Stephen King politique : L'Accident.
La vie politique aux États-Unis est marquée par sa tradition démocratique. La lutte pour le pouvoir, aussi bien au niveau fédéral qu'à celui des Etats, n'a pas la même signification politique qu'en France ou en Europe. La politique est identifiée à l'administration; elle est surtout visible à l'échelon local, où elle est directement lisible et manifeste plus de vitalité. Les partis ne sont pas des organisations cohérentes, plutôt des coalitions d'intérêts. Les comités locaux ou régionaux, composés surtout de juristes et d'hommes d'affaires, n'interviennent qu'au moment de la campagne et n'élaborent que des programmes momentanés, politiquement dépourvus d'idéologie.
Cette vie politique est, pour les Français, difficile à saisir, tant leur propre politique est déterminée par des clivages idéologiques et des débats de pensée qui deviennent de plus en plus flous. Aussi il est intéressant de constater que, quand King décrit la campagne électorale de 19861, il met en valeur une situation démocratique seulement en apparence. 200 ans après la mise en place de le première Constitution écrite au monde, qui définissait un régime politique considéré alors comme un modèle, les règles du jeu, complexes, sont détournées à des fins intéressées,avec le mépris d'un citoyen devenu irresponsable. Et ce système en faillite est en voie de s'imposer partout dans le monde...
Une voie royale: Walt Hazlett.
Walt a fait de bonnes études de droit. Il est devenu avocat
dans un "cabinet
réputé" de
Bangor (82). La bonne trentaine, marié, établi, jeune
père de famille. Grand, bel homme, moustache fine, cheveux
prématurément gris, présentant bien (299), ce
jeune loup est toujours vêtu d'un "costume irréprochable du genre
«politique»."
(154). Il est un espoir du parti républicain. Il y rêve
depuis longtemps et s'est préparé un profil de
sénateur: "Il pense
déjà à sa queue de pie", réalise très tôt son
épouse. Après quelques années de brillante
carrière, il "a
été désigné pour briguer un siège
de sénateur" dans le
Maine, lors des élections de 1976.
Une voie ... moins royale:
Gregory Stillson.
La quarantaine, corpulent,
costaud, silhouette de rugbyman. Il est parti de rien. Il se souvient
de son père, "penché au-dessus de lui, son chapeau melon
rejeté sur la nuque, en train de s'époumoner: "T'es bon
à rien' (11). Enfant,
il "avait été
souvent un cas difficile
.."(14).
Il a longtemps galéré, il a notamment vendu des livres
au porte-à-porte - surtout LA BIBLE et des ouvrages tels que LE CHEMIN DE LA FOI
ou LA CONSPIRATION DU COMMUNISME JUIF CONTRE LES
ETATS-UNIS (11). "Et en plus
des volumes placés pour le compte de la maison
d'édition, il se livrait à un petit négoce
personnel. Et puis il rencontrait des tas de gens. Fallait bien en
profiter, c'est le métier qui voulait
ça' (3).
Mais il n'est pas entièrement satisfait: "Il sentait bien qu'il était fait pour
autre chose. (...)
Il sentait bien qu'il
était fait pour...pour...la grandeur' (13). "La grandeur se trouvait au bout du chemin. Il lui en
coûterait peut-être des années pour le
remonter." (15).
18 ans plus tard, le voilà aide-shériff en matant les
loubards (71). A cette époque, il a accroché au mur les
décorations reçues pour services rendus à la
collectivité. Il y avait des photos le montrant en compagnie
des membres du Rotary-Club, du Lyon's locaux. Maire adjoint, puis
maire "d'un trou à
rats." (72). Il a
recruté Sonny Elliman, le chef d'une bande,
arrêté pour détention de drogue, pour en faire,
avec ses motards, un garde du corps. "Lui et Sonny étaient très copains, mais
cela ne pouvait pas alimenter les ragots, car Greg, comme responsable
de la réinsertion des toxicomanes, rencontrait souvent des
loubards." (170). Il a eu en
effet l'idée de mettre les jeunes au travail, au service de la
ville, au lieu de les arrêter. Cette "bonne idée" a beaucoup fait pour sa réputation. Il se
présente comme candidat indépendant à la Chambre
des Représentants dans le troisième district du
New-Hampshire.
