Stephen King politique :

LA RAISON D ' ÉTAT dans Charlie

"Les lois ne valent que par ceux qui les font appliquer" Charlie, 387.

 

L'État démocratique moderne est constitutionnel, en ce sens que son fonctionnement est soumis à des règles explicites. Les gouvernants ne devraient être que les «commis du peuple» Tel qu'il se proclame, l'État, dans la mesure où il a été façonné par la tradition contractualiste1, devrait être soumis entièrement au contrôle des citoyens ou de leurs représentations.

En fait, cet État a un pouvoir de dernière instance, qu'on appelle la souveraineté. Cette souveraineté s'exerce sur les citoyens: l'État juge en dernier ressort les particuliers et les groupes qui relèvent de sa juridiction. Cette souveraineté s'exerce aussi à l'égard d'autres états. Tout ceci signifie que, dans certains domaines et en cas d'urgence (lois d'exception), aucune autorité ne peut être opposée à la sienne et que l'État n'a de comptes à rendre à personne, si ce n'est éventuellement à ses propres instances étatiques de contrôle. C'est dans ces domaines que s'exerce la raison d'État, que King stigmatise dans plusieurs de ses oeuvres: la véritable horreur, suggère-t-il, est le pouvoir énorme et incontrôlé d'instances gouvernementales. Sera étudiée plus particulièrement ici le roman
Charlie (Firestarter) .

.. du site

RAISON D'ÉTAT ET SERVICES SECRETS.

La raison d'État
.

La raison d'État est la mise en avant de considérations d'intérêt supérieur par un gouvernement: la sauvegarde de l'intérêt public est invoquée pour prendre des mesures contraires à la loi et la justice, à l'encontre en particulier des garanties de liberté individuelle. La raison d'État est alléguée pour justifier une action illégale ou injuste en matière politique.

La raison d'État entraîne comme conséquence le secret d'État, qui interdit la divulgation d'informations nuisibles aux intérêts généraux, dont notamment les secrets de défense nationale, militaires ou économiques. La mise en circulation, voire même le rassemblement ou la possession sans qualité de renseignements, de documents, d'objets ou de procédés tenus secrets est punie de sanctions, de peines variables de détention criminelle, et même la mort en cas de guerre.

Les fonds spéciaux (ou fonds secrets) ne sont pas soumis aux règles ordinaires du contrôle et de la comptabilité publique. Ces fonds, qui ne sont pas l'objet d'un contrôle démocratique, peuvent être employés en politique extérieure (espionnage, corruption d'hommes politiques ou de journalistes...) ou intérieure (presse, police...).

Services secrets et morale.

Jusqu'au début de la guerre froide, la plupart des services secrets étaient dirigés par des hommes qui avaient généralement un idéal élevé, une grande discipline personnelle, et qui étaient, pour la plupart, même désintéressés! Bien sûr, des moyens extraordinaires (au sens premier du terme) ou spéciaux (au sens figuré) étaient utilisés, qui n'étaient pas des procédés de boy-scouts. On employait des moyens discutables, mais il y avait dans le jeu des limites à ne pas dépasser. Et les hommes de l'OSS américain ou du SOE britannique de la seconde guerre mondiale n'imaginaient devoir se transformer en gangsters ou en trafiquants de drogue pour vaincre l'Allemagne nazie. La Gestapo, par contre, avait déjà basculé et a employé beaucoup d'agents venus des milieux du banditisme.

Mais avec l'enlisement de la guerre froide, l'arrivée de bureaucrates d'extrême-droite aux USA («les faucons»), la transformation des services secrets russes en mafia d'assassins sordides, l'idéologie de la seconde guerre mondiale a été remplacée par une politique cynique à courte vue. On a de la peine à imaginer la dégradation morale des services secrets depuis la guerre froide et l'ampleur des dommages inutiles causés (les plus visibles - mais ce ne sont pas les seuls - étant les déchets nucléaires enfouis partout).

Et aux USA?

