LES PASSAGES DANS LES MONDES PARALLÈLES (1)

"La plus grande réussite de Finney, à laquelle font écho les meilleurs épisodes de La Quatrième Dimension (...) , c'est cette capacité « dalienne 1 » de créer un univers fantastique... sans chercher à l'expliquer ni à s'en excuser."

Stephen King, Pages Noires, 31.

tableau de Magritte

Le passage, le franchissement des limites, la traversée de l'espace appartiennent à une même conception symbolique que l'on trouve aussi bien dans l'Antiquité, dans La Bible 2 ou en Orient. Dans La Bible, les célèbres «passages horizontaux» que sont la sortie d'Egypte, la traversée du désert ou de la Mer Rouge ne sont pas d'une autre nature que les «passages verticaux» d'Élie enlevé vers le ciel par un char, dans une imagerie que ne renierait pas un roman de fantasy 3, et ceux, entre autres, d'Hénoch ou de Jésus. Dans l'imaginaire chrétien, le "passage" est d'ailleurs réalisable dans les deux sens. Jésus et Marie seraient ainsi montés au ciel avec leurs corps, et restés. D'autres, Paul, Jean, y firent un séjour. On trouvait déjà le voyage dans les attributions des chamanes 4, dans Les Livres des Morts égyptiens avec le passage lors de la mort du ka 5, dans le voyage symbolique du «double» de l'être humain ou dans la tradition tibétaine.

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Le voyage, le passage transfèrent le centre de gravité du personnage de son milieu ordinaire pour le projeter dans une zone inconnue, remplie de possibilités nouvelles comme de dangers insoupçonnés. Neutralisant le passage dans un au-delà puissamment craint, la légende chrétienne de saint Christophe 6 le «passeur» n'a fait que reprendre la préoccupation ancienne d'une «bonne» mort. Dans les vieilles légendes celtiques, Halloween, la nuit du 1er au 2 novembre, est celle du passage dans le monde-autre des morts. On sait que cette nuit-là, les êtres de l'Autre Monde ont momentanément la possibilité de rendre visite aux vivants, mais on sait moins que les Celtes croyaient que, cette même nuit, les humains pouvaient aussi accéder furtivement à cet Autre Monde. Ce monde n'est pas l'au-delà chrétien, mais se trouve dans la littérature médiévale arthurienne lié à une féerie qui reprend en la dégradant la magie divine. Si des croyances comme Halloween et Samain 7 permettent de dialoguer avec d'autres mondes, païen ou chrétien, de nos jours d'autres croyances modernisées les remplacent. Philippe Walter signale, avec justesse, dans son livre Mythologie chrétienne, que "E.T. l'Extra-terrestre apparaît sur la terre au moment de Halloween, comme s'il s'agissait de revivre à travers lui l'intrusion des créatures féeriques de l'Autre Monde dans l'univers quotidien. On notera d'ailleurs que la science-fiction est souvent le refuge d'une mythologie « dégradée » qui trouve ses pulsations imaginaires dans de vieux mythes européens, principalement mais non exclusivement celtiques." 8 Dans cette perspective, la science-fiction serait porteuse d'une forme de magie littéraire liée à une réorganisation des notions d'espace et à l'introduction de fractures dans le temps.

LES VOLS MAGIQUES ET LA QUATRIÈME DIMENSION.

Ascension de Jésus, reçu par des anges. Manuscrit espagnol, 1460.

Le vol magique fait ainsi partie des mythologies et du folklore. L'idée fondamentale du vol magique, et (non pas d'un vol fonctionnel comme celui d'Icare, issu de la curiosité) est d'échapper à une angoisse existentielle majeure, la peur de la souffrance et du trépas. Le vol est très souvent lié à une fuite magique devant la mort. Dans le vol, il est donc essentiel de dégager deux projets distincts : le premier celui d'Icare, d'abolir momentanément la pesanteur pour franchir l'espace, objet de la recherche des savants et des techniciens. Le second, comme le signale Mircea Eliade, lié à la fuite : "l'effort désespéré pour se délivrer d'une puissance monstrueuse, pour se libérer" 9, dans le cas d'une rupture de l'univers de l'expérience quotidienne.

 Considérations symboliques.

 King & Straub n'y ont peut-être pas pensé (encore qu'ils aient pris soin de faire de Jack/Jason un fils de roi), mais le vol magique est considéré par les spécialistes comme appartenant originellement à l'institution des rois-dieux, qui, historiquement, ont succédé aux chamanes quand les sociétés humaines sont passées de la tribu à la peuplade pour devenir des royaumes. Mircea Eliade rappelle que les rois et empereurs d'Asie et d'Océanie étaient portés sur les épaules de leurs sujets, parce que, assimilés à des dieux, ils ne devaient pas toucher la terre : "Malgré les inévitables divergences dues à la variété des cultures et aux modifications imposées à l'histoire, le symbolisme et le scénario de l'ascension du Souverain se sont conservées durant des millénaires" 10. L'envol n'était pas seulement le privilège des souverains, mais aussi celui des magiciens et des mystiques 11 , prolongeant ainsi la tradition du vol des chamanes. Il est à noter qu'avec le vol magique existe une tradition symbolique de l'utilisation de l'échelle : "C'est ce qui explique la grande fréquence mythologique et rituelle des pratiques ascensionnelles." Gilbert Durand en donne des exemples : l'échelle de bouleau du chamane sibérien, le durohana (la montée difficile) de l'Inde védique, l'échelle qui permet de «voir les dieux» dont nous parle Le Livre des morts de l'ancienne Egypte, l'échelle de Jacob dans La Bible, le climax (l'échelle initiatique du culte de Mithra), l'escalier cérémonial des Thraces, ou encore l'échelle sur laquelle Mahomet voit s'élever l'âme des Justes. "Tous ces symboles rituels sont des moyens pour atteindre le ciel." 12 Mircea Eliade décrit le chamane escaladant les degrés du poteau ou de l'échelle de bouleau. Il "étend les mains comme un oiseau ses ailes" et, arrivé au sommet, s'écrie : "J'ai atteint le ciel, je suis immortel". Durand y voit "le souci fondamental de cette symbolisation verticalisante, avant tout échelle dressée contre le temps et la mort. Cette tradition de l'immortalité ascensionnelle commune au chamanisme indonésien, tatar, amérindien et égyptien se retrouve dans l'image plus familière pour nous de l'échelle de Jacob." 13 On comprend sans doute ainsi mieux la nécessité de ce long détour par des notions anthropologiques, montrer que ce type de passage est capable de modifier la nature d'un être, comme la transformation que subira Jack découvrant la force neuve qui se développe en lui. (Talism, 344). Conséquences qu'exposent Mircea Eliade : "L'escalier, l'échelle, figurent plastiquement la rupture de niveau qui rend possible le mode d'être à un autre." 14 Bachelard complète : " le voyage en soi, le voyage imaginaire (...) engage notre substance psychique, celui qui signe d'une marque profonde notre devenu psychique substantiel." 15

King et la quatrième dimension.

 Les doutes concernant la validité de la perception, les changements opérés dans notre conception de l'espace, les interrogations de la physique moderne ont conduit les romanciers à l'élaboration d'univers parallèles, qui (ce qui n'a aucun sens d'un point de vue scientifique) prennent le nom de «Quatrième Dimension», expression tellement utilisée qu'on ne se pose pas de questions sur son absence scientifique de signification·16 Jack se trouve dans la même situation que King à son âge : "On se croirait dans la Quatrième Dimension, fit-il." (Talism, 29) King appartient en effet aux enfants de cette génération qui ont vécu simultanément la fin de la radio et les débuts de la télévision 17. Il faut noter l'influence de la série télévisée La Quatrième Dimension, de Rod Serling 18, diffusée d'octobre 1959 à l'été 1965, par la chaîne CBS, que le jeune King vit avec passion semaine après semaine. La Quatrième Dimension rendit familier à King le modèle littéraire qu'il exploite dans la plupart de ses oeuvres, des hommes ordinaires placés dans des situations extraordinaires, des gens qui ont apparemment fait un faux pas et franchi une lézarde dans la réalité : "C'est là un concept des plus puissants, sans doute la route la plus directe pour transporter dans le royaume du fantastique les lecteurs ou les spectateurs qui n'ont pas l'habitude de le visiter." (Pages Noires, 30) Les influences sont ainsi multiples, et impressionnantes par leur intensité et leur impact. Anatomie de l'horreur et Pages Noires, qui en font le bilan, constituent un ensemble si diversifié et si vaste qu'on ne peut guère noter qu'une influence plus importante du visuel cinématographique. King en fait lui-même la synthèse. Si l'impact de La Quatrième Dimension a été considérable, Serling n'a pas la paternité de cette situation : Bradbury avait entrepris de juxtaposer l'horrible et le quotidien dès les années 40, et Jack Finney a repris ensuite le flambeau de ses mains : "La plus grande réussite de Finney, à laquelle font écho les meilleurs écrivains de fantastique nourris au lait de cette série, c'est cette capacité «dalienne» 19 de créer un univers fantastique sans chercher à l'expliquer ni à s'en excuser. Cet univers est là, fascinant et un peu inquiétant, un mirage trop réel pour être nié : une brique flottant au-dessus d'un réfrigérateur, un homme mangeant un plateau-repas couvert de globes oculaires, des enfants jouant avec leur dinosaure dans une chambre en désordre. Si le fantastique semble assez réel, insiste Finney, et Serling après lui, alors on n'aura pas besoin de ficelles ni de trucages optiques. Ce sont Jack Finney et Rod Serling qui, après H. P. Lovecraft, ont fait franchir au fantastique une nouvelle étape dans son évolution. Pour mes contemporains et moi-même, ce fut là une stupéfiante révélation qui nous ouvrait des horizons infinis." 20 (Pages Noires, 31)
Horizons que King n'a pas fini d'explorer.