Walt Hazlett.
Sa femme le trouve beaucoup
changé: "Il n'avait
plus rien à voir avec le gentil garçon qui l'avait
demandée en mariage. Elle ne voyait plus en lui qu'un type
bardé de certitudes, persuadé que l'humanité
entière se soumettait à cette règle du jeu:
mettre au point une bonne petite combine juteuse et l'exploîter
jusqu'à la corde'
(155).
Il n'a absolument rien contre les gens qui gagnent de l'argent,
même s'ils sont combinards: un homme qui est susceptible de
faire de l'argent en exploitant par exemple un don
hypothétique ("Ils se
sont arrangés pour rendre l'histoire
crédible."), en
abusant des crédules, a droit à toute sa
considération. "S'il
peut s'en sortir comme cela, tant mieux." (155).
Sa vie est toute entière polarisée par son arrivisme.
Il ne fait plus les choses par plaisir, mais par calcul: il assiste
aux réceptions obligées, par exemple celle
"donnée en l'honneur de
Harrisson Fisher, membre du Congrès, d'âge canonique,
assuré du renouvellement de son mandat lors des prochaines
élections. Il était «politique» d'assister
à cette sauterie. «Politique» un mot qui revenait
souvent dans la bouche de Walt." (153).
Gregory Stillson.
La seule chose qui compte pour lui,
c'est de se faire reconnaître en flattant les petits:
"Si ceux qui possèdent
tout ne paient pas, ceux qui n'ont presque rien le
feront." (293). Il se veut
populaire et vise les masses: d'ailleurs, peut-il viser plus haut? Il
sera le candidat de la foule.
Il a su se faire remarquer dans un créneau porteur,
l'insertion des jeunes drogués. "Tu sais à quoi j'ai pensé pour eux: leur
permettre de se réhabiliter en travaillant pour le compte de
la communauté, ce qui est mieux que de les mettre en prison.
Et ça marche comme sur des roulettes." (2). Pour sa réputation chez les
bien-pensants?
En fait, il se moque complètement de cette
réhabilitation: ne se sert-il pas lui-même d'une bande
de délinquants, toute à sa dévotion, capable
d'utiliser les pires moyens, et qu'il protège? Certes, ce ne
sont pas des drogués.Ou alors des drogués de la
violence, qui est moins visible quand elle est canalisée dans
des services d'ordre...
Il ne répugne à aucun moyen, même physique: il
terrorise un pauvre gosse, lui met le feu à la chemise, lui
raye la poîtrine avec le goulot ébréché
d'une bouteille, le gifle. Mais le résultat est là: le
pauvre gosse est le fils d'un personnage politique important. Et
à partir de ce moment, il se tient coi. Le père
étonné et reconnaissant remercie Stillson:
"Vous savez vous y prendre
avec les gosses. Ils ont l'air de filer doux avec vous - Greg
répondit qu'il était inutile de s'étendre sur ce
sujet." (152).
Mais en fait, aucune morale, aucun projet sérieux. Pour les
gens informés, "sa
campagne électorale était un catalogue de
conneries." (248).De plus,
"tout le monde
(...) savait que Stillson faisait des affaires
douteuses, qui tôt ou tard le conduiraient en
prison." (248).
Walt Hazlett.
Il invite à dîner aussi
bien les responsables politiques républicains que ceux de son
cabinet d'avocats, de même, on l'a vu, qu'il se rend à
leurs invitations. Il essaie de se faire bien voir des membres de son
parti en s'occupant occasionnellement de leurs affaires lors de ses
voyages professionnels à New-York (161).