La politique américaine a été axée en permanence sur l'accroissement des forces de dissuasion, la plus visible étant le nucléaire. Cette politique garantissait aux responsables de l'État le soutien des électeurs conservateurs. Comme elle nuisait à la réputation des USA à l'étranger, les responsables essayèrent de dissimuler ou de minimiser le plus possible les recherches dangereuses. En Europe comme dans le tiers-monde, les États-Unis en étaient venus à être considérés comme le principal obstacle au progrès en matière de désarmement. Si bien que cette religion du secret ne fit que s'amplifier de façon considérable.

C'est cette sorte de droit de l'État à une immoralité dépassant les limites tolérables que King va dénoncer, dans les deux domaines de la collectivité et de l'individu.

L'ÉTAT CONTRE LA COLLECTIVITÉ 2

Le projet bleu.

"Top secret. Dossier bleu. Contamination confirmée/ Mutation antigène/ risque élevé/ Mortalité importante/ contagion estimée à 99,4 %".(29).
Arnette, endroit où a eu lieu la première contamination par Bleu (129), échappé d'un Centre biologique, est mis en quarantaine : "
Contagion de 99,4%... Donc 99, 4 % de mortalité, car l'organisme humain ne pouvait produire les anticorps nécessaires pour arrêter un virus antigène à mutation constante. Chaque fois que l'organisme produisait le bon anticorps, le virus prenait tout simplement une forme différente. Et pour la même raison, il allait pratiquement être impossible de créer un vaccin" (31). Une série de coïncidences malheureuses : "Il n'y avait pas une chance sur un million que cette série de coïncidences se produise. Comme tirer le gros lot à la loterie" (30).

Les responsabilités.

Diffuses et mal définies : "Quelqu'un a fait une connerie" avec le récipient des souches virales. "Quelqu'un d'autre a oublié de tirer sur la manette qui aurait isolé la base. Un retard d'une quarantaine de secondes, mais ça a suffi". Un renifleur n'a pas fonctionné: "Les circuits sont assemblés par des techniciennes.L'une d'elles pensait peut-être à ce qu'elle allait préparer pour le dîner, et celui qui aurait dû contrôler son travail pensait peut-être à s'acheter une nouvelle voiture" (31). Autre coïncidence : l'homme du poste de sécurité a vu le signal rouge et a pris la fuite. Il a franchi la grille principale quelques instants avant que les sirènes se déclenchent et que la base soit isolée. "Il a fallu près d'une heure avant qu'on commence à le chercher, parce qu'on le croyait toujours là. Il n'a pas pris les routes principales, mais des chemins de terre : il ne s'est pas embourbé". Police de l'État ou FBI? "On s'est renvoyé la balle comme d'habitude". (...) Et quand quelqu'un a finalement décidé que la Maison devait s'occuper de l'affaire, cet enfoiré était déjà rendu au Texas" (32), où il contaminait tous ceux qui l'approchaient.

La faute aux coïncidences...

Le chef de projet s'est suicidé : était-il responsable? "On peut dire que c'est le hasard, simplement le hasard. Pas du tout la faute" du chef de projet. Mais "il était directeur du projet, il a vu que la situation était en train de dégénérer, et alors..." (32).
"
Alors, qui est responsable? Personne...Les responsabilités sont tellement diffuses qu'on ne peut nommer personne. Un accident. Qui aurait pu se produire de mille façons différentes" (109).

Les libertés individuelles.

On barre les routes autour d'Arnette, ville en quarantaine, on met des barbelés (66). Tous ceux qui ont pu être contaminés sont conduits par avion à l'hôpital, après avoir été ramassés par des militaires de carrière, "tous des sous-off" (66). Porte blindée (62), double vitrage, barreaux à l'extérieur, médecins en masque (65). On refuse d'informer les malades de ce qui se passe (68). A quelqu'un qui proteste, on dit: "Votre manque de coopération risque de porter un préjudice considérable à la nation. Vous me comprenez? - Pas du tout. Pour le moment, j'ai plutôt l'impression que c'est mon pays qui me porte un préjudice considérable" (69).

