Stephen King, Dreamcatcher
traduction de William Olivier Desmond, Albin Michel, 684
pages.
Il arrive qu'un fan, fidèle
lecteur de King depuis des années, ayant absorbé les
deux cents premières pages d'un pavé dont il a pris
l'habitude, interrompe sa lecture et se prenne à se
remémorer les émotions de jadis. Il y a bien longtemps,
quand il découvrait à leur parution Shining, Salem,
Simetierre ou
Le
Fléau, il éprouvait
l'émerveillement de rencontrer un auteur puissant, capable de
se transformer d'un roman à l'autre, défrichant chaque
fois des univers différents en apportant au lecteur des
sentiments renouvelés. Que l'ancien lecteur qui a connu ce
bonheur ne l'attende pas de ce qui apparaît être une
somme, une compilation de ce que l'oeuvre antérieure de King
pouvait contenir de novateur. Il se dit : du recyclage, bien fait,
mais du recyclage. Il retrouve à chaque page ses souvenirs :
déjà vu dans L'Accident,
c'était dans Le Fléau
et Les
Tommyknockers, ce sont les
souvenirs de Le
Corps et de Ça, rencontré dans Insomnie, on est passé de la Matière Grise à la matière rouge,
déjà trouvé dans Les Régulateurs... Le nouveau lecteur n'aura peut-être
pas cette impression, pris par les côtés à la
fois vivants et touffus, par moments presque inextricables des divers
aspects d'un récit rebondissant. Peut-être sera-t-il
rebuté par la difficulté, à certain moments,
d'une lecture à de multiples voix. Peut-être sera-t-il
séduit par l'univers familier du Maine de King, sans cesse
métamorphosé par des combinaisons de l'imaginaire. En
tous cas, il ne pourra qu'être pris par le rythme
hystérique d'un roman par moments cauchemardesque et
franchement effrayant.
Notre ancien lecteur se
remémore alors que King a lui-même annoncé cette
reconversion, éprouvant le sentiment que la novation lui
était devenue difficile après plus de trente ans
d'écriture. Récemment encore, il se faisait
l'écho de sa crainte réapparaissant
régulièrement : ne plus être capable de se
renouveler, sa peur de se trouver devant la page blanche. Sensible
à certains reproches concernant From a Buick Eight (à paraître aux USA à l'automne
2002) qui reprendrait l'histoire de Christine, King annonçait, en février, sa lassitude
dans une interview parue dans le Sunday's Los Angeles Times : "Il arrive un
moment dans votre vie où vous avez fait le tour de votre
chambre et où vous avez le choix de revenir en arrière
et de reprendre le cycle."
Car il ne veut pas devenir l'auteur vieillissant qui se
répète sans se renouveler, dégradant ainsi sa
valeur aux yeux de son lectorat qu'il perd peu à peu.
Une déclaration plus positive
concernant cette reconversion, à laquelle on s'attachera
davantage qu'à ce moment passager de lassitude, était
annoncée dans la postface de Magie et Cristal, quand King se remémorait "l'étudiant au chômage barbu et
chevelu" écrivant les
premières phrases de la saga de La Tour Sombre, pour le
confronter, 26 ans après, "au romancier populaire à succès (le
shlockmeister d'Amérique comme me surnomment affectueusement
des légions de critiques admiratifs" (667). Il ajoutait qu'il considérait qu'il
avait écrit suffisamment de romans et de nouvelles
"pour constituer un
système solaire de
[s]on
imaginaire", mais que
l'étrangeté de La Tour Sombre, "un monde à l'atmosphère
étrange, à la géographie démente et
où les lois de la gravitation sont aberrantes" le conduisait à commencer
"à comprendre que le
monde (où les mondes plutôt) de Roland contient (ou
contiennent) l'ensemble de ceux que j'ai
créés."
