SPACE
FANTASY
par Sylvain TAVERNIER
Il avait
présenté son film dans tous les festivals où ce
genre de productions fauchées ("mais prometteuses !" comme
disent les journalistes) étaient en général bien
accueillies, mais en dehors des toasts au saumon - ou pire ! aux
rillettes - et de quelques poignées de main du style "j'aime
beaucoup ce que vous faites", il n'avait obtenu que des refus polis
quand il ne s'agissait pas de rires francs et humiliants. George, qui
avait investi tout son argent et toute sa passion dans ce projet, se
découragea de trouver un jour un distributeur pour son film,
et il se mit à craindre que d'ici vingt ans une bande de
doux-dingues revêtus de combinaisons spatiales faites
d'aluminium et de sacs-poubelle ne le qualifient de film culte lors
de leurs conventions Star Trek.
"C'est le titre
qui le rend invendable" lui dit un jour Patrick Stewart au cours
d'une séance de signatures de son livre : Moi, ma vie dans les
étoiles. "Franchement mon jeune ami, avait-il poursuivi,
mettez-vous à la place du public. Qui aurait envie de voir
THX
1138 alors
que nous sortons A la recherche de Spock le mois prochain ? Vous n'avez vraiment
rien d'autre ?"
George Lucas
n'avait rien d'autre effectivement, et il trouvait que c'était
déjà beaucoup. Au bout d'un an de projections où
la salle se vidait avant la fin, de rendez-vous annulés en
dernière minute et de toasts aux rillettes de plus en plus
rances, George, lassé de s'entendre dire "A vos souhaits !"
chaque fois qu'il prononçait le nom de son film, décida
de rentrer chez lui et d'oublier ces sottises en prenant une cuite
qui ferait date.
Il ouvrit un oeil
deux jours plus tard sans trop savoir dans quel lit il avait atterri,
et en cherchant ses lunettes à tâtons, sa main retomba
sur une poignée de feuillets chiffonnés et
imprégnés d'alcool dont il se servait d'ordinaire pour
prendre ses notes. A la lecture de ce qu'il avait écrit durant
la nuit (un synopsis absurde de science-fiction et de fermiers
galactiques), George se félicita de la beuverie
mémorable qu'il venait d'accomplir, puis, se souvenant de la
léthargie dans laquelle l'avait plongé 2001 - Odyssée de
l'Espace, il
brûla soigneusement chacune des feuilles. George Lucas jura,
mais un peu tard, qu'il ne passerait plus du Côté
Obscur.
Il se plongea
aussitôt dans l'écriture d'un scénario qui lui
tenait à coeur depuis l'enfance, Henry Jones et la sacoche
perdue, les
aventures pédagogiques et désopilantes d'un vieux
professeur d'archéologie, que George considérait comme
la réponse de la nouvelle génération à
tous ces films de héros forts et fiers, incarnés selon
l'envie du public par Errol Flynn ou Roy Rodgers. Sean Connery, star
un peu has-been et fatigué de n'avoir interprété
que James Bond depuis dix ans, se montra intéressé par
le rôle. Le film n'aboutit malheureusement pas et Lucas
décida de jouer son va-tout en revenant à la SF,
malgré sa promesse, et il lança la production de
Howard the
Duck.
Cette année-là, l'Oscar du meilleur film fut
décerné à un genre que tout le monde croyait
obsolète : le western. Pour les derniers dollars qui restent remporta un triomphe sur les
écrans d'Amérique et Sergio Leone reçut
également un Oscar d'honneur pour l'ensemble de sa
carrière. Il mourut dix jours plus tard, très
honoré.
Le 25 mai de la même année, alors que le Leone
pulvérisait un à un tous les records d'entrée et
que le jeune Steven Spielberg, tiraillé entre les
mâchoires de sa mère possessive et son amour du
cinéma, s'interrogeait sur son avenir, Frederic Brown,
écrivain de SF respecté, reçut une lettre de
refus pour la publication de son dernier roman. Les banalités
d'usage s'accompagnaient cette fois d'une note personnelle que
l'éditeur avait rédigée. "Mon cher Frederic,
vous ne suivez donc pas l'actualité ? Ce que les gens aiment
en ce moment, ce sont les westerns et rien d'autre ! Bien
cordialement etc."