A quelqu'un qui s'informe, on répond: "
Désolé, ultra secret...Vous devriez être content que je ne vous en dise pas davantage...Vous êtes ultra-secret, vous aussi. Vous avez disparu de la surface de la terre. Si vous en saviez plus, les patrons pourraient décider qu'il serait plus sûr de vous faire disparaître pour toujours (107).

Les libertés collectives.

Jour après jour, le pays devient en état de siège, autoroutes bloquées, camions et jeeps de l'armée partout (151). Des soldats déguisés en ouvriers de la voirie, mais avec fusils de guerre dans leurs camions, surveillent les sorties des villes contaminées (172). Les rassemblements publics sont interdits, les déplacements à destination des grandes villes réglementés (206).
Des hommes qui refusent d'obéir sont tués sur le champ (218). Des étudiants qui manifestent sont massacrés (222).

Les droits médicaux bafoués.

Des médecins aux ordres3 injectent le virus bleu à un cobaye, qui s'en tire parce qu'il est naturellement immunisé (174). On essaie des vaccins, sans succès. Il "avait brutalement réagi positivement au vaccin". Mais fièvre, délire : "Finalement, il est tombé raide mort... De l'avis de l'équipe, le vaccin l'a tué" (113). D'un de ces médecins égarés, King dit qu'il "attendait les ordres. Quand il les recevrait, il les exécuterait. C'était un pion, l'équivalent militaire d'un homme de main de la mafia. Jamais, il ne lui viendrait à l'esprit de poser des questions" (256).

On n'informe pas des agents chargés de répandre des substances en URSS: "
Ils pensent qu'ils contiennent des particules radioactives qui serviront de balises à nos satellites. ils n'ont pas besoin d'en savoir plus, n'est-ce pas?" (174).

L'information.

Un médecin devine ce qui se passe : "Quelqu'un a fait une erreur. Et maintenant, ils vont s'efforcer de tout cacher. De la folie. De la folie. Naturellement, on va finir par le savoir, et il ne faudra pas longtemps. Mais en attendant, combien de gens vont mourir?" (152).

Le téléphone ne fonctionne plus (151). A la télévision, un présentateur souriant et rassurant explique que l'épidémie de grippe déclarée sur la côte est était tenace et le vaccin nécessaire. Et un médecin vient donner des conseils grotesques compte-tenu de la gravité de l'épidémie (171).

Mais si on regarde bien ce qui se passe dans les studios, les présentateurs ont l'air nerveux, mal à l'aise, et ne cessent de regarder autour d'eux comme s'il y avait quelqu'un dans le local pour surveiller ce qu'ils sont en train de dire (207).

Des journalistes TV courageux décident d'occuper un studio pour dire la vérité : "
Depuis sept jours, nos studios sont sous la surveillance d'hommes qui prétendent faire partie de la Garde Nationale, des hommes en kaki, armés". "Avons-nous truqué les informations? (...) J'ai le regret de dire que oui. On m'a forcé à lire des textes" (212). Ces journalistes sont exécutés sommairement, "coupables d'avoir trahi le gouvernement des États-Unis" (213).

La presse qui n'obéit pas aux ordres subit le même traitement. Les rotatives d'un journal sont plastiquées, amenant la mort des employés, qui ont quand même réussi à distribuer quelques milliers d'exemplaires de leur journal: "
Pourquoi des brutes en uniforme nous empêchent-elles d'informer le public en violation flagrante de la Constitution?" (215). Et quand des journalistes veulent s'informer en allant sur le terrain, des agents du Pentagone les tuent sans sommations (133).
"
Ces types se comportent comme des nazis, pas des soldats américains" (218).

Au-dessus des institutions.

Les chefs du Projet Bleu, seuls à devoir faire face à une situation désespérée, se considèrent au-dessus des institutions. Ils n'obéissent plus qu'à leur propre logique, méprisant les représentants de la collectivité. Un chef destitué par le Président ne mâche pas ses mots: "Ce vieux salaud me met en disponibilité. Naturellement, j'avais vu venir le coup. Mais ça fait mal quand même...Surtout quand ça vient d'un sale hypocrite, d'un vieux tas de merde comme lui" (173).

