KING .. ET ... LA ...GUERRE... DU . VIETNAM 2

l'utilisation littéraire du Vietnam.

 

"Si j'ai délibérément évité d'écrire un roman se passant dans les années 60,

c'est parce que cette époque me paraît aujourd'hui infiniment lointaine,

comme si quelqu'un d'autre l'avait vécue." (Anatomie de l'horreur, 187)

Nous avons vu dans la première partie que les allusions au Vietnam sont fréquentes jusqu'à la période allant jusqu'aux Tommyknockers. Elles sont apparu de moins en moins nombreuses, alors qu'elles sont très courantes dans les oeuvres jusque Simetierre. Ensuite elles disparaissent complètement pendant dix ans, pour réapparaître avec Désolation, en 1996, où elles prennent une place importante, avec l'écrivain Marinville, qui est allé au Vietnam, et dont la rédemption est liée au poste de guet Vietcong, lieu d'un jeu du jeune David. Enfin plus récemment, le Vietnam concerne trois des cinq textes de Coeurs perdus en Atlantide. Il semble ainsi que les notations concernant le Vietnam ont été abondantes dans l'oeuvre de King tant que le conflit était récent, pour être délaissées quand le souvenir s'en est estompé dans les esprits. Le Vietnam réapparaît maintenant avec l'âge de la maturité et le retour sur les souvenirs des années soixante, années de jeunesse de King. Surtout, à l'imitation de Straub, le Vietnam devient l'objet d'une exploitation littéraire.

.. du site ..

..

Le poste de guet vietcong.

Si tous les écrivains de King n'ont pas fait la guerre, plusieurs en sont revenus avec des souvenirs : Jimmy dans Salem, Gaston Lachance, dans Le corps, Marinville dans Désolation. Gaston Lachance, un des doubles de King, a gardé de son enfance un souvenir qu'il a traîné jusqu'au Vietnam : "Le meilleur moment de cette équipée, le plus pur, un moment où je me suis vu revenir, presque sans le vouloir, chaque fois qu'il y a eu un malheur - mon premier jour dans la brousse, au Vietnam, quand ce type est entré dans la clairière où nous étions, une main sur le nez, et quand il a enlevé sa main il n'y avait plus de nez, il avait été emporté par une balle." (407). Cette référence, liée à la peur, n'allait pas bien loin.

L'écrivain et la mort de Dieu.

Métaphysiques et fondamentales par contre seront les questions qui vont se poser dans Désolation à Marinville. Déjà Johnny, pessimiste dans L'Accident, voyait ironiquement les choses aller mal de la faute d'un Dieu pour le moins partial : "Un monde ordonné et dirigé par un Dieu de tout premier ordre. Il devait être du côté du Vietnam, parce que c'est de cette manière catastrophique qu'il mène les choses depuis le commencement des temps." 27 (194). Marinville est plus radical : "Quant à Dieu, en ce qui me concerne, il est mort au Vietnam en 1969. Jimi Hendrix jouait "Purple Haze" sur la radio des forces armées, à ce moment-là." (Désolation, 434) Le roman est en grande partie organisé autour de la non-mort de Dieu, et du rachat religieux de Marinville, qui se sacrifiera après avoir mené une vie qu'il juge inutile et à laquelle il essaie de donner un sens.

Marinville a écrit plusieurs romans, qui ont eu un succès déclinant, et il effectue sur les conseils de son ex-épouse un voyage en moto qui sera un prétexte à recycler des articles écrits il y a longtemps et qui ont eu à l'époque du succès. Il est étonné de rencontrer sur sa route un flic lettré qui le reconnaît : "«C'est bien vous, n'est-ce pas? C'est vous qui avez écrit Ravissement! Et, oh merde! Le Chant du marteau. Me voilà face au type qui a écrit Le Chant du marteau! (...) Ça alors! disait le flic. Vous êtes un de mes auteurs préférés. Vous vous rendez compte! Le Chant du marteau... Je sais que les critiques n'ont pas aimé, mais qu'est-ce qu'ils y connaissent? 28 (...) Le Chant du marteau est le meilleur livre sur le Vietnam que j'aie jamais lu. Il renvoie aux oubliettes Tim O'Brien, Robert Stone...»" (80) Marinville n'a pas été combattant, mais reporter, il a pris des risques : "Elle parlait avec un calme qui n'était pas étranger à Johnny. Il l'avait connu [ce calme] au Vietnam, après une demi-douzaine de combats. Il l'avait connu en tant que non-combattant, bien sûr, carnet de notes dans une main, stylo dans l'autre, magnétophone Uher à l'épaule orné du symbole de la paix." (336)

Il faut mettre en évidence une particularité que l'on retrouvera quand sera étudiée l'oeuvre de Straub consacrée au Vietnam, la place de la musique dans la vie là-bas mêlée aux souvenirs qui en ont été ramenés : "Johnny savait de quoi elle parlait. Il l'avait vu. Curieusement, il lui sembla même qu'il avait vu tout ce qu'elle racontait - en rêve, dans une autre vie.
C'est seulement ce vieux kosmic blues du Vietnam qui revient, se dit-il. La façon dont elle avait décrit le flic lui rappelait certains soldats complètement imbibés avec lesquels il s'était trouvé parfois, et les histoires qu'on racontait à voix basse tard le soir - des récits de types qui avaient vu des types, leurs propres copains, faire des choses terribles, inavouables, avec cette même expression de joie immaculée sur le visage. C'est le Vietnam, c'est tout, qui te revient comme sous l'effet de la drogue. Il ne te manque plus, maintenant, pour refermer la boucle, qu'un poste à transistors jouant «People are Strange» ou «Pictures of Matchstick Men».

On trouve dans Désolation un curieux paragraphe où King porte un jugement sur Coeurs perdus en Atlantide qu'il n'écrira que plus tard, alors qu'il aura le même comportement littéraire que Marinville : "Il sentait qu'il se passait autre chose ici, quelque chose qui n'avait que peu ou rien à voir avec les souvenirs dérisoires d'un romancier qui s'était nourri de la guerre comme un busard d'une charogne... et avait écrit dans la foulée exactement le genre de mauvais livre qu'un tel comportement entraîne à coup sûr." (341/2) Il est vrai que même dans Coeurs perdus en Atlantide, King s'est gardé alors d'écrire un livre sur la guerre du Vietnam elle-même, pour se cantonner à ses conséquences sur les vétérans dans la vie civile des années plus tard.

David le prophète.

Avant d'en revenir à Marinville, il faut faire un détour par David, sorte de prophète et d'intermédiaire de Dieu dans ce roman, et son poste de guet, qui servira de pont entre lui et Marinville. Le flic n'est qu'un des avatars de Tak, entité maléfique qui vit enfermé dans un puits de mine et qui a été malencontreusement libéré. Dieu veut la disparition de ce rival et se servira de David. David a 11 ans, et un bon copain, Brian, qui vient d'être renversé par une voiture. David éprouve l'impérieuse nécessité d'aller dans la clairière d'un bois, où, avec son copain, il a édifié une plate forme sur un arbre : "Un sentier - étroit, mais praticable à bicyclette à condition de se mettre en file indienne - montait à cette clairière. C'était là, dans le Poste de guet vietcong, que les garçons avaient essayé une des cigarettes de Debbie Ross l'année précédente et avaient trouvé cela horrible, là qu'ils avaient feuilleté leur premier exemplaire de Penthouse (Brian l'avait trouvé sur le dessus d'une corbeille à papiers à l'arrêt du bus 24, au pied de la colline), là qu'ils avaient tenu leurs plus longues conversations et rêvé leurs plus beaux rêves. (...) C'était là, dans la clairière qu'on atteignait par la piste Hô Chi Minh, que les garçons avaient le plus profité de leur amitié, et c'était là que David sentait soudain qu'il devait se rendre." (149/150) La piste Hô Chi Minh n'est pas leur propriété exclusive et d'autres enfants viennent y jouer habituellement. Personne ne s'y trouve aujourd'hui alors que David s'y sent attendu.

Monté sur la plate-forme, il éprouve un grand trouble et se met à pleurer : "Pourquoi suis-je ici?
Pas de réponse.
Pourquoi suis-je venu? Est-ce que quelque chose m'a fait venir?
Pas de réponse."
Aucune réponse pendant longtemps. Dieu aime se faire attendre... Puis une voix dans la tête de David, qui n'est pas la sienne : "«Oui, avait dit cette voix. Je suis là.
- Qui êtes-vous ?
- Qui je suis»
29, dit la voix avant de se taire comme si cela expliquait tout." (152) David, impressionné par la voix qui dit encore quelques phrases, se décide à faire une prière : "«Qu'il aille mieux, dit-il. Dieu, fais qu'il guérisse. Si tu le fais, je ferai quelque chose pour toi. J'écouterai ce que tu veux et ensuite je le ferai. Je le promets.» (...) La voix lui reparla. David écouta, la tête inclinée, se tenant toujours à la branche, sentant toujours des fourmillements dans ses membres. Puis il hocha la tête. Ils avaient planté trois clous dans le tronc de l'arbre." (153)

Il explique son attitude à Marinville, l'incrédule : "«C'est ça, la prière, c'est parler à Dieu. Au début on a l'impression de se parler à soi-même, mais après, ça change. (...)
- Et est-ce que Dieu te répond?
- Il arrive que je croie l'entendre, dit David.
(...) Et une fois, je sais que c'était lui. (...) Sur la plate-forme que Brian et moi avons construite dans un arbre, j'ai demandé à Dieu de le guérir. J'ai dit que s'il le faisait, je lui donnerais une reconnaissance de dette. (...) Quand je me suis levé pour redescendre de l'arbre, Dieu m'a dit de laisser mon autorisation de sortie à un clou qui sortait de l'écorce, là-haut. C'était comme s'il voulait que je la rapporte, mais à lui au lieu de Mme Hardy, au secrétariat." (164)

Cet événement s'est passé avant que David rencontre Marinville, qui veut quitter le guêpier de Désolation et abandonner la lutte contre Tak, ce que lui reproche son assistant Steve : "
Je n'ai lu aucun de tes livres, mais j'ai lu cette nouvelle que tu m'as donnée, et j'ai lu ce livre sur toi, dit Steve, celui du professeur dans l'Oklahoma. Je crois que tu as été un sacré fouteur de merde, un poison pour tes femmes, mais tu es allé au Vietnam sans armes, pour l'amour de Dieu... et cette nuit... le couguar... que reste-t-il de tout ça?" (470) Cet appel à son courage reste sans écho.

