VARICE

par Sylvain Tavernier

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Charles n'avait jamais été particulièrement doué pour le sport, et si dans son entourage tout le monde le savait plutôt lent et maladroit, personne ne s'était encore donné la peine de le lui faire remarquer. Aussi lorsqu'il obtint son Baccalauréat au bout du troisième essai et qu'il annonça à ses parents son désir de s'inscrire en STAPS, ceux-ci ne firent rien pour l'en décourager.
C'était un garçon assez bête, moyennement séduisant, qui avait jusqu'à présent traversé la vie avec l'insouciance et la facilité propre à ceux qui ne cherchent pas à se la compliquer. Sa Terminale, qu'il redoubla deux fois, fut la seule contrariété de ses jeunes années, et désormais il pensait que la tranquillité allait lui sourire. Les études supérieures qu'il venait de choisir lui assuraient un calme relatif sur le plan intellectuel. Il lui avait fallu un an de plus qu'aux autres enfants pour savoir lire et cet apprentissage douloureux, qui s'était produit sous les railleries de ses camarades de classe (il n'était pas assez malin hélas pour mesurer toute l'hypocrisie du terme : l'école nomme toujours "camarades" ceux qui sont tout sauf vos amis), cet apprentissage lui avait laissé une certaine amertume envers la lecture.
En réalité, chaque livre était une torture. Il ne pouvait prendre aucun plaisir à savourer un roman quand les phrases le faisaient buter l'une après l'autre, hésiter, revenir en arrière et consulter les notes de vocabulaire qui n'étaient jamais assez complètes pour lui. Il lui fallait le double de temps pour achever les oeuvres qu'on lui imposait à l'école et il les avait rarement terminées lors des interrogations de lecture. Parfois il répondait juste aux questions traitant de la première partie de l'histoire, mais si le professeur s'était intéressé au dénouement ses résultats chutaient, et alors sa mère signait le carnet de notes avec l'air attendri et déçu de quelqu'un qui s'est résigné.
Charles pourtant aimait les histoires, et même si elles lui donnaient souvent la migraine, il partageait les peines de Brasse-Bouillon et de Joseph, les malheurs du bon Dr. Jekyll, il vivait avec eux les aventures de Tom Sawyer et de Huckleberry Fine et de Jim Hawkins affrontant le capitaine Long John Silver. Il s'était quelquefois essayé à des oeuvres plus épaisses, aux interminables rangées de mots contractés, étouffantes, mais il n'avait pu en lire plus d'une dizaine de pages avant que le mal de tête ne lui fasse refermer la couverture. Il n'avait que faire de cette Madame Bovary à qui il n'arrivait rien d'intéressant, comme dans la vie ordinaire, ni des pensionnaires galeux de la Maison Vauquer qui semblaient passer leur temps à décrire le mobilier des pièces où ils se trouvaient.
Son bac français s'était joué sur un coup de chance. Il n'avait compris aucun des textes au programme à l'exception d'un poème de Francis Ponge,
Le Cageot, qu'il connaissait par coeur pour l'avoir étudié pendant une année entière. Charles avait depuis longtemps admis son inévitable redoublement et il s'était présenté parfaitement serein devant l'examinatrice, qui lui proposa de choisir le texte sur lequel il souhaitait être interrogé. Il n'eut même pas à se soucier de sa lecture laborieuse : il récita le poème sans jeter un oeil sur sa feuille. Vingt minutes plus tard, et bien que l'étude n'ait pas été à la hauteur de la première impression, il ressortait avec un onze sur vingt fort honorable.
L'année suivante, il ne gardait aucun souvenir de ce texte, comme il en allait de tout ce qu'il lisait depuis ses neuf ans. Les récits et les personnages se confondaient dans une brume de plus en plus épaisse, et finalement disparaissaient pour ne pas encombrer plus longtemps ce cerveau étroit. De même qu'il était incapable de mémoriser le vocabulaire si durement acquis lors de ses recherches, il ne gardait aucune trace des films qu'il allait voir au cinéma ni des chansons qu'on lui faisait écouter. Il aimait le cinéma. Il adorait la musique. Et il ne lui en restait rien. Chaque morceau était entendu pour la première fois, chaque film était une découverte. Dans un sens, il avait de la chance.
C'est donc un jeune homme de vingt ans parfaitement neuf, un Candide en basket et survêtement, qui se présenta à la Fac au mois de septembre pour officialiser son inscription en STAPS. Charles n'ignorait pas ses faibles compétences sur le plan physique, mais il s'était déterminé à réussir dans cette branche et ses parents jugèrent que, de toutes façons, il n'avait pas vraiment le choix.

