UN TRUC QUI GRATTE

par Sylvain Tavernier

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Jeanne mordit à belles dents le pain tendre de son double-cheesburger. Un mince filet de sauce américaine se figea au coin de sa bouche et William le regarda d'un air écoeuré. Il voulut lui faire remarquer de s'essuyer avant que cet épaisse couche de gras ne coule le long de son menton et ne tâche son pull, mais il laissa tomber. Depuis quelque temps, il laissait tout tomber. Il se mit juste à espérer qu'elle n'essaierait pas de l'embrasser sans avoir fait disparaître cette cochonnerie. Il avait les lèvres gercées comme chaque hiver et le sel de ses frites lui mettait les commissures à rude épreuve. Pourquoi fallait-il toujours qu'ils salent trop fort leurs foutues frites ? A ton avis Billy ? Pour que tu crèves de soif et qu'ils puissent te vendre un deuxième Coca, c'est logique non ? Après tout, un Coca 50 cl à 20 balles c'est plutôt tentant. Déprimant. Il évitait d'habitude ce genre de pensées mais aujourd'hui il se disait qu'effectivement il aurait bien pris une autre boisson, même coupée aux trois quarts avec de l'eau du robinet.

- Je vais reprendre un truc à boire, dit-il en se levant. Tu veux quelque chose ?
Jeanne leva les yeux de son plateau barbouillé de tâches graisseuses et marmonna vaguement une réponse, la bouche encore pleine du dernier morceau de hamburger. Will n'attendit pas qu'elle ait avalé, de toutes façons il
savait qu'elle allait dire oui. Elle répondait oui à tout ce qu'il voulait, à croire qu'elle n'avait pas d'autre rôle à jouer que celui de la petite amie idéale, toujours de bonne humeur qui s'efforçait de ne pas avoir l'air trop conne devant ses copains. «Tu veux voir un film ce soir ? -Oui.» «Ça te dirait une partie de flipper ? -Oui.» Par moment ça le foutait en rogne. Il avait envie de la secouer, de lui serrer la gorge jusqu'à ce qu'elle crache un «NON !», rien qu'une fois. Eh Jeanne ! une petite sodomie aujourd'hui ? Elle dirait oui, bien sur. Il se sentait salaud envers elle.

«Après tout, lui répondait Hank chaque fois qu'il se plaignait de Jeanne la Merveilleuse, qu'est-ce que tu voudrais de plus ? Tous les mecs du lycée pensent que t'es le plus veinard des fils de pute de la Côte Est. Ta môme est roulée comme une petite garce des bordels de Bangkok, je connais pas un gars qui refuserait de la passer au fer. En plus elle est à ton service pour tout ce que tu veux. C'est vrai bon Dieu, je l'aie jamais entendue se plaindre ou dire qu'un truc la dérangeait. Et toi, tu viens encore me trouver et pleurnicher sur mon épaule parce que tu voudrais qu'elle soit chiante ? Là mon vieux, il va falloir que tu m'expliques...»

Il se contentait de faire une moue boudeuse et il passait à un autre sujet. Tiens t'as vu ? Les Giants ont encore perdu un match, quel abruti cet arbitre ! Mais Jeanne continuait à dire amen toute la sainte journée et ça lui tapait sur le système. Je suis un salaud, pensa-t-il en commandant à la caissière un autre Coca. Ouais, parfaitement.

Il vit que Jeanne avait passé un coup de serviette sur ses lèvres. Tant mieux. Il se voyait mal prendre un air dégoûté et rejeter la tête en arrière quand elle s'approcherait vers lui en minaudant et que cette traînée de sauce soit encore en place, presque figée. William déposa les boissons sur la table. Il aspira rapidement trois longues gorgées et il dut retenir un rot mémorable. Jeanne fronça le bout du nez. C'était sa façon de sourire de la situation. A son tour elle plaça une main devant sa bouche et étouffa discrètement un renvoi. Bon sang ! songea Will, elle croit peut-être que roter l'un après l'autre fait partie des délicieux instants dans la vie d'un couple. Il en avait presque envie de vomir. Son estomac avait du mal à accepter le concept du double-cheesburger, et il n'avait pas terminé sa portion de frites trop salées. Il était grand temps de quitter ce restaurant. Une fois chez lui, il débrancherait tous les circuits pour dormir deux jours de suite. Ensuite ça irait mieux.

