sans appel: "C'est plein d'ordures. De toute façon,
c'est un mauvais livre."
.(Misery,
35/7, 58)
On peut mieux comprendre la cruauté des contempteurs du sexe
à l'égard des «pornographes» en examinant de
plus près deux cas. Celui de Garrish, dans Caïn, qui a du contempler pendant toute l'année
universitaire une "parodie en
céramique du Penseur de Rodin assis au bord d'un siège
de toilettes" que le
dionysiaque copain de chambre Grosse Cloche, qui vit dans
"un amas tourbillonnant
à la dérive", a
abandonné parmi d'autres épaves après ses
examens. Garrish, son voisin psychopathe, est l'inverse; dans sa
moitié de chambre, c'est l'ordre militaire. Ce spectacle le
déprime: "Sur son
siège de toilettes, le Penseur le regardait." Garrish "balança l'objet à terre où il se
brisa en morceaux."
Symboliquement, l'attitude est la même que celle d'Annie quand
elle brûle le manuscrit "plein d'ordures"
de Paul Sheldon. Elle détruit cette oeuvre comme Garrish
pulvérise la céramique d'un goût douteux, mais
parfait témoignage de la dualité de l'être
humain, mi-ange, mi-bête, pensant et chiant. Elle est, comme
lui, incapable d'accepter la réalité telle qu'elle est
et elle doit en évacuer mentalement la part
bestiale7. Ils ne peuvent vivre qu'en fuyant la
réalité ou en idéalisant les humains qui les
entourent8.
Idéaliser, c'est se conformer à des idées plus
qu'à des réalités, concrétisées ou
vérifiées pourtant par les expériences
vécues mais refusées comme telles. Pour les freudiens,
c'est échanger un comportement d'ordre sexuel condamné
contre un autre, dont l'apparence n'est plus sexuelle, tout en lui
étant psychiquement apparentée. Exaltée
mentalement et transposée sur un plan idéal, la nature
primitive de la pulsion n'a cependant pas changé. On peut
ainsi analyser les attitudes de Garrish et d'Annie, toutes deux
formées réactionnellement.
Pour Garrish, le refus de la pulsion sexuelle et un blocage au stade
anal se manifestent par une attitude de propreté maniaque qui
lui fait rejeter des humains jugés laids -comme la
réalité de l'excrétion anale- et il
préférera les détruire plutôt que de subir
une dégradation identique9. De même Annie masque provisoirement des
tendances sadiques10 manifestes par des tentatives d'idéalisation
d'une vie qui pourrait être vécue «autrement»,
sous des déguisement symboliques qui en masqueraient la vraie
nature. D'où sa recherche d'une littérature
sublimée, celle où se trouve la «vraie» vie,
et elle détruit peu à peu l'écrivain qui peine
à lui donner de quoi satisfaire son besoin.
Les formes de création artificiellement sublimées sont
ainsi l'objet d'une valorisation particulière pour leurs
amateurs, dues au fait qu'elles sont devenues individuellement ou
socialement acceptables. Comme au théâtre antique, les
acteurs évoluent sous un masque.
C'est cette hypocrisie dans la présentation
émasculée des réalités qui a très
tôt choqué King. Il n'est pas dupe. Pas plus que son
romancier Paul Sheldon: "Les
trois derniers Misery n'avaient été que de simples
récits d'aventure renforcés de scènes
érotiques soigneusement dosées pour chatouiller ses
lectrices." (Misery, 203)
Chatouiller homéopathiquement...
La
censure.
King fait volontiers son
auto-critique, d'abord par personnage interposé, quand un
copain reproche au romancier William Denbrough, double de King,
d'avoir utilisé "le
terme «enculer» deux cent six fois" dans son dernier roman11. Ou plus directement avec une allusion
limpide concernant la romancière de Les Tommyknockers: "Elle écrivait de bons livres sur le
Far West, des livres vrais, pas de ces trucs pleins de monstres et de
gros mots comme en écrivait ce type, à
Bangor." (313) De même,
la bibliothécaire de Castle Rock déclare qu'elle
"n'a aucune
envie" de lire
"les romans de Stephen
King." (Policier, 40)
Faire parler des paysans ou un voyou
de bidonville avec leur langage, c'est se vouloir réaliste. La
tradition est ancienne et s'est toujours accompagnée des
mêmes difficultés. Comme Rabelais suivant son
évêque dans ses déplacements à travers le
Poitou, se mêlant aux artisans et aux paysans de
l'époque, King, revenu à 11 ans à Durham dans le
Maine où se trouve sa famille d'origine, s'imprègnera
de quantité de notations sur la vie réelle de ses
habitants, des enfants comme des adultes, en particulier ceux qu'il a
connus dans les petits boulots qu'il a faits pendant plusieurs
années. Comme Rabelais, il insérera mille
détails de toutes sortes sur les habitudes et les moeurs de
cet espace encore rural. Comme Rabelais encore, ses histoires
fourmilleront de souvenirs personnels et d'allusions à de
menus faits et sites de l'histoire locale. Comme Rabelais toujours,
il se gargarisera des mots dont il connaît toutes les variantes
et les excès possibles. Et comme Rabelais enfin, il encourra
les foudres de la censure... Sur ce point, heureusement, les moeurs
ont changé: King n'a pas eu à fuir sans cesse les
orages des censeurs, comme cela a été le cas pour les
novateurs non conformistes pendant des siècles.