LES PASSAGES DANS LE TALISMAN DES TERRITOIRES.

Le problème littéraire majeur auquel se sont trouvés confrontés King & Straub aura été de diversifier les passages d'un monde à un autre suffisamment pour ne pas entraîner la lassitude. Pour la quasi-totalité des auteurs, le passage n'est qu'une formalité, expédiée en quelques lignes. On sait que King n'a jamais, dans ses romans, contrairement à ses nouvelles, rechigné à donner abondance de détails. Les passages, qui sont obligatoirement des allers/retours, vont donc être l'objet de soins particuliers, avec une dramatisation qui en accentue le caractère monstratif.

Phase préparatoire : la mise en situation de la potion magique.

 Dans un univers magique, la potion fait partie de la panoplie des sorciers. Depuis les temps archaïques, on a préparé des philtres d'amour ou de jalousie, des élixirs de jouvence, d'oubli, d'invisibilité Les légendes antiques et médiévales sont pleines de boissons de ce genre, qui ont probablement leur lointaine origine dans les propriétés des plantes qui provoquent des hallucinations ou ont des effets toniques ou soporifiques. Faites à partir des ingrédients les plus disparates, elles étaient désagréables à voir, ce qui ne nuisait pas à leur consommation, puisque la croyance établissait que plus la potion avait mauvais goût, plus elle devait se révéler efficace. Depuis quelques siècles, les potions ont perdu de leur intérêt, mais on les trouve encore dans les oeuvres littéraires : lors de son voyage au Pays des Merveilles, Alice boit successivement une potion qui la fait rétrécir, puis une autre qui la fait grandir. J. K. Rowling a remis les potions à la mode dans Harry Potter. King & Straub utilisent la potion pour faciliter les premiers passages de Jack dans Les Territoires, potion fournie par Speedy Parker, personnage qui, on le saura plus tard, joue un rôle important dans le fonctionnement des Territoires sous le nom de Parkus : "Speedy sortit avec précaution une petite bouteille d'entre les lattes plancher. Le verre était vert foncé et le liquide à l'intérieur paraissait noir. - Ça va te faire du bien, mon garçon. Juste un petit coup, il va t'aider. Un petit coup de pouce pour découvrir le boulot dont je te parlais tout à l'heure." (42)

 Jack n'est pas mentalement prêt et décline l'invitation. Speedy se décide lors de sa seconde proposition à faire une démonstration : "Il sortit de sa poche-revolver la bouteille vert foncé. Il dévissa le bouchon, but une gorgée, et pendant un instant Jack éprouva une étrange certitude : il voyait à travers le vieux Noir. Celui-ci était devenu transparent, aussi transparent que les fantômes du Topper show qu'on voyait dans l'émission télévisée sur une des stations indépendantes de Los Angeles. Speedy avait disparu. Disparu, se demanda Jack ou parti ailleurs? Mais c'était encore une idée farfelue qui n'avait aucun sens. Puis Speedy réapparut, plus solide que jamais. Ses yeux avaient dû lui jouer un petit tour, il avait sûrement eu une... ce n'était pas une hallucination. Il avait vraiment été ailleurs une seconde." (Talism, 51)

 Le travail de persuasion de Speedy se poursuit. Speedy lui montre à nouveau la bouteille verte : "C'est ça qui va te faire partir, lui dit Speedy. La plupart des gens qui vont là-bas n'en ont pas besoin, mais toi, ça fait une paye que tu n'y es pas allé, pas vrai, Jack?" (55) Jack se souvient d'y être allé en rêve quand il était plus jeune, après la mort de son père, quand il avait neuf ans peut-être? "C'était terrible de penser que ces rêves, parfois agréables, parfois très troublants, l'avaient abandonné discrètement comme si son imagination s'était en grande partie tarie sans qu'il s'en aperçut, sans qu'il en souffrit." À neuf ans 21, quand pour la dernière fois, "il avait fermé les yeux dans ce monde pour le pays des Chimères, cet endroit magique aux senteurs riches et vivifiantes et au ciel transparent et profond." (55)

Premier passage et premier retour.

 Speedy lui explique que la prise de la potion n'est pas la voie normale : "Quand ça fait trop longtemps qu'on n'est pas allé là-bas, on a tendance à oublier comment il faut faire pour partir, dit Speedy. C'est pour ça que je prends un peu d'élixir magique. C'est un truc très spécial. (Speedy prononça ces derniers mots sur un ton très respectueux)." Le sacré est toujours entouré de mystère et de respect.

 La potion est aussi désagréable à prendre que la majorité d'entre elles. Mais Straub probablement, grand amateur de vins alors que King est particulièrement porté sur la bière, prend plaisir à affiner le détail : "Jack porta la bouteille à ses lèvres... et l'éloigna aussitôt. L'odeur qui se dégageait était rance, insistante, répugnante.
- Bon, ben d'accord, fit-il soudain. D'accord puisqu'il le faut. Il leva à nouveau la bouteille, et sans prendre la peine de réfléchir, en avala une gorgée.
C'était pire que ce qu'il avait imaginé. Il avait déjà bu du vin auparavant, et y avait même, en quelque sorte, pris goût (il appréciait surtout les vins blancs secs que sa mère servait avec les soles, la dorade ou l'espadon), et cette boisson avait un goût de vin... ou plutôt c'était comme une caricature de tous les vins qu'il avait déjà bus. C'était fort, sucré, pourri - pas du jus de raisin vivant, mais du jus de raisin mort après avoir mal vécu.
(...) Il l'avala et une langue de feu descendit aussitôt dans sa gorge." (57)

 Et instantanément il se trouve ailleurs : "Dans les Territoires, murmura Jack, le corps entier secoué d'un mélange dément de terreur et de joie. Il sentait ses cheveux lui caresser la nuque, il sentit un sourire lui remonter les coins de la bouche."
Saisi d'émerveillement : "
Mon Dieu, je suis dans les Territoires!" (57) Près de l'océan, manifestement à l'endroit où il se trouvait sur Terre, mais dans une nature restée sauvage.

 Les premières approches se font ainsi sur le mode de la découverte et de l'hésitation. Le retour a lieu peu de temps après, introduisant une dramatisation occasionnée par l'imagination de Jack. Il prend peur devant un oiseau plus gros que nature et qui ne paraît pas avoir de bonnes intentions : "C'était une mouette - d'une taille époustouflante, presque incroyable. (...) Elle avait en fait la dimension d'un aigle. Sa tête ronde, blanche et lisse était penchée de côté. Elle ouvrit et referma son bec crochu et battit ses grandes ailes en faisant frissonner les salicornes autour d'elle. Apparemment sans la moindre crainte, elle s'approcha de Jack en sautillant."
Il "
prit peur quand il se rendit compte qu'elle était maintenant à moins de deux mètres de lui. (...) L'oiseau monstrueux fit encore un bond maladroit dans sa direction, ses serres s'agrippant aux herbes enchevêtrées, son bec s'ouvrant et se fermant, ses yeux rivés sur ceux de Jack." Sans réfléchir, Jack avale une gorgée de la potion, fermant les yeux et faisant la grimace à son horrible goût. Il se retrouve de retour sur terre, devant l'école du lieu, où "une mouette, de dimension normale celle-ci, s'envola en poussant un cri, sans doute effrayée par la soudaine apparition de Jack." (59) Sentant la "non-réalité l'envahir une fois de plus", il remarque que, n'ayant pas fait plus de six pas dans les Territoires, soit quelques mètres, il s'est retrouvé sur terre huit cents mètres plus loin que son point de départ. Il en tirera des conclusions sur les précautions à prendre lors de ses prochains passages, pour ne pas se retrouver à des endroits périlleux.

