"Les lois ne valent que par ceux qui les font appliquer" Charlie, 387.
L'État démocratique
moderne est constitutionnel, en ce sens que son fonctionnement est
soumis à des règles explicites. Les gouvernants ne
devraient être que les
«commis du peuple»
Tel qu'il se proclame, l'État, dans la mesure où il a
été façonné par la tradition
contractualiste1, devrait être soumis entièrement au
contrôle des citoyens ou de leurs représentations.
En fait, cet État a un pouvoir de dernière instance,
qu'on appelle la souveraineté. Cette souveraineté
s'exerce sur les citoyens: l'État juge en dernier ressort les
particuliers et les groupes qui relèvent de sa juridiction.
Cette souveraineté s'exerce aussi à l'égard
d'autres états. Tout ceci signifie que, dans certains domaines
et en cas d'urgence (lois d'exception), aucune autorité ne
peut être opposée à la sienne et que
l'État n'a de comptes à rendre à personne, si ce
n'est éventuellement à ses propres instances
étatiques de contrôle. C'est dans ces domaines que
s'exerce la raison d'État, que King stigmatise dans plusieurs
de ses oeuvres: la véritable horreur, suggère-t-il, est
le pouvoir énorme et incontrôlé d'instances
gouvernementales. Sera étudiée plus
particulièrement ici le roman Charlie (Firestarter) .
La raison d'État est la mise
en avant de considérations d'intérêt
supérieur par un gouvernement: la sauvegarde de
l'intérêt public est invoquée pour prendre des
mesures contraires à la loi et la justice, à l'encontre
en particulier des garanties de liberté individuelle. La
raison d'État est alléguée pour justifier une
action illégale ou injuste en matière politique.
La raison d'État entraîne comme conséquence le
secret d'État, qui interdit la divulgation d'informations
nuisibles aux intérêts généraux, dont
notamment les secrets de défense nationale, militaires ou
économiques. La mise en circulation, voire même le
rassemblement ou la possession sans qualité de renseignements,
de documents, d'objets ou de procédés tenus secrets est
punie de sanctions, de peines variables de détention
criminelle, et même la mort en cas de guerre.
Les fonds spéciaux (ou fonds secrets) ne sont pas soumis aux
règles ordinaires du contrôle et de la
comptabilité publique. Ces fonds, qui ne sont pas l'objet d'un
contrôle démocratique, peuvent être
employés en politique extérieure (espionnage,
corruption d'hommes politiques ou de journalistes...) ou
intérieure (presse, police...).
Jusqu'au début de la guerre
froide, la plupart des services secrets étaient dirigés
par des hommes qui avaient généralement un idéal
élevé, une grande discipline personnelle, et qui
étaient, pour la plupart, même
désintéressés! Bien sûr, des moyens
extraordinaires (au sens premier du terme) ou spéciaux (au
sens figuré) étaient utilisés, qui
n'étaient pas des procédés de boy-scouts. On
employait des moyens discutables, mais il y avait dans le jeu des
limites à ne pas dépasser. Et les hommes de l'OSS
américain ou du SOE britannique de la seconde guerre mondiale
n'imaginaient devoir se transformer en gangsters ou en trafiquants de
drogue pour vaincre l'Allemagne nazie. La Gestapo, par contre, avait
déjà basculé et a employé beaucoup
d'agents venus des milieux du banditisme.
Mais avec l'enlisement de la guerre froide, l'arrivée de
bureaucrates d'extrême-droite aux USA («les
faucons»), la transformation des services secrets russes en
mafia d'assassins sordides, l'idéologie de la seconde guerre
mondiale a été remplacée par une politique
cynique à courte vue. On a de la peine à imaginer la
dégradation morale des services secrets depuis la guerre
froide et l'ampleur des dommages inutiles causés (les plus
visibles - mais ce ne sont pas les seuls - étant les
déchets nucléaires enfouis partout).