Le précédent littéraire le plus proche de son
cas est Zola, qui s'est vu surtout critiqué pour la forme:
"La forme seule a
effaré. On s'est fâché contre les mots. Mon crime
est d'avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et
de couler dans un moule très travaillé la langue du
peuple. Ah! la forme, là est le grand crime! Des dictionnaires
de cette langue existent pourtant, des lettrés
l'étudient et jouissent de sa verdeur, de l'imprévu et
de la force de ses images. Elle est un régal pour les
grammairiens fureteurs."
12
Leur façon de considérer la portée morale de
leurs oeuvres est aussi identique. Quand Ben, le jeune
écrivain de Salem dit de
son roman qu'il est "presque
puritain", il exprime la
même idée que Zola devant les réactions
indignées d'un certain public: "L'Assommoir est le plus chaste de mes
livres". En dépeignant
une famille ouvrière tombant par l'ivrognerie dans la
déchéance et la mort, il n'a fait que de la
"morale en
action": ses "personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont
qu'ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et
de misère où ils vivent." On aura l'occasion plus loin de montrer comment, dans
Le
Corps, cette prise de conscience a pu se faire
très tôt et les conséquences probables pour la
mentalité adulte de King.
A plusieurs reprises, King est intervenu publiquement pour expliquer
et justifier son oeuvre. Car, à divers endroits, dans les
écoles américaines, ses livres sont mis au placard ou
interdits. (Beahm en fournit une liste impressionnante dans
TSK, 77). Les arguments les plus souvent
avancés par les opposants étant les
grossièretés ou l'obscénité. Certains
protestataires iront jusqu'à compter le nombre de gros mots
dans certains livres...
Le
référendum.
Aux États-Unis, la plupart des
poursuites contre les créateurs non-conformistes se fondent
sur des accusations d'obscénité. Les ligues morales et
les groupes de pression religieux prennent surtout pour cible la
sexualité, négligeant la violence ou les discours
haineux envers les minorités. En effet, en 1973, la Cour
Suprême a statué que le premier amendement ne
protégeait pas l'obscénité. Mais la Cour n'a pas
défini la notion d'obscénité, les juges
prétendant ne pas pouvoir la définir, tout en
déclarant qu'elle est reconnaissable quand ils la voient! Ils
laissent donc la tâche de la définir à chaque
communauté, terme flou pouvant désigner une ville, un
comté ou un état. La loi étant aussi
évasive, on ne sait jamais ce qui va arriver.
Ce sont surtout les États du Sud qui pourchassent
sévèrement l'obscénité. Mais en 1985, la
Ligue Civique Chrétienne du Maine fit une enquête et
conclut que le public souhaitait la limitation de la pornographie. La
Ligue recueillit le nombre voulu de signatures pour qu'un
référendum fût organisé. La question
posée était simple: «Voulez-vous, oui ou non, que
la diffusion et la vente de publications obscènes soient
considérées comme un crime»? Entre autres auteurs,
King était particulièrement visé. Avec le
slogan: «Faites-le pour vos enfants», de nombreuses
associations s'unirent pour soutenir l'approbation. Outre la
propagande ordinaire, 1.500 églises du Maine reçurent
du matériel d'information, sur le thème: la
pornographie déstabilise et détruit les vies, les
familles et le mariage. Les abus sexuels commis sur les enfants et
les rapts lui sont imputables. C'est un fléau culturel, social
et moral.
King participa à un débat
télévisé, contre le révérend
Jasper Wyman, le principal défenseur du
référendum. Il lui reprocha surtout d'engager
l'État dans une voie de contrainte qui risquerait
politiquement de dégénérer. Beau joueur, King
déplora un spot télévisé,
réalisé par les adversaires du référendum
-un homme en blouson de cuir met le feu à des livres
célèbres, en suggérant ce qui pourrait arriver
si le «oui» au référendum l'emportait.
«Je déteste cette
pub, a dit King à Wyman. je veux dire... le mec ressemble
à un nazi. Mais vous savez que lorsqu'on s'engage sur la route
de la censure, ce genre d'attitude n'est jamais très
loin.»" (TSK,
216)
King intervient en défendant ses livres dans des
conférences, dans des termes plus modernes, mais dans un
esprit identique à celui de Zola. En prenant d'abord des
exemples à la portée des parents: "Un gamin devait réaliser une
dissertation sur l'industrie métallurgique. Comme livre de
référence, il avait choisi Working, par Studs
Terkel.
La méthode de travail de Terkel est assez simple. Il entre
dans un bar fréquenté par les métallurgistes et
pose son enregistreur à cassettes sur le zinc. Il ne pose
jamais une seule question. Évidemment (...)
les métallurgistes n'utilisent pas des expressions dans le
genre «Oh, flûte». Ces gars utilisent un vocabulaire
qui ressemble très fort à celui utilisé par les
visiteurs du salon de coiffure, le samedi où la dame s'est
absentée13.
