JOSH LE
VENTRU
Récit
par Sylvain TAVERNIER
Cette histoire est
pour
Amandine,
Rien que pour elle
« Et donner
à bouffer à des pigeons idiots,
Leur filer des coups de pieds pour de faux... »
Renaud
Josh était
né comme ça, avec un gros ventre. Un ventre tout rond,
tendu, qui gonflait déjà les grenouillères de la
maternité. Sa mère l'embrassait en lui disant qu'il
était beau, à l'école les filles le
poursuivaient pour claquer sur ce ventre surprenant en lui criant
"Ventru ! Ventru ! Josh le Ventru !" Il ne pleura jamais avant
d'être de retour chez lui, sur le canapé du salon
où sa mère le berçait jusqu'à ce qu'il
accepte de retourner à l'école, au moins une fois, pour
être sûr. "Joshua, mon petit Joshua, tu es beau..."
Chaque soir, les mensonges l'endormaient et il rêvait que sa
mère avait raison.
Josh était ce
genre de garçon dont les femmes disent "qu'il a du charme",
pour autant que cette formule de politesse veuille dire quelque
chose. Il essaya bien de muscler tout ça, de se donner une
contenance, en haussant une épaule par-ci, un sourcil
par-là, il fit des abdominaux pendant des années, se
mit en tête de faire un régime puis renonça, il
vécut pendant un temps parmi une communauté de
végétariens, mais ce n'était pas dans sa nature,
il voulut combattre la faim dans le monde sans savoir par où
commencer et finalement sortit acheter son journal, il laissa tomber
la musculation qui lui coûtait trop cher et essaya
l'acupuncture avant de réaliser qu'il avait toujours eu
horreur des piqûres, il s'indigna comme tout le monde devant le
journal télévisé et se mit à croire au
grand Amour, comme si ça allait changer quelque chose, puis un
matin, vers dix heures, tandis qu'il examinait son ventre toujours
parfaitement rond et replet, Josh décida qu'il en avait marre.
Il fracassa son poste de télé, détruisit son
carnet d'adresses qui, vu que personne ne l'appelait jamais, ne
devait contenir que d'anciens numéros de
téléphone de copains d'école, il fourra dans un
sac gros comme son ventre deux tee-shirts, un pantalon et des
bouquins, il envoya sa concierge se faire foutre, depuis le temps
qu'il en avait envie, et une fois dehors il hésita juste un
instant pour décider s'il allait tourner à gauche ou
à droite. Il devint nettoyeur de statues dans une grande ville
et par-là même entra en guerre contre les pigeons.
__________
C'était
souvent le même qui venait conchier le crâne de
Baudelaire, vengeur de générations d'écoliers.
Josh le reconnaissait à une drôle de petite tâche
violette sous l'oeil gauche, qu'il avait dû hériter de
sa mère, une grosse pigeonne emplumée dont les ailes ne
la portaient pas jusqu'au visage de la statue. Elle se contentait
d'honorer les pieds du poète tandis que le fiston prenait soin
de viser sa coiffure de dandy. Il s'envola rapidement pour retourner
picorer avant que la bande n'ait dévoré tout le pain
sec qu'une vieille dame avait saupoudré, et Josh jura qu'il
avait vu le pigeon ricaner. Il dégagea d'un bon coup de pied
un maigrichon à l'aile cassée venu roucouler contre ses
chevilles et reprit son observation.
Cela ne faisait
pas longtemps qu'il pouvait les distinguer les uns des autres. Au
début, il ne leur avait même pas prêté
attention, préoccupé tout entier par le choix des
brosses, des produits et des chiffons, et par l'émotion qui
lui enserrait le coeur chaque fois que la petite place apparaissait
au détour des ruelles qu'il empruntait. C'était un
square rudimentaire, un carré de pelouse tout bête mal
entretenu, que les maires successifs avaient chacun pris soin de
rebaptiser selon la mode du moment, en lui ajoutant une nouvelle
statue. Les quatre côtés du jardin public étaient
ainsi ornés de ces hommes illustres que Josh devait
préserver des attaques aériennes. On le payait pour
lisser la barbe de Karl Marx, raccommoder le gilet de
Napoléon. Il époussetait l'oeil de Jean-Paul Sartre et
décrassait les rides de Baudelaire, qui se sentait parfois
bien seul parmi ces Éminences. Le square était
caché au creux de la ville, la plupart des habitants du
quartier ne soupçonnaient même pas sa présence.
C'était une anomalie urbaine qui avait su se faire si
discrète qu'on l'avait épargnée. Josh n'y avait
jamais vu personne, si ce n'est peut-être la vieille dame au
pain sec qui traversait sans s'en rendre compte le petit refuge du
nettoyeur de statues. Les marchés ne venaient pas jusqu'ici,
pas plus que les amoureux des bancs publics qui savent pourtant
dénicher ce genre de coin, et plus d'une fois Josh manqua de
reconnaître son chemin. Il jouait à prendre d'autres
routes, à traverser des rues qu'il ne connaissait pas en
voulant se perdre, pour voir si la place n'allait pas
disparaître un matin, tout simplement, dans le silence. Les
feuilles des arbres masquaient l'endroit aux volants, la
pénombre et le calme faisaient fuir les passants et Josh se
retrouva en compagnie des seuls pigeons.
Ils semblaient
parfois jaillir du sol. Josh leur jetait un oeil, se
détournait pour donner un coup de brosse ou allumer une
cigarette, et quand il les regardait de nouveau ils étaient
plus nombreux.
Ou alors ils
tombaient des branches. La lumière déclinait soudain
sur le front de Marx, et Josh savait qu'une nuée
s'était détachée de nulle part pour foncer sur
les dernières miettes des sandwichs de la vieille. Ils
mettaient délicatement de côté les morceaux de
viande puis se bâfraient.
Plusieurs fois, Josh avait sursauté en entendant un brusque
froissement d'ailes juste à son oreille : c'était un
plaisantin.
Il se contenta pendant un temps de les chasser. Avec la botte, ou
d'un revers de brosse bien placé, il les maintenait à
distance respectueuse des statues. On n'avait pas dû engager de
nettoyeur depuis des années. Le bronze et le cuivre
disparaissaient sous des strates de guano séché.
Napoléon s'était offert un nouveau gilet blanc, et la
barbe de l'oncle Karl était d'un réalisme
étonnant. Josh passa les premières semaines à
récurer les visages sinistres, aux lèvres
pincées sous les couches fraîches qui gouttaient depuis
le haut du crâne. Seul le bicorne de Napoléon le
protégeait en évacuant le sinistre par les
côtés.
Josh rendait à ces hommes leur gloire ternie. Le matin, il
fallait tout recommencer. Comme ce jour où il était
arrivé plus tôt que d'habitude, sous le coup d'un
pressentiment ou peut-être simplement d'un rayon de soleil
prometteur, et où il avait surpris l'un de ces petits
salopards en plein effort. Josh lui avait lancé son seau en
fer, juste entre les deux yeux de Sartre qui n'y voyait
déjà plus très clair. C'était idiot, bien
sûr, mais la colère de Joshua l'avait emporté et
il s'était mis à courir après le pigeon en
cherchant à l'écraser de son soulier. Ses cris avaient
fini par réveiller les habitants des immeubles qui bordaient
le square. Il s'était fait insulter depuis une fenêtre
ouverte.
Josh n'aurait su dire s'il s'agissait du même pigeon à
la tâche violette qui venait de ruiner une heure de travail sur
le front de Baudelaire, mais peut-être bien. Oui,
c'était peut-être le même. Ou son cousin. Ou
encore un autre, pour ce qu'il en savait.
L'épisode du seau lui avait fait comprendre qu'il avait
négligé l'élément principal de son
travail. Il s'acharnait à faire briller des regards qui
pleuraient des larmes de lait, tandis qu'il en méprisait les
responsables parce qu'il les trouvait insignifiants. Et surtout,
inoffensifs. Josh devait avant tout se familiariser avec les pigeons,
leur faire croire qu'il était aussi peu dangereux que la
vieille avec ses pantoufles et ses sacs plastiques, leur faire
admettre sa présence, l'air de rien, puis les serrer et s'en
débarrasser.
D'un coup.