Ent de Tolkien. Illustration d'Alan Lee, Bourgois éd.

Deuxième passage, et retour.

 À ce point, le lecteur découvre les passages, et son intérêt doit se montrer pour King encore suffisant pour qu'il ne varie pas les modalités du voyage suivant : "Jack hocha la tête, battit des paupières et porta le goulot à ses lèvres. Un spasme involontaire lui ferma le gosier quand il sentit l'odeur écoeurante et sucrée. Il leva la bouteille et le goût de l'odeur lui remplit la bouche. Son estomac se contracta. Il avala le liquide âpre et brûlant qui se répandit dans sa gorge. Avant même d'ouvrir les yeux, Jack sut, à la richesse et à la légèreté des odeurs qui parvenaient jusqu'à lui, qu'il avait basculé dans les Territoires." (77) Rien de nouveau, le passage a l'air facile, et finalement de peu d'intérêt dramatique.

 Mais le retour se complique. Pour fuir Morgan, Jack s'est réfugié dans une forêt le long de la route, qui ne lui paraît pas normale : "Le sentiment oppressant d'un danger grandissait en lui - l'impression que la forêt était vraiment menaçante, qu'il y avait là des choses conscientes de sa présence." (123) . La forêt a toujours été synonyme de danger - celui de se perdre, de faire de mauvaises rencontres ou d'être dévoré par des bêtes féroces. Les histoires de voyageurs s'étant perdus dans une forêt sont nombreuses et King a utilisé le motif dans La fille qui aimait Tom Gordon. Des forêts ont un caractère sacré pour les Celtes ou un caractère magique, comme celle de Brocéliande, dans les romans de La Table Ronde, où vivent aussi bien des fées que des monstres. Le motif de la Forêt interdite qui jouxte Poudlard, avec ses créatures bizarres, a été utilisé par J. K. Rowling dans Harry Potter. Il n'y a pas longtemps que la forêt a pris pour les humains un caractère plus idyllique, puisque pendant des siècles elle a été marquée par l'insécurité, des vagabonds, des fugitifs et des voleurs y trouvant refuge, qui accordaient peu d'importance à la loi, la vie et la mort. La forêt a donc gardé, au fond de l'imaginaire humain, des caractères que l'on retrouve dans les contes de fées, peuplée de créatures hostiles, humaines comme la sorcière qui capture Hansel et Gretel ou animales comme le grand méchant loup du Petit Chaperon rouge.

Jack a l'impression que cette forêt vit et change : "La forêt semblait seulement boisée de pins et d'épicéas. Maintenant, d'autres espèces s'étaient insinuées parmi eux, des arbres avec des troncs noirs et tordus comme des noeuds de corde pourrie; certains ressemblant à des plantes hybrides - mi-sapin, mi-fougère - ces derniers avaient d'horribles racines grises qui agrippaient le sol comme des mains terreuses. (...) Les arbres changeaient pour de bon. Cette sensation oppressante d'air étouffant - cette sensation d'être observé - n'était que trop réelle. Il se mit alors à croire que l'envahissement obsessionnel de son esprit par des pensées aberrantes était dû à des messages que lui envoyaient les arbres eux-mêmes." Car les arbres lui murmurent des mots séducteurs.

Il décide de retourner sur la terre quand les arbres se mettent en marche dans sa direction : "Les noeuds de l'écorce se tordaient pour former une espèce de visage repoussant, avec un oeil noir largement ouvert, et l'autre fermé dans un horrible clin d'oeil. (...) Il saisit la bouteille par le goulot et la tira. Il dévissait maladroitement le bouchon lorsqu'une racine s'enroula sans effort autour de sa gorge. Un instant plus tard, elle le serrait aussi fort qu'un noeud coulant autour du cou d'un pendu. (...) Jack eut le souffle coupé. La bouteille lui échappa des mains tandis qu'il luttait contre la chose qui l'étranglait. Il parvint à glisser ses doigts sous la racine. Elle n'était pas froide et rêche, mais souple et élastique comme de la chair." (124) Étranglé, il doit lutter pour se dégager : "Après un dernier effort convulsif, il réussit à arracher la racine et à libérer son cou. Elle essaya alors d'enserrer son poignet et Jack écarta brusquement son bras en poussant un cri. Il baissa les yeux et vit la bouteille s'éloigner en sur le sol, une racine grise enroulée autour du goulot.
Jack se précipita sur elle. D'autres racines attrapèrent ses jambes et s'enroulèrent autour d'elles. Il tomba lourdement sur le sol et, allongé, les bras tendus, les ongles grattant la terre, essaya de gagner quelques centimètres.
Il toucha enfin la paroi lisse de la bouteille verte... et referma ses doigts sur elle. Il tira aussi fort qu'il le put, vaguement conscient des racines qui emprisonnaient ses jambes dans un enchevêtrement de liens qui l'immobilisaient. IL dévissa complètement le bouchon. Une autre racine s'abattit alors sur lui avec une légèreté de toile d'araignée pour tenter de lui arracher la bouteille. Jack la repoussa et porta le goulot à ses lèvres. L'odeur de fruit pourri l'enveloppa soudain, comme une membrane vivante.
Speedy, je t'en supplie, fais que ça marche!
Jack but le répugnant liquide qui lui coula Il l'avala, en gémissant, en priant, c'était mauvais, ça ne marchait pas. Il avait fermé les yeux et sentait les racines continuer à lui emprisonner les bras et les jambes, il sentait l'eau pénétrer sous ses Jeans et sous sa chemise, il sentait
De l'eau?
De la boue et de l'humidité, il entendait le coassement ininterrompu des grenouilles et...
Jack était couché, dans un véritable bourbier. De grandes herbes y poussaient."
(125)

 Si King & Straub ont repris le motif de la forêt dangereuse, suivant les superstitions traditionnelles, ils ont été influencés surtout par les Ents de Tolkien dans Le Seigneur des Anneaux. Les Ents sont tantôt des esprits qui habitent dans les arbres, tantôt des esprits prenant l'apparence des arbres par amour pour eux. Nés en même temps que les Elfes, qui leur apprirent à parler, les Ents protègent les forêts des déprédations des hommes - et tout spécialement les vieilles forêts. Certains devinrent des arbres, cessant de bouger et de parler (les Huorns 22), mais d'autres restèrent particulièrement alertes et robustes. Les hobbits Merry et Pippin les enrôlèrent pour assiéger et détruire Isengard, la forteresse de Saroumane.

Des Ents, King & Straub ont retenu l'anthropomorphisme approximatif des Ents, leur la mobilité et leur possibilité de parler, par télépathie semble-t-il. À son habitude, King s'amuse, en avouant cette influence de Tolkien tout en la niant pour la forme : "Il se dégagea, et faisant un terrible effort pour ne pas perdre la raison, il chercha à saisir, dans son justaucorps, la bouteille de Speedy. Il percevait vaguement autour de lui d'épouvantables craquements. Il se dit que les arbres s'arrachaient du sol. Tolkien n'avait jamais parlé de ça." 23 (124) Ce qui est évidemment erroné, un clin d'oeil adressé aux fanatiques de Tolkien.

Troisième passage, et retour.

 Les auteurs ne se limitent pas au règne végétal. Jack se rend compte qu'un cow-boy, Elroy, qui fréquente le bar où il est provisoirement serveur, est autre chose que ce qu'il paraît. Durement agressé par cette créature mi-homme, mi-bouc, qui peut prend prendre l'une ou l'autre apparence, Jack essaie de fuir : "Il saisit la bouteille par le goulot et la tira hors du sac. Jack tomba sur le sol cendreux couvert d'herbes et de déchets et roula sur lui-même, les deux derniers doigts de la main gauche accrochés à une courroie du sac à dos, la main droite étreignant la bouteille. Il réussit à ouvrir le bouchon avec le pouce et l'index de la main gauche, le sac se balançant au bout de sa courroie.
Est-ce qu'il va me suivre? se demanda-t-il incongrûment en portant le flacon à ses lèvres."