Entre temps, Marinville a perdu son portefeuille avec des photos, que retrouve David : "Il ne quittait pas la photo des yeux. Elle montrait trois hommes devant un baraquement de fortune - un bar à en juger par la publicité pour Budweiser à la fenêtre. Le trottoir grouillait d'Asiatiques. (...) L'homme du milieu portait un jean et un T-shirt gris. Une casquette de base-ball des Yankees était repoussée sur l'arrière de son crâne. Une sangle lui barrait la poitrine. Quelque chose de gros pendait sur sa hanche.
«Sa radio, murmura David en touchant l'objet.
- Non, dit Steve après avoir regardé. C'est un magnétophone comme il y en avait en 1968.
- Quand je l'ai rencontré au pays des morts, c'était une radio.»
(...) Au-dessus de sa tête, sur le linteau de la porte du bar dont apparemment ils venaient de sortir, une pancarte peinte à la main indiquait le nom du lieu : LE POSTE DE GUET VIETCONG." (472) L'homme que précisément David a vu en rêve sur sa plate forme, avatar de Dieu, qui lui a longuement parlé de sa mission et de sa cruauté : un jeune homme mince, casquette de base-ball des Yankees, poste en bandoulière et tous détails concordants, y compris l'appareil qui jouait un air de Spencer Davis Group, avec Steve Winwood : "Better take it easy, cause the place is on fire."

Quand David revoit Marinville, celui-ci porte à la main un marteau, le titre de son roman sur le Vietnam - il faut de l'attention pour établir ce rapport - et qui servira de manière décisive à l'emprisonnement de Tak. Il lui montre la photo : "«C'est le gars de taille moyenne au milieu qui m'intéresse».
Tout à coup, tout au fond de lui, Johnny sait où l'enfant voulait en venir, ce qu'il allait dire, et tout au fond de lui, il gémit.
- «Le type en T-shirt gris et casquette des Yankees, continua David. Le type qui m'a montré le Puits Chinois de mon Poste de guet vietcong. Ce type, c'était vous.
- Foutaises ! Le même genre de connerie que tu débites depuis... »
Doucement, sans fausse note, tendant toujours le portefeuille d'une main, David Carver chanta :
«Well I feel so good, everybody's gettin' high...»
Ce fut comme si Johnny avait reçu un coup en pleine poitrine. Le marteau lui tomba des mains.
«Arrête, murmura-t-il.
- ... Better take it easy, cause the place is on fire...
- Arrête!» cria Johnny
.(...) Il sentait quelque chose qui commençait à bouger à l'intérieur de lui. Quelque chose de terrible. Qui glissait. Comme une avalanche. Pourquoi avait-il fallu que ce gamin vienne? Parce qu'il avait été envoyé, bien sûr. Ce n'était pas la faute de David. La véritable question était de savoir pourquoi le terrible maître de l'enfant ne voulait pas qu'il parte.
«Le Spencer Davis Group, dit David. C'est Steve Winwood qui chante. Vraiment chouette.»"
(502)

Marinville se trouve en pleine confusion : "
Il se divisait littéralement en deux. Il y avait le John Edward Marinville qui ne croyait pas en Dieu et ne voulait pas que Dieu croie en lui. (...) Et il y avait Johnny qui voulait rester. Plus encore : qui voulait se battre. Qui avait progressé assez loin dans cette folie surnaturelle pour vouloir mourir dans le Dieu de David." (504/505). Marinville fait son choix, se dévoue et enferme Tak dans son ini avec cartouche de dynamite qu'il percute avec le marteau, périssant dans l'explosion.

Tak est enfermé à nouveau dans son puits. David trouve un papier dans sa poche et se met à pleurer : "«Qu'est-ce que c'était? demanda Mary. Qu'as-tu trouvé?»
Elle tendit la main vers le papier bleu froissé, mais David ne le lâcha pas.
(...)
- C'est une autorisation de sortie de mon collège, dans l'Ohio. L'automne dernier, je l'ai accrochée à un clou dans un arbre, et je l'y ai laissée.
- Dans un arbre. En Ohio. L'automne dernier..., dit-elle en le regardant d'un air pensif. En automne!
- Oui Alors je ne sais pas d'où il la tient... et je ne sais pas où il la gardait."
(570)

On remarquera, et cette idée sera reprise dans la conclusion, que dans le récit le Vietnam est utilisé dans une autre intention que d'en faire le fond du débat.

Des étudiants hostiles aux vétérans blasés.

Dans Désolation, le Vietnam a été utilisé littérairement, et les descriptions concernant la guerre n'étaient que des incidences. Dans trois des cinq nouvelles de Coeurs perdus en Atlantide, le Vietnam tient une présence déterminante. Dans cette novella, des étudiants prennent conscience de la guerre et des troubles sociaux et moraux qu'elle suscite. Dans Willie l'aveugle et Pourquoi nous étions au Vietnam, deux nouvelles, des années après la guerre, des vétérans réagissent à leur manière aux conséquences profondes sur leur comportement causées par cette guerre qui les a profondément troublés ou minés.
Sauf pour mettre en scène des enfants, King n'a pas utilisé la période historique de la seconde partie des années soixante, pendant lesquelles se déroulait la guerre du Vietnam, et n'a pratiquement pas évoqué ses années d'université (une seule nouvelle en parle brièvement,
La révolte de Caïn, sur le thème de la tuerie collective qui a fasciné King pendant ses jeunes années). Il le signale dans Anatomie de l'horreur : "Si j'ai délibérément évité d'écrire un roman se passant dans les années 60, c'est parce que cette époque me paraît aujourd'hui infiniment lointaine, comme si quelqu'un d'autre l'avait vécue." (187) C'est dire avec quel intérêt le lecteur attendait ce recueil, dont il savait qu'il comportait un long développement sur la vie d'étudiant de King à l'université du Maine (1966/70), et des considérations adultes sur le Vietnam.

Les trois récits qui concernent le Vietnam se passent à des périodes différentes. La cohérence du recueil est assurée par la présence, dans chacun des segments, de relations avec un épisode qui s'est produit entre plusieurs adolescents, l'agression brutale d'une fillette par quelques voyous qui a durablement marqué aussi bien les agressés que les agresseurs. Les situations conflictuelles du roman découleront de cette agression. Certains de ces personnages réapparaissent, devenus étudiants ou adultes, toujours marqués dans leur comportement par ce vécu enfantin. Ce lien servira de fil conducteur, et nous permettra de suivre la vie de ces préadolescents devenus des hommes. Les événements d'Indochine ne feront que donner des orientations à ce drame enfantin vraiment marquant, alors qu'il est courant dans le monde de l'enfance, et pour tout dire, assez insignifiant.

La prise de conscience en 1966 (Chasse-coeurs en Atlantide).

 

King reprendra plusieurs fois la constatation déjà rencontrée dans Anatomie de l'horreur à propos des changements dans le mode de vie américain :"Je doute qu'il y en ait jamais eu d'une ampleur comparable à ceux que connurent les étudiants qui débarquèrent dans leur campus à la fin des années soixante." (271) Il ne semble pas que les étudiants qui se trouvent dans la résidence universitaire de Peter soient très motivés par leurs études, qui ne leur paraissent servir à rien si ce n'est à obtenir les notes qui permettront de garder leur bourse universitaire. Ils ne s'intéressent alors au Vietnam que lorsqu'ils songent au sursis qui leur permet de l'éviter. La vie consiste à s'évader dans des parties de cartes interminables, les sorties et les filles, seules occupations qui présentent quelque intérêt.

La plupart des étudiants ne se mêlent pas aux débats pour ou contre la guerre, et presque tous ignorent, comme Peter, que dans le passé "le Viêt-nam avait autrefois été aux mains des Français", et, à plus forte raison, ce qui était arrivé aux "malchanceux monsieurs qui s'étaient retrouvés dans le camp retranché de Diên Biên Phu en 1954". Ils ne savent pas davantage que l'état américain veut en ce moment se débarrasser du pouvoir civil au Vietnam, et a décidé qu'il était temps "pour le président Diêm d'être évacué vers les vastes rizières célestes afin que Nguyên Cao Ky et ses généraux puissent prendre le pouvoir" (327) Ils pensent qu'ils n'ont rien à reprocher aux Vietnamiens personnellement, et que les Martiens pourraient débarquer plus facilement qu'eux aux États-Unis...