Il dégueula à son premier 400 mètres, heureux de ne pas se trouver en classe en train d'étudier. A moitié évanoui sur la piste, il regardait le ciel et se félicitait d'avoir enfin trouvé sa place : allongé dans la terre ocre à côté d'une flaque de vomi. En regagnant le vestiaire il tremblait sur ses jambes frêles qu'aucun poil ne recouvrait. Charles se glissa sous la douche puis rentra chez lui afin de dormir deux jours d'affilée. Il espérait tout de même que le prochain entraînement serait plus facile.
Il vomit encore la fois d'après, et la fois suivante. Et durant tout son premier mois d'études, il fit attention à ne pas manger ni trop gras ni trop lourd afin de ménager son estomac. Ceux qui le remarquaient s'étaient imaginés qu'il vomissait ainsi pour fêter la fin de la course, ou quelque chose dans le genre, comme ce joueur de football américain qui baptisait la pelouse à chaque début de match. Mais Charles ne connaissait pas la moindre coutume de ce sport et ses haut-le-coeur étaient bien réels.
Les crises de vomissements cessèrent aux alentours de la fin octobre, alors que le jeune sportif commençait sérieusement à remettre en doute ses capacités. Peut-être avait-il fait le mauvais choix avec la spécialité athlétisme ? Il prenait conscience de n'être doué pour rien, de ne servir à rien. La confiance lui revint lorsqu'il réussit sa première course sans s'évanouir, et il oublia aussitôt ces réflexions inutiles qui n'amenaient rien de bon.
Il redoubla d'effort pour rattraper toutes les années perdues au collège où il ne s'était jamais senti concerné par les cours d'éducation physique, qui lui donnaient le sentiment de marcher au pas à pas parmi des rangées de soldats anonymes tandis qu'un prof superbement bronzé jouait du sifflet à tout va. À son arrivée en classe de sixième, il découvrit que les cours de gym, comme on les appelait en primaire quand il ne s'agissait encore que de mouvements de bras et de jeux d'adresses entre camarades, consistaient dorénavant à courir durant vingt minutes autour d'un immense rond-point en pente au coeur de l'école. Déjà à cette époque, il manquait de tomber d'épuisement après les séances. Et il en voyait qui semblaient aimer ça. Marcher en rang, courir en silence le regard droit devant soi, prendre son pouls, calculer la distance parcourue et le nombre de foulées effectuées...

Il y repensait en se concentrant sur la piste qui défilait sous ses pieds lors de la course. Rien n'avait changé, il voyait seulement le sol d'un peu plus haut. Il se traînait parmi les derniers comme d'habitude. Juste devant lui un gros garçon suait comme un bouc dans son large jogging grisâtre. En se tournant il aperçut une jolie jeune fille qui faisait de longues enjambées pour rattraper le groupe de tête. Il lui adressa un sourire qu'elle fit semblant de ne pas remarquer et elle le dépassa presque aussitôt. Charles se mit en tête de doubler le gros garçon qui transpirait toujours autant. C'était à présent son objectif et il n'en fallait pas plus pour le motiver. Il accéléra la cadence et ressentit une courte joie lorsqu'il parvint à sa hauteur puis il le laissa sur place, en contrôlant bien sa respiration pour ne pas montrer que lui aussi était épuisé. Il acheva la course avant-dernier, mais au moins il n'avait pas rendu son déjeuner. C'était déjà ça.