Vexé,
Brown se servit un verre et retourna s'asseoir à sa table de
travail. Tandis qu'il pianotait les touches de sa machine sans
intention précise, une idée d'histoire vint frapper au
carreau : "Et si les cow-boys... ?" Il se mit aussitôt à
écrire ce qui allait devenir un best-seller.
Les westerns ne furent pas les uniques gagnants de cette
cérémonie des Oscars où l'innovation et
l'originalité brillèrent comme d'habitude par leur
inexistence. Un acteur inconnu jusqu'alors remporta la statuette du
meilleur espoir pour son rôle titre dans Flash Gordon. Si le film était
d'une qualité douteuse, la performance du jeune Mark Hamill
laissa pantois les spectateurs qui dès lors ne jurèrent
plus que par lui. Devenu star sans s'y attendre, il goûta
à l'ivresse des fêtes, des night-clubs, de l'alcool et
des femmes, avant de suivre le parcours classique des étoiles
montantes : cocaïne, inflation du moi, délire de la
persécution puis dépression et tentative de suicide
dans la baignoire d'un palace. Émus par son triste destin, les
fans du monde entier l'encouragèrent à se rendre en
cure et à retrouver dès que possible le chemin des
plateaux. Peu à peu, grâce au soutien de sa famille et
de ses admirateurs Mark Hamill fit un retour triomphal sur les
écrans en incarnant toujours le même rôle du
héros naïf et charmeur à qui il arrive sans
arrêt des bricoles jusqu'à ce que tout se termine par un
mariage.
Sur le tournage de ses nouvelles aventures, Hamill vit s'avancer vers
lui l'assistant metteur en scène, un peu timide,
impressionné par le statut de la star. "Monsieur Hamill,
dit-il en fixant ses chaussures, j'ai un projet de film - une grande
aventure !- et je... voilà, j'aimerais que vous le lisiez.
S'il vous plaît." Par respect pour ses propres années
difficiles, Hamill s'était fait un point d'honneur à
toujours laisser une chance aux propositions qu'on lui faisait. "Et
de quoi s'agit-il monsieur... euh, monsieur ?
- Cameron. Voilà : je suis certain que l'on pourrait
reconstituer le naufrage du Titanic, en l'agrémentant d'une
intrigue bateau du style Roméo et Juliette. Je vois un grand
film épique, dans la lignée de L'aventure du Poseïdon.
Après
tout, si quelque chose a marché une fois, pourquoi ne pas en
faire trente-six ?"
Aujourd'hui, pas une seule revue de cinéma ne peut sortir plus
de trois numéros à la suite sans faire allusion au
tragique dénouement de l'épisode Titanic, qui restera
comme le plus lamentable échec artistique et financier de
l'histoire, juste derrière le World Trade Center.
Accablé
par le refus de Mark Hamill, Cameron s'obstina à monter son
chef d'oeuvre improbable, au lieu d'envisager un western fantastique
comme on le lui avait conseillé, et l'erreur qui lui
coûta le plus fut certainement d'engager Kevin Costner en
tête d'affiche.
Lors de la
première à Los Angeles, non loin des studios
gigantesques qui avaient mis sur la paille la Fox et la Paramount,
c'est un James Cameron foudroyé de honte qui s'évanouit
à la fin de la projection, juste quand Costner, sur le point
de se noyer, disait langoureusement à l'héroïne :
"Je reviendrai."
Ce fut dans le
monde entier un éclat de rire qui retomba droit sur la
tête du malheureux réalisateur qui perdit la raison et
gagna son aller simple pour la maison d'internement. Il se
débattait encore lorsque les infirmiers le menèrent
à sa cellule, en hurlant qu'ils n'avaient pas le droit, qu'il
était James Cameron et qu'il avait réalisé le
grand succès Piranhas II ! Dans ses crises de démence, il racontait
à qui voulait l'entendre qu'il était en contact avec un
fabuleux acteur autrichien pour qui il allait écrire les
meilleurs westerns de tous les temps.
Tard le soir, James Cameron rêvait de cités sous-marines
et de cyborgs venus du futur pour saboter son film.
La passion du public pour les westerns et les règlements de
comptes ne s'essoufflait pas. Sylvester Stallone, uniquement connu
quelques mois auparavant des amateurs de films X mous du genou,
brilla dans le rôle d'un cow-boy pauvre et solitaire à
qui le champion de duels en titre laissait une chance de l'affronter.