L'observation d'un groupe de volatiles aussi peu expressifs que les
pigeons des grandes villes était, curieusement, une
activité épuisante. Josh instaura un système de
ronde entre les quatre bancs proches de chacune des statues, avec
roulement toutes les heures pour ne pas attirer l'attention. Il
emportait toujours avec lui son matériel, sa dégaine
tranquille, accentuée par la bonhomie de son ventre qui
saillait sous ses chemises, et un carnet dans lequel il
commença par noter le comportement des pigeons. Le carnet se
révéla vite inutile : les pigeons, manifestement,
faisaient n'importe quoi. Josh n'avait jamais vu un tel
désordre, un grouillement permanent autour des restes de
nourriture balancés par les gens du quartier depuis leur
cuisine. Oui, directement dans l'herbe les épluchures et les
miettes du déjeuner. Si l'on étudiait un oiseau en
particulier, il allait et venait de droite à gauche, incapable
de se décider, perdu au milieu des autres. Il prenait un
morceau de pain, le relâchait aussitôt, en prenait un
autre juste à côté, grignotait sans comprendre,
repartait aussi vite de l'autre côté du banc et
recommençait son manège agaçant. Josh se
persuada un moment que les pigeons obéissaient à une
sorte d'algorithme mystérieux, un système
mathématique si complexe que personne ne l'avait jamais
déchiffré et qui déterminait leurs
déplacements, leur errance continuelle et exaspérante
entre les pavés, les croûtons de pain et les pieds du
banc, mais il abandonna cette voie. Les pigeons étaient
stupides, et voilà tout. Avec leurs petits yeux globuleux,
inexpressifs, ces ailes sales et inutiles qui ne leur servaient
qu'à brasser du vent, et ce dandinement grotesque, bon sang !,
qui donnait envie de les écraser sur le trottoir, pour voir
s'ils allaient continuer à hocher la tête une fois
qu'elle serait aplatie.
Josh
décida qu'il en savait assez. Il se leva calmement de son
banc, remit en place sa chemise que son ventre faisait
inévitablement sortir du pantalon et lança un sourire
de défi au pigeon à la tâche violette qui lui
tournait le dos, puis il frotta la statue de Baudelaire
jusqu'à lui rendre sa jeunesse oubliée. Josh le Ventru
venait d'entrer en guerre contre la volaille.
__________
Il essaya bien d'en tuer quelques-uns, mais ce n'était pas la
solution. Josh le comprit dès la première semaine,
peut-être même dès le premier jour, à peine
voulut-il en assommer un qui l'énervait
particulièrement à grands moulinets de balai-brosse. Le
pigeon s'envola brusquement à l'instant où Josh
frappait le sol et il perdit l'équilibre. A genoux dans le
caniveau, face à Jean-Paul Sartre et son sourire
énigmatique, il se sentit mouillé et ridicule. Tandis
qu'il se demandait s'il ne valait pas mieux quitter cet endroit,
abandonner la place ombragée aux oiseaux pour dénicher
un grand jardin public envahi de gamins et de touristes, les pigeons
se rassemblèrent calmement devant lui, presque curieux de ce
ventru qui s'était planté à l'atterrissage. Il
ne chercha pas à les chasser, cette fois. Il attendit
plusieurs jours avant de revenir décrotter les habits de
l'Empereur, et il n'avait toujours pas trouvé le moyen de
contrôler les pigeons. Comme souvent, ce fut une femme qui le
lui indiqua.
"C'est
drôle qu'un homme qui aimait autant les chats ait eu un visage
aussi sec" dit-elle derrière lui.
Bien sûr,
il faillit en tomber de l'escabeau. Il n'avait parlé à
personne depuis... depuis qu'il était ici. Et sans doute
qu'avant, il ne parlait déjà pas beaucoup. Cette voix
avait résonné, comme un souvenir d'enfance qui vous
revient sans qu'on l'ait souhaité, invité
indésirable sur le pas-de-porte dont on ne sait comment se
débarrasser. Josh descendit de son perchoir, armé de
brosses et de rancoeur ("Ventru ! Ventru !").
Elle faisait jouer trois boucles noires sur son front, en les
entortillant du bout des doigts, et sa main libre se
réchauffait dans la poche de son blouson. Petite princesse au
sourire curieux qui se tenait, tranquille, parmi le va-et-vient des
pigeons. Josh voulut rentrer le ventre, glissa sur la dernière
marche et se rétablit fermement en serrant le poignet de
Baudelaire.
"Vous ne croyez
pas ?
- Il aimait aussi
les femmes, dit-il. Se sont sans doute elles qui l'ont
usé.
- Vous savez, je
suis bien d'accord."
Josh pensa que
c'était ainsi que tous les hommes devraient tomber
amoureux.
Elle n'avait pas
bougé, et ses yeux ne posaient aucune question. Elle
était là, simplement, consciente de l'instant, et se
moquait de l'heure, des choses à faire, de ce qu'il faudrait
préparer pour le dîner et des bonnes affaires qui lui
échappaient dans les magasins de soldes pendant qu'elle
s'arrêtait sans raison sur cette place et que la ville
continuait à fonctionner.
"Comment
êtes-vous arrivée ? demanda Josh. Je veux dire, en
général...
- Personne ne
vient jusqu'ici ?
- Oui, à
croire qu'ils ne trouvent pas le chemin.
- Je me suis
perdue. Je me promenais avec une copine, elle voulait absolument me
montrer quelque chose qu'elle avait vu dans une vitrine. Comme je me
fichais de ce qu'elle racontait, j'ai pensé à autre
chose. On a tourné sur St Nicolas, vous savez...
- Après
cette librairie en sous-sol où on ne voit jamais plus d'un
client à la fois, dit Joshua en souriant bêtement.
- Je regardais les vieux livres exposés et quand j'ai dit
à Julie que je voulais rentrer cinq minutes, juste pour
l'odeur, elle avait continué son chemin toute seule. Puisque
j'étais au moins débarrassée de ce
problème-là, j'ai acheté un livre et juste en
sortant, sur la gauche de la boutique, j'ai vu une petite rue que je
ne connaissais pas. C'est mon quartier pourtant, eh bien je ne
l'avais jamais empruntée. Je croyais avoir marché assez
longtemps -mais ça ne faisait que dix minutes- quand j'ai
aperçu les branches des arbres qui dépassaient d'un
coin de rue. On aurait dit une impasse, c'était vraiment
étrange. Et puis je vous ai vu, perché comme un
pigeon.
- Et qu'avez-vous
vu ?
- Votre ventre et
ce sourire que vous aviez en nettoyant la statue. Comme si vous
récitiez un poème.
- C'était
Parfum
Exotique,
répondit Josh, encore plus nigaud. Quand j'astique la barbe de
Marx, je me récite des extraits du Capital. Ça me motive pour finir plus
vite et passer à Jean-Paul.
- ... ?
- Sartre. Vous le voyez là-bas ? Il a l'air de chercher une
terrasse de café où écrire son prochain
livre.
- Et vous pensez
vraiment qu'il la trouvera ? dit la jeune femme. J'ai l'impression
qu'il regarde des deux côtés.
- C'est que de
l'oeil gauche, il surveille Napoléon.
- Et quand vous
vous occupez de Napoléon vous récitez le Code Civil
?
- Non Madame. Quand je fais la toilette de l'Empereur, je me pince le
nez."
Ce fut le rire le
plus doux et le plus clair que Josh ait entendu. Une avalanche
enfantine de lèvres, de dents et de cheveux. Elle riait de
toutes ses mèches, et les tordait de rire entre ses petits
doigts.
Ils firent plusieurs fois le tour du jardin, sur un chemin
d'écoliers imaginaire. Elle s'amusait à marcher dans
les graviers et Josh voulut déplacer les pavés mal
enchâssés. Il ne redoutait que l'instant où elle
vérifierait l'heure sur sa montre et lui annoncerait qu'elle
devait partir, merci beaucoup, c'était très sympa, vous
avez du charme c'est vrai, mais maintenant il faut que j'y aille. Il
lui parla de ses pigeons, se mit dans la peau d'un
général de guerre en bataille rangée qui observe
l'ennemi avant de porter l'attaque, mais il devait encore trouver le
moyen de leur imposer sa volonté. Il vit qu'il faisait nuit et
attira son attention sur des détails au sol, afin qu'elle ne
croise pas le ciel en levant les yeux.
"C'est quel
livre, que vous avez acheté ?" dit-il à tout
hasard.
Elle sourit encore, elle n'arrêtait pas de sourire, et
répondit en lui glissant le livre dans les mains.
C'était une vieille édition des Fleurs du Mal. Elle sentait le grenier et
la colle à papier, mais elle était en bon état.
Et elle était signée.
"Bon sang...
souffla Josh en caressant la signature. Ce n'est quand même pas
un original ? Je veux dire... c'est un faux, n'est-ce pas ?
- Bien sûr
qu'il est faux, mais est-ce que ce n'est pas plus magique de croire
qu'il est vrai ?"