Le Président des USA, "
minable ver de terre qui jouait les présidents" ne fait que passer. L'État demeure, et il faut le sauver. Même s'il est Leviathan et Moloch.

"Tout se résumait à ce qui était important. Et ce qui était important, ce n'était pas la maladie; ce n'était pas que les installations d'Atlanta n'étaient plus parfaitement sûres
(...), ce n'était pas que Bleu se propageait sous l'apparence d'un rhume banal, (...), ce qui était important, c'était qu'un accident regrettable s'était produit" (130). Et il se souvenait de ce que lui avait dit vingt ans plus tôt un officier de l'État Major Interarmes: "Messieurs, un regrettable accident s'est produit. et quand un accident regrettable met en cause l'armée des États-Unis, nous ne nous interrogeons pas sur les causes de cet accident, mais sur la manière de limiter les dégâts. L'armée est notre mère et notre père à tous. Et si votre mère se fait violer, ou si votre père se fait casser la figure et voler, avant d'appeler la police ou de faire une enquête, vous couvrez d'abord leur nudité, car vous les aimez" (130).

Que le monde périsse, mais que la raison d'État soit respectée.

"Tout fiche le camp. Notre boulot, c'est de tenir aussi longtemps que nous pouvons" (175)."Il faut se préparer au pire (...). Nous n'avons plus la situation en mains" (174).

Et c'est bien le pire qui va se produire. Poussant la raison d'État jusqu'à ses conséquences suicidaires, et pour éviter que les autres nations sachent que les USA ont, contrairement à leurs affirmations, préparé la guerre bactériologique; pour éviter aussi de mettre le pays en état d'infériorité par rapport aux puissances qui le menacent, comme l'URSS et la Chine, on décide que des agents secrets propageront simultanément le virus Bleu dans le monde entier. "
Ils ont reçu les flacons il y a une semaine. Ils pensent qu'ils contiennent des particules radioactives qui serviront de balises à nos satellites espions (...) Et si la situation tourne à la catastrophe, personne n'en saura jamais rien. Nous sommes sûrs que le Projet Bleu est resté secret jusqu'au bout. Un nouveau virus, une mutation...Tout le monde aura eu sa dose" (174).

L'ÉTAT CONTRE L'INDIVIDU4

Le lot 6.

Travaillant pour les Services secrets américains, le chef du département de psychologie d'une université teste sur des étudiants volontaires, mais mal informés, des "hallucinogènes à effets modérés" (20). "La nature de ce composé est classée top secret" (18). Le professeur qui fait cette expérience "ne s'embarrassait pas de discours fumeux. Sa devise était: en avant toute et advienne que pourra. Douze cobayes avaient subi les tests. Deux en étaient morts (...). Deux autres étaient fous et estropiés, un aveugle, l'autre paralysé" (79). Plusieurs se sont suicidés.pendant les années qui suivirent. Sur les survivants, les effets sont variés, mais inintéressants pour les services secrets. Sauf le cas des deux partenaires d'un couple, ayant subi ensemble l'expérience. La femme peut déplacer des objets par action mentale, le mari a un pouvoir de domination mentale sur l'esprit des autres. Et surtout ce couple a eu une petite fille mutante, Charlie,qui a maintenant huit ans, et qui est capable de mobiliser un potentiel psychologique destructif énorme par pyrokinésie. Ce potentiel augmente avec l'âge et la maîtrise qu'elle acquiert dans le contrôle du processus.

Comme "
aucun signe n'indiquait que les Russes ou toute autre puissance mondiale s'intéressaient aux pouvoirs psy induits par la drogue" (81), les agents gouvernementaux s'étaient contenté de mettre le couple et la petite fille sous surveillance. Mais, pour des raisons financières, "ils veulent se servir de Charlie pour réactiver le programme Lot Six" (129). "Aucune sous-commission du Sénat ou delà Chambre ne résisterait à la promesse de pouvoirs psy chimiquement induits et à leur énormes implications dans la course aux armements" (213).

L'agence gouvernementale va mobiliser une petite armée pour capturer Charlie et son père, pour tester ensuite ses pouvoirs pour un usage militaire.

La Boîte.

