KING ET LA CENSURE.

"Mabel dit que ce n'était pas de la littérature, mais de la pornographie pure et simple." (Salem, 35)

Dans toute culture, il y a des choses «répugnantes» qui sont interdites et doivent rester cachées. Bon nombre sont de nature sexuelle. Les activités liées au sexe sont en effet les comportements humains qui ont suscité le plus de malentendus et de préjugés. Il y a quelques dizaines d'années encore, on n'en parlait qu'avec pudeur, honte, ou négativement, pour rappeler les commandements religieux ou moraux, et stigmatiser les errements. Libérées depuis peu d'une certaine quantité de ces interdits, nos civilisations occidentales taxent facilement d'«obscurantistes» la plupart des pays du monde, en retard par rapport à certains de nos usages.

. du site ..

Dans ces pays, comme chez nous naguère, quand on ose évoquer ces «choses» du sexe, ou en parler positivement, c'est clandestinement, dans le secret du Necronomicon., avec le risque du bûcher. Il y a aussi les choses qui se font -et même très couramment-, mais dont on ne parle pas. On n'en parle pas parce qu'elles sont déconsidérées, jugées vulgaires1, inconvenantes, «sales» ou «répugnantes», comme Lagarde et Michard le signalaient soigneusement à propos de Rabelais pour l'édification de générations d'élèves, dans les manuels de littérature d'il y a quarante ans, et encore en usage. On n'a pu longtemps les suggérer honorablement qu'en dissimulant leur réalité derrière un camouflage idéalisé2.

Par exemple, dans une certaine culture chrétienne traditionnelle, on ne «baisait» que dans le mariage, sacrement qui pourtant sanctifiait et idéalisait l'acte. Et surtout, on n'était pas censé parler de ce qui se passait la cérémonie rituelle et le repas de noces terminés, ou par la suite: c'était trivial. Pour les détails sur les activités au lit, c'était carrément obscène3. Là se trouve sans doute la limite la plus nette entre le trivial et l'obscène. Le trivial est parfois obscène, mais l'obscène est toujours trivial. Ou, pour dire autrement, l'obscène, qui concerne une certaine façon de considérer la fonction sexuelle, est un sous-ensemble du trivial4.
King, comme bien d'autres, n'a pas échappé aux condamnations pour trivialité ou obscénité: il a été vilipendé par les bien-pensants, interdit dans certaines écoles, retiré de certaines bibliothèques municipales. Menacé directement par un projet de loi contre l'obscénité que de «bons» esprits du Maine voulaient instituer, il a lutté contre ce puritanisme d'un autre temps, marquant l'inquiétant retour de l'ordre moral et du fanatisme religieux obscurantiste.

L'appréciation de l'obscène.

Dans les milieux férocement religieux, dans la société moyenne en ascension qui aspire à une certaine distinction ou là où règne le «bon» ton, il est difficile d'admettre que l'on ait un corps animal, avec certaines fonctions «bassement» organiques. On peut consacrer beaucoup de temps à parler cuisine ou vin: l'ingestion est considérée comme une fonction noble5. On cherche discrètement les toilettes, on évoque le sexe à mots couverts, on assure de n'avoir jamais regardé de film porno... Et surtout quand on évoque la sexualité dans ces milieux, les gens ne s'affirmeront pas seulement dégoûtés: ils peuvent devenir féroces à l'égard de ce qui sort de leur conception de la normalité.
Le jeune King, qui, on l'a vu (chap. 2) pratique la dérision sociale dans sa colonne
KING'S GARBAGE TRUCK dans le journal universitaire de l'université, qui rend l'étudiante Tabitha furieuse, ou qui crée sa confrérie des «Joyeux Bourrés pour un Campus plus cool», a vite senti le danger. Dès 'Salem's Lot, son deuxième livre publié, King, qui savait ce que contient par exemple Rage, manuscrit de jeunesse non encore édité, a bien défini le problème. Ben, jeune romancier, parle de ses livres: "Avez-vous lu le dernier?
- Pas encore. Miss Gogan, la vendeuse du drugstore, dit que c'est plutôt salé.
- Quoi? C'est presque puritain, au contraire, dit Ben. Le langage est cru, mais quand on fait parler de jeunes paysans, on ne peut pas..."
. La phrase n'est pas terminée, mais le sens est clair: il veut calquer la réalité. Pourtant, avec un certain lectorat, le malentendu est total: "Mabel dit que ce n'était pas de la littérature, mais de la pornographie pure et simple." (Sal, 24, 35)
De même, Annie se révolte contre la dernière production de l'écrivain Paul Sheldon: "
Et tous ces gros mots! Pas une ligne sans un mot en c...! Ça manque...(...). Ça manque de noblesse! s'écria-t-elle soudain (...).
- En effet, répondit-il d'un ton patient. Je comprends ce que vous voulez dire, Annie. Il est exact que Tony Bonasaro est un être sans noblesse. C'est un môme sorti du bidonville qui s'efforce de s'arracher à son milieu, vous comprenez. Et ces termes... eh bien, tout le monde les utilise dans...
- C'est faux! s'exclama-t-elle en lui jetant un regard meurtrier. Comment croyez-vous que je fais quand je vais au magasin d'aliments pour bétail, en ville? Que pensez-vous que je dise? «Dis-donc, Tony, donne-moi un sac de cette c... de bouffe pour cochon et un sac de cette c... de maïs à vache» et ainsi de suite?
(...). Et après, je descends la rue et je vais à la banque dire à Mme Bollinger, «Tenez voici un f... chèque et filez-moi cinquante c... de dollars et que ça saute»".