Josh laissa faire
le silence. Il se foutait de son ventre, il se foutait de la volaille
qui s'apaisait enfin autour d'eux, il se foutait même du
travail supplémentaire qui l'attendait le lendemain. Juste
l'instant, là, maintenant, avec elle.
"Vous savez, pour
vos pigeons...
- Vous avez une
idée ?
- Il faut les
apprivoiser.
- Comme un chat,
ou un chien bien dressé ? dit-il sans y faire attention, le
nez perdu dans son parfum.
- Les amadouer,
leur faire croire que vous les aimez. Nourrissez-les, prenez soin
d'eux... ils vous obéiront, sans même y
réfléchir. Donnez-leur à manger, n'importe quoi
même de la viande gâtée, ils vous
applaudiront.
- Ah ? dit-il
amusé. Et ça marche vraiment ?
- Avec les gens
oui, en tous cas."
Il voulut
répondre quelque chose, mais elle avait déjà
disparu. Une ombre glissante sur un angle de mur, et le souvenir de
sa peau.
__________
Les pigeons
faisaient le tri. C'était tellement grotesque que Josh mit du
temps à comprendre que la vieille dame était devenue
son ennemi. Il allait devoir régler la question d'une petite
vieille dont le seul plaisir était de distribuer des miettes
de pain deux fois par jour.
Il avait d'abord
soupçonné les graines. Du grain d'élevage de
qualité supérieure, que l'épicier lui avait
tendu en vantant la satisfaction de tous ses clients. Les pigeons
n'en avaient pas voulu. Il était retourné chez
l'épicier, bonjour monsieur, non, non, ça ne convenait
pas, il fallait autre chose, peut-être un grain plus tendre,
plus fin, plus parfumé, et avez-vous essayé les vers de
terre ? Ah, ils sont difficiles ? Il retrouvait chaque soir le tas de
graines intact, même lorsqu'il pensa à les
mélanger aux autres miettes que les pigeons dévoraient,
voraces, insatiables, gavés à longueur de jour du
même pain sec et ranci. Josh éventra les sacs de grains
dans sa poubelle et se mit à conserver son pain.
Il en restait
toujours. Rien ne prouvait pourtant qu'il s'agissait bien des
siennes, de ses propres miettes saupoudrées par dessus le
passage de la vieille, mais il commençait à croire que
les pigeons l'observaient à la dérobée et se
moquaient de lui quand il tournait le dos. Il acheta du pain noir
qu'il mit à sécher et il passa toute une nuit à
se ronger les petites peaux du bout des doigts en fixant le plafond.
Le lendemain, devant la propreté du trottoir, tout juste
recouvert par endroits de miettes grises et noires, il décida
d'observer soigneusement les horaires des allées et venues de
la vieille au cabas, et de la piéger.
Josh se leva avant le soleil et traversa à grandes bottes les
étals des marchés. La vieille ne changeait jamais de
chemin. Une lente et pénible remontée du boulevard
dès sept heures trente, vers les stands des premiers
maraîchers où elle achète à la
pièce deux poireaux, un artichaut et un bouquet garni, on
tourne à droite sur les hauteurs, on se masse les reins, une
grimace sous l'effort, on reprend ses paquets en saluant les enfants
qui attendent le bus, direction droite à nouveau, puis on
disparaît sans le savoir dans les ruelles étroites qui
mènent au jardin, et c'est là, juste avant de rentrer
prendre le café, que l'on sort d'une poche le pain et les
reliefs du déjeuner de la veille pour en nourrir les
oiseaux.
Dans l'ombre de
Karl Marx, Josh attendait le moment d'intervenir. Il jaillit à
la suite de la vieille femme, juste après l'avoir vue quitter
la place, et d'un coup de balai il rassembla le déjeuner des
pigeons qui se ruaient déjà en nombre sur leur
ordinaire. Josh fourra les miettes au fond d'une poubelle qui passait
par là. Les restes de jambon pouvaient bien racornir sur
place, les oiseaux n'y touchaient pas. Il guetta parmi les autres le
pigeon à la tâche violette et quand il le reconnut, il
brisa en petits morceaux son propre croûton de pain qu'il
distribua généreusement.
Pendant plusieurs
jours, pas un ne s'approcha des miettes de Joshua. La première
fois, surpris, les pigeons grignotèrent sans y prêter
attention le pain qu'il avait substitué à l'habituel et
le recrachèrent aussitôt. Josh n'aurait pas cru possible
de voir un oiseau se mettre à vomir la nourriture qu'il venait
d'avaler et la piétiner de colère, en battant des ailes
pour chasser la trahison dans l'égout. La tâche sombre
et sa mère, furieux, donnèrent à Josh
l'impression qu'ils l'accusaient de l'oeil, comme s'ils savaient avec
qui ils étaient en compte, puis ils
s'éloignèrent aussi vite. Ils étaient redevenus
aussi amorphes et inexpressifs que d'habitude, comme
étonnés eux-mêmes de leur colère
inattendue. Josh se dit qu'il devrait surveiller ces deux-là,
à tout hasard.
Certains se
laissèrent mourir de faim, d'autres s'envolèrent
ailleurs pour ne plus revenir. Josh poursuivait son plan.
Bientôt il aurait suffisamment de pouvoir sur eux pour leur
apprendre à ne plus souiller les statues. Il n'aurait
qu'à les nourrir à différents endroits,
éloignés de la tentation de ces perchoirs offerts, si
brillants, si amusants à composter.
Il assista
à une lutte entre les oiseaux, peu de temps avant qu'ils ne se
décident, en fin de compte, à manger son pain. Un
groupe de quelques pigeons, plus maigres que les autres, tentait de
s'approcher de la nourriture, à l'heure où ils
faisaient habituellement une courte sieste, perchés sur les
rebords de fenêtres des premiers étages. Ils
avançaient en silence, sans un roucoulement, pas un ne hochait
la tête ni ne remuait les ailes. Josh était
occupé à cirer les souliers de Jean-Paul Sartre et
surveillait d'un oeil le moment où ils atteindraient les
miettes. Le groupe semblait bien capable de réussir,
jusqu'à ce que les autres, réveillés soudain
alors qu'aucun bruit ne les avait avertis, ne se ruent sur les
affamés et ne les achèvent à coups de becs. L'un
d'eux, malgré l'épuisement, défia ses bourreaux
en faisant demi-tour vers le tas de nourriture et réussit
à en prendre une bonne bouchée avant d'être
exécuté. Un autre abandonna le combat et reprit sa
place dans le rang des plus nombreux. Ils laissèrent mourir
les derniers, bien trop faibles pour servir à quelque
chose.
Dans
l'après-midi, Josh fumait une cigarette sur son banc
préféré, celui de Baudelaire où il
s'était assis avec la jeune femme aux mèches noires, et
il vit le petit pigeon à la tâche violette tenter un
dernier vol. Il se traîna devant la statue, vérifia d'un
côté puis de l'autre que Josh voyait bien ce qu'il
faisait, et il battit des ailes pour rejoindre le sommet, son endroit
favori. À mi-hauteur, il retomba violemment sur le sol. Josh
le toucha du pied pour le faire bouger. Il était mort.
Josh poussa le
cadavre dans le caniveau. Le pigeon était devenu si
léger qu'il fut emporté par les eaux usées. Les
autres, tous les autres cette fois, avancèrent en cadence, et
les plus jeunes parmi eux furent les premiers à manger le pain
de Joshua.
__________
Elle avait
apporté ses cheveux et une frange de vin rouge, sombre comme
le dôme de feuilles qui les recouvraient. Les chemins
cachés qui menaient au square ne l'avaient pas
empêchée de rejoindre Josh, occupé, lorsqu'elle
était arrivée, à épousseter un chapeau
d'empereur que pas un pigeon n'avait honoré.
Josh remuait le
fond de son verre en se soûlant de sa voix. Elle ne racontait
rien de précis, quelques images de vie évoquées
sans raison, si ce n'était l'envie, justement, de partager un
moment où l'inutile aurait sa place. Une gorgée de vin
au goût d'anecdotes aussi vite disparues et trois vers
récités de mémoire, la soirée
était confortable.
"C'est
très étrange..." dit-elle, et Josh ne répondit
pas.
Les pigeons
somnolaient, engourdis, sur les perchoirs qu'il leur avait
autorisés. Les fenêtres, les parcmètres, et, de
temps à autre, l'un des quatre bancs auxquels il avait
réduit leur liberté, à condition de ne pas les
salir et de lui réserver celui de Baudelaire, où ils
étaient assis.
"J'ai
l'impression que les pigeons ont changé... dit la jeune femme
en plissant les yeux, comme pour mieux voir.