La politique américaine a
été axée en permanence sur l'accroissement des
forces de dissuasion, la plus visible étant le
nucléaire. Cette politique garantissait aux responsables de
l'État le soutien des électeurs conservateurs. Comme
elle nuisait à la réputation des USA à
l'étranger, les responsables essayèrent de dissimuler
ou de minimiser le plus possible les recherches dangereuses. En
Europe comme dans le tiers-monde, les États-Unis en
étaient venus à être considérés
comme le principal obstacle au progrès en matière de
désarmement. Si bien que cette religion du secret ne fit que
s'amplifier de façon considérable.
C'est cette sorte de droit de l'État à une
immoralité dépassant les limites tolérables que
King va dénoncer, dans les deux domaines de la
collectivité et de l'individu.
"Top secret. Dossier bleu.
Contamination confirmée/ Mutation antigène/ risque
élevé/ Mortalité importante/ contagion
estimée à 99,4 %".(29).
Arnette, endroit où a eu lieu la première contamination
par Bleu (129), échappé d'un Centre biologique, est mis
en quarantaine : "Contagion de
99,4%... Donc 99, 4 % de mortalité, car l'organisme humain ne
pouvait produire les anticorps nécessaires pour arrêter
un virus antigène à mutation constante. Chaque fois que
l'organisme produisait le bon anticorps, le virus prenait tout
simplement une forme différente. Et pour la même raison,
il allait pratiquement être impossible de créer un
vaccin" (31). Une
série de coïncidences malheureuses : "Il n'y avait pas une chance sur un million que
cette série de coïncidences se produise. Comme tirer le
gros lot à la loterie"
(30).
Diffuses et mal définies : "Quelqu'un a fait une connerie" avec le récipient des souches virales. "Quelqu'un d'autre a oublié de tirer sur la manette qui aurait isolé la base. Un retard d'une quarantaine de secondes, mais ça a suffi". Un renifleur n'a pas fonctionné: "Les circuits sont assemblés par des techniciennes.L'une d'elles pensait peut-être à ce qu'elle allait préparer pour le dîner, et celui qui aurait dû contrôler son travail pensait peut-être à s'acheter une nouvelle voiture" (31). Autre coïncidence : l'homme du poste de sécurité a vu le signal rouge et a pris la fuite. Il a franchi la grille principale quelques instants avant que les sirènes se déclenchent et que la base soit isolée. "Il a fallu près d'une heure avant qu'on commence à le chercher, parce qu'on le croyait toujours là. Il n'a pas pris les routes principales, mais des chemins de terre : il ne s'est pas embourbé". Police de l'État ou FBI? "On s'est renvoyé la balle comme d'habitude". (...) Et quand quelqu'un a finalement décidé que la Maison devait s'occuper de l'affaire, cet enfoiré était déjà rendu au Texas" (32), où il contaminait tous ceux qui l'approchaient.
Le chef de projet s'est
suicidé : était-il responsable? "On peut dire que c'est le hasard, simplement
le hasard. Pas du tout la faute" du chef de projet. Mais "il
était directeur du projet, il a vu que la situation
était en train de dégénérer, et alors..."
(32).
"Alors, qui est responsable?
Personne...Les responsabilités sont tellement diffuses qu'on
ne peut nommer personne. Un accident. Qui aurait pu se produire de
mille façons différentes" (109).
On barre les routes autour d'Arnette,
ville en quarantaine, on met des barbelés (66). Tous ceux qui
ont pu être contaminés sont conduits par avion à
l'hôpital, après avoir été ramassés
par des militaires de carrière, "tous des sous-off" (66). Porte blindée (62), double vitrage,
barreaux à l'extérieur, médecins en masque (65).
On refuse d'informer les malades de ce qui se passe (68). A quelqu'un
qui proteste, on dit: "Votre
manque de coopération risque de porter un préjudice
considérable à la nation. Vous me comprenez? - Pas du
tout. Pour le moment, j'ai plutôt l'impression que c'est mon
pays qui me porte un préjudice
considérable"
(69).
A quelqu'un qui s'informe, on répond: "Désolé, ultra secret...Vous
devriez être content que je ne vous en dise pas
davantage...Vous êtes ultra-secret, vous aussi. Vous avez
disparu de la surface de la terre. Si vous en saviez plus, les
patrons pourraient décider qu'il serait plus sûr de vous
faire disparaître pour toujours (107).