Annie préfère l'eau de rose idéalisée6 de la série des Misery: "Vous n'avez pas besoin d'utiliser ce genre de mots dans les livres de Misery parce qu'ils n'existaient pas à l'époque. Ils n'étaient même pas inventés. Une époque bestiale exige un vocabulaire bestial, j'imagine. C'était mieux en ce temps-là.". Le jugement est sans appel: "C'est plein d'ordures. De toute façon, c'est un mauvais livre." .(Misery, 35/7, 58)

On peut mieux comprendre la cruauté des contempteurs du sexe à l'égard des «pornographes» en examinant de plus près deux cas. Celui de Garrish, dans
Caïn, qui a du contempler pendant toute l'année universitaire une "parodie en céramique du Penseur de Rodin assis au bord d'un siège de toilettes" que le dionysiaque copain de chambre Grosse Cloche, qui vit dans "un amas tourbillonnant à la dérive", a abandonné parmi d'autres épaves après ses examens. Garrish, son voisin psychopathe, est l'inverse; dans sa moitié de chambre, c'est l'ordre militaire. Ce spectacle le déprime: "Sur son siège de toilettes, le Penseur le regardait." Garrish "balança l'objet à terre où il se brisa en morceaux."
Symboliquement, l'attitude est la même que celle d'Annie quand elle brûle le manuscrit "
plein d'ordures" de Paul Sheldon. Elle détruit cette oeuvre comme Garrish pulvérise la céramique d'un goût douteux, mais parfait témoignage de la dualité de l'être humain, mi-ange, mi-bête, pensant et chiant. Elle est, comme lui, incapable d'accepter la réalité telle qu'elle est et elle doit en évacuer mentalement la part bestiale7. Ils ne peuvent vivre qu'en fuyant la réalité ou en idéalisant les humains qui les entourent8.

Idéaliser, c'est se conformer à des idées plus qu'à des réalités, concrétisées ou vérifiées pourtant par les expériences vécues mais refusées comme telles. Pour les freudiens, c'est échanger un comportement d'ordre sexuel condamné contre un autre, dont l'apparence n'est plus sexuelle, tout en lui étant psychiquement apparentée. Exaltée mentalement et transposée sur un plan idéal, la nature primitive de la pulsion n'a cependant pas changé. On peut ainsi analyser les attitudes de Garrish et d'Annie, toutes deux formées réactionnellement.
Pour Garrish, le refus de la pulsion sexuelle et un blocage au stade anal se manifestent par une attitude de propreté maniaque qui lui fait rejeter des humains jugés laids -comme la réalité de l'excrétion anale- et il préférera les détruire plutôt que de subir une dégradation identique
9. De même Annie masque provisoirement des tendances sadiques10 manifestes par des tentatives d'idéalisation d'une vie qui pourrait être vécue «autrement», sous des déguisement symboliques qui en masqueraient la vraie nature. D'où sa recherche d'une littérature sublimée, celle où se trouve la «vraie» vie, et elle détruit peu à peu l'écrivain qui peine à lui donner de quoi satisfaire son besoin.
Les formes de création artificiellement sublimées sont ainsi l'objet d'une valorisation particulière pour leurs amateurs, dues au fait qu'elles sont devenues individuellement ou socialement acceptables. Comme au théâtre antique, les acteurs évoluent sous un masque.

C'est cette hypocrisie dans la présentation émasculée des réalités qui a très tôt choqué King. Il n'est pas dupe. Pas plus que son romancier Paul Sheldon: "
Les trois derniers Misery n'avaient été que de simples récits d'aventure renforcés de scènes érotiques soigneusement dosées pour chatouiller ses lectrices." (Misery, 203) Chatouiller homéopathiquement...

La censure.

King fait volontiers son auto-critique, d'abord par personnage interposé, quand un copain reproche au romancier William Denbrough, double de King, d'avoir utilisé "le terme «enculer» deux cent six fois" dans son dernier roman11. Ou plus directement avec une allusion limpide concernant la romancière de Les Tommyknockers: "Elle écrivait de bons livres sur le Far West, des livres vrais, pas de ces trucs pleins de monstres et de gros mots comme en écrivait ce type, à Bangor." (313) De même, la bibliothécaire de Castle Rock déclare qu'elle "n'a aucune envie" de lire "les romans de Stephen King." (Policier, 40)

Faire parler des paysans ou un voyou de bidonville avec leur langage, c'est se vouloir réaliste. La tradition est ancienne et s'est toujours accompagnée des mêmes difficultés. Comme Rabelais suivant son évêque dans ses déplacements à travers le Poitou, se mêlant aux artisans et aux paysans de l'époque, King, revenu à 11 ans à Durham dans le Maine où se trouve sa famille d'origine, s'imprègnera de quantité de notations sur la vie réelle de ses habitants, des enfants comme des adultes, en particulier ceux qu'il a connus dans les petits boulots qu'il a faits pendant plusieurs années. Comme Rabelais, il insérera mille détails de toutes sortes sur les habitudes et les moeurs de cet espace encore rural. Comme Rabelais encore, ses histoires fourmilleront de souvenirs personnels et d'allusions à de menus faits et sites de l'histoire locale. Comme Rabelais toujours, il se gargarisera des mots dont il connaît toutes les variantes et les excès possibles. Et comme Rabelais enfin, il encourra les foudres de la censure... Sur ce point, heureusement, les moeurs ont changé: King n'a pas eu à fuir sans cesse les orages des censeurs, comme cela a été le cas pour les novateurs non conformistes pendant des siècles.
Le précédent littéraire le plus proche de son cas est Zola, qui s'est vu surtout critiqué pour la forme: "
La forme seule a effaré. On s'est fâché contre les mots. Mon crime est d'avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé la langue du peuple. Ah! la forme, là est le grand crime! Des dictionnaires de cette langue existent pourtant, des lettrés l'étudient et jouissent de sa verdeur, de l'imprévu et de la force de ses images. Elle est un régal pour les grammairiens fureteurs." 12