 Les auteurs veulent se servir de ce troisième passage pour préciser certains de ses caractères. Qui peut au juste passer de l'autre côté? Dans quelles conditions atmosphériques un passage s'effectue-t-il, puisque jusqu'à présent Jack n'a effectué que des passages faciles? Et pour pouvoir par la suite corser littérairement ces passages immédiats jusqu'à présent, ils ont l'idée de ne pas permettre à Jack d'avaler d'un trait la gorgée salvatrice, le faisant ainsi suffoquer, contrariant le passage : "Quand je décolle, est-ce que je fais un trou quelque part? Est-ce qu'il peut me suivre dans ce trou et m'achever de l'autre côté?
La bouche de Jack se remplit du goût âcre de raisin pourri. Il eut un haut-le-coeur, sa gorge se ferma, donnant l'impression de changer de direction. Maintenant le goût répugnant se répandait dans les sinus et les narines et Jack émit Un grognement qui le secoua tout entier. Il entendait toujours les cris d'Elroy, mais ils semblaient lointains, comme si le monstre se trouvait à un bout du tunnel d'Oatley et lui, Jack, tombant à toute vitesse à l'autre bout. Il éprouvait en effet une sensation de chute et se dit : Oh, quel imbécile je fais; je suis peut-être en train de me jeter du haut d'une montagne!
(...) Chutant, tournant, tournoyant dans les limbes, dans une odeur épaisse comme un nuage pourpre, Jack Sawyer, John Benjamin Sawyer, Jacky." (170)

 Dans la parenthèse du passage cité qui précède, King & Straub ont eu l'idée d'introduire une idée nouvelle, celle de l'objet magique qui favorise les initiatives de Jack. Lors d'une rencontre avec Speedy, avant son premier voyage, Jack avait découvert ce cheval de bois de manège pour enfants, appelé Dame d'argent 24, qui lui servira encore lors de la prise du talisman à l'hôtel Noir par la mer, alors qu'il n'a pas de barque 25 : "Il étreignit le sac et la bouteille, les yeux désespérément fermés, attendant d'arriver, quoi que ce fût - avec ou sans Elroy, les Territoires ou la pensée qui l'avait hanté toute la nuit revint au galop comme carrousel - Dame d'argent, ou Ella-fend-l'azur. Il l'attrapa au vol et la monta dans un nuage nauséabond d'élixir magique, ne la lâchant plus, attendant ce qui allait arriver, sentant ses vêtements se transformer sur son corps." (170) La place de l'imaginaire dans l'action magique prend ici tout son sens : Jack était passif lors du passage, précédent. Il a découvert maintenant que la force mentale joue un rôle indispensable.

 Et, pour la première fois, un suspense est réalisé par la rupture du récit : la narration des impressions de Jack pendant le vol est interrompue, et les auteurs passent au chapitre suivant consacré à un autre sujet, dont l'intérêt immédiat n'est pas évident, mais qui sera utilisé par la suite : les répercussions de ces voyages d'un univers sur l'autre. Pour l'instant, Jack, comme le lecteur, ignore, que chacun de ces passages entraîne des perturbations dans un monde ou l'autre. Le problème est maintenant posé. "L'élixir magique se fraya un chemin de force dans la bouche du garçon, (...) et juste au moment où Jack sentait la terre meuble céder sous ses mains il eut un haut-le-coeur et vomit.(...) Une espèce d'instinct animal qu'il ne comprit pas lui fit recouvrir la flaque de vomi rosâtre. (...) Il était agenouillé, dans la lumière crépusculaire, au bord d'un chemin poussiéreux. L'horrible et monstrueux Elroy ne l'avait pas suivi." (177)

 Les pouvoirs de Jack augmentent. Il est maintenant capable de voir ce qui se prépare dans l'eau d'un ruisseau, équivalent du miroir magique permettent de découvrir l'avenir. Et l'eau annonce ce qu'il craint : Morgan arrive dans sa diligence, avec Elroy, l'homme-bouc qui a agressé Jack, sur le siège extérieur : "Jack dut faire un effort pour briser l'effet hypnotique que le grondement exerçait sur lui et se remit debout. Il sortit la bouteille de Speedy - elle était la même sur les Territoires et aux Etats-Unis - de son justaucorps et enleva tout ce qu'il put de la mousse qui était enfoncée dans le goulot sans prendre garde aux brins qui tombaient dans le peu de liquide qui restait - pas plus de cinq centimètres maintenant. (...) Attends une minute. Il aurait l'air malin, n'est-ce pas, si en décollant au milieu de la route de l'Ouest, il se retrouvait là-bas au milieu d'une autoroute quelconque, risquant de se faire écraser par un poids lourd roulant à toute berzingue ou par un camion de livraison. (...) Jack ferma les yeux et évita de penser au goût répugnant et au vomissement qui risquait de suivre. - Banzaï, murmura-t-il, et il but." (206) Fin de chapitre, et à nouveau utilisation du procédé de rupture de la narration utilisé pour le précédent vol.

 Mais cette fois, il n'y a pas d'interruption dans la suite du récit. Le chapitre suivant commence par les difficultés éprouvées par Jack, qui supporte de plus en plus mal la potion magique. Il "vomit un filet de bave pourpre, le visage à quelques centimètres de l'herbe qui recouvrait le haut talus du bas-côté d'une autoroute" (206) et constate que, par rapport aux Territoires, la Terre pue vraiment (effet d'annonce pour le comportement ultérieur de Wolf, le loup-garou berger).

Quatrième passage, et retour.

 Sur une aire d'autoroute, Morgan, qui le suit à la piste, le rejoint à nouveau : "Jack ouvrit son sac d'une main tremblante. Il y prit la bouteille de Speedy dans laquelle il restait à peine un centimètre de liquide pourpre (Les gosses n'ont pas besoin de ce poison pour voyager, mais moi j'en ai besoin, Speedy, j'en ai besoin ) qui clapotait au fond. Tant pis. Il allait repartir. Son coeur sauta à cette idée. (...) Il porta la bouteille à ses lèvres. But une gorgée -la moitié de ce qui restait - et même avec les yeux fermés, il cligna des paupières lorsque..." (231)

 Le passage d'un chapitre à un autre tourne maintenant au procédé : à cet endroit du texte, au milieu d'une phrase on passe du chapitre 15 au chapitre 16.
"... le soleil ardent frappa son visage. Malgré la saveur âcre et écoeurante de l'élixir magique, lui parvenait aux narines... une chaude odeur animale. Il était entouré de bêtes, il les entendait."
(232) Jack fait la rencontre de Wolf, le loup-garou gardien de troupeau, qui va l'accompagner dans son prochain voyage sur terre. Mais peu de temps après, toujours sur sa piste, Morgan le rejoint. Et la description du passage s'enrichit de deux nouveaux éléments : d'abord les perturbations physiques créées par de tels passages, laissées ignorées jusqu'à présent,. Ensuite la manière dont le voyageur, qui a un double, comme Morgan (Jack est unique) effectue son passage en se transformant pour prendre l'apparence de son double : "Un phénomène étrange se déroulait dans l'espace. Une bulle d'air gigantesque se ridait et ondulait à un mètre du sol, donnant l'impression de se déchirer. Comme à travers une nappe d'air chaud au-dessus l'un incinérateur, Jack aperçut la route brouillée à travers la bulle d'air. Quelque chose déchire l'espace - quelque chose le traverse comme une blessure. Quelque chose qui vient de l'autre univers? Doux Jason, est-ce que je fais pareil quand je passe d'un monde à l'autre? Mais même dans sa panique, Jack savait que ce n'était pas le cas. Il croyait savoir qui seul était capable de «passer» de cette façon, en déchirant l'espace, en le violant presque." (244) La scène qui suit est spectaculaire. Morgan dispose d'un objet magique, une clé qui se transforme en paratonnerre sur les territoires, capable de lancer la foudre (?). Deux coups de tonnerre se produisent, et, pour la première fois dans ce roman, la possibilité nous est donnée d'avoir "vue" d'un monde à l'autre : "une trouée qui avait été faite dans l'étoffe même de la réalité." (246) "Jack regarda par-dessus son épaule... et aperçut l'aire de repos de la sortie de Lewisburg, sur la 1-70, en Ohio. Il la voyait comme à travers une vitre mal polie... mais il la voyait. L'angle du bâtiment en brique des toilettes était à gauche de la bulle d'air torturée. Le capot de ce qui ressemblait à une camionnette Chevrolet était à droite, flottant à un mètre au-dessus du pré où Wolf et lui étaient assis à bavarder tranquillement moins de cinq minutes plus tôt. Et au centre, tel un figurant dans un film retraçant l'expédition de l'amiral Byrd au pôle Sud se tenait Morgan Sloat, sa grosse face déformée par une rage meurtrière. Était-ce une expression de rage ou d'autre chose? De triomphe? Oui. Jack se dit que ça y ressemblait fort" (245)