La routine s'installa avec la grisaille de décembre. Il allait en classe, il courait, il rentrait chez lui pour se changer et dormir, et le lendemain était identique à la veille. Seul l'entraînement marquait la différence avec le lycée, car excepté le sport, la Fac ressemblait en tous points aux années précédentes. Il ne s'était pas encore fait d'amis parmi sa promotion et il assistait d'un oeil distant aux diverses manifestations étudiantes.
Si, comme on le sait, l'intelligence n'était pas son point fort, Charles était assez perspicace pour saisir la superbe inutilité de ces associations. Chaque fois qu'il se rendait à la cafétéria il y croisait des membres du groupe Les Bérets, qui arboraient fièrement par une faluche leur appartenance au mouvement, dont la principale activité consistait à se réunir pour boire du Coca et jouer aux cartes entre gens qui ne se connaissaient pas mais qui faisaient semblant d'être amis malgré tout.
Au début, Charles s'était rendu à l'un de leurs rassemblements, d'en l'espoir d'y rencontrer quelques personnes qui voudraient bien discuter avec lui. Il avait vite compris, lui qui pourtant ne brillait pas en société, l'étroitesse d'esprit de ces gens qui ne faisaient pas le moindre effort pour s'intéresser à toute forme de culture et dont les conversations s'orientaient immanquablement autour des cuites qu'ils avaient pris la veille, ou de celles qu'ils allaient prendre ce week-end, bien qu'on ne les ait jamais vu boire un seul verre d'alcool. Pas même une bière.
Alors Charles était retourné au stade, tout seul. Il n'avait rien à y faire mais il aimait ça, donc ses professeurs le laissèrent tranquille, en attendant que le garçon réalise de lui-même son erreur. Son véritable problème venait du fait qu'il n'arrivait pas à juger de ses performances. Son rythme de course était irrégulier et il ne savait pas comment y remédier. On tenta bien de lui expliquer les nombreuses techniques servant à mesurer le rythme cardiaque après l'effort, la façon dont les bras doivent se placer dans l'alignement des jambes, ainsi que les bonnes astuces pour éviter le point de côté. C'était encore trop compliqué pour lui. Il était incapable de prendre son pouls. Il parvenait bien à capter les pulsations au niveau du poignet, et encore mieux en se plaçant les doigts contre la gorge, mais il fallait calculer le nombre de battements en fonction du chronomètre et là, son cerveau s'embrouillait.
Il se concentrait environ quinze secondes et la brume envahissait sa pensée, lui faisant faire des erreurs dans ses comptes, et les pulsations lui semblaient alors moins précises. Une course de plus qui n'avait servi à rien.
Il aurait pu continuer ainsi, rater les évaluations de fin de semestre, refusant ensuite de poursuivre puisqu'il savait qu'il n'avait aucun avenir, il se serait fait embaucher chez MacDonald's pour un salaire minable et il aurait peut-être rencontré une gentille fille comme lui un peu stupide qui aurait accepté de l'épouser. Ils auraient tous les deux fondé un petit foyer, sans jamais gagner beaucoup d'argent ni s'aimer réellement, mais ils auraient été tranquille et Charles se serait éteint à soixante-huit ans d'une infection pulmonaire sans avoir jamais repensé à son unique année de STAPS. Son seul regret aurait été de ne pas avoir eu d'enfant, mais comme disait sa mère qui avait de l'esprit : "Dans la vie, on peut pas tout avoir."
Au lieu de quoi, il découvrit dans les semaines précédant Noël un moyen infaillible de prendre son pouls. Un moyen qui le conduirait à s'allonger seul sur son lit, dans le noir, guettant la mort.

Un soir à la fin de l'entraînement son mal de tête le reprit sans raison apparente. Il courait tous les jours pour éviter que ce genre de douleur ne lui revienne par manque de pratique, et ses migraines le laissaient en paix depuis quelque temps. Il but une gorgée d'eau et s'assit sur les gradins le long du stade où les étudiants venaient s'exercer.
Il n'existe qu'une façon d'affronter une bonne migraine : s'allonger dans le noir et le silence absolu en priant pour qu'elle ne dure pas trop longtemps. Pour l'instant, la douleur restait imprécise. Ce n'était pas encore cette formidable impression que l'on vous enfonce un pic à glace à l'arrière de l'oeil, une douleur si violente qu'elle vous colle la nausée et triture votre cerveau jusqu'à la folie.
Charles ferma les yeux et se massa les tempes. Quand il lisait pendant un trop long moment, c'était sa technique pour refouler les maux de tête. En frottant il sentit une curieuse ondulation sous sa peau. Une veine saillait plus que les autres à l'endroit qu'il tentait de soulager. Il pouvait en suivre le trajet du bout des doigts, depuis la racine des cheveux au niveau de l'oreille jusqu'au milieu du front. Elle battait de façon régulière, le pouls était parfaitement net.
Sans songer à ce qu'il faisait, Charles se mit à compter les pulsations. Il resta ainsi deux bonnes minutes, sa concentration mise à rude épreuve par la douleur qui affluait. Quand il sentit qu'il avait échappé à une vraie crise il ouvrit les yeux et regarda le stade d'un oeil neuf. C'était à nouveau le jeune garçon qui s'était inscrit trois mois plus tôt en croyant fermement qu'il avait choisi la bonne voie. "Je sais comment faire," dit-il à voix haute, et cette pensée l'accompagna sur tout le chemin du retour, trajet qu'il accomplit en gardant une main sur la tempe pour s'assurer que cette veine n'allait pas s'effacer.