Jour après jour, le pays
devient en état de siège, autoroutes bloquées,
camions et jeeps de l'armée partout (151). Des soldats
déguisés en ouvriers de la voirie, mais avec fusils de
guerre dans leurs camions, surveillent les sorties des villes
contaminées (172). Les rassemblements publics sont interdits,
les déplacements à destination des grandes villes
réglementés (206).
Des hommes qui refusent d'obéir sont tués sur le champ
(218). Des étudiants qui manifestent sont massacrés
(222).
Des médecins aux
ordres3 injectent le virus bleu à un cobaye, qui s'en
tire parce qu'il est naturellement immunisé (174). On essaie
des vaccins, sans succès. Il "avait brutalement réagi positivement au
vaccin". Mais fièvre,
délire : "Finalement,
il est tombé raide mort... De l'avis de l'équipe, le
vaccin l'a tué" (113).
D'un de ces médecins égarés, King dit qu'il
"attendait les ordres. Quand
il les recevrait, il les exécuterait. C'était un pion,
l'équivalent militaire d'un homme de main de la mafia. Jamais,
il ne lui viendrait à l'esprit de poser des
questions" (256).
On n'informe pas des agents chargés de répandre des
substances en URSS: "Ils
pensent qu'ils contiennent des particules radioactives qui serviront
de balises à nos satellites. ils n'ont pas besoin d'en savoir
plus, n'est-ce pas?"
(174).
Un médecin devine ce qui se
passe : "Quelqu'un a fait une
erreur. Et maintenant, ils vont s'efforcer de tout cacher. De la
folie. De la folie. Naturellement, on va finir par le savoir, et il
ne faudra pas longtemps. Mais en attendant, combien de gens vont
mourir?" (152).
Le téléphone ne fonctionne plus (151). A la
télévision, un présentateur souriant et
rassurant explique que l'épidémie de grippe
déclarée sur la côte est était tenace et
le vaccin nécessaire. Et un médecin vient donner des
conseils grotesques compte-tenu de la gravité de
l'épidémie (171).
Mais si on regarde bien ce qui se passe dans les studios, les
présentateurs ont l'air nerveux, mal à l'aise, et ne
cessent de regarder autour d'eux comme s'il y avait quelqu'un dans le
local pour surveiller ce qu'ils sont en train de dire (207).
Des journalistes TV courageux décident d'occuper un studio
pour dire la vérité : "Depuis sept jours, nos studios sont sous la surveillance
d'hommes qui prétendent faire partie de la Garde Nationale,
des hommes en kaki, armés". "Avons-nous truqué les
informations? (...)
J'ai le regret de dire que
oui. On m'a forcé à lire des textes" (212). Ces journalistes sont
exécutés sommairement, "coupables d'avoir trahi le gouvernement des
États-Unis" (213).
La presse qui n'obéit pas aux ordres subit le même
traitement. Les rotatives d'un journal sont plastiquées,
amenant la mort des employés, qui ont quand même
réussi à distribuer quelques milliers d'exemplaires de
leur journal: "Pourquoi des
brutes en uniforme nous empêchent-elles d'informer le public en
violation flagrante de la Constitution?" (215). Et quand des journalistes veulent s'informer en
allant sur le terrain, des agents du Pentagone les tuent sans
sommations (133).
"Ces types se comportent comme
des nazis, pas des soldats américains" (218).
Les chefs du Projet Bleu, seuls
à devoir faire face à une situation
désespérée, se considèrent au-dessus des
institutions. Ils n'obéissent plus qu'à leur propre
logique, méprisant les représentants de la
collectivité. Un chef destitué par le Président
ne mâche pas ses mots: "Ce vieux salaud me met en disponibilité.
Naturellement, j'avais vu venir le coup. Mais ça fait mal
quand même...Surtout quand ça vient d'un sale hypocrite,
d'un vieux tas de merde comme lui" (173).