Leur façon de considérer la portée morale de leurs oeuvres est aussi identique. Quand Ben, le jeune écrivain de
Salem dit de son roman qu'il est "presque puritain", il exprime la même idée que Zola devant les réactions indignées d'un certain public: "L'Assommoir est le plus chaste de mes livres". En dépeignant une famille ouvrière tombant par l'ivrognerie dans la déchéance et la mort, il n'a fait que de la "morale en action": ses "personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu'ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent." On aura l'occasion plus loin de montrer comment, dans Le Corps, cette prise de conscience a pu se faire très tôt et les conséquences probables pour la mentalité adulte de King.
A plusieurs reprises, King est intervenu publiquement pour expliquer et justifier son oeuvre. Car, à divers endroits, dans les écoles américaines, ses livres sont mis au placard ou interdits. (Beahm en fournit une liste impressionnante dans
TSK, 77). Les arguments les plus souvent avancés par les opposants étant les grossièretés ou l'obscénité. Certains protestataires iront jusqu'à compter le nombre de gros mots dans certains livres...

Le référendum.

Aux États-Unis, la plupart des poursuites contre les créateurs non-conformistes se fondent sur des accusations d'obscénité. Les ligues morales et les groupes de pression religieux prennent surtout pour cible la sexualité, négligeant la violence ou les discours haineux envers les minorités. En effet, en 1973, la Cour Suprême a statué que le premier amendement ne protégeait pas l'obscénité. Mais la Cour n'a pas défini la notion d'obscénité, les juges prétendant ne pas pouvoir la définir, tout en déclarant qu'elle est reconnaissable quand ils la voient! Ils laissent donc la tâche de la définir à chaque communauté, terme flou pouvant désigner une ville, un comté ou un état. La loi étant aussi évasive, on ne sait jamais ce qui va arriver.
Ce sont surtout les États du Sud qui pourchassent sévèrement l'obscénité. Mais en 1985, la Ligue Civique Chrétienne du Maine fit une enquête et conclut que le public souhaitait la limitation de la pornographie. La Ligue recueillit le nombre voulu de signatures pour qu'un référendum fût organisé. La question posée était simple: «Voulez-vous, oui ou non, que la diffusion et la vente de publications obscènes soient considérées comme un crime»? Entre autres auteurs, King était particulièrement visé. Avec le slogan: «Faites-le pour vos enfants», de nombreuses associations s'unirent pour soutenir l'approbation. Outre la propagande ordinaire, 1.500 églises du Maine reçurent du matériel d'information, sur le thème: la pornographie déstabilise et détruit les vies, les familles et le mariage. Les abus sexuels commis sur les enfants et les rapts lui sont imputables. C'est un fléau culturel, social et moral.
King participa à un débat télévisé, contre le révérend Jasper Wyman, le principal défenseur du référendum. Il lui reprocha surtout d'engager l'État dans une voie de contrainte qui risquerait politiquement de dégénérer. Beau joueur, King déplora un spot télévisé, réalisé par les adversaires du référendum -un homme en blouson de cuir met le feu à des livres célèbres, en suggérant ce qui pourrait arriver si le «oui» au référendum l'emportait.
«Je déteste cette pub, a dit King à Wyman. je veux dire... le mec ressemble à un nazi. Mais vous savez que lorsqu'on s'engage sur la route de la censure, ce genre d'attitude n'est jamais très loin.»" (TSK, 216)

King intervient en défendant ses livres dans des conférences, dans des termes plus modernes, mais dans un esprit identique à celui de Zola. En prenant d'abord des exemples à la portée des parents: "
Un gamin devait réaliser une dissertation sur l'industrie métallurgique. Comme livre de référence, il avait choisi Working, par Studs Terkel.
La méthode de travail de Terkel est assez simple. Il entre dans un bar fréquenté par les métallurgistes et pose son enregistreur à cassettes sur le zinc. Il ne pose jamais une seule question. Évidemment
(...) les métallurgistes n'utilisent pas des expressions dans le genre «Oh, flûte». Ces gars utilisent un vocabulaire qui ressemble très fort à celui utilisé par les visiteurs du salon de coiffure, le samedi où la dame s'est absentée13.
La mère du gamin est tombée sur le livre, l'a lu et a été horrifiée par ce langage.
(...) La mère a exigé que le livre soit retiré de la bibliothèque des écoles14 de Pittsburgh, parce qu'il risquait de semer le trouble dans l'esprit des adolescents. Ils auraient pu le lire et leurs yeux se seraient mis à couler hors de leurs orbites, ou alors, ils auraient eu des envies de meurtre, de viol, de zoophilie, que sais-je encore." (TSK, 74)

Il passe ensuite à des arguments littéraires: "
Frank Norris, qui a écrit The Pit, Mac Teague et d'autres romans naturalistes qui ont été censurés a dit un jour: «Je ne m'excuse jamais. Je ne peux pas. Parce qu'au fond de mon coeur, je sais que je n'ai jamais menti, jamais triché. J'ai dit la vérité.» La vérité de la fiction, c'est de dire la vérité! Si vous mentez en écrivant de la fiction, vous n'avez rien à faire au pays de l'écriture." Ce qui veut dire que c'est Paul Sheldon, l'auteur fictif des Misery, le truqueur qui fabrique une réalité à l'eau de rose, qui est le menteur à dénoncer...