- Changé ?
dit Joshua qui devenait plus vif dès qu'il s'agissait
d'histoires de plumes. Vous voulez dire qu'ils sont plus propres,
c'est ça? Eh bien en fait...
- Non, c'est
différent. Ils ont l'air moins idiots... enfin, vous
comprenez... les pigeons et leur air ahuri, parfois, on a presque
envie de les achever tellement ils ont l'oeil bête. Je n'ai
jamais vu un pigeon sachant où il allait, ni pourquoi il s'y
rendait d'ailleurs. Ils vont et viennent en secouant leur petite
tête, ils ne font rien d'utile et...
- Et ça
les occupe à plein temps ?
- Exactement. Ils
s'affairent dans tous les sens pour passer les journées et
remplir leur estomac. Et quand ils ne savent vraiment plus quoi
faire, ils se battent pour un bout de pain dont ils n'ont pas besoin.
Mais ceux-là, vos pigeons... c'est comme s'ils étaient
plus éveillés. Regardez le maigre qui avance, sur le
trottoir... il va tout droit, sans hésitation. Je suppose
qu'il va chercher les graines dans la pelouse, mais au moins il s'y
rend sûr de lui."
Joshua l'avait
déjà remarqué. Après la résistance
muette contre le changement de régime, ils s'étaient
adaptés à manger ce pain sec d'une autre main et leurs
habitudes avaient évolué. Ce n'était pas
évident, ils continuaient leurs rondes absurdes d'un endroit
au suivant, ils se bousculaient toujours en masse pour être les
premiers servis et en laisser le moins possible aux autres, et se
battaient pour prendre une miette du bec d'un voisin alors même
qu'il en restait autant par terre, sous leurs yeux, et qu'ils ne les
voyaient pas.
Pourtant quelque
chose s'était modifié. Lorsque Josh le comprit,
après l'avoir pressenti durant plusieurs heures d'observation,
il se passa une main sur la joue et jura le nom de sa mère.
C'était si simple, si transparent que, comme toutes les
vérités, on n'en prenait pas conscience avant qu'elle
ne vous saute au visage et qu'on ne puisse plus s'en défaire.
Certains pigeons, toujours les mêmes, faisaient des allers et
retours constants entre les perchoirs et la nourriture, et la
rapportaient à d'autres qui ne quittaient pas leur poste. Ils
attendaient en gonflant le jabot qu'on dépose les miettes
devant eux et les avalaient d'un air glouton, tandis que les
voyageurs repartaient pour le trajet suivant sans avoir leur part du
repas. Ils ne mangeaient qu'en fin de service, et se servaient dans
les miettes qu'on leur laissait, l'accès à la
réserve étant interdit en dehors des heures
définies par quelques pigeons plus épais qui
surveillaient le pain du jour.
"Tenez
ceux-là par exemple" dit la femme en suivant son idée.
Elle montrait du doigt les pigeons en question que Josh avait
repérés comme étant les chefs. "Ils ne sont pas
descendus des fenêtres du premier étage depuis tout
à l'heure. Je n'ai jamais vu un seul de ces oiseaux se tenir
tranquille plus d'une minute, on dirait un gosse au cinéma
ayant envie de faire pipi et qui n'ose pas le dire. Ils se tortillent
et agitent tellement d'air qu'on finit par sortir avec eux, quitte
à manquer une partie du film. Mais eux, ils n'ont pas
bougé, pas secoué une aile, rien. Je les regardais
pendant que vous parliez tout à l'heure, et j'ai vu que les
plus gros se perchaient sur les fenêtres les plus hautes. Il y
en a même quelques uns qui les nourrissent mais ils ne restent
pas, ils redescendent aussi vite et vont dormir sur le trottoir.
Tenez, là ! Vous avez vu ?"
L'un des
voyageurs venait de recevoir un méchant coup de bec de la part
des hauts perchés. Il s'était attardé
après avoir déposé un peu de pain sec, et
cherchait visiblement à en voler un morceau. Trois autres se
chargèrent de lui faire comprendre les règles, et une
griffe se planta dans son oeil. Il s'enfuit. L'oeil crevé
pendait le long du cou.
"Ils ne sont que
six ou sept à tout se partager, dit Joshua. Je leur donne du
pain et des graines trois fois par jour, et ce sont eux qui en
mangent la plus grande partie. Je les ai vus dévorer en une
seule fois la ration d'une journée complète. Pendant la
nuit, l'un des pigeons du bas est mort. Il était plus
léger qu'une baguette sèche quand je l'ai
ramassé pour le mettre à la poubelle. Ce matin, une
femelle s'est envolée jusqu'au premier, et elle s'est
accouplée avec deux gros pigeons. J'étais
intrigué, je pensais que les pigeons étaient
plutôt fidèles, vous comprenez ? "Deux pigeons
s'aimaient d'amour tendre..." et ce genre de choses. Elle s'est
laissée faire, et avant de repartir, j'ai vu qu'ils lui
donnaient une grosse bouchée de pain et de graines, et
même un supplément qu'elle a coincé sous son
aile. Elle est redescendue un peu à l'écart, dans un
coin du jardin où ils ne vont pas d'habitude. Je l'ai
retrouvée en train de donner la becquée à trois
petits pigeonneaux."
Ils
pensèrent un moment, chacun dans leur coin. Le pigeon
blessé se frottait contre un angle de mur pour faire tomber le
reste de son oeil. La minuscule boule se détacha du nerf et
l'oiseau se remit au travail. Il perdait du sang, mais juste un peu.
Sur le devant, ses plumes n'étaient même pas
tachées.
"Ils ont
commencé à sentir, dit la jeune femme au bout d'un long
silence qui n'avait rien d'embarrassant.
- A "sentir" ?
C'est parce qu'ils n'ont pas de point d'eau, la fontaine est en panne
depuis que je suis ici. Je ne l'ai jamais vue fonctionner. Ils
doivent être crasseux jusque sous les plumes.
- Ce sont les
gens qui "sentent", Joshua... Je m'en suis rendue compte quand
j'avais douze ans. J'attendais le bus, à la sortie d'un
cinéma, et tout un groupe de personnes est soudain
passé devant moi. Je ne les avais pas vus, ils se
déplaçaient très vite. Et je les ai sentis. Je
n'ai eu qu'à fermer les yeux, c'était une odeur si
forte que je ne pouvais pas la relier à ce que l'on respire
d'habitude dans la rue. L'essence, le goudron, les chewing-gums et
les remontées d'égouts... je ne les remarquais plus.
Rien d'autre que l'odeur des gens qui me frôlaient.
- Ils mangeaient
quelque chose ?
- C'est la
première fois que j'en parle à quelqu'un... pourquoi
vous en particulier ? Je n'en sais rien, je n'arrive même pas
à vous expliquer...
- Je pense
comprendre.
- Bien sûr
que non, vous ne comprenez pas. Leurs mensonges Josh, voilà ce
qu'ils sentaient. Ils dégageaient l'odeur de leurs petites
hontes quotidiennes, ces moments intimes où l'on n'est pas
très fier de soi mais qui, Dieu merci !, en principe ne
ressortent pas. Moi je les sens, j'en suis entourée. Vous
connaissez l'odeur de l'adultère Joshua ? Vous savez quel
goût elle a sur la langue ?
- Quelque chose
de piquant, peut-être...
- Vous
n'êtes pas très loin. Les gens adultères sentent
la vieille transpiration, celle du footing de la veille quand on n'a
pas eu le temps de prendre une douche. Les menteurs sentent l'orange
avancée, une odeur écoeurante de sucré qui a
pourri, c'est comme ça qu'on les reconnaît. On
soupçonne toujours le mensonge de sentir mauvais, n'est-ce pas
? La jalousie sent la mauvaise haleine et l'hypocrisie pue la pisse,
un foutu parfum d'ammoniac qui serre la gorge et brûle les
yeux. Les petites mesquineries sans lendemain, les vacheries que l'on
fait sans même y penser, tout ça sent le cuir non
travaillé, rien que la peau fraîche et tannée,
une odeur atroce, chargée de mouches, que je respire en
permanence. Ils ont tous une odeur, des vapeurs que j'ai apprises
à reconnaître et qui me disent ce que j'ai besoin de
savoir sur telle personne. Mais à qui faire encore confiance ?