 Morgan l'interpelle, d'un monde à un autre, et le lecteur apprend ainsi comment se propage le son d'un monde à l'autre : "Sa voix portait, mais en passant d'un univers à l'autre, elle avait pris une intonation étouffée, morte. Comme lorsqu'on entend un type hurler à l'intérieur d'une cabine téléphonique fermée. (...) Morgan se mit en marche, le visage déformé comme s'il avait été en pâte à modeler , et Jack eut le temps de voir qu'il serrait un objet dans la main, un petit objet argenté qui tenait à son cou par une chaîne.
Jack resta pétrifié, incapable de bouger, tandis que Sloat franchissait la béance qui séparait les deux mondes. Au passage, il fit un numéro personnel qui métamorphosa Morgan Sloat, investisseur, spéculateur immobilier et à l'occasion imprésario à Hollywood, en Morgan d'Orris, prétendant au trône d'une reine mourante. Ses bajoues flasques et rubicondes se contractèrent. Leur couleur s'effaça. Des cheveux recouvrirent son crâne chauve, comme si quelqu'un d'invisible lui colorait le cuir chevelu, puis se mirent à pousser. Le Double de Sloat portait des cheveux longs, raides et sans vie. Jack vit qu'ils étaient noués sur la nuque en catogan d'où s'échappaient quelques mèches noires.
La parka vibra, disparut un instant, et revint sous la forme d'un manteau pourvu d'une capuche. Les chaussures en daim de Morgan devinrent des cuissardes en cuir sombre dont tout le haut était rabattu, et ce qui devait être le manche d'une dague sortait de l'une d'elles. Quant au petit objet d'argent qu'il tenait dans la main, il s'était transformé en une espèce de baguette dont l'extrémité incandescente brûlait d'une flamme bleue."
(246)

 Cette transformation, digne d'un dessin animé, se complète par des transformations mentales aussi singulière que celle qui permet de parler spontanément et sans effort dans la langue du pays où on vient de passer. Pour Morgan d'Orris, prétendant des territoires, homme mauvais et craint, Jack n'existe pas. Morgan d'Orris ne connaît que son double, fils d'un roi et d'une reine (qui se meurt comme celle de Jack), fils mort selon les bruits qui courent dans les Territoires (les auteurs doivent avoir leur idée à ce sujet, car ils restent ambigus sur cette disparition). C'est par ce nom que Morgan, devenu Morgan d'Orris, interpelle maintenant Jack. (247)

 Le voilà à nouveau contraint de fuir. Serait-ce le dernier passage? Il ne lui reste que ce qu'il faut d'élixir magique. D'autre part, son nouvel ami Wolf l'inquiète : sera-t-il abandonné à Morgan dans les Territoires? On assistera à l'ultime merveille que la potion rend possible. Jack "leva la bouteille et l'horrible goût de raisin pourri lui remplit une dernière fois la bouche. Il but ce qui restait. Tandis qu'il avalait l'élixir, il entendit la bouteille se briser lorsque l'un des éclairs lancés par Morgan l'atteignit. Mais le bruit du verre cassé... le crépitement de l'électricité... et même les hurlements de Morgan étaient lointains maintenant. Il eut l'impression de basculer en arrière et de tomber dans un trou. Peut-être une tombe. Puis la main de Wolf serra la sienne si fort que Jack poussa un gémissement. L'impression de vertige, de culbute, commença à s'estomper... et la lumière du soleil commença à se voiler pour devenir d'un mauve grisâtre de crépuscule d'octobre dans le centre industriel de l'Amérique. (...) Deux choses cependant étaient différentes. Il ne se trouvait pas sur une aire de repos. Il était plongé dans l'eau glacée d'une rivière qui coulait sous un pont. Et Wolf était avec lui26 . Ça changeait tout." (249)

 Inconnue : sous quelle apparence le loup-garou fera-t-il connaissance de notre Terre, si polluée? Ses yeux sont ceux d'un loup, si sa salopette, confectionnée par sa mère à partir d'un modèle qui lui avait été fourni naguère par le père de Jack peut sauver les apparences : "Wolf portait encore sa salopette, qui était maintenant une véritable salopette d'origine, avec la fameuse marque OSHKOSH écrite dessus. Sa chemise tissée main était devenue une chemise en toile bleue comme celles que l'on trouvait dans les surplus de la marine. Quant à ses pieds, nus sur les Territoires, ils étaient chaussés d'énormes mocassins tout trempés et de chaussettes blanches. Le plus étrange, c'était la paire de lunettes rondes cerclées de métal, comme celles que portait John Lennon, qui trônait au beau milieu de sa grosse bouille. - Wolf, tu avais des problèmes de vision dans les Territoires? - Je ne le savais pas, dit Wolf. C'est bien possible. Wolf! En tout cas, je vois drôlement mieux avec ces yeux de verre." (251) Laissons Wolf souffrir des odeurs et des voitures. Jack n'a plus de potion et Morgan, sous l'une de ses deux formes, le poursuit dans les deux mondes avec le même acharnement.

Cinquième passage, aller.

Un clochard jouant de la guitare sur un parking de grande surface lui a paru être Speedy. Sans révéler son identité, il lui a, à mots couverts, donné quelques conseils. Jack vit dans la crainte du prochain passage exigé par des nécessités vitales : "Depuis son retour dans ce monde, il n'avait rien fait d'autre que toucher la bouteille presque vide. Son contact seul le remplissait de crainte - il éprouvait ce qu'avait probablement éprouvé un paysan européen du XIVe siècle en touchant un morceau de la Vraie Croix ou un doigt ayant appartenu à un saint. C'était carrément magique. Elle avait un pouvoir qui tuait même parfois des gens. (...) J'ai quand même besoin d'en avoir une petite réserve au cas où." Speedy se moque de lui : "Une petite réserve de jus vermeil? Un gamin de ton âge? L'aveugle éclata de rire et fit un geste négatif de la main. T'as pas besoin de ça! Les gosses n'ont pas besoin de ce poison pour voyager." (224)

 Simultanément, Jack a pris conscience de cette force nouvelle 27 . Déjà quand, malade, il a bu la potion préparée par Wolf, il a eu "l'impression que le monde chavirait autour de lui. N'était-ce pas exactement ce qu'il éprouvait au moment où il « décollait » pour aller dans les Territoires? (...) Et le monde autour de lui redevint solide. L'oscillation qu'il avait cru percevoir n'était peut-être, elle aussi, qu'un effet de son imagination... Mais Jack en doutait. Nous avons failli décoller. Pendant un moment nous avons été à deux doigts de basculer. je peux peut-être repartir sans l'aide de l'élixir magique... C'est peut-être possible!" (268) Une autre fois, Jack a dirigé sur un adversaire la force neuve qu'il sent se développer en lui : "Il y avait moyen de dissimuler cette force, cette nouvelle beauté - dans une certaine mesure, du moins - mais à présent qu'il la laissait jaillir librement, il vit Rudolph reculer, le visage momentanément troublé et défait." (344)

Enfermé au Foyer du Soleil, Jack décide de s'en évader avec Wolf et il n'a pas d'autre endroit pour le faire que les toilettes : "Jack étreignit plus fort les battoirs de Wolf. Il flairait l'odeur du Lysol. Il entendit passer une voiture. Le téléphone sonna. Je bois l'élixir magique, pensa-t-il. Dans ma tête je le bois, ici et tout de suite je le bois, je le renifle, si noir et si épais et nouveau, je reconnais son goût, je sens ma gorge se serrer.
Comme le goût lui emplissait la gorge, le monde vacilla sous leurs pieds et tout autour.
(...) Durant un instant, il saisit que ce n'était qu'un truc, comme d'essayer de s'endormir en comptant les moutons, et le monde se stabilisa de nouveau. L'odeur du Lysol reflua. (...) Peu importe, ce n'est pas un truc, pas du tout - c'est magique. C'est magique et je l'ai déjà fait quand j'étais petit et je peux le refaire. Speedy l'a dit, l'aveugle Boule de Neige l'a dit aussi, L'ELIXIR MAGIQUE EST DANS MA TÊTE.
Il y jeta toute sa force, toute sa volonté... et l'aisance avec laquelle ils décollèrent fut stupéfiante."
(349)

 Pendant le trajet, Jack a gardé les paupières hermétiquement closes : "Il sembla que le sol s'éboulait d'abord sous ses pieds... avant de disparaître complètement. Oh merde! Nous allons tomber, pensa-t-il atterré. Mais ce ne fut pas réellement une chute, seulement un léger dérapage. Un instant plus tard , Wolf et lui se tenaient fermement dans la poussière, et non plus sur le dur carrelage des toilettes. Un relent de soufre mélangé à des odeurs d'égouts les submergea. C'était une véritable puanteur, et Jack perdit tout espoir. (...) Un gouffre s'ouvrait sous leurs pieds. Au fin fond de ses profondeurs brumeuses luisait un brasier rouge, tel un oeil infecté. - Une Fosse, geignait Wolf. Oh, Jacky, c'est une Fosse! Fourneaux du Coeur Noir en bas. Coeur Noir au centre du monde. Je ne peux pas rester, Jacky, c'est la pire chose qui existe." (350) Dans cette sorte de mine à ciel ouvert, des esclaves travaillent sous le fouet des contremaîtres : "L'un d'eux tomba à genoux, épuisé, et la poussée de l'engin l'envoya à plat ventre. Une des roues lui passa sur le dos. (...) Il leva la tête et regarda Jack Sawyer droit dans les yeux. C'était Ferd Janklow [un pensionnaire du Foyer du Soleil qui a voulu s'évader]. Wolf aussi le reconnut. Tous deux se blottirent l'un contre l'autre. Et repassèrent de l'autre côté. Ils se retrouvèrent dans un endroit fermé, minuscule, des toilettes." (352) De nombreux détails pittoresques agrémentent ce retour quasi immédiat, par exemple la situation dans laquelle se trouve Jack, qui a un pied dans une cuvette de W. C...