Où on retrouverait situations et personnages des romans
passés, formant ainsi de nouveaux liens, d'un ordre nouveau de
ceux, nombreux, que les amateurs de faits ont déjà
recensés, parce que leur point commun serait leur existence
dans des mondes imaginaires. Que ce dessein soit, pour l'instant,
encore confus n'empêche pas de constater que ce roman participe
de ce travail de rassemblement de données anciennes pour une
vue d'ensemble différente des créations
antérieures. Le projet ambitieux de King serait alors non plus
de créer des motifs nouveaux, mais de réorganiser ceux
qu'il a déjà mis en scène. On comprend que, dans
ces perspectives, le reproche adressé de redites souvent
repris par les critiques américains pour ce roman n'est plus
alors à considérer comme une faiblesse, mais une
entreprise nouvelle, rendue possible par la longueur du parcours,
semblable, toutes proportions gardées, aux intentions de
Balzac avec La
Comédie humaine, de Zola
avec Les
Rougon-Macquart ou, à un
niveau du talent correspondant mieux à la situation de King,
Jules Romains avec Les Hommes de bonne volonté. King ne chercherait plus à
créer du neuf, mais à réorganiser et à
exploiter les possibles littéraires.
Si l'on examine le roman pour lui-même, on y trouve comme
élément central le thème occulte de la
télépathie, que King a toujours pratiqué, mais
jamais à cette échelle, même si dans Insomnie et Les Régulateurs il occupait une place importante. Un enfant trisomique
de Derry, Duddits, a été sauvé de loubards qui
voulaient lui faire un mauvais sort par une équipe de quatre
garçons du même âge, aussi solidement liés
entre eux par leur enfance et leur scolarité que ceux de
Le
Corps. Duddits et les
garçons se prennent d'affection, et Duddits devient leur lien,
leur "attrapeur de rêves" : car il est télépathe
et communique son don à ses amis qui le côtoient
journellement. Quand les membres du quatuor devenus adultes se
séparent, chacun suivant sa voie plutôt difficilement,
ils se retrouvent tous les ans pour une partie de chasse dans une
forêt du Maine. Ils y rencontrent des extraterrestres,
moisissures intelligentes se transformant au contact des humains de
manière insolite. Deux sont tués. Les survivants, Henri
et Jonesy, auront besoin de l'aide de Duddits, resté à
Derry, pour empêcher simultanément un extraterrestre
particulier de contaminer une réserve d'eau pour
répandre son espèce par le moyen de spores, et un chef
militaire particulièrement agressif, chargé de remettre
de l'ordre avec ses troupes et d'exterminer les dizaines de civils
contaminés.
Une des caractéristiques
essentielles des aliens est de communiquer par
télépathie, et de propager ce moyen de communication
autour d'eux, ce qui va bien aider nos deux survivants dans leur
combat. Cette disposition présente un intérêt
certain pour les lecteurs qui aiment démêler des
situations ardues, mais risque d'être un inconvénient
pour les amateurs de lecture facile. Par le biais de la
télépathie, beaucoup de choses peuvent se connecter
simultanément, et le lecteur est entraîné dans un
véritable tourbillon de pensées fusionnelles qui
atteignent leur paroxysme avec Jonesy, un professeur accidenté
de la route comme King, dont le corps a été
emprunté par un alien, alors que son esprit s'est
réfugié ailleurs. Il peut aussi bien entrer en
communication avec Jonesy/Alien, Jonesy enfant et Duddits, tout en
conservant sa pensée d'adulte... L'Alien/Jonesy, d'une
intelligence particulière, reçoit des messages mentaux
différents qu'il ne peut décoder qu'en faisant appel
à certains souvenirs que lui a laissés Jonesy/adulte
sans comprendre Jonesy/enfant ou Duddits. Avec ces données, il
doit se débrouiller au mieux dans le monde des terriens qu'il
ne connaît pas, mais dont il apprend à apprécier
les plaisirs, tout en ne perdant pas de vue sa mission : contaminer
un réservoir d'eau. Disposant du corps de Jonesy, il s'y rend
en véhicule, dans une tempête de neige, poursuivi par
Henri, lui-même pourchassé par le commandant de la
troupe d'intervention... Bref, un exercice de virtuosité
remarquable de la part de King, dont la lecture est
éprouvante, avec une qualité rarement rencontrée
de puissance haletante et hallucinatoire.