Puis il dénonce ce qu'il y a d'infantilisation dans cette attitude, en s'appuyant sur les observations qu'il a faites lors du tournage du film
Maximum Overdrive dans l'État de Caroline du Sud qui avait voté une loi anti-obscénité: "«Lorsque leur loi antiporno est entrée en vigueur en juillet dernier... entre le mardi soir et le mercredi matin, tous les Playboy, tous les Penthouse avaient disparu des étagères du petit magasin d'alimentation où je m'arrêtais tous les matin pour mon journal et six bières. Cela s'est passé tellement vite, c'est comme si la Fée Porno leur avait rendu visite au milieu de la nuit.»
Dans un autre magasin de Wilmington, la section «X» d'une vidéothèque disparut en une nuit. «Je ne joue pas avec ma chance, dit le vendeur à King. Ils adoreraient nous faire fermer boutique.»
«Voter une loi pareille... Et où cela va-t-il s'arrêter?», demandait King dans un article.
(...) "Je pense que le fait de transformer la vente de matériel obscène en un crime est une mauvaise idée parce que cela enlève des mains du citoyen la possibilité de dire non» et cela offre cette possibilité à la police et aux cours de justice. Je pense que c'est une mauvaise idée, parce que c'est une idée antidémocratique, despotique et terriblement floue.»" (TSK, 216/7)
Et King conclut cette partie de sa conférence en brandissant l'étendard de la liberté: "
En tant qu'étudiants, vous êtes là pour apprendre. Alors apprenez ceci: lorsqu'un livre est retiré de la bibliothèque de l'école, n'hésitez pas une seconde, courez et entrez dans la bibliothèque publique ou chez le libraire le plus proche et lisez ce que vos aînés tentent de vous interdire, parce qu'à coup sûr, ce sont des choses importantes à côté desquelles il ne faut pas passer. Ne les laissez pas vous rouler, ni dicter votre comportement. Parce qu'une fois que le mouvement s'amorce, on ne peut plus l'arrêter. Certains des leaders les plus connus de ce siècle étaient des spécialistes de la censure littéraire, Hitler, Staline, Idi Amin Dada..." (77)

King provocateur?

King écrivait Les Tommyknockers pendant la campagne du Référendum, ce qui y a laissé des traces. Il ne se livre ordinairement pas à des charges sexuelles contre le clergé. Mais cette fois, il ne laisse pas passer l'occasion. Haven est une petite ville qui tire son nom du passage à la fin du XIXè s. d'un prédicateur du mouvement du Réveil de la Foi, Colson. Il y rencontre un succès considérable au détriment des deux révérends déjà installés, l'un baptiste, l'autre méthodiste, qui rivalisent entre eux. "«Ce village a reçu une promesse!» s'écria le prédicateur Colson qui marchait maintenant de long en large d'un pas rapide, rejetant de temps à autre en arrière, d'un coup de tête rapide, qui mettait en valeur son cou parfaitement cravaté, les boucles noires qui lui barraient le front.
«Ce village a reçu une promesse: la promesse d'une riche moisson, et cette promesse sera tenue!
- Loué soit le nom du Seigneur!»"
Et Colson suggère de donner un nouveau nom au village, "havre de paix de Dieu". D'où le nom d'Haven.
Sa période de mission achevée, Colson disparaît, après une dernière assemblée, "
la plus grande offrande d'amour au Dieu d'amour.»" Et la moisson s'annonce. Avant de partir, Colson s'est employé à "labourer et ensemencer non pas deux, ni quatre, mais six jeunes filles dans les champs derrière la tente après l'assemblée." Action que l'on commente au village: "«Moi, j'ai entendu causer d'hommes qui avaient un fusil à deux canons dans leur pantalon, et on en rencontre d'temps à aut', et une fois j'ai même entendu causer d'un type qu'avait un pistolet à trois coups, mais c't enculé d'Colson c'est le seul homme que j'connaisse qu'est venu avec un pistolet à six coups.»
Trois des conquêtes du prédicateur Colson étaient vierges avant l'intervention du baiseur de la Pentecôte."

À défaut de moissonner, Colson avait semé avec succès. Le temps biologiquement nécessaire passé,
"neuf enfants illégitimes, trois filles et six garçons, naquirent dans la région. Ces neuf «enfants de l'amour» se ressemblaient étrangement. (...) On ne pouvait préciser au juste le nombre de jeunes filles parties «chez des parents." Certains ont même remarqué que beaucoup de femmes mariées avaient mis des enfants au monde entre janvier et mars: "Pour celles-là, qui pouvait savoir?" La plupart des enfants ont les "cheveux noir de jais" du bon apôtre.
Après le religieux «sexuellement incorrect», un peu de saupoudrage trivial. Bon nombre de commentaires sur les événements sont faits lors de commérages d'hommes chez le barbier: "
Et aucun groupe d'hommes sur terre ne sait aussi bien manier la logique et la luxure que ces oisifs pétant dans des fauteuils de coiffeur en roulant des cigarettes ou en projetant des giclées brunes de jus de chique dans des crachoirs en fer blanc."
Et pour faire bonne dose, un peu d'horreur dans ce village «havre de paix» béni de Dieu. Paul Clarendon rentre chez lui où sa femme vient d'accoucher. Cora, la sage-femme le voit
"contempler le bébé pendant plus d'une heure. Cora commit l'impardonnable erreur de prendre le regard de Clarendon pour de l'admiration et de l'amour. Ses yeux se fermèrent peu à peu. Quand elle s'éveilla, Paul Clarendon était penché sur le berceau avec son rasoir à la main. Avant que Cora eût pu débloquer sa voix pour crier, il prit le bébé par sa toison de cheveux noir de jais et lui trancha la gorge. Il quitta la pièce sans un mot. Quelques instants plus tard, Cora entendit un gargouillis provenant de la chambre. Elle trouva le mari et sa femme sur le lit, les mains jointes. Clarendon avait tranché la gorge de sa femme, lui avait pris la main droite dans sa main gauche, et pour finir, s'était tranché la gorge." (186/8)