Mais, en cette rentrée 1966, les événements se précipitent : "À Greenwich Village, une marche pour la paix fut dispersée fort peu pacifiquement par la police. Les manifestants n'avaient pas d'autorisation, déclara-t-elle. À San Francisco, d'autres manifestants, portant des crânes en plastique au bout de bâtons et des masques blancs de mimes, furent dispersés, eux, à coups de gaz lacrymogène. À Denver, la police arracha des milliers d'affiches annonçant un rassemblement pour la paix au Viêt-nam au Chautauqua Park, à Boulder. (...) Dans notre petit coin, un sit-in fut organisé à l'Annexe Est, le bâtiment où la société de produits chimiques Coleman conduisait ses entretiens d'embauche. Coleman, comme Dow, fabriquait du napalm. Coleman fabriquait également l'Agent Orange, des composés botuliques et des germes d'anthrax, ce que l'on ne découvrit cependant qu'en 1980, lorsque l'entreprise fit faillite." (317) À ce moment, les mouvements contre la guerre au Vietnam étaient une nouveauté dont on n'avait pas encore mesuré le pouvoir de nuisance contre les autorités en place, et les forces chargées du maintien de l'ordre se montraient encore pacifiques. Le bruit causé dans les médias fait cependant que, peu à peu,au cours de ce trimestre, les étudiants prennent conscience : "De plus en plus, nous nous retrouvions en train de discuter, pendant que l'on battait les cartes et qu'on les distribuait, non pas de cinéma, de filles ou de cours, mais du Viêt-nam. Peu importait que les nouvelles soient excellentes et que le nombre des victimes, parmi le Viêt-công, soit faramineux, il y avait toujours une photo montrant des soldats américains morts de trouille après une embuscade ou des petits Vietnamiens en larmes, regardant leur village partir en fumée. Toujours quelque détail dérangeant au bas de ce que Skip appelait la «colonne quotidienne des tués», comme par exemple l'histoire des enfants qui se trouvaient à bord des bateaux coulés par nos canonnières, dans le delta du Mékong." (327) Deux éléments paraissent toucher King : la peur qu'éprouvent les soldats au combat, les comportements anti-humanitaires de l'armée à l'égard de la population.

La découverte du signe de la paix se fait par étapes. Un premier étudiant arbore le signe de la paix sur son blouson, qu'un autre, aux compétences éclatantes, explique : "
«Une combinaison de deux signes de sémaphore de la marine britannique. Regardez.»
Nate se leva et se mit au garde-à-vous; puis il leva le bras gauche verticalement, laissant tomber le droit vers le plancher, pour former une ligne droite. «Ça, c'est le N» Ensuite, il écarta les bras à quarante-cinq degrés par rapport à son corps. Je compris alors comment les deux attitudes, une fois superposées, formaient le signe que Stoke avait tracé à l'encre sur son vieux duffle-coat. «Et ça, c'est le D.
- N-D, dit Skip. Et alors?
- Ce sont les deux premières lettres de Nuclear Disarmament. C'est Bertrand Russell qui a inventé le symbole, dans les années cinquante.
(...) C'est le signe de la paix.»" (337)

Peter, l'étudiant narrateur, le dessine à son tour sur son blouson : "Le dessin une fois terminé, je tins le blouson à bout de bras pour l'examiner. Dans la lumière blanche et faible de l'unique néon allumé, il avait un côté dur et ostentatoire tout en présentant quelque chose d'enfantin. Mais il me plaisait. J'aimais bien cette connerie. Je n'étais pas trop sûr de ce que je pensais de la guerre, même alors, mais l'empreinte de moineau me plaisait beaucoup." (377) On retiendra le caractère puéril de cette remarque, manquant totalement de maturité. Peter, alias King, semble choisir un symbole comme on choisit n'importe quel objet de plaisir, selon des caractéristiques esthétiques.

D'autres font une analyse plus profonde et prennent conscience. Certains posent des affiches, et représentent la relation entre la guerre et les milieux d'affaires : "Un jour ou deux plus tard, mon ami Skip, arrivé en fac avec le niveau de conscience politique d'un mollusque, afficha un poster dans son coin de la chambre (...). Dessus, on voyait un homme d'affaires en costume trois pièces. Il tendait cordialement la main droite. Il tenait la gauche dans son dos, mais du sang dégoulinait de ce qu'elle agrippait. LA GUERRE EST BONNE POUR LES AFFAIRES, lisait-on en dessous. INVESTISSEZ VOTRE FILS.
Dearie fut horrifié.
«Tu es contre la guerre du Viêt-nam, à présent?» demanda-t-il à Skip lorsqu'il la vit.
«Hé, répondit-il, tout ce que ce poster veut dire, c'est qu'il y a des tas de gens qui profitent de ce sanglant massacre pour s'en mettre plein les poches. McDonnell-Douglas, Bocing, General Electric, Dow Chemicals et Coleman Chemicals, Pepsi bon Dieu de Cola. Et des tas d'autres.»"
(351)

D'autres réagissent, se mettent à lutter ouvertement, créent des comités pour des raisons idéologiques : "
«Ce que je pense, c'est que Johnson envoie de jeunes Américains se faire tuer là-bas pour rien. Ce n'est pas une histoire d'impérialisme ou de colonialisme. (...) Je devrais essayer de l'arrêter. C'est ce qu'on m'a appris au catéchisme, à l'école et même dans ce fichu bouquin, Boy Scouts of America. On est supposé résister. Quand on voit se produire quelque chose qui est mal, on attend de toi que tu t'y opposes, que tu essaies au moins de l'empêcher, comme quand on voit un gros costaud qui bat un petit." (336)

Le groupe d'étudiants en est arrivé à avoir suffisamment de sentiment de solidarité envers la cause pour soutenir l'un des leurs, qui est l'objet d'une enquête du doyen pour avoir tagué un édifice avec la «patte de poulet». Et le plupart se mettent à porter aussi le signe de la paix, par esprit de corps sans doute plus que par conviction.

Les profs changent aussi d'attitude, se montrent moins sévères, prennent conscience des conséquences de leur choix : "Dans l'ensemble, les professeurs se montrèrent beaucoup plus ouverts que nous ne nous y attendions; la plupart se débrouillèrent non seulement pour nous faire passer, mais pour nous faire passer avec des notes suffisamment correctes pour que nous ne perdions pas nos bourses. (...) Des années plus tard, j'ai compris que, pour la plupart de nos enseignants, il s'était davantage agi d'une question morale que de réussite scolaire : ils ne tenaient pas à découvrir le nom de l'un de leurs ex-étudiants dans la liste des morts pour la patrie; ils ne tenaient pas à se demander s'ils n'en étaient pas partiellement responsables; à se demander encore si la différence entre un C et un D ne s'était pas traduite par la différence entre un gosse qui pouvait voir et entendre et un autre qui s'étiolait, aveugle ou sourd, ou les deux, dans un hôpital pour vétérans, quelque part dans le pays." (425/6)

Des allusions sont faites à d'autres événements qui ne se produiront que plus tard. L'une concerne l'évolution des circonstances. Un an et demi plus tard, Peter était en prison à Chicago : "
J'ignore combien d'entre nous les flics avaient arrêtés ce soir-là, devant l'immeuble où se tenait la convention démocrate qui vit la nomination de Hubert Humphrey à la candidature présidentielle, mais nous étions très nombreux, et il y avait beaucoup de blessés; une commission d'enquête, une année plus tard, allait parler d'une «véritable émeute policière» dans son rapport.
Je me retrouvai dans une cellule conçue pour quinze personnes, vingt tout au plus, en compagnie d'une soixantaine de hippies gaz-lacrymogénés, matraqués, bourrés de drogue, sonnés, battus, crevés, ensanglantés, dont certains avaient encore la force de tirer sur un joint tandis que d'autres pleuraient, que quelques-uns dégobillaient, ou encore entonnaient des chants de protestation."
(431)

L'autre, moins banale, évoque les répercussions des événements sur la conscience artistique de certains créateurs : "En 1969, il avait déjà une idée plus juste de ce qu'il était; c'est l'année où il fabriqua ce tableau d'une famille vietnamienne en carton-pâte auquel on mit le feu; cela se passait à la fin d'un rassemblement pour la paix qui s'était tenu devant la bibliothèque Fogler, pendant que les Younghloods jouaient Get Together grâce à des amplis d'emprunt, et que des hippies à temps partiel marquaient la cadence comme des guerriers du néolithique après une chasse. Vous voyez à quel point tout cela se mélange dans ma tête? Mais c'était l'Atlantide, voilà qui est indiscutable, l'Atlantide tout au fond de l'océan. La famille en carton brûla, les manifestants hippies entonnèrent «Napalm! Napalm! Célestes excréments!» tout en dansant, et au bout d'un moment, les va-t-en guerre et les types des associations se mirent à leur lancer des choses. Des oeufs, pour commencer. Puis des pierres." (305/6)

Plus tard, des critiques s'interrogent sur la rage qu'exprime l'oeuvre de cet étudiant devenu artiste, "rage que j'ai vu se manifester clairement pour la première fois dans le tableau d'une famille vietnamienne en carton à laquelle il avait mis le feu devant la bibliothèque, en 1969, avec le martèlement des Younghloods en fond sonore. (...) C'est de la colère qu'expriment la plupart de ses sculptures; ses personnages aux épaules raides en papier, plâtre et argile, semblent murmurer, Oh, enflammez-moi enflammez-moi et écoutez-moi hurler, on est encore en 1969 en réalité, c'est encore le Mékong et ça le sera toujours. «C'est la colère de Stanley Kirk qui donne sa force à son oeuvre», a écrit l'un de ces critiques, lors de son exposition à Boston, et je suppose que c'est cette même colère qui a présidé à sa crise cardiaque, il y a deux mois." (433)