Le Président des USA, "minable ver de terre qui jouait les
présidents" ne fait
que passer. L'État demeure, et il faut le sauver. Même
s'il est Leviathan et Moloch.
"Tout se résumait à ce qui était important. Et
ce qui était important, ce n'était pas la maladie; ce
n'était pas que les installations d'Atlanta n'étaient
plus parfaitement sûres (...), ce
n'était pas que Bleu se propageait sous l'apparence d'un rhume
banal, (...), ce qui était important, c'était
qu'un accident regrettable s'était produit" (130). Et il se souvenait de ce que lui avait
dit vingt ans plus tôt un officier de l'État Major
Interarmes: "Messieurs, un
regrettable accident s'est produit. et quand un accident regrettable
met en cause l'armée des États-Unis, nous ne nous
interrogeons pas sur les causes de cet accident, mais sur la
manière de limiter les dégâts. L'armée est
notre mère et notre père à tous. Et si votre
mère se fait violer, ou si votre père se fait casser la
figure et voler, avant d'appeler la police ou de faire une
enquête, vous couvrez d'abord leur nudité, car vous les
aimez" (130).
"Tout fiche le camp. Notre boulot,
c'est de tenir aussi longtemps que nous pouvons" (175)."Il faut se préparer au pire (...). Nous n'avons plus la situation en mains" (174).
Et c'est bien le pire qui va se produire. Poussant la raison
d'État jusqu'à ses conséquences suicidaires, et
pour éviter que les autres nations sachent que les USA ont,
contrairement à leurs affirmations, préparé la
guerre bactériologique; pour éviter aussi de mettre le
pays en état d'infériorité par rapport aux
puissances qui le menacent, comme l'URSS et la Chine, on
décide que des agents secrets propageront simultanément
le virus Bleu dans le monde entier. "Ils ont reçu les flacons il y a une semaine. Ils
pensent qu'ils contiennent des particules radioactives qui serviront
de balises à nos satellites espions (...) Et si la
situation tourne à la catastrophe, personne n'en saura jamais
rien. Nous sommes sûrs que le Projet Bleu est resté
secret jusqu'au bout. Un nouveau virus, une mutation...Tout le monde
aura eu sa dose" (174).
Travaillant pour les Services secrets
américains, le chef du département de psychologie d'une
université teste sur des étudiants volontaires, mais
mal informés, des "hallucinogènes à effets
modérés" (20).
"La nature de ce
composé est classée top secret" (18). Le professeur qui fait cette
expérience "ne
s'embarrassait pas de discours fumeux. Sa devise était: en
avant toute et advienne que pourra. Douze cobayes avaient subi les
tests. Deux en étaient morts (...). Deux
autres étaient fous et estropiés, un aveugle, l'autre
paralysé" (79).
Plusieurs se sont suicidés.pendant les années qui
suivirent. Sur les survivants, les effets sont variés, mais
inintéressants pour les services secrets. Sauf le cas des deux
partenaires d'un couple, ayant subi ensemble l'expérience. La
femme peut déplacer des objets par action mentale, le mari a
un pouvoir de domination mentale sur l'esprit des autres. Et surtout
ce couple a eu une petite fille mutante, Charlie,qui a maintenant
huit ans, et qui est capable de mobiliser un potentiel psychologique
destructif énorme par pyrokinésie. Ce potentiel
augmente avec l'âge et la maîtrise qu'elle acquiert dans
le contrôle du processus.
Comme "aucun signe n'indiquait
que les Russes ou toute autre puissance mondiale
s'intéressaient aux pouvoirs psy induits par la
drogue" (81), les agents
gouvernementaux s'étaient contenté de mettre le couple
et la petite fille sous surveillance. Mais, pour des raisons
financières, "ils
veulent se servir de Charlie pour réactiver le programme Lot
Six" (129). "Aucune sous-commission du Sénat ou
delà Chambre ne résisterait à la promesse de
pouvoirs psy chimiquement induits et à leur énormes
implications dans la course aux armements" (213).
L'agence gouvernementale va mobiliser une petite armée pour
capturer Charlie et son père, pour tester ensuite ses pouvoirs
pour un usage militaire.