Cinquième passage, retour... par le train.

Après diverses péripéties, Jack a rejoint le collège où se trouve son ami d'enfance Richard, le fils de Morgan. Le collège bascule bientôt dans une autre dimension sur laquelle on reviendra, et Jack est à nouveau obligé de fuir dans les Territoires. C'est le cinquième passage et les auteurs ont eu l'idée de le faire exécuter en courant, avec les diverses impressions de légèreté que le procédé peut suggérer. Galopant éperdument, Jack et Richard brusquement décollent : "Soudain, triomphalement, ce sentiment d'insidieuse malédiction se fendit comme un oeuf pourri et son cerveau s'emplit de lumière... de lumière et d'un air doux : et pur, un air si pur qu'on pouvait sentir à un kilomètre le radis qu'un paysan arrachait dans son jardin. Soudain, Jack eut l'impression qu'il n'avait simplement qu'à prendre son élan pour bondir au-dessus du campus... ou voler, pareil à ces hommes qui s'accrochaient des ailes dans le dos. Oh! la lumière et la limpidité de l'air remplaçaient ce relent fétide d'ordures, ainsi que sa sensation de traverser des ténèbres vides, et durant un moment tout lui parut clair et plein d'éclat; durant un moment tout ne fut qu'arc-en-ciel, arc-en-ciel.
Voilà comment Jack s'envola à nouveau pour les Territoires, cette fois alors qu'il galopait tête baissée à travers le campus en pleine dégénérescence, sur fond de cloches fêlées et de grondements de chiens. Et cette fois il emmenait avec lui Richard, le fils de Morgan Sloat."
(430) Une fois encore est repris le procédé qui consiste, pour maintenir le suspense, à interrompre le récit pour y intercaler une narration parallèle, et à reprendre la suite de l'aventure de Jack plus loin : "Soudain Jack s'aperçut que, s'il courait toujours, il courait dans le vide, pareil à un personnage de dessin animé qui a juste le temps d'un deuxième coup d'oeil ahuri avant de plonger six mille mètres plus bas. Mais cela ne faisait pas six mille mètres. Il eut juste le temps de constater que le sol s'était dérobé, et puis il dégringola d'environ un mètre cinquante, toujours en courant. Quoique chancelant, il aurait pu rester debout, mais Richard vint lui rentrer dedans et tous deux firent la culbute." (441) L'allusion à des épisodes fréquents dans les dessins animés finit précisément dans le style bouffon du dessin animé.

 Lors du retour, King & Straub font fort. Jack et Richard ont pris possession du petit train, que Morgan a fait installer dans une partie des territoires 28 pour assurer son trafic de matériel et d'armes du centre entre la côte Est et les Territoires, en passant par les Terres Dévastées. Arrivant après un voyage de plusieurs jours au dépôt de Morgan, Jack et Richard doivent faire face à un détachement armé des partisans de Morgan. Après avoir combattu un certain temps, Jack décide de fuir une situation devenue difficile : "On y va, Richie, murmura Jack, tout en serrant fort le torse malingre de Richard. II est temps de quitter le navire. Il ferma les yeux, se concentra... puis il y eut ce bref instant de vertige tournoyant quand tous les deux décollèrent." Passage an chapitre suivant, selon ce qui est devenu maintenant une routine : "S'ensuivit une sensation de roulis et de tangage, comme s'il y avait quelque solution de continuité entre les deux mondes. (...) Durant un moment, ils planèrent dans les airs. Richard cria. Puis Jack atterrit sur l'épaule. La tête de Richard rebondit contre sa poitrine. Sans ouvrir les yeux ni lâcher Richard, Jack gisait simplement là sur le sol, le nez et l'oreille aux aguets. Le silence. Ni absolu ni complet, mais grand... avec deux ou trois chants d'oiseaux en contrepoint." (499/500)

 Habilement, pendant trois pages, le train n'est pas été évoqué. Puis, coup de théâtre, on apprend, qu'avec Richard, Jack a aussi passé... le train! "Sans daigner répondre, Jack gagna le petit train et resta planté là un moment à le contempler : la locomotive trapue, le fourgon vide, la plate-forme. Se serait-il par hasard débrouillé pour faire passer l'engin entier en Californie du Nord? II n'y croyait pas. Décoller avec Wolf n'avait pas été une sinécure; entraîner Richard dans les Territoires avait manqué de lui désarticuler l'épaule, et les deux expériences s'étaient accompagnées d'un effort conscient de sa part. Autant qu'il pouvait s'en souvenir, il n'avait pas du tout pensé au train en décollant, seulement à arracher Richard du camp paramilitaire. (...) Tout changeait d'aspect en passant d'un monde dans l'autre; l'acte d'émigrer semblait impliquer une forme de translation. Les chemises pouvaient se transformer en pourpoints, les jeans en pantalons de laine, l'argent en faisceau de jonchets. Mais ce train paraissait exactement identique à ce qu'il était là-bas. Morgan avait réussi à créer un objet qui résistait à la
migration." (502) 29

 King & Straub n'ont pas su se refuser cette lubie : dans le genre fantasy, tout est permis, à condition que ce qui est proposé soit crédible. Or il semble bien qu'ici les limites de l'admissible soient largement dépassées, dans une blague de potache qui a dû amuser les auteurs, particulièrement King. D'autant plus que ce passage du train des Territoires sur Terre ne présente aucun autre intérêt particulier que son passage même. Jack et Richard le détruisent aussitôt en le faisant sauter, pour ne pas susciter la curiosité des autorités... Je reviendrai plus tard sur cette téléportation hors du commun.

Passages répétés et "chevauchement" des mondes.

Jack est entré avec Richard, toujours aussi inefficace, dans l'hôtel Noir, sur la côte Est, sorte de double de l'Alhambra, sur la côte Ouest, d'où Jack est parti il y aura presque trois mois.
L'hôtel, contrôlé par les forces des Ténèbres, est chargé d'empêcher le Talisman (le "
lieu de tous les mondes possibles" (562)) de devenir la possession des forces de la Lumière, alors que les forces des Ténèbres ne peuvent elles-mêmes le capturer. Ce sont ces forces diverses que Jack doit affronter, avec cette particularité qu'elles seront combattues au cours de "sauts de puce" très singuliers d'un monde à l'autre, quasi instantanés, dans une sorte de ballet étourdissant. C'est qu'à cet endroit particulier de Point Veneti, les mondes sont tout proches.