Mais il est sans illusions sur ses protecteurs républicains
(161). Fisher, un responsable, est devenu "millionnaire en passant quinze ans vautré dans la
Chambre des Représentants." (154). Cependant il est servile à leur
égard: "Ce matin, il
allait téléphoner à ce vieux porc d'Harrison
Fisher. Ce Fisher avec lequel il avait ri aux éclats lorsqu'il
avait été question d'un rival politique -assez idiot
pour se présenter au Congrès en tant que candidat
indépendant."
(155).
Gregory Stillson.
Il s'occupe du peuple, mais
il n'est pas appuyé par un parti: difficile de trouver des
fonds pour une campagne électorale.
Il reste d'autres moyens: la peur. Son homme de main, Elliman, menace
un banquier de révéler des opérations
financières douteuses: "A cette affaire du Capitol Mall, par exemple. Hein!
Malversations, faillite et tout le merdier? (...) Comment avaient-ils
su? Comment Gregg Stillson savait-il?" (246).
Ou pire encore: "Vous devez
savoir combien il serait facile d'enlever votre fils sur le chemin de
l'école" c 247).
Pas besoin d'appuis chaleureux : la soumission, la complicité,
ou au moins, la neutralité suffisent.
Walt Hazlett.
Il a évidemment l'appui financier de son parti.
"Les hommes d'affaires ne
financent pas une campagne électorale par simple bonté
d'âme, mais parce que celui qui pense l'emporter leur est
redevable de quelque chose
(...). Ils soutiendront le
candidat qui a une chance de gagner. C'est le maître-mot,
gagner." (171).
Gregory
Stillson.
Pour avoir les fonds
nécessaires à sa campagne, il fait chanter un banquier,
président du Lyon's Club (169), connu partout comme un chic
type (174), qui a sur son bureau les photos de sa femme et de son
enfant, mais aussi sous les yeux les clichés plus que
compromettants de ses ébats avec une serveuse (172). Et
Stillson, en face de lui: "Je
ne vous demande pas de me trouver beaucoup d'argent. Juste un broc,
pour amorcer la pompe. Quand tout sera en ordre, l'argent rentrera.
Vous connaissez les gens qui en possèdent. Vous
déjeunez avec eux
(...), vous jouez au poker
avec eux..." (173).
Walt Hazlett.
Pas grand chose à dire
de sa campagne, organisée par son parti rodé à
cette besogne devenue professionnelle: "Sa tournée électorale avait
été un succès et il était intarissable
sur la question."
(299).
Gregory
Stillson.
Sa campagne est
inhabituelle. Ses rivaux dénoncent en lui "un cynique guignol qui considère les
élections comme une farce de carnaval", "un
plaisantin qui perturbe le jeu démocratique." (259)."Il mène son affaire comme un charlatan, et
tôt ou tard..." (
247).
Les partisans de l'intéressé sont d'un autre avis:
"une élection, c'est
l'affaire de tous les Américains...Tout le monde a sa
chance." (247).
Il fait campagne coiffé d'un casque de travailleur,
avec "un programme qui
préconise l'envoi des déchets dans
l'espace" sur d'autres
planètes (285). Ses réunions politiques "ressemblaient surtout à des concerts
rock, la foule manipulée, les gardes du
corps." (297). "Et maintenant l'emploi de gros bras!
Personne ne pouvait réussir de cette manière-là,
surtout pas dans la Nouvelle-Angleterre." (248).
Dans les petites villes du
New-Hampshire, "tous les
candidats à la présidence s'agitaient: c'était
l'occasion unique de rencontrer ceux qui menaient le pays, sans cette
cohue des services de sécurité qui les entoureraient
plus tard." (250). Bref
intermède : quand les élections seraient
terminées dans l'Etat, "les candidats partiraient pour la Floride sans jeter un
coup d'oeil en arrière." (250).