Le «Department of Scientific
Intelligence», appelé la Boîte, est une branche du
CIA et fait partie des services secrets. On ne sait pas trop ce qu'il
y a derrière : "Ils
sont censés s'occuper de projets scientifiques qui
présentent des applications immédiates ou à
venir touchant des aspects delà sécurité
nationale" (128). "Tout y
passe, depuis le rituel amoureux de la mouche tsé-tsé
jusqu'à la destruction des déchets de plutonium. Un
organisme comme la Boîte se doit de dépenser la
totalité de son budget pour obtenir une allocation
équivalente l'année suivante" (21).
Son chef, solitaire, ne vit que pour la Boîte, à
laquelle il a consacré une bonne partie de sa vie et qu'il
veut conserver entre ses mains le plus longtemps possible.
"Tout ce qui lui restait
désormais, c'était la Boîte" (208). Son travail, c'est le
développement de la puissance de
l'État5 : "la paix
mondiale, ou la domination mondiale; une fois
débarrassé des miroirs truqués de la
rhétorique et de l'emphase, n'étaient-ce pas la
même chose?" (214).
Ses agents? "Leurs agents
étaient tous semblables, arrogants et
condescendants" (239). Il y a
de tout parmi eux: des tueurs-nés: "La mort avait toujours été son travail,
celui dans lequel il excellait" (150) ou des incompétents, comme ce psychologue
attaché au service et qui "ne trouve rien du tout. Il était depuis longtemps
au-dessus de son stade d'incompétence, un
phénomène plus fréquent dans la bureaucratie
fédérale que partout ailleurs" (296)."Si les quelque mille agents de la Boîte devaient
travailler dans le privé, ils se trouveraient à pointer
au chômage avant la fin de leur stage d'essai" (164).
La Boîte a fait des "gaffes colossales". Elle s'était "trouvée impliquée dans un bain de sang
à la suite d'un détournement d'avion par des
terroristes de l'Armée Rouge (le détournement aurait
échoué - coût : soixante vies). La Boîte
avait vendu de l'héroïne à l'Organisation du
crime 6 en
échange de renseignements sur des groupes quasiment
inoffensifs d'Américano-Cubains à
Miami" (164).
De l'étudiant devenu fou
à la suite de l'expérience : "Il participe à l'effort de paix. Alors quelle
importance s'il est à moitié dingue? (...). Ce type est en train de devenir fou pour que deux cents
millions d'Américains restent libres et jouissent de la plus
grande sécurité" (71).
De Charlie, un copain de fac des parents dit : "Je suis sûr qu'ils adoreraient voir ce
dont cet enfant est capable. Ils pourraient bien vouloir le prendre
pour le mettre dans une petite pièce juste pour
vérifier s'il peut aider à sauvegarder le monde et
faire triompher la démocratie" (73).
Les agents de la Boîte sont méprisés par leurs
chefs: "Les véhicules,
les agents n'étaient que du matériel" (148).
Un fermier, chez qui les agents de la Boîte ont fait irruption
pour capturer Charlie et son père, dit à sa femme Norma
, qui lui demande de ne pas se mêler de l'affaire :
"Ces hommes sont entrés
chez moi sans mandat. Ils ont voulu les emmener de chez moi
(...) Des gens que j'avais invités, comme on
le fait dans tout pays civilisé qui possède des lois
décentes. L'un de ces types m'a tiré dessus
(...). Qu'est-ce-que tu voudrais que je fasse, Norma?
que je reste assis là et que je les rende tranquillement
à la police si jamais ils retrouvent assez de courage pour
revenir ici? Tu veux que je sois un bon Allemand? (142).
Dans tous les cas où la loi a
été bafouée de façon visible, il faut
mentir, proposer une version «officielle» aux
médias7. "Les gros
bonnets faisaient dans leur froc. Couvrir la mort d'un agent, ou d'un
témoin involontaire était une chose. Dissimuler la mort
d'un étudiant ayant succombé à une crise
cardiaque, la disparition de deux sujets (...) en
était une autre. Tous ces gens avaient des amis, des
relations, même si l'un des critères de sélection
des volontaires était précisément l'absence de
famille proche" (81).