La mère du gamin est tombée sur le livre, l'a lu et a
été horrifiée par ce langage. (...) La mère a exigé que le livre soit
retiré de la bibliothèque des
écoles14 de Pittsburgh, parce qu'il risquait de semer
le trouble dans l'esprit des adolescents. Ils auraient pu le lire et
leurs yeux se seraient mis à couler hors de leurs orbites, ou
alors, ils auraient eu des envies de meurtre, de viol, de zoophilie,
que sais-je encore."
(TSK, 74)
Il passe ensuite à des arguments littéraires:
"Frank Norris, qui a
écrit The Pit, Mac Teague et d'autres romans naturalistes qui
ont été censurés a dit un jour: «Je ne
m'excuse jamais. Je ne peux pas. Parce qu'au fond de mon coeur, je
sais que je n'ai jamais menti, jamais triché. J'ai dit la
vérité.» La vérité de la fiction,
c'est de dire la vérité! Si vous mentez en
écrivant de la fiction, vous n'avez rien à faire au
pays de l'écriture."
Ce qui veut dire que c'est Paul Sheldon, l'auteur fictif des
Misery, le truqueur qui fabrique une
réalité à l'eau de rose, qui est le menteur
à dénoncer...
Puis il dénonce ce qu'il y a d'infantilisation dans cette
attitude, en s'appuyant sur les observations qu'il a faites lors du
tournage du film Maximum
Overdrive dans l'État
de Caroline du Sud qui avait voté une loi
anti-obscénité:
"«Lorsque leur loi antiporno est entrée en vigueur en
juillet dernier... entre le mardi soir et le mercredi matin, tous les
Playboy, tous les Penthouse avaient disparu des
étagères du petit magasin d'alimentation où je
m'arrêtais tous les matin pour mon journal et six
bières. Cela s'est passé tellement vite, c'est comme si
la Fée Porno leur avait rendu visite au milieu de la
nuit.»
Dans un autre magasin de Wilmington, la section «X» d'une
vidéothèque disparut en une nuit. «Je ne joue pas
avec ma chance, dit le vendeur à King. Ils adoreraient nous
faire fermer boutique.»
«Voter une loi pareille... Et où cela va-t-il
s'arrêter?», demandait King dans un article.
(...) "Je pense que le fait de transformer la vente
de matériel obscène en un crime est une mauvaise
idée parce que cela enlève des mains du citoyen la
possibilité de dire non» et cela offre cette
possibilité à la police et aux cours de justice. Je
pense que c'est une mauvaise idée, parce que c'est une
idée antidémocratique, despotique et terriblement
floue.»"
(TSK, 216/7)
Et King conclut cette partie de sa conférence en brandissant
l'étendard de la liberté: "En tant qu'étudiants, vous êtes là
pour apprendre. Alors apprenez ceci: lorsqu'un livre est
retiré de la bibliothèque de l'école,
n'hésitez pas une seconde, courez et entrez dans la
bibliothèque publique ou chez le libraire le plus proche et
lisez ce que vos aînés tentent de vous interdire, parce
qu'à coup sûr, ce sont des choses importantes à
côté desquelles il ne faut pas passer. Ne les laissez
pas vous rouler, ni dicter votre comportement. Parce qu'une fois que
le mouvement s'amorce, on ne peut plus l'arrêter. Certains des
leaders les plus connus de ce siècle étaient des
spécialistes de la censure littéraire, Hitler, Staline,
Idi Amin Dada..." (77)
King
provocateur?
King écrivait
Les
Tommyknockers pendant la
campagne du Référendum, ce qui y a laissé des
traces. Il ne se livre ordinairement pas à des charges
sexuelles contre le clergé. Mais cette fois, il ne laisse pas
passer l'occasion. Haven est une petite ville qui tire son nom du
passage à la fin du XIXè s. d'un prédicateur du
mouvement du Réveil de la Foi, Colson. Il y rencontre un
succès considérable au détriment des deux
révérends déjà installés, l'un
baptiste, l'autre méthodiste, qui rivalisent entre eux.
"«Ce village a
reçu une promesse!» s'écria le prédicateur
Colson qui marchait maintenant de long en large d'un pas rapide,
rejetant de temps à autre en arrière, d'un coup de
tête rapide, qui mettait en valeur son cou parfaitement
cravaté, les boucles noires qui lui barraient le front.
«Ce village a reçu une promesse: la promesse d'une riche
moisson, et cette promesse sera tenue!
- Loué soit le nom du Seigneur!»" Et Colson suggère de donner un nouveau
nom au village, "havre de paix
de Dieu". D'où le nom
d'Haven.
Sa période de mission achevée, Colson disparaît,
après une dernière assemblée, "la plus grande offrande d'amour au Dieu
d'amour.»" Et la moisson
s'annonce. Avant de partir, Colson s'est employé à
"labourer et ensemencer non
pas deux, ni quatre, mais six jeunes filles dans les champs
derrière la tente après
l'assemblée." Action
que l'on commente au village: "«Moi, j'ai entendu causer d'hommes qui avaient un
fusil à deux canons dans leur pantalon, et on en rencontre
d'temps à aut', et une fois j'ai même entendu causer
d'un type qu'avait un pistolet à trois coups, mais c't
enculé d'Colson c'est le seul homme que j'connaisse qu'est
venu avec un pistolet à six coups.»