King aurait pu se contenter de cette attaque religieuse indirecte, et de surcroît datée. Mais comme l'esprit Tommycknocker sévit à Haven et lui donne un bon prétexte, autant continuer la charge. Une de ses ouailles a appelé le révérend Lester de son surnom, Gooey: "
«Et si vous m'appelez encore Gooey, Pam, avait-il murmuré (...) je vous enfoncerai le débouche-chiottes des pissotières du presbytère dans le vagin jusqu'au cerveau... si vous ne l'avez pas déjà recraché, votre cerveau.»
Il gloussa et continua son travail sur les fusibles. le révérend Lester Goohringer n'avait jamais eu de pensées aussi scandaleuses, ni prononcé de paroles aussi crues de toute sa vie, et il trouva cette expérience tout à fait réjouissante et libératrice."
(328)

Quelques années plus tard, dans Bazaar, King utilisera le même procédé, l'esprit Gaunt ravageant le bon ordre apparent de Castle Rock, pour ridiculiser les préjugés sexuels de certains esprits religieux. De nombreuses pages sont plaisamment consacrées aux rivalités entre les catholiques et les protestants, qui veulent organiser une Nuit du Casino où l'on pratiquera des jeux d'argent. Lors d'une réunion des cathos: "Je déclare ouverte cette séance des Filles d'Isabelle, dit Betsy en prenant la feuille de l'ordre du jour. Comme d'habitude, nous commencerons par la lecture de...
Elle s'arrêta. Une enveloppe de format commercial était posée sur la table. Les mots tapés à la machine lui sautèrent à la figure.
LIS ÇA TOUT DE SUITE, PUTAIN PAPISTE
Encore eux, pensa-t-elle. Les papistes. Avec leur mentalité abominable, immonde. (...)
Elle ouvrit l'enveloppe. Une feuille en tomba, sur laquelle était tapé le message suivant:
VOILÀ L'ODEUR DES CONS DES FILLES CATHOS" (600)
Les hommes ne sont pas oubliés: "
«Tourments de l'enfer de la part des baptistes!» cria une voix à l'extérieur. Pas de jeux d'argent à Castle Rock! Faites passer le mot, baiseurs de bonnes soeurs!" (601)
Les Tartuffes du sexe pris à leurs propres jeux! Quoi de plus réjouissant!

King est-il choquant?

Les Ligues Féministes bien-pensantes, partisanes du clean dans le sexe, se sont également levées contre King à l'occasion du référendum. Des femmes n'ont pas la liberté de langage de Bobby avec Gard, toujours dans Les Tommyckockers. Bobbi rote: «Que tu es mal élevée, Bobbi!
- En Chine, on rote pour féliciter la cuisinière.
- Et qu'est-ce qu'on fait quand on a bien baisé? On pète?"»
(141) Sans conteste, d'autres jugent pour le moins déplacée l'attitude de Heidi qui manipule en voiture son mari qui conduit: "Si Halleck avait eu toute sa maîtrise de soi, il aurait largement eu le temps de freiner. Mais le fait était qu'il était à deux doigts d'éjaculer, et quasiment obnubilé par le spectacle de la main qui allait et venait sur son sexe érigé. La main de Heidi exerçait une pression variable, activait son mouvement, le diminuait, l'activait à nouveau, l'arrêtait, puis le reprenait brusquement, et la jouissance qu'elle procurait était d'une violence indicible. Il avait eu des réflexes lamentablement lents, sa réaction avait été trop tardive, et lorsque le choc s'était produit, la main de Heidi s'était refermée comme un crampon, stoppant net son éjaculation et faisant naître en lui un mélange de volupté et de douleur aussi inévitable qu'atroce." (Peau sur les os, 92/3) Elles doivent aussi penser qu'il peut exister d'autres associations littéraires possibles pour qualifier le mot délicatesse, surtout à propos à propos de la préhension d'un verre: "Elle referma sa main dessus avec la délicatesse d'une jeune fille qui glisserait la main dans la braguette de son petit ami pour la première fois." (Jessie, 117) Et, horreur!, comment accepter l'adultère de cette femme marié, qui songe tranquillement à son amant: "Elle s'aperçut soudain que, même si elle avait vu son pénis de près -l'avait pris dans sa bouche même- elle ne connaissait pas vraiment les traits de Steve." (Cujo, 54).
Heureusement, Nadine n'est pas mariée. Mais elle s'est promise à Flagg, tout en «jouant» avec Harold: "
Le futur époux surveillait sa promise et la fiancée déflorée serait la mariée éconduite.
Les yeux au plafond, elle réfléchissait: «Je le suce, mais je suis toujours vierge. Je le laisse me la mettre dans le cul, mais je suis toujours vierge. Je m'habille pour lui comme une putasse de dernière catégorie, mais c'est très bien ainsi.
C'était assez pour vous demander quelle sorte d'homme pouvait bien être votre fiancé.»"
(Fléau,2, 836).
Et elles peuvent juger inutilement crapoteuses ces nombreuses comparaisons au sexe féminin, utilisées souvent là où le lecteur ne les attend pas. Un avion prend un "
virage aussi serré que l'hymen d'une vierge" (Rapace nocturne, 129). Une serrure est "aussi fatiguée que la chatte d'une pute au petit jour" (Part des ténèbres, 349). L'appréciation de la température d'une pièce: "Il fait plus froid dans ces chambres-là que dans le con d'une femme frigide." (Shining, 29). Ou la posture d'une femme assise dans un fauteuil, qui, pour elles, doit joindre au sordide le sacrilège: "Elle avait l'air aussi déplacée que la culotte d'une putain sur l'autel d'une église." (Magie et cristal , 519). Pour autant, nonobstant les prudes, peut-on qualifier cette oeuvre de pornographique, comme le font les partisans du Mac carthisme sexuel?