Aux États-Unis, un président croit que s'il a
l'occasion de serrer la main et de regarder dans les yeux chaque
Américain, il bénéficiera d'un bon score
électoral. "Il serra la
main de Morris Adall, Henry Jackson. Fred Harris lui administra une
tape dans le dos. Ronald Reagan lui donna une rapide et adroite
double poignée de mains en lui disant :«Descendez dans
l'arène et aidez-nous»' "Il avait aussi bavardé
avec Sarge Shriver (...)
pendant un quart d'heure
(...) Shriver avait paru inhabituellement heureux
d'être reconnu."
(250).
Même Jimmy Carter, futur président: "debout, près d'une porte, se tenait
Jimmy Carter, serrant les mains des hommes et des femmes qui
partaient au travail (...)
Carter avait un mot pour
chacun, et son sourire ne manquait pas de charme." (251).
Les promesses ne coûtent rien. A un homme lui disant:
"Je voterai pour celui qui
supprimera les taxes. Ces maudites taxes me tuent, je ne plaisante
pas", Carter répond
: "Nous verrons ce que nous
pourrons faire." (...).
"Les taxes seront une
priorité quand je serai à la Maison Blanche",
ajouta-t-il avec une confiance dans l'avenir qui frappa
Johnny." (251). Avant tout,
séduire un électorat qui a, depuis longtemps, perdu ses
illusions.
Les temps sont difficiles. Nixon, viré? "C'est tout comme (...). Il a
démissionné avant qu'on le foute à la porte. Une
procédure d'«empêchement» était
engagée contre lui."
(109). Agnew?: "Il a
démissionné aussi (...). Une sale
combine" (110). Carter?
"Apparemment, nous sommes
prêts à élire un casse-noisettes de Georgie,
débile léger, président des
États-Unis"
(260).
Ce que voient les électeurs:
"Sur l'écran, un beau
jeune homme en chemise blanche à col ouvert s'adressait
à une petite foule du haut d'une estrade, dans le parking
pavoisé d'un supermarché. Il haranguait une foule
plutôt indifférente." (256).
Sa campagne, vue par un homme d'affaires
réaliste: "Les gens du
troisième district sont pour la plupart des cols bleus et des
commerçants. Ils voient en David Bowes un jeune homme aux
dents longues qui essaie de se faire élire sur la base de
quelques discours habiles.
(...) Ils sont censés
penser que c'est un homme du peuple parce qu'il porte des
blue-jeans." (260). Il n'a de
toute façon aucune chance, car il n'y a jamais eu de candidat
démocrate élu dans ce district.
"Sur l'écran apparut un
homme de soixante-cinq ans. Il prenait la parole lors d'un
dîner de bienfaisance. La réunion avait un
côté confortable, correct et légèrement
constipé, propre aux hommes d'affaires qui font partie du
parti républicain."
(256). "Les
électeurs (...)
l'ont
régulièrement désigné tous les ans depuis
1960. C'est une personnalité importante qui siège dans
cinq comités et assure bon nombre de
présidences."
(257).
Pour l'homme d'affaires réaliste: "Prenez Fisher. J'ai organisé des souscriptions
pour lui et les autres candidats républicains dans cette
partie du New-Hampshire. Il est resté en poste si longtemps
qu'il s'imagine
que le Dôme du
Capitole s'écroulerait s'il n'était pas
réélu. Il n'a jamais eu un seule idée originale
de toute sa vie. Aucune tache sur son nom parce qu'il est trop
bête pour être malhonnête. Toutefois, il sera
peut-être éclaboussé par cette histoire de
scandale immobilier. Ses discours sont aussi passionnants qu'un
catalogue de grossiste en plomberie. L'idée que Harrison
Fisher puisse faire quelque chose pour ses électeurs est tout
simplement ridicule. Tout le monde le sait." (261).
Sa campagne est hors norme, tout
à fait inhabituelle. Elle sera analysée en
détail dans la 3ème partie.