- Willie ?
La voix de Jeanne était nerveuse. Il la regarda sans comprendre. Il haussa un sourcil en guise de question.
Bordel, qu'est-ce que tu veux encore ?
- On peut s'en aller ? demanda-t-elle.
La table était débarrassée. Il ne s'en était même pas rendu compte. Jeanne avait ramassé tous les papiers gras et vidé les plateaux dans la poubelle sans qu'il en ait conscience. Mauvais ça, très mauvais... Combien de temps était-il resté la bouche ouverte à fixer le vide ? Plus tard dans la soirée, lorsqu'il repensa à l'incident, il attribua cette absence à Jeanne. C'était de sa faute, elle qui s'enthousiasmait sans arrêt pour des âneries . Il avait juste réfléchi un peu plus longtemps que d'ordinaire, on n'allait pas l'empêcher de dormir à cause d'une légère absence. Mais William Faulkner n'était pas le genre de garçon à se rassurer avec des fables. Il savait très bien quel était le vrai problème, cette chose ignoble qui aurait du le rendre marteau le jour où il l'avait sentie pour la première fois. Ce truc dur qui le démangeait, qui poussait petit à petit dans le fond de sa gorge. C'était une dent.

Le jour de son dix-septième anniversaire, William se réveilla avec une espèce d'irritation sur le voile du palais, cette partie tendre de la bouche qui se situe tout en arrière, à mi-chemin des molaires et de la luette. Il se rendit à la salle de bains et avant même d'uriner il s'observa dans la glace. Il se sentait patraque, mais avec suffisamment de volonté et une bonne aspirine il comptait bien profiter de la journée. D'autant que Jeanne lui avait promis un cadeau très spécial. Elle le lui avait murmuré à l'oreille, presqu'en italique : tu auras droit à un cadeau
très spécial. Son sourire s'était élargi comme une part de pastèque et il avait senti une érection du diable se cogner contre la braguette de son jean. Oh ! oui, ça serait un joyeux anniversaire. Il se racla la gorge plusieurs fois et essaya de frotter la légère démangeaison avec la brosse à dents. Il ressentait la gêne que l'on éprouve en avalant par mégarde quelques cheveux sans réussir à les recracher tout de suite. Il descendit deux grands verres d'eau et prit sa douche. Dix minutes plus tard, le copieux petit déjeuner que sa mère lui avait préparé pour l'occasion glissa sans encombre sur l'excroissance osseuse qui avait percé durant la nuit. Ce fut un anniversaire particulièrement réussi.