Limites.

L'argument principal de la défense, sans grande valeur, est: il y a bien pire ailleurs. Mieux vaut le négliger, y regarder de plus près et déterminer l'attitude de King à l'égard de ce qui est qualifié de pornographie par les bien-pensants.
King appartient au courant littéraire naturaliste et la vulgarité -je préférerais le mot «verdeur»- de certains mots ou expressions ne fait que refléter des attitudes de gêne ou d'infantilisme de ceux qui les utilisent, ou marquer des préjugés, ou encore signifier une libération souhaitée. Tout cela psychologiquement existe. Mais il y a, en plus du naturalisme de l'écrivain, un certain trouble à l'égard du sexe, qu'il manifeste de temps à autre par des commentaires du style infantile «pipi-caca». Mais son attitude, parfois provocatrice dans l'utilisation de la sexualité, ne dépasse pas certaines limites.

Par exemple, les illustrés et les romans pornographiques, utilisés très souvent par ses jeunes, sont considérés avec bienveillance, comme un exutoire, un débouché inoffensif aux fantasmes, et une préparation à une activité masturbatoire. Pour ses adultes, King tient fréquemment la lecture et la possession de revues érotiques comme un indice de manque, de déséquilibre ou de désordre moral. Les adultes cachent leurs revues dans des tiroirs, des cachettes discrètes. Les épouses ne sont généralement pas au courant. Les rares qui le sont adoptent une attitude indulgente ou résignée. Des adolescents connaissent les cachettes paternelles, mais la question n'est évoquée nulle part dans l'oeuvre en famille, lors d'une discussion entre enfants et parents. Il faut noter que dans les couples qui fonctionnent bien sexuellement, aucun des maris ne pratique la littérature érotique.
Il est peu question de cassettes vidéo pornographiques: le vieux Merril en utilise dans
Le Molosse, les retraités dans Désolation. L'attitude de King est ici négative ou apitoyée. Il est connu qu'un nombre non négligeable de couples mariés regardent les vidéos pornographiques, en affirmant que ces expériences diminuaient leurs inhibitions et rendaient leur vie sexuelle plus audacieuse et plus agréable. Mais aucun couple de King ne regarde de telles cassettes pour s'allumer avant d'aller au lit. L'attitude des épouses, déjà réservée à l'égard du matériel imprimé, doit être telle dans l'esprit de King que l'usage des cassettes porno semble réservé aux veufs esseulés.
L'image de l'homosexualité a évolué vers plus de compréhension. Pour King, ce n'est pas un vice ou une perversion, quelque chose dont on puisse avoir honte, lorsque le sadisme -dans les prisons notamment- en est exclu. L'homo n'est pas non plus vu comme un malade à soigner. Mais pour lui l'homosexualité n'est certainement pas un avantage et doit faire partie -comme sa vue basse- des imperfections inévitables de la nature... L'attitude de King à l'égard du matériel pédophile est nettement négative. Le principal du collège de
Bazaar est vu sans indulgence et les enfants doivent être protégés. Protégés, mais pas naïfs. En bons parents, Steve et Tabitha se rejoignent sur ce point. Ainsi le petit Travis, cinq ans, a regardé une séquence télévisée jugée traumatisante par son père. Sa mère Liv est plus réaliste: «Il est temps qu'il apprenne que le monde n'est pas toujours blanc ou noir.» (Traquée, ch 1)

Ce qui peut tromper dans l'évaluation de la portée des passages pornographiques chez King, est leur allure parfois provocatrice, la genre de défi des timides ou des inhibés. On l'a dit plusieurs fois déjà, le sexe intéresse King, et on l'a vu aussi au chapitre précédent, Tabitha ne se montre pas davantage bégueule dans ses romans, tout en étant réservée dans ses descriptions. Mais Tabitha ne provoque pas. Ce qu'elle n'ose pas, Stephen l'ose. D'où la mise en situation de ses scènes érotiques signalées plus haut, les conversations, les pensées, de multiples éléments, certains distanciés, d'autres à caractère très net de dérision.
Quelques exemples de passages distanciés: "
Les mains de Nadine se glissèrent dans le caleçon de Harold qui se retrouva avec son jeans descendu jusqu'aux chevilles, dans un ridicule tintement de clés." (Fléau, 811). Ou encore la situation de Bart, quitté par sa femme et frustré: "Il se masturba devant la télé, et éjacula au moment où un présentateur apportait la preuve irréfutable que l'Anacin était le meilleur de tous les remèdes contre la douleur." (Chantier, 170). Beaucoup de comparaisons ont aussi gardé un aspect potache, comme la vue de saucisses dans une boîte repas: "Ces saucisses, on aurait dit des bites de pygmées d'Afrique ou d'Amérique du Sud, va donc savoir où qu'ils habitent ces cons-là." (Fléau) Ou, pour rester dans les accessoires masculins, les nombreuses allusions aux couilles, qui descendent, se recroquevillent, se glacent, dans les situations de peur. Du banal surnom de l'entraîneur appelé «couilles d'acier» aux "couilles confites" des GI...