Trois des conquêtes du prédicateur Colson étaient
vierges avant l'intervention du baiseur de la
Pentecôte."
À défaut de moissonner, Colson avait semé avec
succès. Le temps biologiquement nécessaire
passé, "neuf enfants
illégitimes, trois filles et six garçons, naquirent
dans la région. Ces neuf «enfants de l'amour» se
ressemblaient étrangement. (...) On ne
pouvait préciser au juste le nombre de jeunes filles parties
«chez des parents." Certains ont même remarqué que beaucoup de
femmes mariées avaient mis des enfants au monde entre janvier
et mars: "Pour
celles-là, qui pouvait savoir?" La plupart des enfants ont les "cheveux noir de jais" du bon apôtre.
Après le religieux «sexuellement incorrect», un peu
de saupoudrage trivial. Bon nombre de commentaires sur les
événements sont faits lors de commérages
d'hommes chez le barbier: "Et
aucun groupe d'hommes sur terre ne sait aussi bien manier la logique
et la luxure que ces oisifs pétant dans des fauteuils de
coiffeur en roulant des cigarettes ou en projetant des giclées
brunes de jus de chique dans des crachoirs en fer
blanc."
Et pour faire bonne dose, un peu d'horreur dans ce village
«havre de paix» béni de Dieu. Paul Clarendon rentre
chez lui où sa femme vient d'accoucher. Cora, la sage-femme le
voit "contempler le
bébé pendant plus d'une heure. Cora commit
l'impardonnable erreur de prendre le regard de Clarendon pour de
l'admiration et de l'amour. Ses yeux se fermèrent peu à
peu. Quand elle s'éveilla, Paul Clarendon était
penché sur le berceau avec son rasoir à la main. Avant
que Cora eût pu débloquer sa voix pour crier, il prit le
bébé par sa toison de cheveux noir de jais et lui
trancha la gorge. Il quitta la pièce sans un mot. Quelques
instants plus tard, Cora entendit un gargouillis provenant de la
chambre. Elle trouva le mari et sa femme sur le lit, les mains
jointes. Clarendon avait tranché la gorge de sa femme, lui
avait pris la main droite dans sa main gauche, et pour finir,
s'était tranché la gorge." (186/8)
King aurait pu se contenter de cette attaque religieuse indirecte, et
de surcroît datée. Mais comme l'esprit Tommycknocker
sévit à Haven et lui donne un bon prétexte,
autant continuer la charge. Une de ses ouailles a appelé le
révérend Lester de son surnom, Gooey: "«Et si vous m'appelez encore Gooey, Pam,
avait-il murmuré (...)
je vous enfoncerai le
débouche-chiottes des pissotières du presbytère
dans le vagin jusqu'au cerveau... si vous ne l'avez pas
déjà recraché, votre cerveau.»
Il gloussa et continua son travail sur les fusibles. le
révérend Lester Goohringer n'avait jamais eu de
pensées aussi scandaleuses, ni prononcé de paroles
aussi crues de toute sa vie, et il trouva cette expérience
tout à fait réjouissante et
libératrice."
(328)
Quelques années plus tard,
dans
Bazaar, King utilisera le
même procédé, l'esprit Gaunt ravageant le bon
ordre apparent de Castle Rock, pour ridiculiser les
préjugés sexuels de certains esprits religieux. De
nombreuses pages sont plaisamment consacrées aux
rivalités entre les catholiques et les protestants, qui
veulent organiser une Nuit du Casino où l'on pratiquera des
jeux d'argent. Lors d'une réunion des cathos: "Je déclare ouverte cette séance
des Filles d'Isabelle, dit Betsy en prenant la feuille de l'ordre du
jour. Comme d'habitude, nous commencerons par la lecture de...
Elle s'arrêta. Une enveloppe de format commercial était
posée sur la table. Les mots tapés à la machine
lui sautèrent à la figure.
LIS ÇA TOUT DE SUITE,
PUTAIN PAPISTE
Encore eux, pensa-t-elle. Les
papistes. Avec leur mentalité abominable,
immonde. (...)
Elle ouvrit l'enveloppe. Une
feuille en tomba, sur laquelle était tapé le message
suivant:
VOILÀ L'ODEUR DES CONS DES FILLES CATHOS" (600)
Les hommes ne sont pas oubliés: "«Tourments de l'enfer de la part des
baptistes!» cria une voix à l'extérieur. Pas de
jeux d'argent à Castle Rock! Faites passer le mot, baiseurs de
bonnes soeurs!" (601)
Les Tartuffes du sexe pris à leurs propres jeux! Quoi de plus
réjouissant!
King
est-il choquant?
Les Ligues Féministes
bien-pensantes, partisanes du clean dans le
sexe, se sont également levées contre King à
l'occasion du référendum. Des femmes n'ont pas la
liberté de langage de Bobby avec Gard, toujours dans
Les
Tommyckockers. Bobbi
rote: «Que tu es mal
élevée, Bobbi!
- En Chine, on rote pour féliciter la cuisinière.
- Et qu'est-ce qu'on fait quand on a bien baisé? On
pète?"» (141)
Sans conteste, d'autres jugent pour le moins déplacée
l'attitude de Heidi qui manipule en voiture son mari qui conduit:
"Si Halleck avait eu toute sa
maîtrise de soi, il aurait largement eu le temps de freiner.