Ses performances décollèrent en moins d'une semaine. Il avait pigé le truc. Il était désormais capable de connaître ses limites, de sentir quand il devait accélérer ou ralentir, et bientôt sa course fut d'une régularité quasi obsessionnelle.
Charles se mit à observer le comportement des autres étudiants afin de voir s'ils pratiquaient une méthode similaire. Il se plaçait à l'écart du groupe, qui de toute manière ne lui accordait aucune espèce d'importance, et il guettait le front des coureurs. Avaient-ils également découvert son secret ? Peut-être que les grands champions d'athlétisme en faisaient autant ? Il ne put recueillir aucune preuve tangible. A peine les étirements accomplis, chacun rentrait chez soi sans prêter attention aux autres. Ils vivaient dans le plus parfait anonymat. Charles ignorait les trois quart des prénoms des gens avec qui il courait. Il s'imaginait que les fêtes devaient avoir lieu le week-end, que ces personnes ne pouvaient pas VRAIMENT se contenter de courir, de faire des pompes et de se croiser dans les vestiaires sans se parler avant de repartir de leur côté.
Dans son esprit, on le laissait à l'écart parce qu'il était un peu lent, un peu naïf. Les gens, ceux qu'il désignait en lui-même comme les "lecteurs" par contraste avec ses propres facultés, les gens ne peuvent vivre ainsi dans une telle apathie. Il ignorait ce mot bien sûr, mais il sentait qu'il devait exister un terme pour qualifier cet état végétatif, imperméable à tout sentiment extérieur, à toute curiosité.
Et pourtant rien ne se produisait. Il traquait les bribes de conversation dans les escaliers, autour de la machine à café, entre les cours, et partout il constatait le néant. "Salut, ça va ?" faisait l'un. Un autre répondait "Ouais ça va... et toi ? - Ben ça va, ça va... - Ah ouais... bon ben, à plus tard ? - Ouais à plus !" Au moment de se coucher il repensait à ces fragments de paroles en se massant constamment le front. Il sentait que quelque chose ne collait pas, qu'il y avait un problème... un manque. Mais dès qu'il réfléchissait trop longtemps, le brouillard apaisant venait recouvrir toute sa pensée et il se disait que c'était sans importance. Il s'endormait rassuré, la main contre la petite veine qui marquait le rythme pour le bercer.