Il n'y a pas que les actions puantes, tout est marqué
d'odeurs, et tout le monde dégage son propre parfum. Je peux
éviter les pires, les plus dégueulasses, mais je dois
encore supporter tous les autres. Je renifle les gens tristes, les
gens seuls, ceux qui se sentent coupables, ceux qui s'en moquent,
ceux qui voudraient être aimés, ceux qui n'y croient
plus ou font semblant, ceux qui sont déçus, ils
ignorent pourquoi mais ils sont déçus, ceux qui n'ont
pas de but, ceux qui voudraient bien faire quelque chose, ceux qui
hésitent, ceux qui cherchent un sens à la vie, ceux qui
ont mal aux dents et ceux qui ont peur des dentistes, ceux qui
pensent, ceux qui essaient, ceux qui en ont marre tout simplement,
ceux qui voudraient réfléchir, ceux qui sont trop
fatigués pour ça, ceux qui ne font rien de la
journée, ceux qui ont des principes, ceux qui écrivent
et ceux qui ne lisent pas, ceux qui oublient de voter, ceux qui ont
toujours faim, ceux qui ont des complexes, ceux qui dépriment,
ceux qui s'en veulent, qui crient, qui étouffent, qui
achètent quand il ne faut pas ou qui ont mal quand ils
pissent, ceux qui voudraient plus d'argent, ceux qui en ont trop mais
pas assez quand même, ceux qui gardent la monnaie des courses,
ceux qui se font vomir, ceux qui s'indignent, ceux qui
espèrent en échange, ceux qui attendent en retour, ceux
qui exploitent en toute bonne foi et qui s'étonnent qu'on leur
en veuille, ceux qui coupent la parole, ceux qui essaient de l'avoir,
ceux qui trompent parce que c'est plus facile, ceux qui trompent
parce que c'est plus difficile, ceux qui ne comprennent plus, ceux
qui n'en veulent plus, et, bien sur, ceux qui n'en peuvent plus."
Josh essaya bien
de sentir quelque chose, de capter dans l'air de son square un
soupçon de mauvais vent, mais ses narines ne lui indiquaient
que la fin d'une soirée tranquille.
"Je vous aime,
princesse, dit-il finalement.
- Allons Joshua,
vous le dites mais vous n'êtes pas sincère.
- Pourquoi... ?
Vous sentez que je mens ?"
Elle agita son petit nez en une grimace amusante. Josh se laissait
examiner avec plaisir. Il détourna même les yeux des
pigeons qui n'avaient manifesté aucun intérêt
lors de la tirade du nez.
"Non. Non,
vous... vous sentez bon.
- Vous avez connu
des gens qui... sentaient comme moi, avant ?
- Quelques uns,
oui, il y a longtemps... mais je ne peux pas donner ma confiance, je
ne peux plus. J'ai bien essayé, avec d'autres, et tous avaient
cette même odeur d'herbe douce et de lacs que vous
dégagez. C'est comme ça que j'ai fini par
démasquer les traîtres, les plus dangereux. Ils cachent
leur odeur de cadavre sous des aérosols très
convaincants. La trahison, c'est une charogne avancée,
rongée... oui, celle de Baudelaire, absolument... mais il en a
fait un poème, et ceux qui trahissent ne se donnent pas cette
peine. Ils agissent au crépuscule, comme des rats pesteux, et
envahissent la ville basse en vous faisant espérer que ces
furoncles noirs qui vous recouvrent le corps ne sont pas les signes
de la maladie, la chose, celle dont on n'ose prononcer le nom. Tout
au plus une mauvaise grippe. Mais on est là, seul au fond du
lit, dans les mauvais draps, et l'odeur se précise, commence
à hurler... on voudrait avoir tort, juste une fois, et on
implore la pitié du médecin qui a déjà vu
dix cas semblables dans la matinée. Les traîtres sont de
cette espèce, Josh. Ils n'ont l'air de rien, on ne peut pas
les prévenir, et avant que l'on ait remarqué la
nouvelle pustule sur sa poitrine le constat tombe
"désolé, c'est bien la peste." Je crois que je
préfère rester ici, avec vous, et continuer à
parler de vos pigeons. Vous savez au fait comment je vous ai
retrouvé ?
- Au pif ?
- Eh oui ! J'ai
suivi les odeurs, ou plutôt l'absence d'odeur. Je suis
allée devant l'ancienne librairie et j'ai marché en me
guidant à vue de nez. A chaque odeur dangereuse, je tournais
à gauche. Plus je m'approchais du jardin, moins il y en avait.
Et là, je ne sens plus rien. Tout est calme.»
Josh
préféra se taire plutôt que de la convaincre
vaguement de son amour. Après tout elle pouvait bien avoir
raison. Qui peut jurer de tout donner, soir après matin ? Qui
aurait seulement la force de reconstruire une passion
effilochée ? Il ne reste aux gens que le silence, et les
souvenirs tendres de ceux que l'on a adorés.
Ils se
levèrent du banc et Josh prit son bras sous l'oeil
amusé, compréhensif, d'un Napoléon de bronze qui
s'endormait. Tandis que la jeune femme secouait ses cheveux en
s'énervant sur les boucles de son sac pour ranger la bouteille
de vin, Josh surprit deux pigeons qui s'éloignaient
discrètement du reste du groupe. Ils étaient vifs,
légers, et leurs plumes semblaient plus douces que celles des
autres. Une fois hors de vue des gros dormeurs abrutis par la
digestion du soir, ils prirent une allure étrangement calme.
Ils se frottaient du bout des ailes et marchaient dans l'herbe, en
picorant un ver ou deux sans y penser vraiment. Josh se souvint les
avoir déjà repérés. Ils ne faisaient pas
partie de ceux qu'il appelait les voyageurs, ni de leurs exploitants
mieux nourris. Ces deux oiseaux si fins ne se mêlaient pas au
groupe durant la journée, et profitaient juste de la chaleur
des plumes épaisses pour dormir. Josh ne se rappelait pas les
avoir pris à flâner, l'air innocent, près des
miettes de pain. Ils se débrouillaient pour manger comme ils
pouvaient, et on ne faisait pas attention à eux.
"Des
inséparables, dit-elle dans l'ombre à côté
de lui.
- Oui, sans
doute. Ils ont l'air en route pour quelque part. Peut-être que
demain je ne les verrais plus... Ils ne seraient pas les
premiers.
- Vous croyez que
des pigeons pourraient voler jusqu'au Guatemala ?
- La Fontaine
devait avoir raison. J'ai lu une fois quelque chose sur ces oiseaux
qui se rencontrent et ne se quittent plus de leur vie. Si l'un d'eux
meurt, l'autre se laisse mourir. Je n'aurais jamais cru ça
possible chez nos petits camarades... Après tout, quand un
pigeon meurt, ceux qui restent sont tristes... quoi ? Une
journée ? Une heure ? Un instant ?
- Ou pas du tout,
dit la jeune femme. Ils peuvent faire semblant.
- Non, je ne
dirais pas ça... je pense que la tristesse est vraie, et
douloureuse, mais enfin bon... ils repartent toujours à
l'assaut du tas de miettes, et le travail hein... vous savez ce que
c'est ? Les occupations, les soucis... à force de les
observer, je peux dire que l'existence d'un pigeon est rythmée
par bien peu de choses, mais qui lui prennent tout son temps.- Ils
mangent, ils dorment, ils se battent et se reproduisent... et le
lendemain, on recommence.
- Parfois, j'en
surprends un dans la vieille fontaine. Elle ne donne plus d'eau, donc
ça ne leur sert à rien, mais ils y vont quand
même... je ne comprends pas très bien ce qu'ils en
attendent. Je ne mets jamais de nourriture là-bas, et il y a
beaucoup de mouches. Mais certains ont enfin compris... je les trouve
plus agressifs ceux-là. Ils font double travail de ramassage
de pain sec et piquent du bec ceux qui font mine de s'approcher du
bassin. Tout à l'heure, juste avant que vous n'arriviez, l'un
des gros des premiers étages - c'est le nom que je leur donne
- s'est déplacé jusque là. Il a même
autorisé quelques travailleurs à le rejoindre. Quand
tout le monde a été bien en place dans le creux de la
fontaine vide, il s'est sauvé et a rejoint son perchoir.
Depuis, ceux qui l'avaient suivi travaillent deux fois plus vite. Ils
doivent se sentir plus motivés, maintenant qu'ils ont un
endroit où se rendre.
- Regardez ! dit-elle d'une voix amusée, une voix de petite
fille qui voit un drôle de bonhomme dans la rue. Nos
inséparables, je crois bien qu'ils s'embrassent.
Le pigeon de
gauche frottait tendrement sa tête contre le cou de son
compagnon, et leurs yeux se fermaient, alourdis, lorsque les becs
échangeaient des morceaux de pain sortis en douce de sous une
aile. Josh se dit qu'ils avaient dû prendre un fameux risque
pour les voler. Rien n'était gratuit depuis quelque temps, et
les pigeons n'étaient pas du genre à partager les
miettes.