Mais le fait était qu'il était à deux doigts
d'éjaculer, et quasiment obnubilé par le spectacle de
la main qui allait et venait sur son sexe érigé. La
main de Heidi exerçait une pression variable, activait son
mouvement, le diminuait, l'activait à nouveau,
l'arrêtait, puis le reprenait brusquement, et la jouissance
qu'elle procurait était d'une violence indicible. Il avait eu
des réflexes lamentablement lents, sa réaction avait
été trop tardive, et lorsque le choc s'était
produit, la main de Heidi s'était refermée comme un
crampon, stoppant net son éjaculation et faisant naître
en lui un mélange de volupté et de douleur aussi
inévitable qu'atroce."
(Peau sur les
os, 92/3) Elles doivent
aussi penser qu'il peut exister d'autres associations
littéraires possibles pour qualifier le mot
délicatesse, surtout à propos à propos de la
préhension d'un verre: "Elle referma sa main dessus avec la délicatesse
d'une jeune fille qui glisserait la main dans la braguette de son
petit ami pour la première fois." (Jessie, 117)
Et, horreur!, comment accepter l'adultère de cette femme
marié, qui songe tranquillement à son amant:
"Elle s'aperçut soudain
que, même si elle avait vu son pénis de près
-l'avait pris dans sa bouche même- elle ne connaissait pas
vraiment les traits de Steve." (Cujo,
54).
Heureusement, Nadine n'est pas mariée. Mais elle s'est promise
à Flagg, tout en «jouant» avec Harold:
"Le futur époux
surveillait sa promise et la fiancée déflorée
serait la mariée éconduite.
Les yeux au plafond, elle réfléchissait: «Je le
suce, mais je suis toujours vierge. Je le laisse me la mettre dans le
cul, mais je suis toujours vierge. Je m'habille pour lui comme une
putasse de dernière catégorie, mais c'est très
bien ainsi.
C'était assez pour vous demander quelle sorte d'homme pouvait
bien être votre fiancé.»" (Fléau,2, 836).
Et elles peuvent juger inutilement crapoteuses ces nombreuses
comparaisons au sexe féminin, utilisées souvent
là où le lecteur ne les attend pas. Un avion prend un
"virage aussi serré que
l'hymen d'une vierge"
(Rapace
nocturne, 129). Une
serrure est "aussi
fatiguée que la chatte d'une pute au petit
jour" (Part des
ténèbres,
349). L'appréciation de la température d'une
pièce: "Il fait plus
froid dans ces chambres-là que dans le con d'une femme
frigide." (Shining, 29). Ou la posture d'une femme assise dans un
fauteuil, qui, pour elles, doit joindre au sordide le
sacrilège: "Elle avait
l'air aussi déplacée que la culotte d'une putain sur
l'autel d'une église."
(Magie et cristal
, 519). Pour autant,
nonobstant les prudes, peut-on qualifier cette oeuvre de
pornographique, comme le font les partisans du Mac carthisme
sexuel?
Limites.
L'argument principal de la
défense, sans grande valeur, est: il y a bien pire ailleurs.
Mieux vaut le négliger, y regarder de plus près et
déterminer l'attitude de King à l'égard de ce
qui est qualifié de pornographie par les bien-pensants.
King appartient au courant littéraire naturaliste et la
vulgarité -je préférerais le mot
«verdeur»- de certains mots ou expressions ne fait que
refléter des attitudes de gêne ou d'infantilisme de ceux
qui les utilisent, ou marquer des préjugés, ou encore
signifier une libération souhaitée. Tout cela
psychologiquement existe. Mais il y a, en plus du naturalisme de
l'écrivain, un certain trouble à l'égard du
sexe, qu'il manifeste de temps à autre par des commentaires du
style infantile «pipi-caca». Mais son attitude, parfois
provocatrice dans l'utilisation de la sexualité, ne
dépasse pas certaines limites.
Par exemple, les illustrés et les romans pornographiques,
utilisés très souvent par ses jeunes, sont
considérés avec bienveillance, comme un exutoire, un
débouché inoffensif aux fantasmes, et une
préparation à une activité masturbatoire. Pour
ses adultes, King tient fréquemment la lecture et la
possession de revues érotiques comme un indice de manque, de
déséquilibre ou de désordre moral. Les adultes
cachent leurs revues dans des tiroirs, des cachettes
discrètes. Les épouses ne sont
généralement pas au courant. Les rares qui le sont
adoptent une attitude indulgente ou résignée. Des
adolescents connaissent les cachettes paternelles, mais la question
n'est évoquée nulle part dans l'oeuvre en famille, lors
d'une discussion entre enfants et parents. Il faut noter que dans les
couples qui fonctionnent bien sexuellement, aucun des maris ne
pratique la littérature érotique.
Il est peu question de cassettes vidéo pornographiques: le
vieux Merril en utilise dans Le Molosse,
les retraités dans Désolation. L'attitude de King est ici négative ou
apitoyée. Il est connu qu'un nombre non négligeable de
couples mariés regardent les vidéos pornographiques, en
affirmant que ces expériences diminuaient leurs inhibitions et
rendaient leur vie sexuelle plus audacieuse et plus agréable.