L'avis du réaliste: "C'est un clown, et après? Peut-être les
gens attendent-ils cela? Ils ont envie de se détendre de temps
en temps. On ne parle que du pétrole, de l'inflation
galopante2; les
impôts n'ont jamais été aussi lourds.
(...) Alors les gens veulent rire. Mieux, ils
veulent faire un pied de nez à cette élite politique
qui semble incapable de résoudre quoi que ce
soit." (260).
"Je suis moi-même un
républicain convaincu, et je dois admettre que ce Stillson ne
m'est pas antipathique."
(259).
Et c'est Stillson qui sera élu.
Son père "peu recommandable" a fait vivre son garçon dans "un climat hostile", jusqu'à sa mort quand l'enfant a dix ans. Sa
mère lui a tout passé: il commença après
le collège "une
série de coups durs, école buissonnière,
bagarres, vols' Il avait de la chance, la langue bien pendue et une
volonté de battant." (290).
Il bricole. A dix-neuf ans, il est "faiseur de pluie.": il promet à des paysans crédules de
faire tomber la pluie contre rétribution (292). Il monte une
entreprise de peinture qui fait faillite. Il vend des bibles (293),
est courtier d'assurances avec des résultats médiocres.
Il n'y pas de femmes dans sa vie (294). Sa compagnie d'assurances
l'envoie à Ridgeway en 1965: il fréquente la Chambre de
Commerce et le Rotary-Club, s'occupe à la municipalité
de diverses tâches. Il met au travail des drogués,
réorganise la bibliothèque (294). Il écrit des
lettres au New York Times pour la guerre au Vietnam, la peine de
mort, contre la drogue. Il ouvre son propre cabinet d'assurances en
1970, qui est une réussite (295).
Il finance et construit un Centre Commercial à Capital City,
siège du district dont il veut être maintenant le
Représentant. Il se présente à la mairie de
Ridgeway en 1973 comme candidat indépendant. Il inaugure
à cette occasion son casque, a pour slogan: «Construisons
un meilleur Ridgeway». Il est élu triomphalement.
Les plus lucides le voient tel qu'il est: "Ses promesses électorales n'étaient que
d'aimables plaisanteries. Son passé était douteux, son
éducation aussi. Il avait arrêté ses
études à douze ans, et jusqu'en 1965 il avait
été une sorte de vagabond (...). Il
n'était pas marié et sa vie privée était
des plus fantaisistes." (96).
Mais "sa personnalité
pourtant trouble n'avait suscité qu'un amusement admiratif et
n'avait agacé personne." (296).
Comme maire, "sa performance dépasse largement ce que
sa campagne laissait espérer. C'était un homme
rusé et prudent, avec un sens frustre mais aigu de la
politique" (297). Il termine
son mandat avec un excédent fiscal pour la première
fois en dix ans. Il était fier de son organisation du parking
et de ce qu'il appelait son opération «Hippies au
travail».Une fabrique s'est installée et le chômage
local est devenu minime malgré la période de
récession.
Mais - et c'est moins visible - les fonds de la bibliothèque
ont été réduits du tiers la première
année, de presque la moitié la seconde année.
"Dans le même temps, le
budget de la police municipale avait augmenté de quarante pour
cent." (297): trois nouveaux
véhicules blindés ont été
commandés, des équipements anti-émeute. L'achat
d'une arme personnelle par les policiers est subventionnée
à 50 % par la municipalité. Un club de jeunes est
fermé, une sorte de couvre-feu instauré pour les moins
de seize ans, les fonds de protection sociale diminués de 35
%..
Dans un jardin public, à midi,
pour une réunion qui a lieu à trois heures,
"il y avait déjà
beaucoup de monde occupé à étendre des
couvertures et à étaler les provisions des
pique-niques." (267).
"La moyenne d'âge des
spectateurs tournait autour de la vingtaine (entre quinze et
vingt-cinq ans); ils s'amusaient. (...). Les
hommes buvaient de la bière. "(268).