À l'égard de son sexe, King se montre impitoyable. Description: "
Nadine écarta les deux côtés de sa braguette et la Ridicule Chose, rendue encore plus ridicule par le coton blanc qui l'enveloppait (heureusement, il s'était changé après sa douche), sauta en l'air comme un diable sort de sa boîte. La Ridicule Chose n'avait pas conscience du comique de son apparition, car elle était toute à son affaire." (Fl2, 810) Point de vue masculin: "Il sent la passion frémir en lui, stupide pantin accroché à un fil. L'amour est peut-être divin, comme disent les poètes, pense-t-il, mais le sexe est un pantin qui s'agite sur son fil. Comment une femme peut-elle regarder un pénis en érection sans piquer une crise de fou-rire?" (Corps, 328/9). Un point de vue féminin: "Les hommes! Elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi tant de femmes les redoutaient. Les dieux ne les avaient-ils pas créés avec leur partie la plus vulnérable pendouillant hors du corps, comme un boyau qui n'aurait pas trouvé sa place dans leurs entrailles? Flanquez-leur là un bon coup de pied et ils se recroquevillaient comme un escargot dans sa coquille. Caressez-les là et leur cervelle fondait en capilotade." (Magie et cristal , 128)

Le sexe dans King? Des aspects variés, tendres, truculents, touchants, ironiques, poétiques, appliqués, aériens, lourds. Décrivant des humains authentiques, vivant, pétant, pelotant, baisant, imparfaits sans doute. Mais la vie réelle, pas la pornographie. Même l'horrible «hard», qui entraîne naturellement les écrivains spécialisés sur des terrains contestés, est traité par King avec une relative discrétion et ne tombe jamais dans l'érotomanie.

Actuellement.

King a plusieurs fois répété qu'il ne fait que revendiquer son droit d'écrivain à la libre création: "Le problème de la morale n'entre pas en ligne de compte quand j'écris ma fiction. Dès que je suis devant ma machine à écrire, je deviens un être amoral." 15 Il précise bien qu'il ne dépasse pas certaines limites, et qu'il lui arrive de revoir des textes dont il pense qu'ils pourraient engendrer des désordres. Mais quand il écrit, il fait siennes les inquiétudes de son double Paul Sheldon dans Misery:
"
Il faut que je voie comment ce truc finit.
Il faut que je sache si elle va vivre.
Il faut que je sache s'il attrapera le bâton merdeux qui a tué son père.
Il faut que je sache si elle va découvrir que son mari baise sa meilleure amie.
Le
il faut que. Aussi ignoble qu'une pipe taillée au fond des chiottes d'un bastringue, aussi raffiné que le mimi de la plus douée des call-girls. Oh bon sang que c'est moche oh bon sang que c'est bon et oh bon sang à la fin peu importent vulgarité et brutalité car à la fin c'est comme disent la ribambelle des Jackson sur leur disque -n'arrêtez pas tant que vous n'en avez pas assez."
(287)

Dans l'avant-propos de
La Tempête du siècle, scénario d'un téléfilm tourné par ABC, King fait le point sur la position actuelle de la censure, notamment à la télévision: "Les choses ne se sont pas passées sans problèmes. Le principal, lorsqu'on travaille pour la télé, est la censure (ABC fait partie des chaînes qui disposent d'une véritable commission de contrôle: les scénarios sont épluchés, et on vous dit ce qu'on ne doit en aucun cas montrer dans les foyers américains). J'avais dû me bagarrer furieusement sur ce point lorsque j'avais écrit Le Fléau (...) et Shining (...) C'est la partie la plus désagréable de l'entreprise, l'équivalent littéraire du bandage de pieds à la chinoise.
Heureusement pour moi (ceux qui s'arrogent le titre de gardiens de la moralité américaine en seront sans doute moins contents), la télé a nettement assoupli les règles de ce qui était acceptable.
(...) Au cours des dix dernières années, les changements ont été encore plus radicaux. On les doit en bonne partie à la révolution du câble, mais également à la guerre d'usure menée par les téléspectateurs eux-mêmes, en particulier le groupe tant prisé des dix huit/vingt-cinq ans."
King ne regrette d'ailleurs pas ce contrôle, qui peut être un moyen pour l'écrivain d'exercer sa créativité: "
Un peu de bandage des pieds n'est pas forcément mauvais. Lorsqu'on sait que son histoire va être scrutée à la loupe par des gens qui guetteront des morts aux yeux ouverts (interdits de séjour à la télé), des enfants disant des gros-mots (autre interdit) ou des flots de sang (un super-interdit), on se met à chercher d'autres façons de faire passer son idée." King paraît réservé devant l'évolution des jeunes écrivains d'horreur: "Dans le genre de l'horreur, la paresse se traduit presque toujours par des choses trop explicitement crues: des yeux exorbités, des gorges tranchées, des zombies qui partent en lambeaux." L'auteur qui se refuse à la facilité devra trouver d'autres moyens, pour devenir plus subtilement "subversif et parfois même élégant."
Tout ceci ne se fait pas sans discussions: "
Je ne suis pas en odeur de sainteté auprès de la commission de contrôle d'ABC16, ces temps-ci; je n'arrête pas de les noyer sous mes récriminations. (...) Si je m'entendais trop bien avec eux, je me sentirais comme une rosière." (12/4)

On peut retenir de ce texte, qui revient partiellement sur les pages les plus avancées du manifeste qu'a été il y a vingt ans l'
Anatomie de l'Horreur, l'importance de la responsabilité de l'écrivain et d'un minimum de déontologie. Ce texte renoue d'une certaine manière avec la tradition classique de la nécessité d'un minimum de règles pour situer et transfigurer l'oeuvre d'art, non plus simple défoulement, mais expression progressiste d'une pensée contrôlée et maîtrisée.