 L'hôtel Noir, Jack s'en rend compte, a son correspondant dans les Territoires, un château fort moyenâgeux.. Il reconnaît d'abord la disposition intérieure de l'hôtel d'Alhambra, d'où il vient, correspondance magique. Puis, à un moment, tout change : "Cling. Jack fit brusquement volte-face et, juste après l'un de ces encadrements de porte pointus, il entrevit un semblant de mouvement dans la gorge de pierre du corridor... (? des pierres?) (?des encadrements pointus ?) Jack battit des paupières. (...) Un court instant, il avait cru voir des ouvertures pareilles à des arcs brisés de cathédrale. Comblant ces ouvertures, il y avait des herses métalliques, du genre de celles qu'on peut lever ou baisser en actionnant un treuil. Des herses armées par le bas de pointes en fer d'aspect menaçant. Quand la grille était abaissée pour bloquer le passage, les pointes s'emboîtaient exactement dans des trous par terre." (563) Jack se rend compte qu'il a décollé, s'est retrouvé une seconde dans les Territoires et en est revenu aussitôt : "Le monde dérapait sous ses yeux, ondoyant tel un objet aperçu au fond d'un ruisseau limpide. Les murs retrouvèrent leur acajou noirâtre à la place des blocs de pierre. Les portes redevinrent des portes, et non des grilles hérissées de pointes. Les deux mondes, que ne séparait qu'une membrane aussi fine qu'un bas de soie féminin, avaient d'ores et déjà commencé à se chevaucher." (564)

 Jack constate que son côté Jason commence à empiéter sur son côté Jack : "Une troisième personne émergeait du mélange des deux." (564) Il s'ensuit un curieux chassé-croisé, mis en relief par la typographie du passage :

"Il entendait quelque chose derrière la porte décorée à double battant... (...) Jack se tourna vers
(Jason se tourna vers)
vers la porte entrebâillée;
(la herse qui se levait)
sa main plongea dans
(la sacoche)
la poche
(qu'il portait au ceinturon, par-dessus son pourpoint)
de son jean et se referma sur le médiator que lui avait donné Speedy dans le temps.
(et se referma sur la dent de requin).
Il attendit de voir ce qui allait sortir du Bar du Héron."
(564)

 Le bruit qu'il entend est celui d'armures vides, animées par des fantômes. Un long combat s'ensuit, difficile, pendant lesquels Jack saute sans arrêt d'un monde à l'autre, ce qui désoriente ses adversaires. Jack utilisera cette tactique également contre son oncle Morgan, qui lui, peut le suivre en occupant son double Morgan d'Orris. Mais alors que la nature double de Morgan et Morgan d'Orris les condamne à rester physiquement dans leurs mondes, en n'échangeant que leur esprit, Jack bénéficie de sa condition d'"unique" : "Il avait sa place dans tous ces mondes. Mais je n'existe pas simultanément en tous, songea Jason. (Jack) Voilà l'important, voilà la différence : je papillonne de l'un à l'autre, probablement trop vite pour qu'on me voie, en laissant derrière moi un bruit tel qu'un claquement de mains ou un boum supersonique, tandis que l'air se referme sur le vide où j'ai pris place le temps d'un millième de seconde." (575)

King & Straub n'ont que peu utilisé le motif du passage dans Les Territoires : il faut reconnaître qu'ils n'avaient plus grand chose à ajouter. Un de ces passages joue sur le pittoresque avec l'évocation de l'équivalent du Mississipi, mêlé au drame puisque Jack y trouve la casquette du jeune Tyler, le garçon disparu (quel heureux hasard! Ou aurait-il plutôt été "téléporté" précisément à cet endroit pour faire cette découverte?). Un autre passage s'effectue de manière spectaculaire, et il était difficile de faire plus. Il sera examiné plus loin. Car la nouveauté de cette seconde partie est l'utilisation de la porte, autre motif d'importance dans la narration des relations entre les mondes. Une allusion était faite dans Le Talisman à des mondes qui se chevauchent et se coïncident, mais le terme "portes" n'était pas utilisé.

Roland Ernould © février-mars 2003.

SUITE DE L'ÉTUDE

Notes :

1 Salvador Dali, peintre et graveur espagnol (1904-1989) le plus étonnant créateur d'images oniriques du surréalisme.

D'autres tableaux du surréaliste René Magritte (belge , 1898-1967), représentant des tours, sont sur ce site. Ce tableau intitulé Les Fleurs de l'abîme II (1928, 41x27 cms, coll.p.), a été peint à la même période que le tableau de Dali vu par ailleurs. Avec une grande économie de moyens, il installe le mystère au coeur du quotidien le plus banal : une bâtisse indéterminable à forme d'église sans clocher, un bouquet d'arbres, l'obscurité où la présence de la lune non visible se remarque par les reflets sur les murs et les sphères. Sortes de grelots comme dans le tableau La Voix des Vents, ces sphères (communicantes?) flottant dans le ciel créent l'effet de rupture : "Le mystère n'est que l'une des possibilités du réel", pensait Magritte, qui affirmait encore : "Les mystère est ce qui est nécessaire absolument pour qu'il y ait du réel".

2 Dieu vole. Faut-il rappeler, en cette saison de printemps, qu'un «passage» divin est à l'origine de la Paque juive (et indirectement des Pâques chrétiennes)? La Bible raconte, dans un passage célèbre (Exode, XII, 23), que Jahvé "passe au-dessus" des maisons d'Israël pour frapper les premiers nés d'Égypte? Ce passage est lié à la fête de l'agneau pascal. Yahvé ordonna à Moïse de sacrifier un agneau mâle et sans taches de moins d'un an, et de le consommer en célébration de ce jour, qui devenait le premier de l'année. L'agneau devait être consommé entièrement au cours de la nuit du "passage", avec des voisins si nécessaire. Le sang de l'agneau devait être mis sur le linteau des portes pour désigner les habitations d'Israël : "Je passerai cette nuit-là dans le pays d'Égypte; je frapperai tout premier-né dans le pays d'Égypte, depuis les hommes jusqu'aux bêtes, et de tous les dieux d'Égypte, je ferai justice, moi, Jahvé. Le sang servira de signe et je sauterai au-delà de vous, et il n'y aura pas de fléau exterminateur pour vous quand je frapperai le pays d'Égypte.", Exode, XII, 12 à 24, traduction Osty, éd. du Seuil. Pesah, passage en hébreu, a donné paskha en grec, et pascura en bas latin. Le christianisme a occulté ce symbolisme du "passage" de la Paque juive, elle-même la survivance d'une fête païenne célébrant la venue du printemps (Cf pour les mélomanes Le Sacre du Printemps de Stravinski) pour en faire le "passage", l'ascension du Christ ressuscité pour donner aux hommes l'espoir de la vie éternelle, la mort n'étant plus une fatalité qui aboutit au néant.

3 Dans ce passage des Rois 2, les deux types de "passages" sont successivement évoqués. Élie et son disciple Élisée se rendent à Guilgal : "Tous deux se tenaient au bord du Jourdain. Élie prit son manteau, le roula et frappa les eaux, qui se divisèrent de part et d'autre, et ils passèrent tous deux sur la terre ferme. (...) Comme ils marchaient tout en parlant, voici qu'un char de feu et des chevaux de feu les séparèrent l'un de l'autre et Élie monta au ciel dans la tempête. Ce que voyant', Élisée criait: « Mon père! Mon père! Char d'Israël et sa cavalerie! » puis il ne le vit plus. Il saisit ses habits et les déchira en deux morceaux. Il ramassa le manteau d'Élie qui était tombé de dessus lui et revint se tenir sur la rive du Jourdain.
Il prit le manteau d'Élie qui était tombé de dessus lui et il frappa les eaux, qui ne se divisèrent pas. Il dit : « Où est Yahvé, le Dieu d'Élie? » Il frappa les eaux, qui se divisèrent de part et d'autre, et Élisée passa."
(Deuxième Livre des Rois, 2, 7/14). Pour Hénoch, père de Mathusalem, voir Genèse, 5,24. Pour Jésus, voir les différents Évangiles.

4 Les chamanes prétendaient tantôt voler comme des oiseaux, tantôt en chevauchant un coursier ou un oiseau, ou encore en s'envolant sur leur tambour... Voir Mircea Eliade, Le chamanisme, Payot 1951, 185, 193, 415.

5 Les Égyptiens croyaient que le corps était habité par le ka, devenu le pouvoir procréateur, qui est en l'homme son support vital. C'est l'"énergie motrice de l'être, qui donne l'élan de la vie. Chaque homme, chaque dieu possédait un ka particulier, parcelle de la grande force divine diffuse dans l'univers" , Claire Lalouette, L'Empire de Ramsès, Fayard, 1985, 480. Le ka était ainsi une sorte de double, et aussi une âme qui ne mourait pas lorsque s'exhalait le dernier soupir du défunt. Sa vie dépendait de la façon dont le corps serait protégé de la ruine. De ce principe vital à préserver, les Égyptiens en avaient tiré la conclusion qu'ils pouvaient échapper à la mort définitive si la chair se conservait en bon état physique et s'ils pouvaient se présenter devant Osiris purs de tout péché. La conservation des corps, les momies et les tombeaux sont le témoignage toujours vivant de cette importance du ka. King a tiré du ka une conception qui s'éloigne du «souffle vital», pour prendre des sens divers, parfois flous, dont le trait commun est le destin. Pourquoi pas? Après tout, c'est bien le désir qu'avaient les Égyptiens d'empêcher leur ka de suivre la dégradation corporelle fatale qui a donné les Pyramides.

6 Saint Christophe à tête de chien fêté le 25 juillet) est la grande figure de passeur ou du personnage psychopompe comparable à Orion dans la mythologie grecque. En fait, le personnage renvoie au mythe de la descente aux Enfers surtout à travers la figure du chien qui domine sa représentation. Dans le folklore celtique, le chien est principalement associé au monde de l'au-delà. Dans l'étude consacrée au motif de la porte dans Les Territoires, j'aurai l'occasion de revenir sur cette importance symboliquement accordée au chien.