Le «Department of Scientific Intelligence», appelé la Boîte, est une branche du CIA et fait partie des services secrets. On ne sait pas trop ce qu'il y a derrière : "Ils sont censés s'occuper de projets scientifiques qui présentent des applications immédiates ou à venir touchant des aspects delà sécurité nationale" (128). "Tout y passe, depuis le rituel amoureux de la mouche tsé-tsé jusqu'à la destruction des déchets de plutonium. Un organisme comme la Boîte se doit de dépenser la totalité de son budget pour obtenir une allocation équivalente l'année suivante" (21).

Son chef, solitaire, ne vit que pour la Boîte, à laquelle il a consacré une bonne partie de sa vie et qu'il veut conserver entre ses mains le plus longtemps possible. "
Tout ce qui lui restait désormais, c'était la Boîte" (208). Son travail, c'est le développement de la puissance de l'État5 : "la paix mondiale, ou la domination mondiale; une fois débarrassé des miroirs truqués de la rhétorique et de l'emphase, n'étaient-ce pas la même chose?" (214).

Ses agents? "
Leurs agents étaient tous semblables, arrogants et condescendants" (239). Il y a de tout parmi eux: des tueurs-nés: "La mort avait toujours été son travail, celui dans lequel il excellait" (150) ou des incompétents, comme ce psychologue attaché au service et qui "ne trouve rien du tout. Il était depuis longtemps au-dessus de son stade d'incompétence, un phénomène plus fréquent dans la bureaucratie fédérale que partout ailleurs" (296)."Si les quelque mille agents de la Boîte devaient travailler dans le privé, ils se trouveraient à pointer au chômage avant la fin de leur stage d'essai" (164).

La Boîte a fait des "
gaffes colossales". Elle s'était "trouvée impliquée dans un bain de sang à la suite d'un détournement d'avion par des terroristes de l'Armée Rouge (le détournement aurait échoué - coût : soixante vies). La Boîte avait vendu de l'héroïne à l'Organisation du crime 6 en échange de renseignements sur des groupes quasiment inoffensifs d'Américano-Cubains à Miami" (164).

Les libertés individuelles.

De l'étudiant devenu fou à la suite de l'expérience : "Il participe à l'effort de paix. Alors quelle importance s'il est à moitié dingue? (...). Ce type est en train de devenir fou pour que deux cents millions d'Américains restent libres et jouissent de la plus grande sécurité" (71).

De Charlie, un copain de fac des parents dit : "
Je suis sûr qu'ils adoreraient voir ce dont cet enfant est capable. Ils pourraient bien vouloir le prendre pour le mettre dans une petite pièce juste pour vérifier s'il peut aider à sauvegarder le monde et faire triompher la démocratie" (73).

Les agents de la Boîte sont méprisés par leurs chefs: "
Les véhicules, les agents n'étaient que du matériel" (148).

Un fermier, chez qui les agents de la Boîte ont fait irruption pour capturer Charlie et son père, dit à sa femme Norma , qui lui demande de ne pas se mêler de l'affaire : "
Ces hommes sont entrés chez moi sans mandat. Ils ont voulu les emmener de chez moi (...) Des gens que j'avais invités, comme on le fait dans tout pays civilisé qui possède des lois décentes. L'un de ces types m'a tiré dessus (...). Qu'est-ce-que tu voudrais que je fasse, Norma? que je reste assis là et que je les rende tranquillement à la police si jamais ils retrouvent assez de courage pour revenir ici? Tu veux que je sois un bon Allemand? (142).

Le mensonge et la corruption.

Dans tous les cas où la loi a été bafouée de façon visible, il faut mentir, proposer une version «officielle» aux médias7. "Les gros bonnets faisaient dans leur froc. Couvrir la mort d'un agent, ou d'un témoin involontaire était une chose. Dissimuler la mort d'un étudiant ayant succombé à une crise cardiaque, la disparition de deux sujets (...) en était une autre. Tous ces gens avaient des amis, des relations, même si l'un des critères de sélection des volontaires était précisément l'absence de famille proche" (81).