Le lecteur qui connaît les événements est cependant déçu par les limites de cette prise de conscience. On ne subit une telle évolution, peut-on croire, que par une prise de conscience politique des problèmes d'une société en crise, une analyse, serait-elle sommaire, des dysfonctionnements d'une collectivité mal dirigée et mal régulée. La suite logique de l'intransigeance de
Rage. On pouvait admettre que, plus tard, l'étudiant King, déçu par les faiblesses d'une position politique morale, mais idéaliste, prenne à la sortie de la fac ses distances avec tout mouvement révolutionnaire, ou simplement contestataire. Mais quand il se décide, plus de trente ans plus tard, à évoquer ces années, c'est pour ramener des événements historiques à des situations individuelles d'enfance, de révolte ou de repentance... Carol, une fillette qui a joué un grand rôle dans le premier récit, qu'on retrouve ici étudiante, participe à des manifestations politiques contre le Vietnam. Pas de véritable justification politique : elle répond à une impulsion qui vient de son enfance, quand, agressée et blessée par trois loubards, elle a été secourue par un camarade, Bobby : "C'est alors que Bobby est arrivé. Il m'a raccompagnée hors du parc et m'a portée jusque chez lui. Il a remonté tout Broad Street Hill alors qu'il faisait une chaleur écrasante. Il m'a portée dans ses bras." (345) Il a ensuite, bien que plus faible, donné une solide raclée à l'agresseur Harry : "La seule chose qui mérite que je m'en souvienne, c'est que Bobby Garfield a pris fait et cause pour moi. (...) J'ai toujours voulu lui dire combien je l'aimais pour ça, et combien je l'aimais pour avoir montré à Harry Doolin qu'on ne s'en tirait pas comme ça quand on s'en prenait aux gens, en particulier à ceux qui sont plus petits que vous et qui ne vous veulent pas de mal." (346) Il est décevant de voir quelles leçons politiques King tire de cet incident ordinaire dans la vie des enfants : l'agressée, devenue étudiante à l'université, participe à des manifestations contre la guerre du Vietnam pour remercier rétrospectivement celui qui lui a porté secours. Pour qui a vécu l'effervescence bouillonnante des idées à cette époque, la comparaison et la mise en critique des systèmes politiques et sociaux existants, le radicalisme dans la remise en cause des institutions, il paraît bien mince de voir ramener des prises de position fondamentales à un geste d'altruisme consécutif à un traumatisme vécu dans l'enfance. Pas meilleure se révèle la prise de position collective du groupe d'étudiants en faveur d'un handicapé qui risque l'exclusion pour avoir tagué un mur d'une inscription contre la guerre : leur soutien ne vient-il pas du fait qu'ils se sont d'abord abondamment moqués de cet handicapé qui avait fait une chute? Et leur approbation du signe de la paix de Russell (la patte de poulet américain!) tient de l'imitation et du remords, et non d'une conviction profonde. La prise de conscience politique est dérisoire. De la psychologie - et d'envergure limitée - utilisée pour expliquer l'histoire...

On ne saurait mieux dire les limites des prises de conscience chez King des insuffisances ou des tares de notre société. Le refus partiel de ce monde se traduit chez lui par une tendance à se tenir en marge d'une société sur laquelle il porte un regard acéré et critique, mais que, finalement, il est incapable de vraiment dominer. King est remarquablement doué pour saisir des situations individuelles, et tout se ramène, dans son oeuvre, aux comportements d'individualités. Qu'il ait personnellement vécu ainsi ces événements n'est pas singulier. La plupart les ont traversés aussi sans rien voir, ou n'y ont vu que des opportunités comme celle de «se lever» une fille en participant à un mouvement. Mais on pouvait attendre davantage : quelle force cette période aurait-t-elle pu prendre dans cette novella si elle avait été vécue par un Charlie comme dans Rage, le King lycéen contestataire et sans concession de dix-sept ans? Si elle avait été décrite dans la foulée de Rage, ou de Marche ou Crève, au moment même des événements? On retrouvera une situation identique dans la nouvelle suivante.

éd. UK

Une curieuse pénitence en 1983. (Willie l'aveugle)

La novella Chasse-coeurs a permis de préparer le terrain pour les deux autres récits qui se déroulent en 1983 et à notre époque. Le tourbillon de ce dernier trimestre 1966 a disparu, remplacé par un mal-être, un manque, une sorte de grand vide que les personnages, amers, aigris, voire déboussolés ou torturés ne savent comment combler. Dans les deux nouvelles suivantes, ils sont hantés par les souvenirs de leur passé. L'un paie curieusement en mendiant, l'autre en étant sans cesse hanté par un fantôme.

Willie n'aime plus les gens, et les évite. Le train qu'il prend chaque jour lui est pénible : "La crasse du vitrage la fait rassembler [la ville] à quelque ruine titanesque couverte d'ordures - l'Atlantide, défunte, par exemple, remontée à la surface pour jeter un regard mauvais sur le ciel gris. (441) Un de ses voisins de bureau lui paraît avoir "la tête de la Mort vue par un dessinateur humoristique, des yeux énormes, des dents énormes, la peau brillante et tendue. Ce sourire lui fait penser à Tam Boi, dans la vallée d'A Shau. Ces types du 2e bataillon arrivés là comme s'ils étaient les rois du monde, pour en ressortir en ayant l'air de rescapés du dernier cercle de l'enfer rôtis au troisième degré. Ils avaient ces mêmes yeux énormes, ces mêmes dents énormes. Ils avaient encore cette tête à Dong Ha, où ils s'étaient retrouvés plus ou moins mélangés, quelques jours plus tard." (444)

Willie a un bureau d'affaires immobilières où ne se trouve aucun employé, puisqu'il ne s'y passe rien : il sert seulement, grâce à un singulier arrangement architectural, à permettre à Willie de troquer sa tenue d'homme d'affaires chic contre celle d'un mendiant affroqué d'un uniforme de soldat du Vietnam. Willie est l'un de ceux qui a agressé Carol. Esprit religieux, marqué par l'enseignement qu'il a reçu, il en éprouve un irrépressible remords. Du Vietnam, il a réussi à se sortir sans trop de casse : "Sur l'un des murs, est accrochée la reproduction d'un Norman Rockwell représentant une famille au moment de la prière de Thanksgiving. Derrière le bureau, on voit une photo de studio encadrée : c'est Willie en uniforme de lieutenant (photo prise à Saigon peu avant qu'il reçoive sa première décoration, une Silver Star, pour son comportement sur le lieu du crash d'un hélicoptère, non loin de Dong Ha) et, à côté, un agrandissement de son certificat de démobilisation, également encadré. On y lit son nom, William Shearman, et ses décorations sont dûment mentionnées. Il a sauvé la vie de Sullivan sur la piste, dans les environs du patelin. C'est ce que proclame la citation accompagnant la Silver Star, c'est ce qu'ont déclaré les hommes ayant survécu à Dong Ha, et bien plus important encore, c'est ce qu'a affirmé Sullivan lui-même. C'est même la première chose qu'il a dite lorsqu'ils se sont retrouvés tous les deux dans le même hôpital, à San Francisco, celui qu'on avait surnommé le Pussy Palace 30. (...) C'était le jour où le photographe d'AP les avait pris en photo; et la photo avait paru dans tous les journaux du pays. (...) Au-dessus du portrait de studio et du certificat de démobilisation, est punaisé un poster des années soixante. Il n'est pas encadré et commence à jaunir sur les bords, et il représente le symbole de la paix. En dessous, en bleu, blanc et rouge, figure ce commentaire :
EMPREINTE DU GRAND POULET AMÉRICAIN."
(448)

Willie pour mendier porte des lunettes noires, puiqu'il veut passer pour un aveugle de guerre. Mais Willie souffre d'hystérie et sa cécité passagère n'est pas feinte : elle durera le temps qu'il quêtera. L'hystérique exprime en effet sur le mode corporel un conflit d'ordre émotionnel, qui exprime tel comportement du corps en fonction de sa signification symbolique. Le symptome traduit en même temps la barrière inconsciente qui s'est dressée dans l'esprit du patient, dans certains cas, comme ici, pour permettre une compensation symbolique d'une faute commise. Ce symptome est un compromis qui essaie de déplacer l'angoisse sur un comportement substitutif, la mendicité devenant ici l'acte de rachat de la faute commise, et pour laquelle, jadis, un prêtre auquel il s'était confessé lui a demandé de faire pénitence. S'il porte des lunettes noires, ce n'est pas afin de se dissimuler : "
Dès quatorze heures, il sera réellement aveugle, exactement comme il ne cessait de le hurler lorsque lui, John Sullivan et Dieu seul sait combien d'autres s'étaient retrouvés évacués d'urgence dans la province de Dong Ha, dans les années soixante-dix. Je suis aveugle! criait-il déjà tandis qu'il entraînait Sullivan hors du sentier, mais il n'avait pas été aveugle, pas vraiment 31; dans la blancheur éclatante zébrée de pulsations, après l'éclair de lumière, il avait vu Sullivan rouler par terre en essayant d'empêcher ses tripes de se répandre. Il l'avait ramassé et avait couru, après l'avoir maladroitement jeté sur une épaule. Sullivan était plus grand que Willie, beaucoup plus grand et plus lourd, et Willie se demandait encore comment il avait pu porter un tel poids, et cependant il l'avait fait, il avait parcouru tout le chemin jusqu'aux hélicos dans la clairière (...) tandis que les balles sifflaient autour d'eux et que des morceaux de corps humains fabriqués en Amérique gisaient sur la piste, à l'endroit où la mine, ou la bombe piégée, ou la foutue saloperie avait explosé." (457)32 Un passage est consacré à cette conversion symbolique vestimentaire de Bill en Willie, qui change alors de personnage pour devenir son double compensateur. (456)

Willie a gardé tout un dossier sur Carol et sa mort supposée. Devenue activiste, elle a, avec son groupe, fait sauter un immeuble en 1970, attentat qui a occasionné des morts et des blessés. Poursuivie par la police, elle aurait brûlé vive dans l'incendie de la maison où elle s'était réfugiée. Certains croient qu'elle a réussi à s'enfuir à temps. Willie continue à s'interroger sur son sort. Moins cynique que les autres adolescents brutaux, plus scrupuleux aussi, il a gardé de son erreur de jeunesse le désir de se repentir, et passe son temps à recopier interminablement sur des cahiers : je suis désolé.