Il se réveilla un matin après avoir poussé plus que de coutume ses réflexions nocturnes, au risque de subir une migraine foudroyante. Son inquiétude lui avait échappé une nouvelle fois avant d'arriver à son terme. Il ne parvenait pas à mettre un nom sur ce qu'il craignait.
En faisant sa toilette, il ressentit une vive douleur lorsque le gant passa sur son front, à l'endroit où palpitait le vaisseau sanguin. La veine avait grossi durant la nuit. A vrai dire, elle semblait
énorme. La peau était sensible, tendue, prête à craquer sous la pression du fin tuyau bleuté. Charles songea sans le vouloir aux dessins animés qu'il regardait enfant, quand le héros en colère sentait monter sa rage : de terribles veines lui barraient alors le visage, illustrant toute sa fureur. Il appuya délicatement sur sa tempe pour faire rentrer l'excroissance. La veine disparut au contact de ses doigts et reprit sa taille habituelle. Sans trop s'inquiéter, le jeune homme songea tout de même à l'incident le temps de prendre son petit déjeuner et de courir après l'autobus qui partait toujours en avance. À son arrivée en classe, il n'en gardait déjà aucun souvenir.
Une crise plus grave eut lieu le lendemain au cours de l'exercice. Il avait suivi soigneusement les gestes habituels pour bien s'étirer les muscles et éviter les contractions, ou pire les déchirements, et il avait terminé le 400 mètres en troisième position. Il fut seul témoin de cette victoire, le professeur ayant établi plusieurs mois auparavant qu'il n'arriverait à rien de bon. Quelque soient ses résultats plus personne ne ferait attention à lui. On s'en moquait.
Il sentit que la veine avait de nouveau gonflé avant même de porter ses doigts à la bonne hauteur. Il percevait son terrible battement. Sa main droite frôla légèrement la zone enflée qui paraissait le triple de la normale. Charles lutta contre la panique de sentir une telle chose se produire contre son cerveau. Il n'avait jamais autant souhaité que le brouillard ne vienne le soulager. Il regagna calmement sa place sur le banc en recouvrant la difformité de la largeur de sa main. Une fois seul, il appliqua sur sa tête une serviette éponge trempée d'eau fraîche et il attendit.
Il resta dans cette position (la tête enrubannée et placée entre les genoux) toute l'après-midi. Une centaine de personnes environ défilèrent devant lui au cours de la journée et à aucun moment on ne vint s'inquiéter de lui. Il entendait les voix, le bruit de leurs allées et venues, le glissement des fermetures éclair, des survêtements que l'on enfile, il distinguait l'écoulement des robinets dans les vestiaires et des chasse-d'eau qui fuyaient encore, et encore... Chaque son était d'une clarté parfaite. Il était seul et ses oreilles restaient son dernier contact avec l'extérieur.
Au bout d'une heure, peut-être une heure et demie qu'il restait assis là sans bouger, il comprit qu'un petit groupe d'étudiants le regardait et parlait de lui. Une voix de fille suggéra qu'il avait peut-être besoin d'aide, qu'elle se proposait pour venir le voir, quand une seconde voix féminine siffla en lui intimant de laisser tomber. Le groupe repartit, et il resta ainsi. Il se concentrait au maximum pour que l'inflammation se résorbe. Il était décidé à ne pas se lever tant que l'horrible petit tuyau ne désenflait pas.
C'est finalement l'équipe de nettoyage qui le fit réagir. La serviette avait eu tout le loisir de sécher et dehors il faisait presque nuit. Il releva lentement la tête. Sur la piste, quelque mètres à peine devant lui, il distingua une jeune fille qui l'observait. Depuis combien de temps était-elle là ? Que lui voulait-elle ? Il la reconnut malgré sa surprise et le jour déclinant. C'était l'une des étudiantes de son groupe, la seule personne à qui il avait fait un signe depuis son arrivée à la Fac, ce jour-là durant la course quand il cherchait à doubler le gros garçon.
Ils se dévisagèrent entre chien et loup. Elle se tenait debout, mal à l'aise, s'attendant sans doute à ce qu'il dise quelque chose. Rien ne lui venait. Elle l'avait surveillé pendant sa crise, elle seule avait remarqué ce garçon visiblement malade. Il ne voulait pas lui dire une banalité, pas une de ces imbéciles réflexions qu'il glanait à droite à gauche lors de ses errances dans les couloirs déserts de la Fac. Elle est comme moi, se dit-il. Elle aussi désire quelque chose, sans trop savoir quoi. Charles essaya de lui adresser un sourire, mais c'était idiot et il abandonna l'idée. La jeune fille, de plus en plus gênée, risqua un geste d'une main timide qu'elle laissa retomber avant d'avoir fini. Il détourna les yeux de la jolie silhouette et rassembla ses affaires de sport. Il la vit qui regagnait l'entrée du stade. Alors il voulut la rattraper, connaître son nom, lui demander pourquoi elle était restée, ce qu'elle aimait, passer une main dans la frange de ses cheveux noirs et lui murmurer à l'oreille des choses futiles qui la feraient rire. C'était l'heure de prendre le dernier bus pour rentrer. Charles fourra en vrac ses affaires dans son sac et se mit à marcher la tête basse. A quoi bon ? Elle était déjà loin maintenant.