Pendant ce temps, des hommes s'affairent sur une estrade: certains
décorent les montants avec des drapeaux, accrochant du papier
crépon aux couleurs vives. D'autres installent la
sonorisation: "Ce
n'était pas de la camelote. Les haut-parleurs (...) étaient placés de manière à
couvrir avec le maximum d'efficacité le jardin public. (.) La
similitude avec un concert rock était de plus en plus forte'
(268)
On fait des essais, on remue
du matériel de sonorisation. "On plaçait les haut-parleurs avec moult
précautions.
(...). On ne se contentait pas
de les fixer au petit bonheur. Stillson était un
écologiste notoire, et on avait recommandé à son
équipe de ne pas abîmer les arbres du parc.
L'opération donnait le sentiment d'avoir été
pensée dans ses moindres détails."
3 (268).
Il utilise pour sa protection et son service d'ordre un groupe de motards. Un gang? "Ce sont des minables. Parmi eux, certains ont formé une bande il y a quatre ou cinq ans, d'autres faisaient partie d'un club de motos, le Devil's Dozen, qui se saborda en 1972. Le garde du corps de Stillson est un nommé Sonny Elliman. (...). Il a été arrêté plusieurs fois, mais on n'a jamais pu rassembler suffisamment de preuves contre lui." (280).
Ils ne sont pas armés, n'ont
pas de matraques, mais "des
battes de base-ball, des clubs de golf, des queues de billard ; la
loi n'interdit pas qu'on se trimballe avec." (279). Les motards arrivent, "simplement vêtus, en jeans pour la
plupart et chemises blanches' "Les motards semblaient sortir d'un
film où tout le monde a décidé d'être beau
et gentil. Leurs jeans impeccables étaient rentrés dans
des bottes à bouts carrés' "L'expression
commune reflétait la bonne humeur, la disponibilité
à l'égard de tous. Pourtant, sous le masque, pointait
le mépris pour ces ouvriers d'usine, ces étudiants
(...),ces manoeuvres de manufactures accourus pour
les applaudir. Tous arboraient des badges. (...) Et
dépassant de toutes les poches, un manche de queue de billard
sciée." (270).
"Chemises
brunes, pensa Johnny en
s'asseyant. Le retour des
chemises brunes.." (270).
D'autant plus vraisemblable que "des choses désagréables ont l'air de
survenir aux gens que Greg Stillson n'aime pas." (281). Il y a des incidents lors des
réunions électorales de Stillson. "A Ridgeway, une jeune femme enceinte a
été rouée de coups. Elle a fait une fausse
couche. (...).
Personne n'a voulu
parler." (280). Une jeune
fille de dix-huit ans a eu le bras cassé. Sa mère jura
qu'un de ces motards l'avait fait tomber de l'estrade alors qu'elle
essayait d'y grimper pour obtenir une signature du grand homme.
Résultat: "un
entrefilet dans un journal local. Et le tout fut vite
oublié." (296).
L'arrivée.
Du grand spectacle. Précédé de majorettes et
d'une fanfare, il arrive sur un camion, bronzé, souriant. Il
en saute en souplesse et entame son bain de foule, entouré de
ses motards vigilants, "sur le
qui-vive", empêchant
les gens déchaînés, qui l'appellent par son
prénom, de le serrer de trop près, éliminant les
intrus: "Il y eut un cri
d'épouvante. Ce fut tout." c 272).
Sur l'estrade.
Stillson a étudié son apparence. Il porte des jeans et
une vieille chemise militaire, avec brodé sur une poche le
slogan «Donnez une chance à la paix» (257). Il porte
nonchalamment un casque d'ouvrier de chantier avec un autocollant
représentant le drapeau vert des écologistes
américains. Ce casque, il le met parce que s'il est
Représentant à Washington, il "leur rentrera dedans, comme
ça" (...)
et il se mit à charger
l'estrade comme un taureau tout en poussant des cris
aigus." (258).