L'Amérique en mal de héros se reconnu dans cette
histoire que Stallone avait écrit avec son coeur, avec ses
tripes, avec son foutre ! et où il avait placé tout son
désespoir, sa fureur de vaincre. Devenu star universelle,
Stallone enchaîna les succès mythiques et revint
régulièrement au personnage qui avait fait sa
gloire.
Ils tournent le
23eme épisode à la fin de l'année prochaine.
À la Maison Blanche, le président et ses conseillers ne
partageaient pas cet état de grâce qui avait
touché la population. Lassé des westerns depuis que sa
popularité lui avait permis d'obtenir le poste suprême,
Ronald Reagan fraîchement élu ne savait pas comment se
démêler du problème soviétique. Sean
Connery avait beau éliminer dans ses films plus de Russes
qu'il n'en venait au monde par heure, ils étaient de plus en
plus puissants, et le peuple russe commençait à se
vexer de n'avoir dans leurs salles de cinéma que des westerns
américains sous-titrés où ils étaient
systématiquement ridiculisés. La Guerre Froide devenait
culturelle, et Reagan s'arrachait les cheveux à trouver un
plan d'action visant à enterrer les communistes dans une
course folle à la recherche spatiale et à la protection
du territoire. Les Etats-Unis n'étaient plus en
sécurité pour la première fois depuis la crise
de Cuba. Les Américains cherchèrent dans le
cinéma une source d'inspiration, mais plus personne
n'écrivait de science-fiction et Reagan ne se résigna
pas à équiper son armée de revolvers et de
chevaux. Les Russes, galvanisés par l'immobilisme
libéral, pointèrent leurs missiles sur l'ensemble du
monde Occidental, et les dirigeants de tout ce qui n'était pas
communiste signèrent la reddition.
Un jeune
étudiant en informatique originaire de Seattle, sentant le
vent tourner, se mit aussitôt au service de la
recherche-développement soviétique et changea son nom
en Bill Gatovitch par mesure de sécurité. On ignore
encore s'il ne s'agissait pas en réalité d'un
agent-double mandaté par la CIA, avec pour mission de
gangrener les systèmes informatiques russes en mettant au
point un programme d'exploitation volontairement inutilisable qui
contraignait chaque ordinateur à planter trois fois par jour,
jouant par là avec les nerfs du pauvre personnel russe qui
bientôt se mit à boire pour oublier.
On eut vite fait
de supprimer la cérémonie des Oscars et de
déclarer interdite toute forme de culture américaine.
Un ingénieux gastronome se hasarda à monter un petit
restaurant où l'on pouvait manger en moins d'un quart d'heure
une sorte de sandwich et une portion de frites, mais le jour de
l'ouverture sur la Place Rouge pas un seul client ne se
déplaça et, au bout d'une semaine à errer dans
son local vide, le restaurateur qui avait englouti toutes ses
économies dans cet échec s'étouffa en
goûtant à sa propre cuisine.
Charlton Heston,
Eastwood et les autres ne se firent pas prier pour aller tourner
à Moscou dans les studios flambants neufs de RedFilms; et
bientôt les westerns soviétiques tels que
Règlements de comptes sur la
Toundra et
L'homme des
hautes steppes occupèrent l'affiche. La vie continuait. On
constata juste une forte croissance du commerce de la vodka, et une
soudaine baisse de qualité de la production musicale lorsque
les Brastila Boys restèrent en première place du Top 50
pendant trente-deux semaines consécutives.
Les
réalisateurs américains découvrirent à
Moscou un accueil auquel personne ne s'était attendu. Les
Russes devaient malheureusement se rendre à l'évidence
: en matière de cinéma, ils étaient nuls. Ce fut
l'ère des superproductions où chaque film n'avait pour
seul but que de tuer plus d'indiens que le précédent.
Certains acteurs se spécialisèrent dans
l'éradication systématique des ethnies
différentes, et le public accourait voir leurs exploits.
Tandis que Mark Hamill et Stallone envisageaient de mettre en commun
leur talent dans un film événement, John McTiernivlas,
un obscur réalisateur de clips sans western à son
actif, décida qu'il était temps de passer à
autre chose. Refroidi par la triste fin de James Cameron, il voulait
tout de même créer un genre nouveau, prouver aux
spectateurs qu'ils n'étaient pas condamnés à la
poussière, aux chevaux, et aux barbes de trois jours. Il se
mit à écrire un remake des Chasses du comte Zaroff (vieux classique d'Hollywood
désormais interdit depuis qu'un dignitaire russe
haut-placé avait protesté contre la consonance
bolchevique du comte), en remplaçant le chasseur par un
extra-terrestre débarqué dans la toundra.