En octobre, William était devenu la star du lycée. Il était non seulement le plus beau et le plus âgé de sa classe, mais il restait modeste et discret. Il était entré dans la vie par la porte d'honneur pour le plus grand bonheur des adolescentes et de leurs mères. De manière plus officieuse, il ne devait sa notoriété qu'à un seul et unique exploit mais qui lui assurait l'immortalité dans l'histoire du Lycée MacArthur : il avait remporté la virginité de la sublime Jeanne Ashley. William accueillit cette reconnaissance comme il avait toujours pris ce que la vie lui offrait. Avec gratitude, sans y attacher une réelle importance. Vers la fin du mois, alors que Thanksgiving se profilait munie de son cortège éternel de réceptions familiales et de sandwichs à la dinde, William avait bien d'autre soucis en tête que sa célébrité. C'est que, voyez-vous, ce qu'il avait pris au départ pour une angine ou une quelconque inflammation s'était transformé en quelque chose de si horrible qu'il s'interdisait même d'y penser. C'est en cours de physique que le picotement devint manifeste. Il en était arrivé au point où il ne pouvait plus nier son inquiétude. Alors que le prof essayait de maintenir en éveil sa trentaine d'élèves, William passa sa langue sur le palais. Il avait totalement oublié cette désagréable sensation qu'il avait eu au réveil un mois et demi plus tôt. La chose était là. Ce n'était pas
(une dent)
une chair infectée, ni une brûlure qu'il se serait faite en avalant un plat bouillant, il s'agissait d'une sorte de
(une dent une dent oh ! mon dieu c'est une dent qui me pousse au fond de la gorge !)
boule indolore. D'accord, ça ne fait pas mal, mais qu'est-ce que C'EST ? Il s'assura que personne ne l'observait et s'enfonça un doigt aussi loin que possible, jusqu'à ce qu'il ne sente son repas du midi menacer de ressortir. Il avait bien touché quelque chose. William s'efforça de se contrôler comme il l'avait fait en toutes circonstances depuis que sa mère s'était mise à boire. Il se leva et demanda à se rendre aux toilettes. Ses jambes ne se dérobèrent qu'une fois sorties de la classe. Will se retint de vomir en traversant le couloir mais les haut-le-coeur furent si violents qu'il manqua de peu de baptiser le carrelage. Il resta à genoux devant la cuvette un long moment. Dieu merci, ce n'était pas encore l'heure de l'intercours. Personne ne risquait d'entrer dans les W.C et de chercher à lui venir en aide. Il sentait venir la fièvre. La glace lui renvoya une image qu'il n'avait encore jamais imaginée. Il inspecta sa bouche minutieusement après l'avoir rincée à l'eau claire. Évidemment, il n'aperçut rien d'anormal. Mais ça le grattait de plus en plus fort, il pouvait presque entendre la dent ronger pour prendre sa place. Vas-y, installe toi où tu veux saloperie. Tu n'as qu'à amener tes petites copines. Non, il n'allait tout de même pas penser qu'elles pouvaient être plusieurs ?
William Faulkner était un garçon pratique : en rentrant de l'école à dix-sept heures, il prit rendez-vous chez le dentiste.

- Je vous avoue que je n'y comprends rien, déclara le Dr Scribson.
L'homme qui avait fourré ses doigts gantés dans la gorge de Will présentait une allure de bilboquet. Une tête énorme plantée au bout d'une corps maigre et longiligne. Il semblait qu'une soudaine bourrasque pouvait s'engouffrer dans ses oreilles et le faire basculer d'un bloc, le nez dans l'herbe. Il étudiait William avec la même curiosité. Il examinait le problème, se penchait en arrière d'un air perplexe avant de faire Hon-Hon en hochant cette tête ridicule, beaucoup trop lourde, puis il palpait à nouveau ce truc étrange qui n'aurait pas du se trouver là.
- Très intéressant, murmura-t-il. C'est très intéressant... c'est vraiment... comment dire... ?
- Intéressant ? proposa Will.
- En effet oui... dit le médecin en relevant une nouvelle fois la tête pour regarder le jeune homme dans les yeux. Et quand est-ce arrivé ?
Bonne question. Quand avait-il remarqué ce bout de cartilage ? Peut-être en avait-il toujours eu connaissance, jusqu'à ce que son cerveau ne lui dise stop, maintenant tu prends les choses en main et tu règles le problème. Tu mords dedans si j'ose dire, ah ah ah.
- Il y a un mois et demi environ, dit-il d'un ton détaché.
- C'est tout ? fit le Dr Scribson, visiblement surpris.
- Eh bien oui, qu'est-ce qui vous étonne ?
- Ouvrez encore une fois s'il vous plaît.
Will se demanda ce qu'il espérait bien voir de plus, depuis une demi-heure qu'il scrutait ce gouffre béant sous tous les angles. Will détestait venir chez le dentiste car il craignait toujours de ne pas s'être brossé les dents soigneusement et qu'il reste un morceau de nourriture à moitié digéré coincé quelque part.
- Eh bien... dit encore le dentiste.
- Vous savez ce qui m'arrive alors ?
- Vous dites que cela fait un peu plus d'un mois que ce... que cette dent est apparue ?
- Oui, dans ces eaux-là.
- Voyez-vous, on dirait que cela fait bien plus longtemps. Pour être franc, j'ai l'impression que c'est une des premières dents que vous ayez eues.
William déglutit péniblement. Il se voyait mal annoncer à sa mère
Dis donc maman, tu sais la petite souris ? Eh ben on dirait qu'elle en avait oublié une ! Qu'est-ce que tu dis de ça, elle est bien bonne ! La situation devenait grotesque.
- Co... Il se racla le gosier. Comment le savez-vous ?
- C'est que votre dent est complètement cariée. Elle est sur le point de tomber.
- Cariée ? A quel point ?
- Toute la dent, William, n'est plus qu'une immonde carie. Rien de plus qu'un chicot noirâtre, comme une dent de lait que l'on n'aurait jamais nettoyée.
Soudain Will n'eut plus qu'une seule envie, qu'on lui arrache cette horreur de la bouche. Oh ! non, dire qu'il avait peut-être une espèce d'os avarié qui pourrissait depuis quinze ans contre son palais. Peut-être en avait-il avalé des morceaux ?
- Arrachez-la docteur. Je vous en prie arrachez-la.
A l'instant où le Dr Scribson tournait d'un coup sec la grosse pince pour délivrer la dent, William songea, épouvanté, au fait qu'en général une dent arrachée est remplacée par une autre
définitive.