Impliqués depuis de nombreuses années dans la lutte contre la censure, Steve et Tabitha manifestent toujours la même ardeur, travaillant avec d'autres associations, publiant communiqués et participant à des réunions publiques. Pour citer un exemple de réalisations concrètes, Tabitha a offert à des étudiants du Maine des exemplaires du livre controversé
Bastard out of Carolina. Ce livre, publié en 1992, est une autobiographie de Dorothy Allison, qui raconte l'histoire d'une famille pourrie par la pauvreté, l'alcoolisme et l'inceste. Ce récit d'une petite fille de douze ans a eu des problèmes lors de son adaptation récente pour la télévision. Et l'argument utilisé dans une intervention de Tabitha pour la défense du livre examiné par la Cour Suprême du Maine est certainement celui qui résume le mieux le point de vue de Steve: «Nous pouvons décider que nos enfants vivent, demeurent dans l'ignorance, ou nous pouvons faire en sorte qu'ils puissent vivre avec la réalité, et cette solution signifie qu'on doit leur dire qu'il existe aussi des choses mauvaises dans le monde.»
Ces dernières années, aux États-Unis d'abord, puis maintenant en Europe, on voit réapparaître des tentatives pour restaurer de nouvelles censures, en réaction contre les excès commis dans le tapage des médias. On éprouve parfois l'impression,en lisant la presse d'outre Atlantique, de ne pas être si éloigné des juges des sorcières de Salem.. Devant les perturbations que la «libération» du sexe a entraînées dans les familles et l'éducation des jeunes, l'apparition de MST mortelles, de bons esprits souhaiteraient à nouveau normaliser, créer de nouvelles peurs, réactualiser des tabous.
De toute évidence, les King n'en seront pas.

Roland Ernould © 2000.
Ces opinions n'engagent que leur auteur, qui reçoit avec reconnaissance toutes les remarques qui pourraient lui être faites.

Notes.

TSK = George Beahm, TOUT SUR STEPHEN KING, Lefrancq éd., 1996.

1 Le terme «vulgaire» devrait plutôt être réservé à la non-observation des usages sociaux, du «bon ton» et règles du savoir-vivre (pour lesquels il existe des manuels spéciaux...)

2 On les écrivait il y a peu dans les journaux et publications avec un curieux alphabet réduit où le point joue un rôle déconsidéré: «sale c..., tas de m...». Cela a maintenant changé, mais durera combien de temps? Toute nouvelle sensibilité concernant les usages sociaux est annonciatrice de changements à venir... et de nouveaux usages tout aussi contraignants (de nos jours par exemple le «politiquement correct»).

3 En me relisant, bien que les temps aient beaucoup changé, je me demande s'il faut utiliser des verbes au passé, notamment pour ce qui se rapporte aux conversations familiales...

4 Les «gros mots» concerneraient le trivial, les «mots gras» l'obscène.

5 Mais pas le vomissement, lié pourtant aux mêmes organes.

6 "Misery était la personne qu'elle aimait, et non pas cette espèce de voleur de voitures sorti du quartier hispano de Harlem et qui parlait comme un charretier." (43). Ou, comme pense la romantique Laurel: "Tout cela ressemblait beaucoup à un scénario de roman d'amour de la série Harlequin comme elle lisait parfois. Et alors? D'agréables histoires, pleines de rêves agréables et inoffensifs. Ça ne faisait pas de mal de rêver un peu, non?", (Lan, 230).

7 Nombreux sont les personnages psychopathes, comme la mère de Carrie, qui lutteront contre leur propre «bestialité», souvent en brimant leur descendance.

8 La littérature féminine d'évasion faite de rêves uniformes, où il n'y a pas besoin de remettre en question un imaginaire frileux ou de troubler un équilibre psychique incertain, est en concurrence directe, par ses succès de librairie et ses tirages, avec la littérature d'horreur et doit correspondre à des tendances psychologiques opposées. Toujours le Dionysiaque et l'Apollinien...

9 C'est aussi le cas de Charlie, dans Rage: voir le § 1.7.

10 Annie est un bon exemple du sadisme, dont la nature est ambivalente: détruire est le but visé, mais il faut maintenir en vie, en le contrôlant et en le maîtrisant, l'être à détruire pour prolonger le plus possible sa souffrance.

11 Ça, 505. Annie se sert "d'un marqueur noir pour faire disparaître les gros mots",(Mis, 62)

12 Préface à L'Assommoir, éd. de la Pléiade, t. II, 373/4. Idem pour les citations suivantes.

13 Allusion à une anecdote racontée auparavant: "Une vieille dame d'à peu près 800 ans s'est levée et m'a demandé: «Pourquoi employez-vous un langage aussi vulgaire? Vous racontez de bonnes histoires, mais pourquoi toute cette grossièreté?». Et je lui ai répondu: «Eh bien, imaginez... imaginez le langage des hommes réunis chez le coiffeur, le samedi matin». Sur ce, elle me dit: «Je suis déjà allée chez un coiffeur, le samedi matin, et personne ne parle de la sorte...». Ma réplique: «Madame, j'écris à propos du samedi où vous n'êtes pas venue!», Beahm, TSK, 73/5.

14 "L'obscénité grossière et continuelle des détails et des termes s'ajoute dans ce livre à l'immoralité des situations et des caractères: on peut dire, même, qu'elle l'aggrave dans une proportion considérable.", justificatif du refus de l'autorisation de vendre L'Assommoir dans les gares, décision du 14 mai 1877, Zola, Oeuvres,Pléiade., II, 1561.

15 Interview Coenen, Phénix 2, 63.

16 Le propriétaire d'ABC est la sociéte Walt Disney...

Mes autres études sur King politique :

LA RAISON D ' ÉTAT

LES ALÉAS D'UNE DÉMOCRATIE

LES ELECTIONS DU BICENTENAIRE

1ère partie : ...KING CONTRE LA GUERRE DU VIETNAM : l'homme et le conflit.

2ème partie : KING ET LA GUERRE DU VIETNAM : l'utilisation littéraire du Vietnam dans Désolation et Coeurs perdus en Atlantide.

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 7 - printemps 2000.

Contenu de ce site Stephen King et littératures de l'imaginaire :

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