Comme à ses débuts, quand il était secoué de vomissements si violents que son estomac se ratatinait comme une pomme, la veine se mit à gonfler après chaque course. Elle atteignait parfois le diamètre d'une artère. Dans ces cas-là, Charles osait à peine regarder dans la glace le monstre qu'il était devenu. C'était un John Merrick en basket, un phénomène de foire que l'on aurait pu exposer aux côtés de l'Homme-Tronc et du catcheur à la langue démesurée. Sa figure semblait doubler de volume comme sous l'effet des oreillons, qui donnent à votre visage l'aspect d'une poire. Sauf que sa bosse était située sur le front. Il ne quittait plus sa grande serviette de plage dont il se recouvrait en faisant mine d'éponger la sueur. Ce petit manège ne servait qu'à le rassurer dans la mesure du possible, puisque personne ne s'intéressait à son cas. Avec ou sans serviette autour du crâne, il serait passé inaperçu. Peu à peu, le vaisseau se dilatait à peine avait-il entamé l'échauffement. Il lui suffisait de faire quelques flexions ou de s'étirer les quadriceps pour que sa tempe enfle de façon obscène.
Il commença par fuir les cours physiques. Tant qu'il restait en classe et suivait négligemment les leçons ainsi qu'il l'avait fait toute sa vie, son cerveau se reposait et le laissait tranquille. Il passa ainsi la majeure partie du mois de janvier à dormir au fond des amphithéâtres pleins à craquer d'étudiants oisifs qui s'agitaient et discutaient de la pluie et du beau temps. Il était bercé par les discussions au sujet des profs, des examens qui approchaient et des révisions qu'il serait quand même temps de commencer, des soldes chez les revendeurs de fringues d'hiver, de la forme de la nouvelle bouteille en plastique souple de Kronenbourg et de l'éternelle incompétence du secrétariat de l'Université. Parfois un grand drame s'abattait sur la communauté lorsque la machine à café était en panne et les conversations prenaient alors une tournure plus politique, plus engagée.
Charles traversa ces événements en état de parfaite hébétude, trop heureux du calme qui régnait sous son crâne. Il vécut plusieurs semaines qui figurent parmi les plus sereines et les plus apaisantes de sa courte vie.

Son cauchemar le rattrapa durant la promenade qu'il avait l'habitude de faire seul, sur les chemins de campagne. Une coutume qu'il avait héritée de sa mère sans doute, pour qui le dimanche après-midi était indissociable d'un "bon bol d'air" selon l'expression consacrée. Si on ne sortait pas s'aérer au moins une fois par semaine, vos cheveux tombaient, les organes se liquéfiaient et les poumons se mettaient à rétrécir. Vous mourriez d'asphyxie comme pour rire dans d'atroces souffrances. Il reproduisait donc ce qui dans son enfance lui faisait horreur. Il marchait face au vent en prenant garde de ne pas tremper ses chaussures. Petit, déjà, il avait tendance à plonger comme un seul homme dans les flaques boueuses parce qu'il ne les avait pas vues assez tôt.
Il refit inconsciemment le geste qui lui avait rendu tant de services quand il ne savait pas encore maîtriser son rythme cardiaque. Il eut un hoquet de dégoût en sentant sous ses doigts la tumeur qui était réapparue. Elle était plus douloureuse qu'auparavant, et surtout plus grosse, si c'était seulement possible qu'une veine puisse ressortir à ce point. Le jeune homme se précipita pour retrouver la sécurité de sa chambre. Cette course affolée ne fit qu'aggraver la situation. Lorsqu'il atteignit son lit et s'emmitoufla dans les couvertures, tremblant et trempé de sueur glacée, son cerveau entier lui faisait l'effet d'une tumeur maligne qu'il voulait arracher à tout prix.
Il dormit à peine. La journée s'écoula selon les pulsations de son front. Il mesurait le temps en se fiant à cette horloge striée de veinules rougeâtres. Il n'avait conscience que de la douleur, qui allait et venait par vagues lancinantes, lui faisant espérer chaque fois qu'elle était partie pour de bon et qu'il pourrait se lever, reprendre sa vie monotone et sans histoire. Durant la nuit, il prit le risque de bouger. Il se rendit à petits pas aux toilettes de l'autre côté du couloir. La veine avait reprit sa taille normale. Les pieds nus sur le carrelage, Charles se mit à pleurer.