Mais aucun couple de King ne regarde de telles cassettes pour
s'allumer avant d'aller au lit. L'attitude des épouses,
déjà réservée à l'égard du
matériel imprimé, doit être telle dans l'esprit
de King que l'usage des cassettes porno semble réservé
aux veufs esseulés.
L'image de l'homosexualité a évolué vers plus de
compréhension. Pour King, ce n'est pas un vice ou une
perversion, quelque chose dont on puisse avoir honte, lorsque le
sadisme -dans les prisons notamment- en est exclu. L'homo n'est pas
non plus vu comme un malade à soigner. Mais pour lui
l'homosexualité n'est certainement pas un avantage et doit
faire partie -comme sa vue basse- des imperfections
inévitables de la nature... L'attitude de King à
l'égard du matériel pédophile est nettement
négative. Le principal du collège de Bazaar est vu sans indulgence et les enfants doivent
être protégés. Protégés, mais pas
naïfs. En bons parents, Steve et Tabitha se rejoignent sur ce
point. Ainsi le petit Travis, cinq ans, a regardé une
séquence télévisée jugée
traumatisante par son père. Sa mère Liv est plus
réaliste: «Il est
temps qu'il apprenne que le monde n'est pas toujours blanc ou
noir.»
(Traquée, ch 1)
Ce qui peut tromper dans l'évaluation de la portée des
passages pornographiques chez King, est leur allure parfois
provocatrice, la genre de défi des timides ou des
inhibés. On l'a dit plusieurs fois déjà, le sexe
intéresse King, et on l'a vu aussi au chapitre
précédent, Tabitha ne se montre pas davantage
bégueule dans ses romans, tout en étant
réservée dans ses descriptions. Mais Tabitha ne
provoque pas. Ce qu'elle n'ose pas, Stephen l'ose. D'où la
mise en situation de ses scènes érotiques
signalées plus haut, les conversations, les pensées, de
multiples éléments, certains distanciés,
d'autres à caractère très net de
dérision.
Quelques exemples de passages distanciés: "Les mains de Nadine se glissèrent dans
le caleçon de Harold qui se retrouva avec son jeans descendu
jusqu'aux chevilles, dans un ridicule tintement de
clés."
(Fléau, 811). Ou encore la situation de Bart, quitté
par sa femme et frustré: "Il se masturba devant la télé, et
éjacula au moment où un présentateur apportait
la preuve irréfutable que l'Anacin était le meilleur de
tous les remèdes contre la douleur." (Chantier,
170). Beaucoup de comparaisons ont aussi gardé un aspect
potache, comme la vue de saucisses dans une boîte repas:
"Ces saucisses, on aurait dit
des bites de pygmées d'Afrique ou d'Amérique du Sud, va
donc savoir où qu'ils habitent ces
cons-là."
(Fléau) Ou, pour rester dans les accessoires masculins, les
nombreuses allusions aux couilles, qui descendent, se
recroquevillent, se glacent, dans les situations de peur. Du banal
surnom de l'entraîneur appelé «couilles
d'acier» aux "couilles confites" des GI...
À l'égard de son sexe, King se montre impitoyable.
Description: "Nadine
écarta les deux côtés de sa braguette et la
Ridicule Chose, rendue encore plus ridicule par le coton blanc qui
l'enveloppait (heureusement, il s'était changé
après sa douche), sauta en l'air comme un diable sort de sa
boîte. La Ridicule Chose n'avait pas conscience du comique de
son apparition, car elle était toute à son
affaire." (Fl2, 810) Point de vue masculin: "Il sent la passion frémir en lui, stupide pantin
accroché à un fil. L'amour est peut-être divin,
comme disent les poètes, pense-t-il, mais le sexe est un
pantin qui s'agite sur son fil. Comment une femme peut-elle regarder
un pénis en érection sans piquer une crise de
fou-rire?"
(Corps, 328/9). Un point de vue féminin:
"Les hommes! Elle n'arrivait
pas à comprendre pourquoi tant de femmes les redoutaient. Les
dieux ne les avaient-ils pas créés avec leur partie la
plus vulnérable pendouillant hors du corps, comme un boyau qui
n'aurait pas trouvé sa place dans leurs entrailles?
Flanquez-leur là un bon coup de pied et ils se
recroquevillaient comme un escargot dans sa coquille. Caressez-les
là et leur cervelle fondait en capilotade."
(Magie et cristal
, 128)
Le sexe dans King? Des aspects variés, tendres, truculents,
touchants, ironiques, poétiques, appliqués,
aériens, lourds. Décrivant des humains authentiques,
vivant, pétant, pelotant, baisant, imparfaits sans doute. Mais
la vie réelle, pas la pornographie. Même l'horrible
«hard», qui entraîne naturellement les
écrivains spécialisés sur des terrains
contestés, est traité par King avec une relative
discrétion et ne tombe jamais dans l'érotomanie.
Actuellement.
King a plusieurs fois
répété qu'il ne fait que revendiquer son droit
d'écrivain à la libre création: "Le problème de la morale n'entre pas en
ligne de compte quand j'écris ma fiction. Dès que je
suis devant ma machine à écrire, je deviens un
être amoral."