On sait que King a l'habitude de
manier des voix intérieures, et Insomnie avait déplu à certains parce que cet
aspect y était trop développé. Le
procédé est devenu ici systématique : les voix
intérieures sont doublées d'espaces extérieurs,
tantôt réels, tantôt imaginaires, et les
personnages y vivent et agissent comme s'ils étaient toujours
dans l'espace que nous connaissons. Le réel devient
l'imaginé, le suggéré devient le réel,
dans un remarquable travail de composition. En plus, la structure
psychique croisée des voix télépathiques permet
des effets surprenants à condition que le lecteur s'y accroche
et ne pratique surtout pas la lecture fragmentée. Passant du
présent au passé, d'un endroit à un autre, d'un
lieu réel à un endroit imaginé, King
rédige un roman de virtuose, un livre à lire un
week-end, en s'y consacrant à plein temps.
Je reprendrai ultérieurement
dans des études plus longues divers aspects de ce roman pour
n'évoquer que des éléments plus connus : la
nostalgie de l'enfance, la tendresse pour les aspects touchants du
trisomique, de multiples notations sur l'accident dont King avait
été la victime l'année précédente,
des vues politiques sur les militaires sans conscience, notamment un
commandant fou terrorisant ses hommes qui exécutent les ordres
les plus inhumains. La partie fantasy s'effectue par le rappel
fréquent du dreamcatcher, l'attrape-rêves des Indiens,
qui ici possède à la fois l'existence traditionnelle du
morceau de tapisserie protecteur et un aspect symbolique avec le
«différent» Doddits, devenu le lien entre les amis
d'enfance. Les ajoutant à des auto-citations nombreuses, King
s'empare sans vergogne d'arguments d'Alien, de X-files ou du
film Ça, de
l'officier d'Apocalypse Now ou
de l'attardé mental de Sturgeon, sans
compter les nombreuses références littéraires
habituelles.
La recherche de King est devenu un travail de tapisserie, le tissage
méticuleux et étourdissant des divers
éléments antérieurs de son oeuvre. La
remettra-t-il longtemps sur le métier, faisant et
défaisant son travail comme Pénélope dans la
légende? En tous cas, ce livre passionnant échappe
à l'évolution, remarquée depuis notamment
Sac
d'Os, vers une production plus
littéraire. Si les artifices déployés par King
auteur feront le bonheur des exégètes, la lecture du
roman est conçue pour être avant tout viscérale.
À la limite, passez sur ce que vous ne comprenez pas bien,
pour y revenir plus tard, mais ne perdez pas la tension d'un
récit qui mêle à la fois la terreur des humains
éprouvée à l'évocation des menaces
visibles d'un autre monde, aux menaces tout aussi effrayantes qui
viennent de leur propre nature, l'officier fou n'étant que la
caricature de l'alien destructeur qui est en nous. Et la leçon
de courage donnée par les deux survivants de l'équipe
de l'enfance qui avait jadis accompli un double exploit est aussi
l'allégorie des efforts que King a accomplis après son
accident : luttant, combattant non seulement pour retrouver une vie
normale, mais aussi ce qui est le moteur de son existence,
l'écriture.
Roland Ernould © 7 mars
2002
Les extraterrestres et
Dreamcatcher.
LES EXTRATERRESTRES dans
l'oeuvre de King avant Dreamcatcher. . .64 Ko
King n'a que peu utilisé les
extraterrestres : présents psychiquement dans Les
Tommyknockers 2, mais absents du roman, ils manifestent leur
présence changeante dans d'autres romans ou nouvelles de
manière allusive : Ça est venu de l'espace dans une
fusée il y a longtemps, plusieurs créatures
indéterminables sont venues "d'ailleurs"(Le policier des
bibliothèques - Ardelia -; La tribu des dix plombes - les
batmen). Avec ce roman, Dreamcatcher, consacré
entièrement à des extraterrestres, King apporte sa
pierre au mythe compliqué de l'extraterrestre qu'il enrichit
d'une variante, l'extraterrestre partagé entre sa mission et
le désir de goûter aux "nourritures terrestres".