7 Dans l'ancien calendrier irlandais, la fête du 1er novembre porte le nom de Samain. Voir Philippe Walter, Mythologie chrétienne, éd. Imago, 2ème édition, 2003, chap. 2.

8 Philippe Walter, Mythologie chrétienne, op. cit., 45.

9 Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, 1957. Folio Essais, 132.

10 Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, op. cit., 127.

11 Un autre groupe de légendes mettent en scène des hommes-oiseaux (ou munis de plumes d'oiseau). King y fait longuement allusion dans plusieurs pages de Le Talisman qui n'ont pas été exploitées par la suite, si ce n'est sous la forme d'allusions pittoresques (pp. 200/3).

12 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Dunod, 11ème éd. 1999, 140. On notera que le symbole de l'échelle est lié à la notion de verticalité, tandis que le vol magique (ou la téléportation) s'effectue tous les sens.

13 Genèse, XXVIII, 12.

14 Mircea Eliade, Images et symboles, Gallimard, 1952, 63.

15 Gaston Bachelard, L'Air et les songes, essai sur l'imagination du mouvement, Corti, 1943. Livre de poche biblio, 33.

16 La quatrième dimension de l'espace einsteinien est le temps. Voir mon étude : DE L'ÉVOLUTION DE LA NOTION D'ESPACE MATHÉMATIQUE AUX ESPACES PARALLÈLES

17 "Après le départ de mon père, ma mère s'est débrouillée comme elle pouvait pour joindre les deux bouts. (...) On n'a jamais eu de voiture (et on n'a eu une télé qu'en 1956), mais jamais on ne sautait un repas." (Ana, 112). Steve avait neuf ans. Il donne une autre date : 1958, dans Écriture.

18 Rod Serling, le créateur de The Twilight Line, a écrit soixante-deux épisodes sur les quatre-vingt-douze premiers et son influence a été déterminante sur l'ensemble de la série. La série compte 156 épisodes et fait figure aujourd'hui de série-culte.

19 Salvador Dali, peintre et graveur espagnol (1904-1989) le plus étonnant créateur d'images oniriques du surréalisme.

20 King signale les correspondances entre un recueil de nouvelles de Finney comme The Third Level avec les surréalistes. Il cite les peintures de Magritte (le train sortant de la cheminée) ou Salvador Dali (les montres molles dans les branches des arbres) Pages Noires, 30. Ce recueil n'a pas été publié en France. Des tableaux du surréaliste René Magritte (belge , 1898-1967) sont sur ce site.

21 Nombreuses sont les remarques de King sur la perte de l'imagination de l'enfance. Ainsi dans Pages Noires : "les enfants sont tordus. Ils pensent autour des coins. Mais à partir de huit ou neuf ans, lorsque débute la deuxième époque de l'enfance, ils commencent à se redresser, insidieusement. Les frontières se dessinent peu à peu dans notre esprit, les oeillères se placent doucement autour de nos yeux. Et finalement, incapables de retirer un quelconque profit du Pays imaginaire, nous nous contentons d'un quelconque ersatz, à savoir la boîte de nuit la plus proche... ou un séjour à Disney World. (...) Nous avons dit adieu à l'enfance." (214). Ou dans Ça :"Le problème, cependant, est que les enfants grandissent. Dans l'Église, la perpétuation et le renouvellement du pouvoir se font au cours de cérémonies rituelles périodiques. Il semble en aller de même à Derry. Se pouvait-il que Ça se protège du simple fait que, comme les enfants deviennent des adultes, ils deviennent également soit incapables d'un acte de foi, soit handicapés par une sorte de dégénérescence spirituelle, une atrophie de l'imagination?" (865)

22 Des "huorns" sédentaires peuvent être dangereux, comme le Vieil-homme Saule, dont un avatar se retrouve dans la forêt interdite de Poudlard.

23 Non seulement les Ents se déplacent facilement, mais même les Huorns sédentaires savent se déplacer. Les Huorns : "Il est difficile de les voir bouger. Mais ils le font. Ils peuvent se mouvoir très rapidement, s'ils sont en colère. On est là immobile à observer le temps, par exemple - ou à écouter le bruissement du vent, et on s'aperçoit soudain qu'on est au milieu d'un bois avec de grands arbres qui tâtonnent tout alentour. Ils ont conservé une voix, et ils peuvent s'entretenir avec les Ents." (608) Les Hobbits vont combattre Saroumane avec les Ents. Quant aux Ents : "Une douzaine d'autres Ents s'avancèrent à grands pas. Un Ent en colère est terrifiant. Leurs doigts et leurs pieds s'accrochent simplement au roc, et ils le réduisent en miettes comme un croûton de pain. C'était comme de voir l'oeuvre de grandes racines d'arbres durant une centaine d'années toute condensée en quelques instants. Ils poussèrent, tirèrent, arrachèrent, secouèrent, martelèrent; et, clang-bang,crash-crack, en cinq minutes ils avaient jeté bas en ruine les portes énormes, et certains commençaient déjà à ronger les murs, portes énormes, et certains commençaient déjà à ronger les murs, comme des lapins une sablière. Je ne sais pas ce que Saroumane crut qu'il se passait; en tout cas, il ne sut que faire." (610) Pagination de l'édition : J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux, Bourgois éd., 1992. Illustré par Alan Lee.

24 "- Donne-moi un coup de main, gronda Speedy. Attrape Dame d'Argent sous la queue. C'est un peu cavalier mais je crois qu'elle ne sera pas fâchée si tu m'aides à la remettre à sa place. - C'est ça son nom? Dame d'Argent? - Oui, mon garçon, dit Speedy avec un grand sourire qui découvrait toutes ses dents. Tous les chevaux de manège ont un nom, tu ne le savais pas? Attrape-la, Jacky-boy. Jack saisit la queue du coursier blanc et Speedy, poussant un grognement sourd, attrapa dans ses grandes mains brunes les pattes de devant de la Dame. Ensemble, ils portèrent le cheval de bois sur le plateau incliné du carrousel, la hampe, dont l'extrémité était noire d'huile de machine, pointée vers le bas." (51)

25"- Souffle là-dedans. Les yeux de Speedy s'étaient refermés. Jack déplia l'objet. C'était un canot pneumatique en forme de cheval mais sans pattes. - Tu la reconnais ? Aussi cassée fût-elle, la voix nostalgique de Speedy retrouva une certaine clarté. Toi et moi, nous l'avons ramassée dans le temps. Je t'avais expliqué son nom. Soudain, Jack se souvint d'être venu voir Speedy, ce jour qui semblait plein d'ombres et de lumières, et de l'avoir trouvé assis à l'intérieur d'un baraquement circulaire, en train de réparer les chevaux du manège. Tu vas prendre quelques libertés avec la Dame, mais je parie qu'elle ne s'en formalisera pas si tu m'aides à la remettre là d'où elle vient. A présent, ceci aussi prenait une autre signification. Une nouvelle pièce du puzzle se mit en place pour Jack." (545)

26 Des passages des Évangiles de La Bible mettent en scène Satan emmenant Jésus avec lui sur une montagne, où il lui promet toutes les richesses de la terre, ou encore le transportant sur le pinacle du Temple de Jérusalem (Mathieu, 4. 1-11. Luc, 4).

27 On la retrouve aussi fréquemment affirmée dans le roman suivant Les Territoires : "Il y a cette sorte de... rayon qui sort de toi." (Ter, 389)

28 Avec quel matériel? Les Territoires en sont encore au stade des diligences comme moyen de locomotion, période équivalente à notre XVIIIe siècle et n'ont pas la technologie adéquate. D'où viennent les centaines de kilomètres de rail? Comment ont-ils été téléportés sur les Territoires? Qui a mis au point la formidable organisation que requiert la construction d'une ligne de chemin de fer? Qui l'entretient? Pourquoi les boules de feu ne la détruisent-elles pas?

29 Une affirmation n'est pas une explication.

LA FANTASY DANS L'OEUVRE DE STEPHEN KING

La Fantasy dans Le Talisman et Les Territoires.

LE COMBAT ENTRE LE BIEN ET LE MAL

LA PLACE DE L'ÉCOLOGIE

Les mondes parallèles de la Tour Sombre

DE L'ÉVOLUTION DE LA NOTION D'ESPACE MATHÉMATIQUE AUX ESPACES PARALLÈLES

LES PASSAGES DANS LES MONDES PARALLÈLES

LES PORTES SUR LES MONDES PARALLÈLES

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 19 - printemps 2003.

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