Au réveil, il pensa avoir trouvé la solution. Il voyait son état comme une punition, et il y avait forcément un moyen d'arranger ce qui n'allait pas. Il jugea sa vie avec le peu de recul que l'on peut avoir à vingt ans et il découvrit qu'il n'avait jamais rien fait. Vingt années s'étaient écoulées pour rien, sans but précis, et ce temps était perdu. Ses années de lycée, les rares amis qu'il avait fréquentés puis perdus de vue, son inscription en Fac, son entêtement à devenir un bon coureur... tout cela était creux, gâché, bercé d'illusions. La brume s'était dissipée pour la première fois en laissant apparaître un grand désert, où les visages comme les lieux étaient tous identiques. Il avait cru avoir de l'importance, qu'il était utile à quelque chose sans trop saisir ce que cela signifiait. Il se mit dans l'idée qu'il allait y remédier.
Pour Charles, les livres avaient constitué son véritable échec. Il s'en était détourné en pensant qu'ils n'avaient rien à lui apporter, que la lecture était réservée aux gens intelligents qui aimaient ça. Alors que la culture, la richesse de la langue et des auteurs, sont accessibles à tous et qu'on les rejette par paresse ou par mépris des "intellectuels". Comme si on pouvait s'en passer pour vivre tout à fait normalement sans se poser de questions. Et c'était bien là le problème de Charles : il ne s'était jamais posé de questions. La vie suivait son petit déroulement jusqu'au cercueil avec pour motivation principale d'éviter les si fâcheux points d'interrogation.
Il savait que sa chance résidait dans la lecture. Pris de fièvre, il regarda autour de lui à la recherche de n'importe quel livre pour le dévorer, s'en repaître et se guérir de sa maladie. Il n'y en avait aucun dans sa chambre. A quoi aurait-il servi ? Il se rua vers la bibliothèque de ses parents, malgré le risque de faire éclater la veine par un effort trop violent. Il parcourut les titres qui se mélangeaient dans son esprit.
Les Misérables, Le désert des Tartares, la Chute, Maigrir en Dix Leçons, La cause des Adolescents, d'après François Dolto qui a toujours raison, L'abomination de Dunwich, Thérapie pour le couple, Les Vendanges de feu, L'Hêtre et le Néant... il en avait le vertige. Les lettres se confondaient. Lequel choisir ? Par où commencer ? Tant de livres et si peu de temps devant soi... Moby Dick, Le Fléau (mon Dieu ! qu'il était gros celui-là !), Eugènie Bovary, La princesse de Ségur, Peau d'ours et tant d'ouvrages qui le narguaient, le mettaient au défi de lire ne serait-ce qu'une seule de leurs lignes noires. Charles en saisit un au hasard, en se fiant à son volume. Ni trop gros, ni trop petit pour commencer. Il jeta un oeil au titre : La Peau de Chagrin. Il ignorait jusqu'à l'existence de son auteur. Ce sera parfait, se dit-il satisfait en se calant dans un fauteuil pour n'en plus bouger avant d'avoir tourné la dernière page.

Ce fut l'une des entreprises les plus harassantes qu'il ait accomplies. Ces paragraphes en paquets qui manquaient d'air le firent étouffer plus d'une fois. Il ne comprenait rien à l'histoire, ni aux personnages, ni à quoi que se soit qui fait le plaisir d'une bonne lecture. Il s'ennuyait à mourir, consultant sans cesse les notes en fin roman pour ne pas perdre totalement le fil du récit. Enfin le héros dépressif mourut dans les bras de sa femme, victime d'un maléfice stupide, et Charles put refermer violemment le bouquin.
Il le jeta au loin comme on sursaute en se brûlant le bout des doigts sur une allumette. Il lui restait à vérifier l'état de son front. Il hésita dix bonnes minutes avant de se décider et de porter soudain les doigts contre la veine qui, fatalement, serait plus saillante que jamais.
Lisse. Il n'en revenait pas. Il venait de fournir un effort qui lui avait demandé plus de sueur et de tremblements que toutes ses courses réunies, et son front restait lisse. Il était sauvé.
Il se promit de faire ainsi une fois par semaine, en piochant sans regarder dans les livres que son père, de toutes façons, n'avait jamais ouvert non plus. Il les possédait car il était de bon goût d'avoir une étagère garnie quand des amis venaient dîner. Les couvertures n'avaient pas craqué une seule fois : les romans étaient restés intacts, sous cloche de verre à l'abri du jaunissement. Aucun d'eux n'avait cette odeur si caractéristique du vieux livre qui a voyagé. Un mélange de poussière de malle de grenier et de l'arôme du café fort que l'on renverse dessus par mégarde en prenant son déjeuner.
Un livre chaque semaine, se serait parfait. Il ferait comme ça au début, et si les choses rentraient dans l'ordre il pourrait diminuer la quantité et passer à un roman tous les quinze jours, puis une fois par mois. Oui, à présent tout irait mieux. Beaucoup mieux.