Dreamcatcher
: SÉDUCTIONS ET
FAIBLESSES DU TERRIEN .. .104 Ko
Il a fallu à King, sortant
d'un accident qui a mis son talent en péril, une audace
remarquable pour reprendre bon nombre des notions et des effets les
plus éculés de la science-fiction, ainsi que beaucoup
d'idées qu'il avait déjà mises en scène
ultérieurement et pour réussir, avec ces
éléments, à faire un récit qui se lit
sans lassitude, en dépit de sa longueur. Mêlant
fantastique et science-fiction, ce roman attrape-rêves s'amuse
avec brio à manier les codes du genre, parfois rigolard devant
l'abondance des références d'un cerveau encombré
de références romanesques et cinématographiques
qui a son équivalent dans celui de Jonesy. Mêlant aussi
les séquelles de l'accident, de l'hôpital, de la
tentation du suicide, de sa hargne contre l'agression et beaucoup de
tendresse pour l'exclusion, ce roman troublera les
spécialistes qui auront bien du mal à classer .
. LA VOYANCE.
.156
Ko
Le recensement des faits
psychologiques paranormaux dans l'oeuvre de King occuperait tout un
volume. Dès son premier roman paru, Carrie, King fait intervenir voyance et
télépathie, d''une façon limitée, comme
dans le récit suivant, Salem. Ces
facultés prendront ensuite la première place dans
Shining, avec le
don de voyance du jeune Danny. Jusqu'à son dernier roman
Dreamcatcher
(paru en France en avril 2002),
King n'a cessé d'utiliser ces dispositions mentales
particulières, dans lesquelles il trouvait non seulement des
possibilités d'exploitation monstrative, mais encore souvent
la solution de problèmes techniques insolubles sans l'appel
à la voyance et la transmission de pensée. Et, avantage
littéraire non négligeable, ces diverses
particularités mentales lui permettaient des effets
littéraires renouvelés et souvent
intéressants.
LA
TÉLÉPATHIE.
.144 Ko
De Carrie (1974) à Dreamcatcher
(2001), la télépathie est constamment présente
dans l'oeuvre de King. Comme la voyance, dont elle est un mode de
transmission supposée, elle occupe une place
considérable dans son oeuvre, importante dans Le Fléau ou Insomnie, omniprésente dans Dreamcatcher. Procédé spectaculaire de romancier
permettant des effets variés, la télépathie fait
partie du domaine du paranormal, échappant pour l'instant
à toute explication scientifique. Le phénomène
lui-même, mal cerné, ne possède pas à vrai
dire de problématique satisfaisante.
Roland Ernould © 2002
Courrier d'un lecteur
Bonjour,
et encore bravo pour votre
travail sur le King, c'est toujours aussi agréable de
lire vos articles et vos dossiers quand on vient de finir le
livre...
Bon, je passe rajouter une
couche supplémentaire de reproches à
Môssieur W-O-D,traducteur (?) de Stephen King.
Outre les erreurs et le fait
qu'il pourrait se connecter sur www.devildead.com (site
spécialisé dans le ciné fantastique)
où il aurait les vrais titres français des
films qu'il essaye de traduire, il a une
méconnaissance totale du monde des véhicules
militaires. Malheureusement pour lui, c'est une autre de mes
passions...!
Je ne sais pas dans quel
cour de récré il a péché sa
traduction du terme Humvee, quoi qu'il en soit, ce
véhicule (très à la mode à la
télé ces dernières semaines [sic!]) est
également appelé Hummer (surnom "affectueux"
du bourdon ou humble-bee, puisque "to hum" signifie
"bourdonner") par référence au bourdonnement
du moteur à bas régime.
Humvee est une extrapolation
phonétique de le dénomination officielle du
Hummer, soit HMMW, ce qui signifie High Mobility
Multipurpose Wheeled Vehicle (dur à placer dans une
conversation, je vous l'accorde!).
D'autre part, je voudrais
revenir à la citation des 6 membres du club des
Tarés, sur la stèle de Derry: l'oubli d'Eddie
a-t-il ou non un rapport avec le fait qu'il meure dans les
souterrains?
Enfin, je suis allé
voir le film ce week-end: suivez mon conseil, fuyez, fuyez
loin des salles aussi vite que vous pouvez...! Je n'ai rien
vu de pire depuis Simetierre 2 ou Les Enfants du Maïs
4...
Cordialement,
Jean-Jacques Le Pottier
<Jean-Jacques.Le_Pottier@u-paris10.fr>
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.. du site Imaginaire : liste des auteurs
.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle
.. du site Stephen King
mes dossiers
sur les auteurs
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