Il leur a fallu dépenser beaucoup d'argent pour s'assurer le silence des témoins, et, dans un cas, faire disparaître le parrain d'un étudiant. "
L'homme refusait de laisser tomber. Il était décidé à aller jusqu'au bout pour découvrir la vérité" (81).

Le chantage.

Des fermiers ont vu leur maison brûlée lors d'un essai de capture de Charlie. L'avocat de la Boîte propose une somme confortable pour réparer la maison et couvrir différents frais. Mais il ne leur faudra pas parler, et ainsi "tout un tas de choses déplaisantes seront évitées" (421). Et il les énumère. Un neveu de la fermière cultive un peu de marijuana: on peut lui créer des ennuis. L'affaire d'un oncle est en difficulté : un "murmure du gouvernement" suffirait à l'acculer à la faillite. Une cousine a détourné une petite somme dans la banque où elle travaillait, affaire étouffée, mais qu'on pourrait ranimer. Un frère a fréquenté dans sa jeunesse un groupe vaguement terroriste, et l'avait quitté aussitôt: on pourrait prévenir le patron de l'intéressé. Le fermier est d'origine polonaise et a encore des parents juifs en Pologne: la CIA "pouvait mettre en branle une série d'événements qui parviendraient à rendre la vie tout à fait impossible à ces parents éloignés (...) jamais vus. A l'Est, on n'aimait pas les juifs" (422).

A propos de la police, parfois associée à leurs opérations: bouclage de routes, enquêtes : "
Les flics avaient participé à l'opération, et [il,le chef de la Boîte] tenait à ce qu'ils ne l'oublient pas. Puisqu'il allait être question de boue, [il] tenait à leur en réserver un baquet. Sauf s'ils comprenaient qu'en faisant front commun, ils pourraient tous se tirer de la mare relativement proprement" (148).

La Boîte s'est protégée des contrôles politiques possibles. Elle "
possédait suffisamment de dossiers confidentiels pour faire en sorte que toute audition au Congrès portant sur les méthodes de la Boîte soit...disons difficile à organiser" (148).

A l'intérieur même de la Boîte, il y a chantage pour posséder le pouvoir : "
Ma parole que si je disparais, la Boîte cesse d'exister dans les six semaines et que dans six mois vous vous retrouverez devant un juge à répondre de crimes assez sérieux pour vous coller derrière des barreaux le reste de votre vie" (217).

Jusqu'à l'horreur.

La mère de Charlie, qui a participé à l'expérience, a été assassinée par des agents de la Boîte (129). Pour lui faire avouer où se trouvait Charlie, on lui a arraché les ongles (163).

On comprend que les méthodes extrêmes de la Boîte aient fait dire à un agent qu'elle était "
la branche américaine du KGB" (233). Il aurait pu ajouter : mâtinée du pire nazisme...

"
Les lois ne valent que par ceux qui les font appliquer", dit le fermier (424). Des "crétins de bureaucrates anonymes8 qui prétendent agir au nom de la sécurité nationale" (387).

Sous une apparence parfois provocatrice, King a ainsi suggéré qu'un gouvernement «démocratique» peut faire tout ce qu'il lui plaît, avec une armée de serviteurs dociles, intéressés, fanatiques, voire déments. Ce monde réel, bien que de l'ombre, a un pouvoir quasi absolu, celui que les tyrans avaient jadis avec leurs victimes Mais avec les despotes, au moins les choses étaient sans ambiguïté: on vivait en tyrannie et on ne pouvait leurrer personne. Alors que cette sorte de pouvoir perverti qui ne dit pas son nom entraîne inévitablement la corruption morale, un environnement dans lequel le mal est perpétré usuellement sous le couvert de la sécurité.

King a bien montré les dangers d'une conduite politique partisane détachée de toute éthique et philosophie humanistes
9. Ces comportements stratégiques sont trop finalisés par la poursuite d'un prétendu bien commun, beaucoup trop limité à un peuple particulier pour que l'humanité y trouve son compte10. Qu'a fait notre siècle de ces déterminations fondamentales porteuses de la liberté et de la dignité humaine que sont la vérité, le juste, l'amour et la joie ? Mais dans un monde imparfait, il est toujours utile de développer la conscience par une description de la souffrance et du mal qui peut conduire à la révolte. Même si le chemin est encore long - si on y parvient un jour à le parcourir! - qui conduit à une politique universelle11.