Il leur a fallu dépenser beaucoup d'argent pour s'assurer le
silence des témoins, et, dans un cas, faire disparaître
le parrain d'un étudiant. "L'homme refusait de laisser tomber. Il était
décidé à aller jusqu'au bout pour
découvrir la vérité" (81).
Des fermiers ont vu leur maison
brûlée lors d'un essai de capture de Charlie. L'avocat
de la Boîte propose une somme confortable pour réparer
la maison et couvrir différents frais. Mais il ne leur faudra
pas parler, et ainsi "tout un
tas de choses déplaisantes seront
évitées" (421).
Et il les énumère. Un neveu de la fermière
cultive un peu de marijuana: on peut lui créer des ennuis.
L'affaire d'un oncle est en difficulté : un "murmure du gouvernement" suffirait à l'acculer à la
faillite. Une cousine a détourné une petite somme dans
la banque où elle travaillait, affaire étouffée,
mais qu'on pourrait ranimer. Un frère a
fréquenté dans sa jeunesse un groupe vaguement
terroriste, et l'avait quitté aussitôt: on pourrait
prévenir le patron de l'intéressé. Le fermier
est d'origine polonaise et a encore des parents juifs en Pologne: la
CIA "pouvait mettre en branle
une série d'événements qui parviendraient
à rendre la vie tout à fait impossible à ces
parents éloignés (...) jamais vus.
A l'Est, on n'aimait pas les juifs" (422).
A propos de la police, parfois associée à leurs
opérations: bouclage de routes, enquêtes :
"Les flics avaient
participé à l'opération, et [il,le chef de la Boîte] tenait à ce qu'ils ne l'oublient pas.
Puisqu'il allait être question de boue, [il] tenait à
leur en réserver un baquet. Sauf s'ils comprenaient qu'en
faisant front commun, ils pourraient tous se tirer de la mare
relativement proprement"
(148).
La Boîte s'est protégée des contrôles
politiques possibles. Elle "possédait suffisamment de dossiers confidentiels
pour faire en sorte que toute audition au Congrès portant sur
les méthodes de la Boîte soit...disons difficile
à organiser"
(148).
A l'intérieur même de la Boîte, il y a chantage
pour posséder le pouvoir : "Ma parole que si je disparais, la Boîte cesse
d'exister dans les six semaines et que dans six mois vous vous
retrouverez devant un juge à répondre de crimes assez
sérieux pour vous coller derrière des barreaux le reste
de votre vie" (217).
La mère de Charlie, qui a
participé à l'expérience, a été
assassinée par des agents de la Boîte (129). Pour lui
faire avouer où se trouvait Charlie, on lui a arraché
les ongles (163).
On comprend que les méthodes extrêmes de la Boîte
aient fait dire à un agent qu'elle était
"la branche américaine
du KGB" (233). Il aurait pu
ajouter : mâtinée du pire nazisme...
"Les lois ne valent que par
ceux qui les font appliquer",
dit le fermier (424). Des "crétins de bureaucrates anonymes8 qui prétendent agir au nom de la
sécurité nationale" (387).
Sous une apparence parfois provocatrice, King a ainsi
suggéré qu'un gouvernement
«démocratique» peut faire tout ce qu'il lui
plaît, avec une armée de serviteurs dociles,
intéressés, fanatiques, voire déments. Ce monde
réel, bien que de l'ombre, a un pouvoir quasi absolu, celui
que les tyrans avaient jadis avec leurs victimes Mais avec les
despotes, au moins les choses étaient sans
ambiguïté: on vivait en tyrannie et on ne pouvait leurrer
personne. Alors que cette sorte de pouvoir perverti qui ne dit pas
son nom entraîne inévitablement la corruption morale, un
environnement dans lequel le mal est perpétré
usuellement sous le couvert de la sécurité.