15 Il précise bien qu'il ne dépasse pas
certaines limites, et qu'il lui arrive de revoir des textes dont il
pense qu'ils pourraient engendrer des désordres. Mais quand il
écrit, il fait siennes les inquiétudes de son double
Paul Sheldon dans Misery:
"Il faut que je voie comment
ce truc finit.
Il faut que je sache si elle va vivre.
Il faut que je sache s'il attrapera le bâton merdeux qui a
tué son père.
Il faut que je sache si elle va découvrir que son mari baise
sa meilleure amie.
Le il faut que. Aussi ignoble qu'une pipe taillée au
fond des chiottes d'un bastringue, aussi raffiné que le mimi
de la plus douée des call-girls. Oh bon sang que c'est moche
oh bon sang que c'est bon et oh bon sang à la fin peu
importent vulgarité et brutalité car à la fin
c'est comme disent la ribambelle des Jackson sur leur disque
-n'arrêtez pas tant que vous n'en avez pas
assez." (287)
Dans l'avant-propos de La
Tempête du siècle, scénario d'un téléfilm
tourné par ABC, King fait le point sur la position actuelle de
la censure, notamment à la télévision:
"Les choses ne se sont pas
passées sans problèmes. Le principal, lorsqu'on
travaille pour la télé, est la censure (ABC fait partie
des chaînes qui disposent d'une véritable commission de
contrôle: les scénarios sont épluchés, et
on vous dit ce qu'on ne doit en aucun cas montrer dans les foyers
américains). J'avais dû me bagarrer furieusement sur ce
point lorsque j'avais écrit Le Fléau (...) et
Shining
(...) C'est la partie la plus
désagréable de l'entreprise, l'équivalent
littéraire du bandage de pieds à la chinoise.
Heureusement pour moi (ceux qui s'arrogent le titre de gardiens de la
moralité américaine en seront sans doute moins
contents), la télé a nettement assoupli les
règles de ce qui était acceptable. (...) Au cours des dix dernières années, les
changements ont été encore plus radicaux. On les doit
en bonne partie à la révolution du câble, mais
également à la guerre d'usure menée par les
téléspectateurs eux-mêmes, en particulier le
groupe tant prisé des dix huit/vingt-cinq
ans."
King ne regrette d'ailleurs pas ce contrôle, qui peut
être un moyen pour l'écrivain d'exercer sa
créativité: "Un
peu de bandage des pieds n'est pas forcément mauvais.
Lorsqu'on sait que son histoire va être scrutée à
la loupe par des gens qui guetteront des morts aux yeux ouverts
(interdits de séjour à la télé), des
enfants disant des gros-mots (autre interdit) ou des flots de sang
(un super-interdit), on se met à chercher d'autres
façons de faire passer son idée." King paraît réservé
devant l'évolution des jeunes écrivains d'horreur:
"Dans le genre de l'horreur,
la paresse se traduit presque toujours par des choses trop
explicitement crues: des yeux exorbités, des gorges
tranchées, des zombies qui partent en
lambeaux." L'auteur qui se
refuse à la facilité devra trouver d'autres moyens,
pour devenir plus subtilement "subversif et parfois même
élégant."
Tout ceci ne se fait pas sans discussions: "Je ne suis pas en odeur de sainteté auprès
de la commission de contrôle d'ABC16, ces temps-ci; je n'arrête pas de les
noyer sous mes récriminations. (...) Si je
m'entendais trop bien avec eux, je me sentirais comme une
rosière." (12/4)
On peut retenir de ce texte, qui revient partiellement sur les pages
les plus avancées du manifeste qu'a été il y a
vingt ans l'Anatomie de
l'Horreur, l'importance
de la responsabilité de l'écrivain et d'un minimum de
déontologie. Ce texte renoue d'une certaine manière
avec la tradition classique de la nécessité d'un
minimum de règles pour situer et transfigurer l'oeuvre d'art,
non plus simple défoulement, mais expression progressiste
d'une pensée contrôlée et
maîtrisée.
Impliqués depuis de nombreuses années dans la lutte
contre la censure, Steve et Tabitha manifestent toujours la
même ardeur, travaillant avec d'autres associations, publiant
communiqués et participant à des réunions
publiques. Pour citer un exemple de réalisations
concrètes, Tabitha a offert à des étudiants du
Maine des exemplaires du livre controversé Bastard out of Carolina. Ce livre, publié en 1992, est une
autobiographie de Dorothy Allison, qui raconte l'histoire d'une
famille pourrie par la pauvreté, l'alcoolisme et l'inceste. Ce
récit d'une petite fille de douze ans a eu des
problèmes lors de son adaptation récente pour la
télévision. Et l'argument utilisé dans une
intervention de Tabitha pour la défense du livre
examiné par la Cour Suprême du Maine est certainement
celui qui résume le mieux le point de vue de Steve:
«Nous pouvons
décider que nos enfants vivent, demeurent dans l'ignorance, ou
nous pouvons faire en sorte qu'ils puissent vivre avec la
réalité, et cette solution signifie qu'on doit leur
dire qu'il existe aussi des choses mauvaises dans le
monde.»