Comme souvent, il ne fallût pas longtemps pour que tout se dégrade. La semaine suivante il répéta l'opération et son choix se porta sur un livre plus petit que le précédent. Puisqu'il allait bien, pour ainsi dire, il n'avait pas l'intention de se flanquer la migraine avec un ouvrage trop obscure.
L'Etranger fut plus survolé que véritablement lu. Il trichait avec le livre en tournant les pages avant d'avoir fini le dernier paragraphe. Le sens de l'histoire lui échappait un peu mais l'important était qu'il soit assis là, dans l'attitude du lecteur. Il acheva très vite le petit roman et se proposa de prendre de l'avance dans son programme. Ce serait toujours ça de gagner sur la fois prochaine.
Quand il sentit de nouveau le renflement sur sa tempe, il se demanda d'abord ce que cela pouvait bien être. Il n'avait plus songé à son état depuis la première lecture et il s'installait machinalement, un livre à la main, en oubliant ce qui avait amené cette conduite. Son bras reposant sur l'accoudoir, il cala sa main sous son front afin de soutenir sa tête sinon il s'endormait au bout de deux pages. Cette position était plus commode pour faire la sieste que de laisser son crâne basculer d'avant en arrière, en le réveillant à coup sûr.
Ses doigts frôlèrent la peau à vif sous la pression du vaisseau sanguin. La douleur le secoua à travers tout le corps et il bondit du fauteuil, la main plaquée sur la grosseur qui pulsait frénétiquement. Il l'entendait résonner dans sa tête, il pouvait suivre le parcours du sang qui affluait depuis le coeur et s'engouffrait d'un jet dans la trachée qu'était devenue sa veine frontale. De sa main libre il réprima un cri et vomit entre ses doigts. Il tomba à genoux. Des larmes lui noyaient le visage. Le garçon terrifié se traîna jusqu'à l'escalier. A chaque pas qu'il faisait, il sentait la veine proche de la rupture. Le miroir de l'entrée lui révéla que sa figure était barrée sur le côté d'une énorme masse bleue qui semblait vivre d'elle-même. Il parvint sans savoir comment devant la porte de sa chambre. Les volets étaient fermés, les rideaux tirés, comme s'il s'était préparé à la plus belle migraine de tous les temps. Il n'osait plus bouger. Son lit était à un mètre de portée, le narguant comme s'il était le dernier recours capable de le soulager. Il finit le trajet en rampant. Une fois allongé il étendit ses bras le long du corps, parfaitement immobile, et fixa le plafond sans battre des paupières. Il ne devait pas bouger. En aucune manière. Quelque chose lui disait que le plus infime mouvement musculaire amènerait le vaisseau à éclater, le laissant se vider de son sang dans le lit où il avait dormi durant vingt ans. Il se mit à l'écoute de son corps, lui intimant comme un réflexe de survie de ne pas trembler. Toute sa vie avait été recouverte par le brouillard opaque qui empêchait sa pensée de prendre forme. Il repensa à la jeune fille entrevue à la tombée du jour sur la piste. Il vit en imagination sa silhouette, ses mèches noires qui lui chatouillaient les yeux tandis qu'elle le regardait par en dessous, un sourire à peine esquissé sur le coin des lèvres. Il comprit qu'il l'avait trouvée belle et qu'il aurait pu en tomber amoureux. Il pensa encore à beaucoup de choses dans la solitude de sa chambre qui sentait la sueur et la peur de mourir. Les yeux grands ouverts tournés vers les fissures du plafond, il était le seul à se soucier de lui.
- Pour rien... murmura-t-il pour lui-même. Une vie pour rien...
Puis il ferma les yeux.

© Sylvain Tavernier 28 octobre 2001 <syltavernier@wanadoo.fr>

Étudiant en lettres modernes de vingt deux ans à l'Université du Littoral, Sylvain Tavernier est un fan des littératures de l'imaginaire en général et de Stephen King en particulier. Il écrit des nouvelles et tient la rubrique de la filmographie de Stephen King, et la plus grande partie des critiques du film du mois de ce site.

Vous trouverez de Sylvain Tavernier sur ces pages :

u une nouvelle :  Un truc qui gratte

une nouvelle : Simon le boiteux

une nouvelle : Josh le Ventru

une nouvelle : Space fantasy

  une étude : la filmographie de Stephen King

 une étude : Approche du mythe de l'un et du double dans l'imaginaire kingien

 

 

  

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ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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