Willie est aussi bien marqué par sa guerre du Vietnam que par l'épisode pendant lequel Carol a été battue. Il s'est inventé une vie compliquée et peu compréhensible, pour concilier les apparences d'un homme d'affaires vivant dans l'aisance et la pratique de la mendicité, sa seule source de revenu (il vaut mieux passer sur l'épisode tortueux du passage d'un bureau à un autre par une trappe qu'il a spécialement aménagée). Sur son trottoir, il se présente comme un ancien du Vietam, médaillé, mais oublié, et, dans ses vêtements militaires, parle occasionnellement de ce qu'il a vu là-bas. Signe concret de son remords, il collecte l'argent des donateurs dans le gant de base-ball abandonné par Bobby lors du sauvetage de Carol. Sa longue pénitence tient lieu de confession, mais il s'arrange - autre contradiction singulière - pour garder les billets des donateurs pour lui sans remords, en n'offrant que les pièces aux églises, mêlant ainsi Dieu à ses curieuses manigances. Par ailleurs, contradictoirement avec ses idées de repentance, il pense faire disparaître un policier véreux qui le rançonne. On ne peut pas dire que la nouvelle, avec ses curiosités, suscite particulièrement l'enthousiasme.

Le fantôme du Vietnam vit encore en 1999. (Pourquoi nous étions au Vietnam).

Le quatrième texte du recueil met en scène, à la même date, le petit ami de Carol, Sully-John, lui aussi marqué par le le souvenir de Carol la Rouge. Jadis sauvé par Willie au VietNam, il est hanté par le souvenir d'une vieille femme indochinoise que Malenfant, le passionné de cartes de l'université retrouvé là-bas, a tué à coups de baïonnette lors d'une opération, un meurtre : "Je n'arrivais pas à croire à ce qui arrivait. Je crois que Malenfant lui-même n'y croyait pas, au début. Il a commencé par deux petits coups de baïonnette, c'est à peine s'il la piquait de la pointe, comme si toute cette affaire n'était qu'une blague... puis il l'a fait, il lui a enfoncé la baïonnette dans le corps. Ah, le con, Sully, vraiment, le con! Elle s'est mise à hurler et à tressauter en tout sens, et lui, tu te rappelles, il se tenait les pieds écartés au-dessus d'elle. (...) J'avais la trouille, Sully, j'avais une putain de trouille à en crever. Je savais que mon rôle était de mettre un terme à ça, mais j'avais peur qu'ils me flinguent si j'essayais. (...) Tu te rappelles comment elle a hurlé, cette vieille femme, quand il l'a embrochée? Comment il la dominait de toute sa taille, n'arrêtant pas d'éructer, la traitant de conne, de niakouée, de chinetoque et de tout ce que tu voudras... Heureusement, il y a eu Slocum. Il m'a regardé, et ça m'a obligé à faire quelque chose... à ceci près que je lui ai seulement dit de tirer.»" (525) En fait, il n'a rien dit et Slocum a tiré de lui-même. Il est donc partiellement coupable. Ce Slocum plus tard se serait suicidé en se jetant à 120 à l'heure sur une pile de pont.

Depuis, il voit le fantôme partout : "La vieille mama-san était restée. La vieille muma-san avait tenu bon. Durant les sept mois passés par Sully à l'hôpital des anciens combattants de San Francisco, elle était venue tous les matins et tous les soirs, sa visiteuse la plus ponctuelle au cours de ce temps qui n'en finissait pas, où le monde entier paraissait sentir la pisse et où son coeur lui faisait mal comme une migraine. Parfois, elle arrivait vêtue d'un muumun 33, comme les hôtesses d'un luau pour cinglés, (...) la plupart du temps, elle portait la même chose que le jour où Malenfant l'avait tuée : le pantalon vert, la tunique orange et les chaussures rouges couvertes de symboles chinois." (491)

Sully-John vend des voitures. Il lui est arrivé de voir le fantôme dans un véhicule, "la vieille mamasan assise, côté passager, dans une Ford LTD de 1968 avec AFFAIRE DU JOUR! écrit au blanc d'Espagne sur le pare-brise". Sully-John s'est fait soigner par un psychothérapeuthe et, avec le temps, la voit moins : "Vous finirez par comprendre le sens de sa présence avec le temps, lui avait déclaré le psy de San Francisco, refusant de donner plus de précisions, en dépit des demandes pressantes de Sully. Le psy voulait qu'il lui parle des hélicoptères qui s'étaient heurtés en vol; le psy voulait savoir pourquoi Sully parlait si souvent de Malenfant comme de «ce salopard de joueur de cartes» (Sully refusait); le psy voulait savoir si Sully avait des fantasmes sexuels, et si oui, s'ils étaient devenus violents." (492) Le Dr Conroy lui a affirmé qu'il finirait par comprendre le sens de la présence de la mama-san. La chose la plus importante était de prendre conscience "à un niveau viscéral" que le fantôme n'était pas là. Il a emprunté au Dr Conroy certains de ses bouquins et il en a trouvé deux ou trois autres à la bibliothèque de l'hôpital, grâce à un prêt interbibliothèques. D'après les ouvrages en question, "la vieille mama-san en pantalon vert et tunique orange était un «fantasme extériorisé» qui servait de «mécanisme de transfert» pour l'aider à tenir le coup face à sa «culpabilité de survivant» et au «syndrome de stress post-traumatique» dont il souffrait. En d'autres termes, elle n'était qu'une sorte de rêve éveillé.
Toujours est-il que son attitude vis-à-vis d'elle changea au fur et à mesure que ses apparitions devinrent moins fréquentes. Au lieu d'éprouver de la répulsion ou une sorte de crainte superstitieuse, il commença à se sentir presque heureux de la voir. Un peu comme lorsqu'on revoit un ancien ami ayant quitté la ville, mais qui y revient pour une petite visite, de temps en temps."
(493)

Si Sully-John se débrouille pour vivre avec son fantôme, il lui arrive de se souvenir de scènes atroces du Vietnam, et il y en a plusieurs de bonne longueur de ce genre danns cette nouvelle : "Dans les hélicos descendus des hommes hurlaient aussi, alors ils les en avaient extraits, balancé la mousse carbonique sur l'incendie et ils les en avaient sortis, sanf que c'était plus des hommes, pas ce qu'on aurait pu appeler des hommes, c'était rien que des plateaux-repas hurlant, pour la plupart, des plateaux repas avec des yeux et des boucles de ceinture, et ces doigts cliquetant tendus vers vous, de la fumée montant des ongles fondus, ouais, comme ça, pas le genre de truc qu'on pouvait raconter à des types comme le Dr Conroy. Comment raconter que quand on essayait de les tirer de là, des morceaux d'eux se détachaient, glissaient, si l'on veut, comme un morceau de dinde bien cuite glisse sur la graisse bouillante liquéfiée en dessous, ouais, comme ça, et pendant tout ce temps l'air était imprégné de l'odeur du kérosène et de la jungle. Ça arrivait vraiment, c'était vraiment vraiment le grand show, comme Ed Sullivan aimait à le dire, planqué derrière son petit écran, oui, tout ça se passait sur notre scène et tout ce qu'on pouvait faire c'était suivre le mouvement et essayer de s'en sortir." (499)

Pris dans un bouchon sur l'autoroute où il mourra d'un arrêt cardiaque, Sully-John vit ses derniers moments avec son fantôme : "Elle ne répondit pas, mais l'avait-elle jamais fait? Elle restait tranquillement assise, mains croisées, le regardant de ses yeux noirs, une vision de Halloween en vert, orange et rouge. La vieille mama-san n'avait rien à voir avec les fantômes d'un film hollywoodien, cependant; on ne voyait pas à travers elle, elle ne changeait jamais de forme, elle ne s'évanouissait pas progressivement en fumée. Elle portait à son poignet jaune décharné une sorte de cordon comme ceux que se mettent les adolescents en signe d'amitié. Et bien que l'on ait pu voir chaque tortillon de ce cordon et chaque ride de ce visage si vieux, on ne pouvait sentir son odeur; et la seule fois où Sully avait essayé de la toucher, elle avait aussitôt disparu. Elle était un fantôme qui habitait sa tête. À ceci près que, de temps en temps (en général sans douleur et toujours sans avertissement), la tête de Sully la vomissait en un endroit où il était obligé de la regarder." (503)
Il pense qu'on voit ses lèvres bouger, et qu'on doit le prendre pour un radoteur : "
Si jamais quelqu'un le voyait, depuis une autre voiture (la Caprice était cernée de tous les côtés, à présent, complètement enclavée), il supposerait qu'il chantait avec la musique, c'est tout. Et puis même s'il pensait autre chose, qu'est-ce qu'il en avait à foutre ? Qu'est-ce qu'il en avait à foutre de ce qu'ils pensaient tous ? Il avait vu des choses, des choses terribles, dont l'une des pires avait été une longueur de ses propres intestins reposant sur le matelas ensanglanté de ses poils pubiens; et si de temps en temps il voyait ce vieux fantôme et même lui parlait, qu'est-ce que ça pouvait foutre? C'était son affaire, non?" (503) Comme on le voit, s'il a réussi à vivre avec son fantôme, Sully-John est un homme fini, qui survit par habitude. Le destin des anciens combattants n'est pas meilleur.