Predatorovitch serait le premier film de science-fiction depuis
presque dix ans, et McTiernivlas comptait bien faire passer la pilule
en le tournant comme un western.
Le casting demanda plusieurs mois de recherche, aucun acteur connu
n'acceptant d'endosser le costume du monstre pour aller batifoler
dans les hautes herbes en plein hiver sibérique. Enfin, alors
que la distribution était bouclée et que le tournage
venait de débuter, le réalisateur renvoya du plateau un
cascadeur nommé Jean-Claude Van Damme qui assurait les prises
de vues éloignées du Predatorovitch. Van Damme semblait
incapable de comprendre la moindre instruction de jeu, et il
sautillait partout dans les studios en faisant des blagues. Il claqua
la porte, vexé qu'on le prenne pour un imbécile, et
embarqua aussitôt pour les Etats-Unis afin de perfectionner son
anglais. Il se détourna du cinéma qui l'avait trop
déçu et s'intéressa à la politique.
Dix ans passèrent.
C'était le temps des élections présidentielles
aux Etats-Unis. Ronald Reagan était depuis longtemps
retourné au western, mais aucun producteur ne prit le risque
d'engager un aussi mauvais président et il finit sa
carrière tristement dans des feuilletons
télévisés à petits budgets. La domination
russe s'était considérablement relâchée,
et la guerre avait lieu maintenant sur le terrain économique.
Le capitalisme sauvage rendait les riches toujours plus riches, qui
en étaient très contents, et les pauvres toujours plus
pauvres, à qui on ne demandait pas leur avis.
Au Texas, on pensait que le gouverneur Van Damme avait toutes ses
chances d'emporter l'élection. Il était plus jeune que
tous les candidats, plus charismatique, et son passé d'acteur
l'avait familiarisé avec les médias et la
présence des caméras. Son visage franc et sympathique
faisait dire de lui qu'on lui aurait acheté une voiture
d'occasion sans hésiter. Que ce garçon n'ait eu aucun
bon sens ni aucune lueur d'intelligence ne semblait gêner
personne. "Après tout, disaient les Américains, on l'a
bien élu gouverneur en sachant tout ça. Alors pourquoi
pas Président ?"
C'est ainsi que
l'on se retrouva avec un parfait abruti à la Maison Blanche,
mais il passait drôlement bien à la
télévision. Son discours d'investiture restera dans la
mémoire de chaque homme au même titre que le jour
où nous avons conquis la Lune, l'assassinat de Kennedy,
l'invention de la moule-frites et la déclaration de paix au
Proche-Orient, bien que les moules-frites soient plus fiables que
cette dernière.
Sous le mandat du Président Van Damme, la population mondiale
devint aware puis, écoeurée par une décennie de
westerns, se prit d'une soif de films indépendants venus des
pays de l'Est et, l'année de la réélection de
Jean-Claude Van Damme à la présidence, c'est un film
croate sans paroles et en noir et blanc qui fit exploser le
box-office. On se rendit aux séances déguisé
selon les costumes des héros. Des familles entières de
fans se réunirent par-delà les
générations, et la presse diffusa ce
célèbre portrait, tiré dans une des files
d'attente, où l'on voyait un petit bout de chou
entraîner sa grand-mère souriante vers les guichets du
cinéma. Un homme barbu aux grosses lunettes de plastique noir
leur tendait les billets. Sur son visage, un sourire crispé
par la fatigue d'une longue journée et, peut-être, une
certaine amertume.
Sylvain Tavernier © janvier 2003
Étudiant
en lettres modernes de vingt deux ans à
l'Université du Littoral, Sylvain Tavernier est un
fan des littératures de l'imaginaire en
général et de Stephen King en particulier. Il
écrit des nouvelles et tient la rubrique de la
filmographie de Stephen King, et la plus grande partie des
critiques du film du
mois de ce site.
Vous trouverez de Sylvain
Tavernier sur ces pages :
une nouvelle : Un truc qui gratte
une
nouvelle : Varice
une
nouvelle : Simon le boiteux
une
nouvelle : Josh le Ventru
une étude : la filmographie de Stephen King
une étude : Approche du mythe de l'un et du double dans
l'imaginaire kingien
|
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 20 -
été 2003
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accès aux
articles de la saison