"Je n'ai pas
l'intention de vous trahir princesse, dit-il sans la regarder. Vous
ne pensez pas que, des fois, ça vaut la peine qu'on se batte
pour y croire ?"
Elle sourit
encore. Elle en inventait un nouveau à chaque fois, plus
léger, ou plus inquiet... ou encore plus franc.
"Ne faites pas ce
genre de promesses Joshua, vous pourriez être obligé de
les tenir. Et si on se contentait de boire du vin, de parler volaille
et de laisser nos pigeons dormir en paix ?"
En la laissant
partir, Joshua eut le sentiment qu'il désirait tout de
même un peu plus.
__________
Il passait
désormais ses nuits dans le square. Le jour, il frottait par
habitude les visages des grands hommes, bien que les pigeons eussent
appris dès les premières leçons à ne plus
s'approcher de ces totems. Josh avait ramené de chez lui un
duvet, un oreiller et une pile de livres, et il ne demandait rien
d'autre. La tranquillité de cette place, dont personne en
ville ne soupçonnait la présence, l'enveloppait et
berçait son rythme de vie. Il soignait ses statues et ses
pigeons, et ne mangeait que lorsqu'il le désirait.
Il ne comprenait
pas le principe obligatoire des trois repas par jour que les oiseaux
exigeaient. La vie des pigeons semblait tendre entièrement
vers l'organisation de ces trois instants, véritable
institution tacite qui dès midi et dès dix-neuf heures,
chaque jour, mettait en route une formidable machine de restauration.
Ils n'avaient pas le temps, ni réellement faim, mais se
jetaient dans une course au repas qu'ils avalaient par habitude. Des
menus identiques l'un après l'autre, ni changement ni petite
folie, pourquoi se donner cette peine ? Ils avaient
décidé que l'on devait manger aux mêmes instants,
et chaque jour, l'un après l'autre, ils se gavaient. "C'est
l'heure de manger", disaient-ils entre eux, et jamais "j'ai envie de
manger maintenant." Josh, lui, se contentait de peu, et il le prenait
à l'instant où sa seule faim le guidait.
Il marqua la page de son livre et prit une bonne poignée de
nourriture dans un sac plastique. C'était l'heure du
dîner des oiseaux.
Les pigeons avaient disparu. Il pensa à une petite blague de
leur invention, ils étaient devenus joueurs avec lui et
essayaient de le distraire par des rondes et des chants. Les
fenêtres étaient désertes, il ne restait au
premier étage qu'un vieux pigeon obèse manifestement
asthmatique. Josh se redressa. Le pain sec s'écoulait en
rigoles de son poing serré. Il fit le tour de la statue de
Baudelaire, se pencha sous le banc. Rien. Il se redressa, un coup de
chiffon propre sur les genoux, nouvelle inspection du poète et
des arbres les plus proches, toujours aucune agitation sur le
trottoir, les réserves de pain intactes sur les balcons, pas
de plumes dans l'air, juste le silence et son angoisse d'avoir
été abandonné. Il siffla pour les attirer. Les
pigeons ne répondirent pas plus à une triple ration de
miettes. Ils avaient sauté l'heure du repas. Josh le Ventru
marcha tout le long du square en appelant ses petits.
Ils
étaient en planque, derrière le socle de
Napoléon. Un groupe restreint qui attendait quelque chose, et
dont les plus vifs surveillaient les alentours. Josh lança son
pain directement au milieu de la troupe, ce qui déclenchait
d'ordinaire des luttes fratricides d'où jaillissaient des
plumes comme d'une franche bataille de polochons. On ne lui
prêta aucune attention. Un pigeon qui avait reçu une
miette remua la tête et la fit tomber, sans la manger.
Josh
s'éloigna en silence et suivit la direction qu'ils observaient
attentivement. La piste remontait jusque Jean-Paul Sartre, fumant sa
pipe, un oeil à gauche et l'autre à droite,
indifférent aux oiseaux qui voletaient à ras du sol
juste contre ses souliers. Un second groupe, à peine plus
fourni de quatre ou cinq éléments, se tenait en retrait
dans l'ombre du philosophe des cafés. Josh eut l'impression
d'une concertation, qu'ils hésitaient sur les positions
à tenir et qu'ils n'étaient pas d'accord. Une courte
dispute éclata, violente, mais très vite
oubliée.
Au milieu de la
pelouse, une énorme réserve de nourriture que les
oiseaux avaient accumulée attendait patiemment, sous la bonne
garde des pigeons gras, descendus pour le coup de leurs perchoirs de
privilégiés.
Les sartriens
passèrent à l'action avant les autres. Ils avaient
finalement compris que la force n'était pas de leur
côté et que la surprise serait leur seule chance de
s'emparer du pain. Ils jaillirent d'un coup, droit vers l'objectif,
pour en amasser tant qu'ils pouvaient et se sauver avant
l'arrivée des troupes de l'empereur. Mais certains
n'étaient toujours pas d'accord sur le chemin à
emprunter et pinaillaient au sujet d'un changement de
stratégie. Ils pensaient que la ligne droite n'était
pas nécessairement le chemin le plus fiable. Le temps perdu
dans la discussion avait permis aux soldats de réagir à
ce mouvement impromptu, et ils chargèrent du bec les penseurs
inattentifs.
La
première offensive fut meurtrière. Josh assista au
démembrement de ses protégés. Les pigeons se
perçaient les flancs et le jabot à coups de becs et de
griffes, s'arrachaient les ailes, les pattes, se crevaient les yeux,
et piétinaient de rage les cadavres qui ne ressemblaient plus
qu'à un tas mal formé de plumes grises et sanglantes.
Un petit bonhomme, dont les yeux avaient été
gobés, tâtait le sol de son bec pour retrouver l'aile
qui lui manquait. Il passa à côté d'un grognard
et Josh se dit qu'il ne lui laisserait pas une chance, mais le soldat
poussait des petits cris aigus en se traînant, incapable de se
relever. Il avait les deux pattes brisées. Il cracha un
caillot de sang et se retourna sur le dos. L'air ne passait plus. On
le laissa étouffer.
Les pigeons de
Sartre, en difficulté face à la résistance du
groupe adverse, adoptèrent une nouvelle méthode. Il
fallait se replier. La fontaine de l'autre côté du
carré de pelouse offrait un abri temporaire. On vit les plus
forts abandonner sur place les invalides, que les arrivants prirent
soin d'achever. Cette retraite les éloignait des
réserves de pain, mais ils avaient besoin de temps pour
construire un second plan d'action.
Les vainqueurs de
la bataille n'allaient pas les laisser fuir sans les traquer. Les
pertes s'aggravaient à mesure que le bassin de pierre
était plus net à l'horizon. Joshua constata avec quelle
volonté l'armée napoléonienne s'emparait de ses
victimes une à une, sans hésiter, et leur tranchait la
gorge. La petite troupe affaiblie progressait au rythme des morts.
Parmi eux, une pigeonne mis à bas deux oeufs qui n'eurent pas
le temps d'éclore. On les éventra
méthodiquement, et les trois mâles qui fermaient la
marche en profitèrent pour s'accoupler avec la mère,
qu'ils piquèrent ensuite du bec jusqu'à ce qu'elle
meurt.
Les combattants
de Napoléon avaient acculé les derniers
résistants. Quelques sartriens se campèrent devant eux,
les plumes gonflées, les défiant de mettre à
mort des adversaires qui refusaient le combat. Ils eurent les os
broyés, et dans l'herbe au pied de la fontaine on exposa leurs
cadavres déjà tout secs.
Le groupe de
penseurs, réduit à une dizaine de pigeons
blessés et effrayés, cherchait encore à fuir la
mort. Pas de fin héroïque, pas de dernière charge
des braves. Face au vide, ils n'avaient pas d'autre pensée que
de survivre juste un instant de mieux. Ils venaient de saisir l'enjeu
véritable de leur petite guerre. Quelques aient
été les motivations, les rêves, les promesses et
les désirs, ils n'avaient, au dernier instant, que la mort
à affronter, et cette pensée définitive les
avait foudroyés.
Une armée brouillonne et furieuse se mit à crier, et
Josh réalisa qu'ils n'avaient pas tous combattu. Surgis du
manteau de la statue de Karl Marx, un nombre imposant de pigeons
féroces formèrent un rempart aux rares survivants, mais
ne profitèrent pas de l'occasion pour éliminer les
violents sujets de Napoléon. Un pigeon d'une race que Josh ne
connaissait pas, plus rapide et plus imposant que ses cousins
ordinaires, réussit à les contenir par sa seule
présence. Il tourna le dos et s'adressa aux sartriens, qui
venaient tout juste de comprendre que leur mort serait
retardée. S'ils voulaient de l'aide, il faudrait s'allier avec
les nouveaux venus. Et accepter toutes leurs conditions.