Ces dernières années, aux États-Unis d'abord,
puis maintenant en Europe, on voit réapparaître des
tentatives pour restaurer de nouvelles censures, en réaction
contre les excès commis dans le tapage des médias. On
éprouve parfois l'impression,en lisant la presse d'outre
Atlantique, de ne pas être si éloigné des juges
des sorcières de Salem.. Devant les perturbations que la
«libération» du sexe a entraînées dans
les familles et l'éducation des jeunes, l'apparition de MST
mortelles, de bons esprits souhaiteraient à nouveau
normaliser, créer de nouvelles peurs, réactualiser des
tabous.
De toute évidence, les King n'en seront pas.
Roland Ernould © 2000.
Ces opinions n'engagent que leur auteur, qui reçoit avec
reconnaissance toutes les remarques qui pourraient lui être
faites.
Notes.
TSK = George Beahm, TOUT SUR STEPHEN KING, Lefrancq
éd., 1996.
1 Le terme «vulgaire» devrait plutôt
être réservé à la non-observation des
usages sociaux, du «bon ton» et règles du
savoir-vivre (pour lesquels il existe des manuels
spéciaux...)
2 On les écrivait il y a peu dans les journaux et
publications avec un curieux alphabet réduit où le
point joue un rôle déconsidéré: «sale
c..., tas de m...». Cela a maintenant changé, mais durera
combien de temps? Toute nouvelle sensibilité concernant les
usages sociaux est annonciatrice de changements à venir... et
de nouveaux usages tout aussi contraignants (de nos jours par exemple
le «politiquement correct»).
3 En me relisant, bien que les temps aient beaucoup
changé, je me demande s'il faut utiliser des verbes au
passé, notamment pour ce qui se rapporte aux conversations
familiales...
4 Les «gros mots» concerneraient le trivial,
les «mots gras» l'obscène.
5 Mais pas le vomissement, lié pourtant aux
mêmes organes.
6 "Misery
était la personne
qu'elle aimait, et non pas
cette espèce de voleur de voitures sorti du quartier hispano
de Harlem et qui parlait comme un charretier." (43). Ou, comme pense la romantique Laurel:
"Tout cela ressemblait
beaucoup à un scénario de roman d'amour de la
série Harlequin comme elle lisait parfois. Et alors?
D'agréables histoires, pleines de rêves agréables
et inoffensifs. Ça ne faisait pas de mal de rêver un
peu, non?", (Lan,
230).
7 Nombreux sont les personnages psychopathes, comme la
mère de Carrie, qui
lutteront contre leur propre «bestialité», souvent
en brimant leur descendance.
8 La littérature féminine d'évasion
faite de rêves uniformes, où il n'y a pas besoin de
remettre en question un imaginaire frileux ou de troubler un
équilibre psychique incertain, est en concurrence directe, par
ses succès de librairie et ses tirages, avec la
littérature d'horreur et doit correspondre à des
tendances psychologiques opposées. Toujours le Dionysiaque et
l'Apollinien...
9 C'est aussi le cas de Charlie, dans Rage:
voir le § 1.7.
10 Annie est un bon exemple du sadisme, dont la nature est
ambivalente: détruire est le but visé, mais il faut
maintenir en vie, en le contrôlant et en le maîtrisant,
l'être à détruire pour prolonger le plus possible
sa souffrance.
11 Ça, 505.
Annie se sert "d'un marqueur
noir pour faire disparaître les gros mots",(Mis, 62)
12 Préface à L'Assommoir,
éd. de la Pléiade, t. II, 373/4. Idem pour les
citations suivantes.
13 Allusion à une anecdote racontée
auparavant: "Une vieille dame
d'à peu près 800 ans s'est levée et m'a
demandé: «Pourquoi employez-vous un langage aussi
vulgaire? Vous racontez de bonnes histoires, mais pourquoi toute
cette grossièreté?». Et je lui ai répondu:
«Eh bien, imaginez... imaginez le langage des hommes
réunis chez le coiffeur, le samedi matin». Sur ce, elle
me dit: «Je suis déjà allée chez un
coiffeur, le samedi matin, et personne ne parle de la sorte...».
Ma réplique: «Madame, j'écris à propos du
samedi où vous n'êtes pas venue!», Beahm, TSK,
73/5.
14 "L'obscénité grossière et
continuelle des détails et des termes s'ajoute dans ce livre
à l'immoralité des situations et des caractères:
on peut dire, même, qu'elle l'aggrave dans une proportion
considérable.",
justificatif du refus de l'autorisation de vendre L'Assommoir dans les gares,
décision du 14 mai
1877, Zola, Oeuvres,Pléiade., II, 1561.
15 Interview Coenen, Phénix 2,
63.
16 Le propriétaire d'ABC est la sociéte Walt
Disney...
Mes autres
études sur King politique :
LA
RAISON D ' ÉTAT
LES
ALÉAS D'UNE DÉMOCRATIE
LES
ELECTIONS DU BICENTENAIRE
1ère partie
:
...KING CONTRE LA GUERRE DU
VIETNAM :
l'homme et le conflit.
2ème partie : KING ET LA
GUERRE DU VIETNAM : l'utilisation littéraire du
Vietnam
dans Désolation et Coeurs perdus en Atlantide.
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 7 -
printemps 2000.
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