Les séquelles du Vietnam selon King.

À l'enterrement d'un ancien du Vietnam, il évoque avec son ancien lieutenant la situation de ceux qui sont revenus de là -bas, la plupart malades : "Pags était mort d'un cancer. À chaque fois que mourait l'un des anciens copains de Sully au Viêt-nam. (...), on aurait dit que c'était soit du cancer soit à cause des drogues, soit un suicide. En général, le cancer commençait par le cerveau ou les poumons et se mettait en suite à cavaler partout, à croire que ces hommes avaient laissé leur systéme immunitaire dans la jungle. Dick Pagano, lui, avait eu droit a un cancer du pancréas." (495) Ces maladies sont attribués à divers «agents» toxiques employés pendant la guerre, notamment l'Agent Orange : "Personne ne peut le prouver mais nous, nous le savons. L'Agent Orange 34, le cadeau concédé à perpétuité.»"

Les statistiques ont exposé les divers maux dont souffrent les vétérans plus que les autres, et ils sont énoncés longuement dans la nouvelle : dépression, alcoolisme, drogue, menaces de suicide ou suicides. Ces hommes souffrent d'une mauvaise dentition, d'un excès de poids (le gros estomac, "la cambuse à Bud", marque de bière), se plaisent aux beuveries. Leur taux de divorce est très important : "Les anciens combattants étaient dans l'ensemble des emprunteurs à risque comme vous l'aurait dit n'importe quel directeur d'agence bancaire. (...) Les anciens combattants abusaient de leurs cartes de crédit, se faisaient mettre à la porte des casinos, (...) sortaient le couteau à la moindre dispute au cours d'une partie de dés dans les bars, achetaient à crédit des voitures gonflées qu'ils transformaient rapidement en épaves, battaient leur femme, battaient leurs mômes, battaient jusqu'à leurs cons de chiens et se coupaient probablement plus souvent, en se rasant, que les gens qui n'avaient jamais vu de près ou de loin la verdure, la brousse, la cambrousse - sinon dans des films comme Apocalyse Now ou cette connerie intitulée Voyage au bout de l'enfer." (507/8)

King effectue ensuite une confusion certaine entre la génération des sixties en général, et les vétérans du Vietnam. Ce qu'il reproche aux sixties s'adresse à tous, et quand Sully-John évoque longuement et avec amertume la situation de désespérance des survivants des années soixante, c'est à la suite d'une analyse primaire de la situation, qui ne tient que de l'idéologie, et aucunement des évolutions matérielles et économiques qui touchent tous les pays développés :
"Notre conception d'un grand changement dans la vie se résume à l'achat d'un clébard. Les filles qui ont brûlé leur soutien-gorge autrefois achètent maintenant de la lingerie en soie et les types qui baisaient témérairement pour la paix sont maintenant des obèses qui restent tard le soir devant l'écran de leur ordinateur, et se tirent la tige en regardant des photos de gamines de dix-huit ans sur Internet. C'est nous, tout ça, frangin, on aime bien mater. (...) Mais il y a eu une époque... ne rigole pas, vieux, il y a eu une époque où nous avions tout entre les mains. Vraiment. Tu ne savais pas?" (528) Que font-ils maintenant, si ce n'est remplir leurs "portefeuilles en jouant à la Bourse"? "Nous sommes allés de salles de gym en séances de thérapie pour ne pas perdre le contact avec nous-mêmes. (...) Nous avons tout de même fini par surmonter cette haine de soi, nous avons tout de même fini par être contents de nous, alors tout va bien.»" (529)
Le résultat, c'est que tous semblent déplorer la civilisation de consommation tout en en vivant bien : "
«Je n'ai que mépris et dégoût pour cette génération elle-même, Sully. L'occasion nous a été offerte de tout changer. Elle nous a été vraiment offerte. Au lieu de quoi, nous avons préféré les jeans haute couture, des billets pour aller écouter Mariah Carey, les points de réduction passager régulier pour prendre l'avion, le Titanic de James Cameron, et les comptes épargne-retraite. La seule génération qui se rapproche de la nôtre, pour ce qui est de ne rien se refuser, en termes d'égoïsme pur, est celle qu'on a appelée la génération perdue, la génération des années vingt; mais au moins, eux avaient la décence de ne jamais dessoûler. Nous n'avons même pas été capables de faire cela. On est vraiment nuls, mon vieux.»" (529)

Passons sur les illusions que contient cette affirmation. Il y avait beaucoup d'égoïsme frustré et de recherche de satisfactions immédiates dans le comportement des jeunes de la fin des années soixante, à côté d'une véritable générosité et surtout, une croyance quasi absolue dans le pouvoir de l'imagination. Rien n'est plus labile et vague que les suggestions de l'imaginaire, où le réel est complètement mis de côté. King croit-il lui-même qu'à cette période, tout était possible? Il n'a pas dû le croire longtemps, et, dans son attitude, il y a beaucoup de romantisme littéraire, piquant chez un auteur qui gagne des milliards. Lui-même déclarait, à sa sortie de l'université, dans la dernière de ses chroniques du Maine Campus (21 mai 1970) qu'il est bien revenu de ses espérances :
"Si quelqu'un, alors qu'il prenait conscience des réalités, a pu dire qu'il allait «changer le monde avec la vigueur et l'oeil brillant de la jeunesse», maintenant ce jeune homme est prêt à tout envoyer promener et à prendre la fuite, comme un homme qui ne se sent plus tellement l'oeil brillant; en fait, il se sent vieux de deux cents ans." 35 La désillusion des jeunes des années soixante n'est donc pas récente, et elle a suivi de près les événements. Ce qui se passe avec sa génération ne devrait donc pas l'étonner... Il est facile de se moquer des «vieux» soixante-huitards se masturbant devant leur télé... Ils sont loin d'être les seuls. Oserai-je utiliser le terme d'exemple «simpliste»?

Le seul qui semble avoir échappé à ces états d'âme est Malenfant, le grossier joueur acharné de cartes de Chasse-coeurs, le joyeux luron, l'assassin de la vieille indochinoise dont le fantôme a suivi si longtemps Sully. Alors que Marinville l'écrivain, l'ancien du Vietnam, se rachetait d'une vie mal vécue alors qu'il n'avait commis aucun assassinat, pour Malenfant le tueur, tout est "tout est cinq sur cinq". Malenfant a trouvé une puissance "qu'il a choisi d'appeler Dieu". Avec lui, "il a vécu une seconde naissance, (...) il vit la vie comme elle doit être vécue, il laisse faire les choses, il laisse faire Dieu - bref, tout le baratin que ces mecs-là se racontent. (...) Sainte merde, dit Sully, surpris de l'ampleur de sa colère. La vieille muma-san serait certainement contente de savoir que Ronnie a surmonté ça. Je le lui dirai, la prochaine fois que je la verrai." (527) À noter que son cas ressemble singulièrement à celui du Lt Beevers, dans Koko de Straub, qui a tué 30 enfants dans une grotte au Vietnam, mais qui est le seul de sa section à ne pas vouloir se sentir coupable, refoulant sans cesse les éléments qui lui prouvent sa médiocrité et ses insuffisances, qu'il lie à son enfance et aux circonstances.

BILAN.