"Prédicateur
fanatique", il expose son
programme: "premièrement, foutre les bons à rien
à la porte." (257) et
ainsi de suite, jusqu'à balancer "la pollution dans l'espace. Dans de grands sacs en
plastique" qu'on enverra sur
d'autres planètes. "Nous aurons un air pur, une eau pure et tout cela dans
les six mois." (258).
Et pour finir, il jette des poignées de saucisses à la
foule en proclamant: "Et quand
vous m'aurez envoyé à la Chambre des
représentants, vous pourrez dire que les choses changent
enfin." (259).
Suivant les phases du discours, la foule délire, est
"au paroxysme de la
joie" ou applaudit à
tout rompre (258).
Son électorat et ses
chances de succès.
Il est l'idole des masses populaires et en sera l'élu.
"Il émane de sa
personne un puissant magnétisme. Si du haut de son podium il
me désignait à la foule en leur disant qui je suis, je
crois qu'ils me lyncheraient dans la seconde." (281), affirme un agent de la
sécurité. "Des
types comme Stillson n'ont pas de bases politiques, mais
bénéficient des coalitions ponctuelles qui ne durent
qu'un temps avant de se défaire. Avez-vous observé la
foule aujourd'hui? Des étudiants et des ouvriers acclamant le
même personnage. Ce ne sont pas des politiciens, plutôt
des pêcheurs à la ligne repentis. Il fera son temps
à la Chambre et on n'en parlera plus." (282).
Mais après son élection, "la plupart des gens sont agréablement surpris par
l'action de Stillson. Mon père prétend qu'après
dix mois de travail, Stillson a droit à toute sa
considération, et il estime s'être trompé en ne
voyant en lui que l'idiot du village." (323).
C'est ainsi que Greg Stillson se prépare à la
présidence4.
Les descriptions que fait King de
cette campagne électorale suscitent d'amères
réflexions.
1. La pauvreté de l'idéologie électorale est
navrante. Telle que King la décrit avec
férocité, c'est le néant. Il n'y a que des
comportements intéressés luttant contre d'autres
comportements intéressés.
2. Les campagnes électorales sont des rituels où il
s'agit avant tout de recueillir personnellement des voix: pour soi,
pour le parti, mais il n'y a nulle part d'idéologie ou de
grande cause mobilisatrice.
3. Stillson était somme toute d'avant-garde: ce qui choquait
King (l'abandon du culturel, des programmes sociaux, la mise au pas
des jeunes) se trouve, lentement, mais sûrement,
réalisé dans les démocraties dites
avancées. Derrière les coupes sombres des budgets, il y
a de plus en plus nettement, depuis quelques années, l'abandon
à leur sort des plus défavorisés ou
démunis. Au privilège des classes moyennes ou
supérieures qui détiennent les leviers
économiques ou politiques. Les féodalités et les
privilèges...
4. Dans une interview donnée à Lou Van Hille lors d'un
séjour dans le Maine5, l'ancien professeur de King à l'UMO, Burton
Hatlen a pu dire:"Je pense
qu'il y a un gros problème avec THE DEAD ZONE. Steve ne
comprend pas tout à fait le système politique et sa
tentative pour présenter une carrière politique aux
États-Unis ne me semble pas du tout
convaincante' C'est vrai
qu'on voit mal l'ensemble des hommes politiques américains
ressemblant à Greg Stillson, de même que, chez nous, ils
ne peuvent pas tous ressembler à ce chanteur, hommes
d'affaires, s'occupant de foot-ball, devenu ministre après
avoir été électoralement
pébliscité et finissant en prison... Mais des cas
particuliers existent, et il y aurait un roman à écrire
aussi sur ce gouverneur élu aux élections
législatives de novembre 1998, dont le quotidien
Le Monde 6 nous raconte le parcours: "Il est costaud, il
a le crâne rasé, il enfonce les portes ouvertes d'une
démagogie populiste, il s'est présenté contre
les deux principaux partis américains, et personne ne donnait
la moindre chance à ce candidat fantaisiste. Il vient pourtant
d'être élu gouverneur du Minnesota, un Etat de 4,6
millions d'habitants, la patrie du ruban adhésif.