King a bien montré les dangers d'une conduite politique
partisane détachée de toute éthique et
philosophie humanistes9. Ces comportements stratégiques sont trop
finalisés par la poursuite d'un prétendu bien commun,
beaucoup trop limité à un peuple particulier pour que
l'humanité y trouve son compte10. Qu'a fait notre siècle de ces
déterminations fondamentales porteuses de la liberté et
de la dignité humaine que sont la vérité, le
juste, l'amour et la joie ? Mais dans un monde imparfait, il est
toujours utile de développer la conscience par une description
de la souffrance et du mal qui peut conduire à la
révolte. Même si le chemin est encore long - si on y
parvient un jour à le parcourir! - qui conduit à une
politique universelle11.
Roland Ernould © novembre 1996. Revu
septembre 2000.
Ces opinions n'engagent que leur
auteur, qui reçoit avec reconnaissance toutes les remarques
qui pourraient lui être faites.
1 Les points communs à Rousseau, Montesquieu (pour les Anglais Hobbes ou Locke), sont que l'État ne doit pas constituer une réalité en soi, mais que les sources, les modalités et les limites de son action sont inspirées par les interactions entre les hommes qui en font partie : leurs représentants sont les "commis du peuple".
2 Étude faite à partir de Dead Zone , 1979, trad. fr. L'Accident , Lattès, 1983. La pagination est celle de l'édition Lattès.
3 La porte du service de radiologie du service d'État porte un nom : Randall...(261). Flagg n'est pas loin!
4 Étude faite à partir de Firestarter, 1980, trad. fr. Charlie , Albin Michel, 1984. La pagination est celle de l'édition Albin Michel..
5 "Mussolini (...) se contentait de la raison d'État qu'il transformait (...) en absolu. « Rien hors de l'État, au-dessus de l'État, contre l'État. Tout à l'État, pour l'État, dans l'État ». Dans Camus, L'homme Révolté , 1951, éd. Pléiade, Camus Essais, 588. Ce principe n'a pas inspiré que les régimes totalitaires.
6 L'utilisation de la drogue comme instrument politique s'est de nos jours généralisée.
7 Cela n'a pas changé. Après cinq ans de tergiversations, le département de la défense américaine a seeulement reconnu en 1996 l'intoxication de milliers de soldats américains par des agents chimiques, entreposés dans un bunker irakien détruit. L'intoxication ne les a pas seulement rendus malades: certains de leurs enfants seraient malformés, Le Monde du 08/10/96, LE PENTAGONE MALADE DE LA GUERRE DU GOLFE. Le problème est actuellement posé en France : on vient de céer une commission... (14/9/2000)
8 Le fait n'est évidemment pas d'aujourd'hui. Anatole France disait aussi: "Nous n'avons point d'État. Nous n'avons que des administrations. Ce que nous appelons la Raison d'État, c'est la raison des bureaux", L'Anneau d'améthyste, 1892, chap. 5.
9 On est loin de ce que Rousseau réclamait au XVIIIè et qui a inspiré bien des penseurs politiques démocratiques, ainsi que les Constitutions: une loi de portée universelle, applicable à tous, et non une loi une couvrant que des intérêts particuliers. Voir Du Contrat Social, 1762.
10 "La loi [positive]est la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison humaine", dans Montesquieu L'Esprit des Lois , 1748, livre I, introduction. Rappelons que la DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME est UNIVERSELLE..
11 Le traité mettant l'armement biologique sous surveillance date de 1972 et la Convention de Contrôle de 1975. Depuis cette date, la Convention sur les armes biologiques tente d'obtenir des 139 états signataires qu'ils se plient à des mesures de vérification et d'inspection. En effet, à ce jour, cet organisme pour le désarmement est le seul à n'être accompagné d'aucun moyen de contrôle.
Donald Mahcey, de l'Agence Américaine de Désarmement et de Contrôle des Armes - ACDA - a déclaré le 25 novembre 1996 à Genève "qu'il pourrait y avoir actuellement deux fois plus de pays qu'avant 1972 à posséder ces armements biologiques".
1ère partie : ...KING CONTRE LA GUERRE DU VIETNAM : l'homme et le conflit.
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