Le contexte historique de la guerre froide et de l'affirmation de la jeunesse comme force autonome paraîtra sommaire à celui qui a connu cette époque, mais suffira peut-être aux autres. La sinistrose de ces années de fac privées de sens pour beaucoup d'étudiants, la confusion de leurs sentiments, la peur des parents qui continuent à jouer un rôle important, l'absence de perspective des sentiments amoureux donnent à l'ouvrage tristesse et impression de fermeture. Cette description de la vie dans ses méandres et sa complexité, ses plaisirs et ses blessures, forme finalement un panorama sombre de ce qui s'est passé dans cette fin de siècle. Marqués par leur culpabilité et hantés par les souvenirs du passé, certains ne seront plus que des handicapés de la vie. Le meilleur se situe dans ce que King a raconté avec son coeur, plutôt qu'avec des combinaisons à intentions littéraires douteuses; dans ce qu'il n'a pas calculé, dans ce qu'il a écrit en étant lui-même, au lieu de succomber à ses démons familiers et de tomber dans l'artifice. Ce livre est marqué par un grand amour, une compassion bienveillante envers les hommes. Même Malenfant le bien nommé, qui perturbe la scolarité de ses condisciples et en conduit un grand nombre au ratage de leurs études, le tueur de la vieille muma-san, est humanisé en tant que suppôt du mal, et fait pitié plutôt qu'horreur. Il ne se révèle vraiment maléfique qu'au Vietnam quand, vociférant à son habitude et tenant les autres sous son emprise trouble, il se montre sous son vrai visage, un assassin et un prédateur sans scrupules, parmi des compagnons d'armes qui, s'ils en réchappent, sont promis à un sombre avenir : "C'était ainsi que s'achevaient réellement les guerres, se dit Dieffenbaker; non pas à la table des pourparlers d'armistice, mais dans les pavillons des cancéreux, ou dans les cafétérias des entreprises, quand ce n'était pas au milieu d'un embouteillage [où vient de mourir Sully d'une crise cardiaque]. Les guerres mouraient par petits fragments minuscules, tombant un à un comme disparaît un souvenir, se perdant un à un comme l'écho s'éteint dans le labyrinthe des collines. À la fin, même la guerre hissait le drapeau blanc. Il l'espérait, du moins. Il espérait qu'à la fin, même la guerre se rendait." (536)

CONCLUSION : La fin de l'Atlantide.

1. La position de King.

Après avoir participé aux luttes politiques et sociales de son temps, qui ont marqué ce descendant de républicains, devenu hostile au conservatisme et à l'étroitesse d'esprit de ce parti, King a souvent critiqué dans ses oeuvres l'autorité, les gouvernements, les pouvoirs, les institutions, voire les groupes de pression. Il est l'un des écrivains les plus lus de son temps et l'on peut s'interroger sur les raisons pour lesquelles il n'a pas plus d'influence sur son époque dans le domaine politique. King vit une autre époque que celle des Zola et des Aragon, même des Gide et des Mauriac, l'époque du grand silence des intellectuels. Dans une civilisation de masse, individuellement on peut se dévouer ou s'enrichir, méditer ou se singulariser, mais on ne peut certainement pas bâtir une oeuvre héroïque en changeant - ou en essayant de changer son temps, comme l'ont pu le faire dans le passé Malraux ou Hemingway.

Il faut rattacher l'attitude de
King à l'égard du Vietnam à celle de sa position politique fondamentale. King donne l'impression de fuir l'engagement direct et de trouver dans son oeuvre un exutoire aux tensions qu'il a accumulées pendant sa jeunesse. Exutoire, parce que l'écriture le libère de ses tensions. Attitude politique plus passive qu'active. King n'a pas, en son temps, la voix d'un Arthur Miller ou d'un Norman Mailer 36 durant son époque.

King se limite à une sorte de morale de la Croix-Rouge, caractéristique de notre époque qui a perdu sa foi au changement positif et ses héros37. Confrontation permanente dans l'oeuvre de King, des hommes de bonne volonté, qui luttent contre des forces destructrices - dont ils ne sortent pas toujours vainqueurs -, voient avec lucidité le monde qui les entoure et le mal qui les environne. Pour les meilleurs d'entre eux, cette confrontation débouche sur une révolte contre le désordre établi. Des gens simples ou discrets, qui ont un fond moral solide, du réalisme et la tête sur les épaules, qui font tranquillement leur boulot sans piétiner le voisin, et qui ne comprennent pas pourquoi des choses vont de travers.

Leur morale est agissante, insérée dans la vie quotidienne, celle de l'individu et de son entourage, mais elle ne prétend pas changer fondamentalement le monde. King a gardé de l'utilisation de la violence contre la guerre du Vietnam dans se jeunesse une réserve certaine. Dans Le Fléau, l'utilisation de la violence contre un adversaire destructeur conserve son caractère d'effraction provisoire à la règle. Elle est toujours consciente du risque pour la conscience de se perdre38 sans le sentiment élevé de ce qui est moralement dû à la collectivité. D'autant plus que ce qui est dû n'est pas théorique, mais qu'il faut l'inventer dans la difficulté et l'angoisse pour vaincre la malfaisance du moment, court instant où son utilisation est appelée par l'excès d'injustice subi, et impossible à éviter. Elle conserve un caractère douteux et malsain, elle est envisagée avec beaucoup de scrupules et acceptée seulement par nécessité. Sa seule justification sera qu'elle obéira non à une doctrine ou la Raison d'État, mais aux valeurs humaines et aux solidarités qui l'expriment.

On peut comprendre ainsi pourquoi il n'y a pas, dans l'oeuvre de King, de déclaration fracassante contre la guerre du Vietnam, ou les autres conflits qui ont suivi. Il n'y a pas, chez lui, un état d'esprit propice à la rupture avec les institutions présentes. Ses valeurs sont des valeurs traditionnelles, proches de ce qu'on appellerait en France la mentalité «chrétien de gauche» : croyance aux valeurs démocratiques, à la possibilité pour les hommes de construire leur avenir, en défendant le bien, la vérité, la fidélité39. Une sorte d'idéalisme qui postule que si l'homme est souvent mauvais, il n'est jamais totalement perdu, et qu'il n'y a qu'à attendre que la petite flamme de l'humain se ranime quelque part...

Dans le fracas médiatique, King ne tient manifestement pas à ajouter sa voix à celle des politiciens. La littérature lui suffit. Dans son essai Danse Macabre 40, il écrit : "Ce n'est pas une danse de mort, après tout. (...) C'est une danse des rêves. C'est une façon de réveiller l'enfant qui sommeille en vous, un enfant qui n'est pas mort mais qui dort profondément. Si l'histoire d'horreur est une répétition de de notre mort, alors sa morale stricte en fait également une réaffirmation de la vie, de la bonne volonté et tout simplement de l'imagination - qui conduit vers l'infini." On ne saurait mieux dire les limites de ces prises de conscience des insuffisances ou des tares de notre société. Les malheurs et les dangers de notre société sont là : mais par la distanciation de l'écriture et de la lecture, on peut momentanément s'en évader, et somme toute - est-ce bien regrettable ? - les supporter. La foi en la bonne volonté des hommes fera le reste. Sorte d'anesthésie cathartique ? Sa révolte culturelle et sociale, modérée dans son expression, est peu susceptible de déboucher un jour sur un mouvement de contestation fondamentale et de remise en ordre de nos sociétés. La crise de conscience est parfois aiguë, mais l'expression politique manque de cohérence, de continuité, et les possibilités d'action sont bien faibles41 ...

2. Les sentiments ds lecteurs étudiants.

2. L'état d'esprit des jeunes lecteurs universitaires.

Il semble d'ailleurs que la position des jeunes étudiants des années soixante ne soit plus vraiment comprise par leurs cadets. Pour la génération des adolescents attirés, comme
King, par des études universitaires, l'absence d'engagement était impensable : on était contre la guerre (la plupart), ou pour (une minorité). De toute façon, les étudiants étaient inévitablement amenés à prendre position. On doit bien constater que, sauf pour des problèmes très personnels, et, pour être brutal, très égoïstes, les grandes causes ne mobilisent plus les étudiants. Même quand ils ont conscience vaguement que quelque chose pourrait être fait pour changer ce qui ne va pas politiquement, ils ne protestent pas et ne descendent plus dans la rue. Ils ne sont pas culpabilisés par leur rejet des «grandes causes». Ils n'en ont pas le temps! Le temps libre est occupé à se «défouler», et, d'après certaines réactions d'étudiants français que j'ai pu connaître, ils ne s'intéressent qu'aux deux premières nouvelles de Coeurs perdus en Atlantide. La façon dont s'amusaient les étudiants d'il y a trente ans les intéresse plus que les considérations politiques de l'époque. D'ailleurs, la quasi-totalité des étudiants américains lisent peu les journaux, et rarement des romans. Sauf pour les étudiants en lettres, bien obligés de le faire, les autres ne lisent que quand ils ont intérêt à porter leurs lectures sur leurs C.V. Passer des heures autour d'une table à bavarder et à refaire le monde leur est devenu totalement étranger. Les seules discussions qu'ils connaissent sont celles qui se passent dans le cadre des cours : en bref, discuter sur ordre... La plupart des jeunes Américains n'éprouvent nulle détresse devant les grandes misères du monde, et même devant la détresse de certains groupes sociaux aux USA, qui vivent dans le dénuement alors que l'abondance règne autour d'eux. Leur seul projet est de se faire une place à tout prix au soleil. Et, autant que possible, être de ceux qui, dans la couche supérieure de la société, creusent l'écart avec les classes défavorisées.
Alors que la génération des années 60 s'était en partie construite par sa lutte pour s'affranchir de certaines contraintes, les étudiants actuels n'ont pas à se battre pour s'émanciper d'un passé qui leur pèse. Ils ne se considèrent pas comme les fils d'une génération perdue, et les hippies, les beatniks, le "flower power"
1 ou Kérouac leur paraissent du folklore. Élevés dans une société où tout leur est donné, ils n'ont plus à s'émanciper du passé. Ils ne sentent plus leur monde comme source d'aliénation. Ils ont grandi dans une société où la contre-culture des années soixante a été absorbée dans la culture de masse, et plus rien ne les étonne. Alors que leurs parents ou grands-parents s'intéressent encore aux Beattles et ont gardé dans un coin le portrait de Che Guevara, ils ont perdu les barrières mentales qui opposaient l'ordre établi et les rebelles, l'«establisment» et l'«underground» subversif. Le monde ne leur paraît plus ni absurde, ni à changer. Il est à prendre... Travailler dur, gagner beaucoup d'argent, se comporter légalement et suivant le code du «politiquement correct», faire un peu de bénévolat, de préférence par des dons, là se limitent leurs ambitions. Les anciens avaient été marqués par des guerres qui les avaient meurtris, la deuxième guerre mondiale, la Corée, dont on ne parle plus jamais. Des morts pour la patrie en quantité. Depuis la fin de la guerre du Vietnam, les dirigeants se gardent de tous les conflits où la mort d'homme est possible, et préfèrent agir, pour défendre leurs intérêts, avec des moyens «propres», ou par des groupes étrangers interposés et exécutant contre dollars... La guerre du Vietnam a ainsi créé, par loes traumatismes causés, des conditions belligérantes nouvelles, et les jeunes générations n'ont jamais connu cette situation de la peur au ventre devant l'ennemi qui a tant marqué la génération des guerres antérieures.2
Dès lors, peut-on être aussi sévère que King à l'égard de sa génération? Son comportement ne vient-il pas en grande partie de ce qu'elle ne se reconnaît plus dans le monde actuel? Ce qu'elle souhaitait a été obtenu. On voit le résultat : plus de conflits ouverts, plus de grands combats, une vie à la fois intense dans le travail et idéologiquement molle. Où on apprend davantage la quête frénétique de l'argent que la morale de l'accomplissement et de la réalisation de soi-même... Si cette philosophie a encore un sens.
3