Roland Ernould
© novembre 1996. Revu septembre 2000.
Ces opinions n'engagent que leur auteur, qui reçoit avec reconnaissance toutes les remarques qui pourraient lui être faites.

notes :

1 Les points communs à Rousseau, Montesquieu (pour les Anglais Hobbes ou Locke), sont que l'État ne doit pas constituer une réalité en soi, mais que les sources, les modalités et les limites de son action sont inspirées par les interactions entre les hommes qui en font partie : leurs représentants sont les "commis du peuple".

2 Étude faite à partir de Dead Zone , 1979, trad. fr. L'Accident , Lattès, 1983. La pagination est celle de l'édition Lattès.

3 La porte du service de radiologie du service d'État porte un nom : Randall...(261). Flagg n'est pas loin!

4 Étude faite à partir de Firestarter, 1980, trad. fr. Charlie , Albin Michel, 1984. La pagination est celle de l'édition Albin Michel..

5 "Mussolini (...) se contentait de la raison d'État qu'il transformait (...) en absolu. « Rien hors de l'État, au-dessus de l'État, contre l'État. Tout à l'État, pour l'État, dans l'État ». Dans Camus, L'homme Révolté , 1951, éd. Pléiade, Camus Essais, 588. Ce principe n'a pas inspiré que les régimes totalitaires.

6 L'utilisation de la drogue comme instrument politique s'est de nos jours généralisée.

7 Cela n'a pas changé. Après cinq ans de tergiversations, le département de la défense américaine a seeulement reconnu en 1996 l'intoxication de milliers de soldats américains par des agents chimiques, entreposés dans un bunker irakien détruit. L'intoxication ne les a pas seulement rendus malades: certains de leurs enfants seraient malformés, Le Monde du 08/10/96, LE PENTAGONE MALADE DE LA GUERRE DU GOLFE. Le problème est actuellement posé en France : on vient de céer une commission... (14/9/2000)

8 Le fait n'est évidemment pas d'aujourd'hui. Anatole France disait aussi: "Nous n'avons point d'État. Nous n'avons que des administrations. Ce que nous appelons la Raison d'État, c'est la raison des bureaux", L'Anneau d'améthyste, 1892, chap. 5.

9 On est loin de ce que Rousseau réclamait au XVIIIè et qui a inspiré bien des penseurs politiques démocratiques, ainsi que les Constitutions: une loi de portée universelle, applicable à tous, et non une loi une couvrant que des intérêts particuliers. Voir Du Contrat Social, 1762.

10 "La loi [positive]est la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison humaine", dans Montesquieu L'Esprit des Lois , 1748, livre I, introduction. Rappelons que la DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME est UNIVERSELLE..

11 Le traité mettant l'armement biologique sous surveillance date de 1972 et la Convention de Contrôle de 1975. Depuis cette date, la Convention sur les armes biologiques tente d'obtenir des 139 états signataires qu'ils se plient à des mesures de vérification et d'inspection. En effet, à ce jour, cet organisme pour le désarmement est le seul à n'être accompagné d'aucun moyen de contrôle.

Donald Mahcey, de l'Agence Américaine de Désarmement et de Contrôle des Armes - ACDA - a déclaré le 25 novembre 1996 à Genève "qu'il pourrait y avoir actuellement deux fois plus de pays qu'avant 1972 à posséder ces armements biologiques".

Mes autres études sur King politique :

LES ALÉAS D'UNE DÉMOCRATIE

KING ET LA CENSURE

LES ELECTIONS DU BICENTENAIRE

1ère partie : ...KING CONTRE LA GUERRE DU VIETNAM : l'homme et le conflit.

2ème partie : KING ET LA GUERRE DU VIETNAM : l'utilisation littéraire du Vietnam dans Désolation et Coeurs perdus en Atlantide.

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

 différentes saisons

 # 9  : automne 2000.

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