L'homme qui, hier,se faisait appeler Jesse «The Body» (le corps) Ventura, est devenu Jess «The Mind» (le cerveau). Il s'est fait filmer dans un spot
télévisé tous muscles dehors prenant la pose de
Rodin.
A un moment où les Américains ne font pas confiance aux
politiciens, où Bill Clinton a donné de la
vérité une image plutôt tordue, un homme qui a eu
le courage de dire «je ne
sais pas» a
été accueilli comme une bouffée d'air frais. de
nombreux jeunes qui n'avaient jamais voté se sont rendus aux
urnes, lui donnant 37% des voix contre 34% à son rival
républicain et 28% au fils d'un ancien vice-président
démocrate.
Sa vie se raconte comme une bande dessinée. Adolescent, il
s'engage dans les commandos de marine, passe en coup de vent dans une
petite université, devient videur dans une boîte de
nuit, puis catcheur professionnel. Nous sommes en 1975, il a
vingt-quatre ans, est membre d'un club de motards. Sa carrière
sur les rings est un succès puisqu'il devient cjhampion du
monde toutes catégories; c'est aussi un fantaisiste qui part
au combat le boa de sa femme au cou. Puis il se range, fait du
cinéma avec Arnold Schartzegener, ainsi que dans les
«X-Files, devient animateur de radio.
Ecoeuré par la politique locale, il se présente en 1990
à la mairie de Brooklyn Park au nom du Reform Party, et gagne.
Les gens aiment ses formules à l'emporte-pièce:
«Mes adversaires auraient
mouillé leur froc s'ils étaient passés par
où je suis passé», lance-t-il. «Ils sont barbants». «Il sait leur botter
le cul», proclament ses
partisans.
Une fois élu, Jesse s'est écrié:
"C'est fantastique, on a
remué le monde entier. Personne ne nous donnait une chance, et
nos avons gagné. C'est ça, le rêve
américain.» Son
programme est simple: moins d'impôts, moins de gouvernement,
avortement libre, et pourquoi pas la réouverture des bordels,
comme à Amsterdam. "Les
électeurs, dit-il,
ont compris qu'ils ne
trouveraient pas les gens honnêtes qu'ils cherchent par mi les
politiciens de Washington ou chez eux.»
Maintenant, Jesse «le gouverneur» va s'installer dans un
beau bureau et va devoir gouverner, sans expérience et sans un
élu de son parti au congrès local. Mais Bill Clinton
n'aura pas attendu vingt-quatre heures pour faire du chareme à
ce nouveau venu: «Je
pense que maintenant beaucoup d'hommes politiques vont se mettre au
body building.»
Selon la formule consacrée, aucune ressemblance... etc.
Roland Ernould
© 1998.
1 Cette étude a été réalisée à partir de Dead Zone (1979). La pagination ( ) est celle de l'édition française, L'Accident, Lattès éditeur, 1983.
2 Rappelons que le récit se passe en 1976, quand l'inflation était à deux chiffres.
3 King se méfie beaucoup de ce qui est trop bien organisé. Voir notamment dans The Stand (Le Fléau) la description de la société de Flagg et sa sortie contre les techniciens.
4 Ont été volontairement laissés de côté les derniers chapitres du roman (du chapitre 25 à la fin), moins convaincants, qui montrent l'ascension politique de Stillson vers la présidence.
5 Interview de Lou Van Hille publiée dans Steve's Rag , novembre 1996, p. 24.
6 Sous le titre: Le nouveau gouverneur du Minnesota quitte le ring, daté du 6/11/98 et signé du correspondant particulier à Washington P. de B. Avec nos remerciements au Monde.
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