Les grognards
s'agitaient peu à peu. Bientôt ils finiraient le
nettoyage, et le puissant chef n'avait pas l'intention de les en
empêcher.
L'intérêt du chantage à la
survie, c'est qu'il n'entraîne pas de réflexions longues
et inutiles. Ils redressèrent la tête, sous l'effet
d'une seconde poussée d'espoir, et ceux-là mêmes
qui fuyaient leur mort quelques instants plus tôt furent les
premiers à percer les rangs de l'ennemi. Ils croquèrent
une par une les fragiles articulations des ailes, et des soldats qui
pensaient la victoire certaine se virent arracher des membres, puis,
soulevés du sol à bonne hauteur et
relâchés, leur crâne éclata sur le
trottoir. Le chef des oiseaux de Marx luttait seul contre trois,
même quatre, même cinq, et son bec tuait net, d'un coup
précis en pleine gorge. On ne parvenait pas à
l'approcher. Ses adversaires voulurent le prendre à revers,
dix dans son dos prêts à l'abattre, mais il les chassa
d'un retour d'aile et les assaillants finirent en bouillie contre la
pierre froide de la fontaine.
L'alliance avait
gagné. Ils ouvrirent le ventre des prisonniers et se
lancèrent dans les plumes qui recouvraient le sol.
Tard dans la
nuit, ils dansaient encore.
Il fallait organiser le nouveau système. Tandis que les
philosophes léchaient leurs blessures et que Joshua
récupérait les cadavres dans un grand sac poubelle, les
gros pigeons qui avaient veillé sur le pain durant la bataille
s'inclinèrent devant le chef des vainqueurs. Il fut convenu
que, désormais, chaque pigeon travaillerait à la
récolte des miettes, non plus à titre individuel mais
en tant que membre efficace de la communauté. Les trois quarts
des réserves ainsi amassées seraient distribuées
équitablement entre les dirigeants du nouvel avenir, et le
quart restant serait, lui aussi, partagé de façon juste
entre l'ensemble des travailleurs. Ces derniers auraient à
coeur, en raison de la brillante victoire remportée sur la
force et l'oppression, de se fatiguer avec entrain à la
construction d'une vie moins contraignante, plus juste pour les
pigeons. On jura aux quelques inquiets que le conseil de
décision mis en place à l'issue du combat
n'était que temporaire, et qu'une fois les choses bien
instaurées, chacun serait libre de vivre selon ses
désirs. Rassurés, les derniers sceptiques se
félicitèrent d'avoir choisi le bon camp. Ce
soir-là, ils s'endormirent tous ensemble sur le trottoir,
confiants, et les membres du conseil volèrent en compagnie de
leurs femelles jusqu'aux fenêtres du premier étage,
où les anciens occupants les accueillirent à grandes
ailes déployées.
__________
Josh s'ennuyait, seul sur son banc. Il avait fini ses livres, ainsi
que ceux qu'il était retourné prendre chez lui. Les
statues ne demandaient plus à être nettoyées. Il
les avait lustrées tant et tant qu'il pouvait se recoiffer en
s'observant dans les lunettes de Sartre. La jeune femme
n'était pas réapparue depuis leur soirée. Il
guettait parfois, du réveil au coucher, assis à la
même place, une silhouette brune qui se glisserait contre un
angle d'immeuble, un livre dans chaque main, et qui lui ferait la
lecture en roulant et déroulant une courte mèche de son
front.
Il s'ennuyait
pour de bon. Les pigeons avaient fini par l'exaspérer. Quand
il eut fini de nettoyer les dernières plumes, de frotter les
dernières tâches de sang séché,
incrustées dans le bassin de pierre, et que ces nuisibles se
furent remis à parcourir la pelouse dans tous les sens, il vit
combien rien n'avait changé. Deux poubelles avaient
été nécessaires pour récolter les morts,
et le lendemain ils avaient repris leur cirque sans fin.
Josh les ignora.
Bientôt, il tournait en rond. Il envisageait l'idée de
partir, de les laisser s'entre-tuer, au moins les statues resteraient
propres à jamais, et de retrouver sa princesse, même
s'il ignorait encore son nom. "C'est délicieux, avait-elle
dit. On se rencontre juste, est-ce que ce n'est pas plus
mystérieux ainsi ? Je serais l'inconnue du jardin public... un
vrai rêve de gamine !" Josh avait trouvé cette magie
séduisante, et maintenant elle s'enfuyait. Il aurait
quitté sa retraite s'il n'avait trouvé, un matin en
ouvrant les yeux, une affreuse tâche blanchâtre et
dégoulinante sur le veston de Baudelaire, quelques
mètres à peine de l'endroit où il dormait.
Avant cela, il avait bien flairé quelque chose
d'étrange, mais venant de ces stupides oiseaux il
n'éprouvait plus la moindre surprise. De la lassitude, tout au
plus, et un léger dégoût. C'était en fin
de matinée qu'il avait vu un petit nombre de pigeons,
ornés de plumes plus grandes et plus blanches que la normale,
se détacher du groupe qui finissait rapidement le petit
déjeuner avant la livraison de midi. Ils se
déplaçaient en file indienne, solennels, et chacun
tenait au creux du bec une épaisse miette de nourriture. Les
travailleurs affairés s'écartaient sur le passage de la
procession, qui se fermait par quatre oiseaux gonflés
d'importance tirant une large tranche de saucisson, qu'ils avaient
probablement dénichée à l'extérieur du
square. Josh ne leur en donnait plus depuis qu'il avait
gaspillé maints sandwichs à vouloir les changer de leur
routine sèche. Ils déposèrent la tranche
avariée et leur bout de pain au pied de la statue de
Baudelaire, où Joshua passait désormais l'essentiel de
ses journées. Ces simagrées se
répétèrent trois fois, et trois fois ils
prélevèrent sur la part du plus grand nombre un bon
pourcentage. Josh voyait grossir un inutile mont de pain sec.
Il lui donna un
coup de pied et poussa un "han !" d'effort, si violent qu'il en
était presque comique. Quelques affamés se
jetèrent sur les miettes éparpillées. Le chef de
bataille, qui avait considérablement grossi, les piqua au
flanc. Les pigeons aux belles plumes plantées dans
l'arrière-train se mirent en tête de faire un nouveau
tas.
Un plus gros.
Josh se dit que,
décidément, il n'arriverait jamais à rien. Il
avait résolu de laisser en plan ses brosses, ses chiffons et
une réserve de pain rassis volumineuse, que ces goinfres
obscènes ne manqueraient pas de dévorer en quelques
heures à peine. Et il se réveilla sur la fleur sinistre
qui avait frappé le col de son poète impeccable.
"Qui a fait
ça ? hurla-t-il sans contrôle. Quel est le petit enfant
de pute qui a osé faire ça ?"
Il pointait un
doigt biblique vers le guano qui s'étalait
généreusement. Les pigeons se secouèrent de
toutes leurs plumes grises, du plus gras au plus insignifiant,
affolés par la voix de Josh le Ventru qui les accusait.
"Je trouverai le coupable bande de salopards ingrats ! Je vous
cramerai le cul s'il le faut ! Je veux son corps ouvert devant moi,
ses tripes répandues sous ma botte !"
Il appuya sa rage
d'un coup de talon sur le cou du premier venu et rompit le dos du
suivant, et il jeta les cadavres au milieu du repas des autres. Sa
voix était déformée, terrible, aussi grosse que
son ventre.
"Vous allez
bouffer de ma colère ! Prenez et crevez car ceci est mon pain
dans la gueule !"
Il arracha la
fontaine de la terre dont elle n'avait jamais bougé.
C'était de la vieille pierre de grès et couverte de
mousse, mais elle pesait ses cinquante kilos que Josh retourna d'un
coup d'épaule. Il se vautra dans la réserve de pain
sec, de graines et d'épluchures de toutes sortes que les
pigeons entretenaient. Sa vengeance frappait les faibles comme les
puissants. D'un jet de pavé il tua deux obèses
recroquevillés au balcon, puis il piétina les corps en
ponctuant son martèlement d'insultes et de menaces. Les
oiseaux s'enfuirent dans les hauteurs où la colère de
Josh le Ventru ne pourrait les atteindre. Ils se cachèrent du
mieux possible dans les branches, sur les toits, derrière des
voitures abandonnées là depuis des semaines, au creux
des poubelles, même, et quelques uns trouvèrent le
courage de disparaître pour ne jamais revenir.