 

Roland Ernould Armentières © mai 2001

Notes :

26 Le mot Vietnam a de nombreuses graphies. Personnellement, j'utilise la plus simple, mais je reprends celle des textes quand elle est différente. Idem pour les autres noms composés.

27 Réflexion curieuse et surprenante par son nationalisme, qui suppose que King aurait souhaité que Dieu soit du côté des USA, comme le réclament chaque jour les écoliers américains...

28 Le coup de griffe ordinaire, que King ne rate jamais!

29 Moïse sur le Mont Horel, voilant sa face pour la protéger de l'ardeur du buisson ardent, apparence choisie par la divinité pour se manifester, demande le nom de son interlocuteur pour le signifier à son peuple. La réponse a fait le bonheur d'exégètes innombrables, «èhyèh aser èhyèh»: "Dieu dit à Moïse : «Je suis qui Je suis». Il dit : «Tu parleras ainsi aux fils d'Israël; Je Suis m'a envoyé vers vous»" . Les Hébreux diront naturellement : Il «Est», soit en hébreu yahavèh, ou Yahvé, pour désigner Dieu. Avant déformation, «Est» désigne donc Dieu.

30 "Le palais des chattes", note du traducteur (448). Sens sexuel.

31 Dans cette forme d'hystérie dite «traumatique», les conflits étaient latents et préexistaient au choc émotionnel (scène de danger grave, accident, guerre, catastrophe collective). Cette situation est associée dorénavant au trouble psychique et antérieur, et se manifeste désormais dans une situation de conversion. Revoir plus haut les réflexions qu'il se fait en regardant sa citation : "Il a sauvé la vie de Sullivan sur la piste, dans les environs du patelin. C'est ce que proclame la citation accompagnant la Silver Star, c'est ce qu'ont déclaré les hommes ayant survécu à Dong Ha, et bien plus important encore, c'est ce qu'a affirmé Sullivan lui-même." Voir le classique : Sigmund Freud, Cinq psychanalyses, PUF, 1954; Introduction à la psychanalyse, Payot, 1965.

32 Plusieurs scènes du Vietnam de ce genre figurent dans cette nouvelle, trop longues à reproduire.

33 "Tenue des pensionnaires de lupanars." (N.d.T.)

34 Défoliant très toxique massivement employé par l'Armée américaine au Viét-nam (N.d.T) Le défoliant avait été employé pour supprimer la végétation de la jungle et rendre les déplacements de l'ennemi difficiles. 24.000 tonnes de défoliants ont été officiellement déversés par avion et hélicoptères sur 1.700.000 hectares. Des procès ont été intentés par les vétérans contre les firmes Monsonto et Dow.

35 George Beahm, The Stephen King Story, 67.

36 Qui, outre leurs positions respectives contre la hiérarchie militaire ou l'asservissement aux biens matériels, furent parmi les rares à dénoncer la chasse aux sorcières déclenchée par Mac Carthy.

37 Qu'on trouve encore dans des pays comme le Moyen-Orient, par exemple, avec ses terroristes qui ont le comportement des kamikazes japonais de la dernière guerre mondiale.

38 Voir l'étude : Stephen King politique, LES ALÉAS D'UNE DÉMOCRATIE, 2ème partie.

39 "I view the world with what is essentially an old-fashioned frontier vision. I believe that people can master their own destiny and confront and overcome tremendous odds. I'm convinced that there exist absolute values of good and evil warring for supremacy in this universe - which is, of course, a basically religious viewpoint. And (...) I also believe that the traditional values of family, fidelity, and personal honor to have not all drowned and dissolved in the trendy California hot tub of the "me" generation. That put me at odds with what is essentially an urban and liberal sensibility that equates all change with progress and wants to destroy all conventions, in literature as well as in society.", dans la célèbre Playboy Interview, Eric Norden, juin 1983, cité par George Beahm, The Stephen King Companion, 67.

40 1981, Pages Noires , op.cit. , 216.

41 Elles se manifestent au plus par des participations et des oeuvres de bienfaisance, nombreuses il est vrai. La seule participation vigoureuse de King a été contre la censure littéraire que des autorités voulaient instituer dans son État, qu'il a combattu avec vigueur, mais qui le menaçait directement...

42 Le mot Vietnam a de nombreuses graphies. Personnellement, j'utilise la plus simple, mais je reprends celle des textes quand elle est différente. Idem pour les autres noms composés, Vietcong ou autres.

1 À dater de 1966, avec Abbie Hoffman et Menu Bubn. La première partie de cette étude : KING CONTRE LA GUERRE DU VIETNAM : l'homme et le conflit., est à lire pour comprendre ce développement.

2 La guerre contre l'Irak des années 90 s'est déroulée comme un véritable show médiatique, et les spectateurs ont été plus sensibles aux prodigieux moyens techniques déployés qu'aux problèmes humains. la guerre s'est d'ailleurs terminée dès qu'elle entraînait l'occupation de l'Irak, et que les généraux risquaient de perdre des vies humaines dans la guerre des rues ou la guérilla.

3 Je renvoie mes lecteurs à la formule de Gide qui figure en exergue de ce site.

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

différentes saisons

saison # 12 - été 2001.

.. voir 1a 1ère partie :

STEPHEN KING, PETER STRAUB ET LA GUERRE DU VIETNAM:

.KING CONTRE LA GUERRE DU VIETNAM.

..

AUTRES TEXTES CONCERNANT LA JEUNESSE DE KING :

 

Rage, UNE OEUVRE DE JEUNESSE ANNONCIATRICE

En 1966, King achève sa terminale à la High School de Lisbon Falls, près de Durham. Il a 18 ans. Depuis le printemps, il a commencé à écrire le premier de ses romans publiés, Getting it on . Quand on analyse la composition et le contenu du roman sans se soucier de l'intrigue et de son évolution, on voit apparaître bon nombre de thèmes qui continueront à inspirer King dans ses oeuvres jusqu'à ce jour. C'est un recensement de ces thèmes qui est l'objet de cette étude. Ils se rapportent successivement à l'individu, l'éducation, la collectivité, la culture et divers autres aspects de moindre importance. Il serait futile de prétendre que Getting it on contient en condensé l'oeuvre à venir de King. Mais il porte en son sein d'intéressants germes qui grandiront et feront l'objet, avec des fortunes diverses, de développements et de situations variées. À ce titre, au-delà de la faiblesse relative de ce roman d'un jeune auteur, on peut considérer qu'il a constitué pour King une première occasion de mettre au point une technique qui consiste à mettre une partie de soi dans une oeuvre qui se veut entièrement tournée vers l'imaginaire.

Les premiers romans : RAGE, RÉVOLTE et DÉSESPOIR.

Les premiers romans que King a écrits entre 19 et 24 ans Rage et Running Man présentent un grand intérêt pour la formation de sa sensibilité et pour la compréhension de la genèse de sa pensée sociale. Le rapprochement de ces deux oeuvres paraît donc légitime et le but de cette étude est de poser des jalons pour l'analyse du passage d'un King étudiant à un King chargé de famille, dont la vie n'est pas facile. Charlie a vécu une scolarité lycéenne terne et peu heureuse, puis a connu le bouillonnement universitaire de la fin des années soixante. Ben est passé d'une indifférence vis-à-vis du social (comme Charlie) à une prise de conscience plus grande des réalités politiques du moment. Les situations sont étudiées sous un éclairage littéraire en les rapportant au vécu de King adolescent. S'agit-il d'une révolte réelle qui a existé chez King? En famille, au lycée ou à l'université? Jusqu'où est-elle allée?

(King vient de demander aux éditions Penguin de ne pas refaire de retirage de son roman Rage: raison invoquée: le massacre de Littleton. Infos)

 

Contenu de ce site Stephen King et littératures de l'imaginaire :

Sa vie

Ses oeuvres

Ouvrages récents DE King

Ouvrages SUR King

Cinéma

Revue trimestrielle

différentes saisons

Notes de lectures

Revues fantastique et SF

Dossiers

 .. du site Imaginaire

.. ... .

 .. du site Stephen King