"Je vous ai
nourris ! Je vous ai engraissés ! Moi ! Et vous ne produisez
rien, rien d'autre que de la fiente ! De la merde, voilà ce
que vous êtes ! Vous mangez de la merde et vous la ressortez,
c'est tout ce que vous êtes capables de faire ! Vous mangez
dans ma main les merdes que je vous donne sans vous demandez pourquoi
rien ne change ! Pourquoi est-ce toujours la même merde tous
les jours ? Le même pain sec sans goût que vous trouvez
délicieux ! Je vous donne ce qui me plaît et vous vous
goinfrez sans chercher à comprendre ! Amenez-moi celui qui a
commis ce... cette chose !"
Il crachait
désormais de formidables postillons épais comme des
bouts de météorites. Sa colère commençait
à décliner. La fatigue tenaillait le corps de celui qui
ne s'était jamais énervé de sa vie. Dans son
ventre, Josh enroulait une pelote de rage. Il devait
récupérer son souffle.
"Je vais vous...
je vous apprendrez à réfléchir avant de... faire
ça... Pourquoi est-ce que vous mangez... chaque jour la
même chose... ? Et si je vous donnais de la vraie merde, vous
la mangeriez aussi ? Oui... j'en suis sur... vous prenez ce qu'on
vous donne... C'est tellement plus simple... pas de questions
à se poser ! Pas besoin de réfléchir !
Qu'importe que ce soit de la merde... après tout, tant que
ça se mange... Ne pas penser, surtout ! Des certitudes
pensées pour vous... voilà ce qu'il vous faut ! Je
pourrais même vous convaincre que... vous n'êtes pas des
pigeons... je pourrais vous apprendre n'importe quoi, vous me
croiriez ! Pas par choix, mais parce que ce serait plus facile...
qu'il y aurait une réponse toute faite... pour chaque
problème ! Non, pas de soucis... des choses certaines ! Au
goût connu d'avance ! Qu'importe si ce n'est que du vieux pain
moisi, tant que vous savez ce que vous trouverez !"
Il avait repris
haleine et les mots sortaient de sa bouche, accompagnés de
jets de salive furieuse. Il ne voyait pas que les pigeons
étaient sortis de leurs refuges et qu'ils commençaient
à se rassembler.
La bande, au
départ discrète, avançait maintenant droit vers
lui, vers la statue de Baudelaire, et elle grossissait à
chaque oiseau qui rejoignait le cortège. Ils ne se pressaient
pas. En son coeur, la troupe était plus nombreuse, cachant
quelque chose.
Lorsqu'il cessa
de hurler, Josh les aperçut. Ils étaient tous
là, en demi-cercle à ses pieds, les regards
fixés au sol comme pour y trouver une pièce de
monnaie.
"Vous êtes
grotesques... dit-il sans force.
- Merci,
répondit la jeune femme, d'un souffle chaud dans son oreille.
Mais vous n'êtes pas mal non plus."
Josh se retourna,
les mains à mi-hauteur, et lui saisit les poignets.
"Qu'est-ce que
vous faites là ? dit-il en serrant juste un peu trop fort.
- Je cherche mon
chat, quelle question ! Tiens ? Vous ne sentez pas comme une odeur
bizarre... ?
- Vous êtes
avec eux ? Vous aussi, alors...
- Calmez-vous
Joshua, et racontez-moi cette grosse colère que j'ai vue en
arrivant."
Le cercle de
pigeons s'élargit par le fond. Quatre ventrus tiraient du bec
un petit assemblage de feuilles et de branchages. Pas un oeil rond
n'osait se lever.
"Mais enfin...
dit-elle. Qu'est-ce que... ?"
Ils
laissèrent tous passer le curieux convoi, qui déposa
enfin son chargement, à l'endroit même où les
monticules de miettes s'élevaient avant que Joshua ne les
saccage. Les pigeons emplumés chargés de cette ancienne
tâche se tenaient droits aux côtés des corps que
l'on venait d'apporter. Josh et sa compagne découvrirent les
cadavres égorgés des deux petits
inséparables.
Toutes les ailes
s'agitèrent en un unique battement. Un léger vent de
plumes sales, grises et déchirées, puis rien d'autre
que les yeux tristement crevés des amoureux.
Joshua voulut rattraper la jeune femme qui courait loin de lui. Elle
disparaissait dans les ruelles, se fondait au détour de
chemins que Josh n'avait jamais empruntés. Il ne connaissait
plus le moyen de sortir de son espace.
"Attendez !
Ecoutez-moi ! J'ai... j'ai tellement de choses à vous dire
!"
Elle
s'était cachée parmi les ombres d'une ancienne porte
cochère qui, Josh en était persuadé, n'existait
pas la dernière fois qu'il était passé.
"Je sais ce qui n'allait pas Joshua, dit-elle très calmement.
Cette odeur qui n'aurait pas du être là...
c'était vous.
- Restez
princesse, je voulais...
- Vous me faites
peur, je ne peux pas rester ici.
- Alors je viens
moi aussi. Je ne veux pas retourner là-bas... c'est trop dur.
Ils m'attendent, je le sais. Je n'aurais rien d'autre que leur regard
rond et fixe, si... si bête ! Si absurde !
- Ils ont le
regard de ceux qui ont choisi de ne pas réfléchir, je
sais bien. Mais ce n'était pas votre problème, comme il
ne deviendra pas le mien. Je ne me m'occupe pas d'eux et je conserve
ma liberté.
- Laissez-moi
venir, s'il vous plaît... indiquez-moi au moins le chemin pour
rejoindre la vieille librairie, je n'y suis pas allé depuis si
longtemps..."
Elle avait fait
demi-tour, Josh ne voyait déjà plus que son cou, ses
épaules, son dos enfin, et le bruit de ses pas
s'affaiblissait.
"Non Joshua,
dit-elle en prenant sur sa gauche une ruelle qui venait
d'apparaître. Vous devez rester pour enterrer ces morts. Ils
vous appartiennent."
__________
Son banc
l'attendait. Il s'assit aussi loin qu'il put des étranges
cadeaux qu'on lui avait destinés pour apaiser sa
colère.
Les pigeons ne le
regardaient même pas. Ils mangeaient.
Josh sentit venir
une larme, une seule, et la laissa couler. Il avait de grands
projets.
"Je vais bien
m'occuper de vous, vous verrez... on sera tranquilles... juste vous,
moi et notre chouette petit ciel de feuilles... Et puis, il y a les
livres après tout... ce n'est pas comme si je n'avais rien
à faire... Et vous allez m'aider, hein ? Dites, vous
m'écoutez au moins ? Non, vous allez continuer à manger
cette merde de pain desséché jusqu'à ce que je
m'énerve encore ? Mais ça n'arrivera plus... je vais
changer tout ça... je vous donnerai de bonne choses, vous
apprendrez à faire la différence... Et si on
commençait ? J'ai de quoi dans mes poches... hein, on essaie
?"
Il avait des
boîtes de thon dans les replis de son anorak, du pain frais,
des bouts de différents sandwichs au jambon et un reste de
salade de pâtes qu'il n'avait pas jeté. Il ignorait
depuis comment de temps le tout se baladait au fond de ses poches.
Les pigeons mastiquaient, imperturbables.
"Ah ! Et puis
vous allez arrêter de bouffer ça, j'en ai vraiment
marre."
Il attrapa son vieux manche de brosse et balaya le dîner. Puis,
comme il leur jetait des miettes de viande écrasées en
souriant, les pigeons, qui étaient peut-être une
centaine, peut-être même un millier, se ruèrent
sur Josh le Ventru et le dévorèrent.
Sylvain Tavernier © 23 Janvier - 08 Février 03
Étudiant en
lettres modernes de vingt deux ans à
l'Université du Littoral, Sylvain Tavernier est un
fan des littératures de l'imaginaire en
général et de Stephen King en particulier. Il
écrit des nouvelles et tient la rubrique de la
filmographie de Stephen King, et la plus grande partie des
critiques du film du
mois de ce site.
Vous trouverez de Sylvain
Tavernier sur ces pages :
une nouvelle : Un truc qui gratte
une
nouvelle : Varice
une
nouvelle : Simon le boiteux
une
nouvelle : Space fantasy
une étude : la filmographie de Stephen King
une étude : Approche du mythe de l'un et du double dans
l'imaginaire kingien
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ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 19 -
printemps 2003
.. Résumés,
accès aux
articles de la saison