Le semaine suivante, la dent avait repoussée. C'était une incisive impeccable, solidement enracinée dans sa chair. Il n'avait pas revu Jeanne depuis la sortie catastrophique au Big Winston Burger. Ils étaient remontés en voiture sans dire un mot. William avait volontairement installé une distance glaciale et même Jeanne qui n'arrêtait pas de parler une seconde se taisait. Will se reprocha d'apprécier se silence. Il savait qu'il se comportait comme un salaud, mais allait-il franchement dire à sa petite amie qu'il pouvait désormais mâcher ses hamburgers en arrière de sa dentition ? Et qu'arriverait-il lorsqu'
elle s'en apercevrait ? En la déposant devant chez elle, il ressentit un immense soulagement. Une fois seul, il n'aurait plus à faire semblant que tout allait bien. Il pourrait s'enfermer dans la salle de bains et essayer de vérifier si ce qu'il craignait était juste. S'il avait bien senti une deuxième dent qui perçait à côté de la première.
Il n'avait pas cherché à contacter Jeanne depuis ce jour-là, et il avait passé sept jours d'enfer cloîtré dans sa chambre. La fièvre le faisait délirer la moitié du temps et quand il ne brûlait pas sur place, c'est la douleur qui prenait le relais. Lors des rares instants de lucidité, il paniquait. Son cerveau réfléchissait à toute allure.
Allons mon vieux Billy, c'est pas comme si tu allais crever... c'est juste que tu fais tes dents. Oui. Il faisait ses dents. Chaque fois qu'il fermait la bouche sa langue venait s'entailler un peu plus sur les canines fraîchement percées. Bientôt se serait au tour des pré-molaires puis les molaires en personne, ces immondes broyeurs de viande, et enfin les dents de sagesse. Oui, pourquoi pas ? Jusqu'à ce qu'il se tranche la langue d'un coup sec.
Sa mère ne se souciait absolument pas de lui. Elle n'avait pas été sobre une seule fois depuis deux ans. Il arrivait à William de hurler et de foncer tête en avant contre les cloisons de sa chambre pour oublier durant une minute ou deux le monstrueux grattement, et Mme.Faulkner ne prit jamais la peine de s'inquiéter des chocs sourds qui faisaient trembler ses murs. William se persuada peu à peu qu'il perdait la boule. Une nuit il parvint à s'endormir et il rêva de dents.

Au réveil il avait pris une décision. Il se moquait complètement de savoir si c'était une bonne décision, mais elle avait au moins le mérite de faire avancer les choses. Il se prépara une mixture faite de divers mélanges anesthésiants. La pharmacie de sa mère débordait de merveilleuses gélules du bonheur et de flacons sans étiquettes. Il versa dans une seringue tout ce qu'il put trouver et qui n'avait pas un nom de poison : Synthemesc, Novril, Doliprane et une dose de morphine pour la douleur. Pour l'euphorie il éventra plusieurs capsules de Prozac, de Dencrom et de Bepobismol. Il se regarda dans le miroir, l'énorme seringue bien serrée au creux de son poing et prit trois grandes inspirations. L'aiguille s'enfonça en douceur dans la chair rose de la gencive. Il se piqua le plus loin possible pour être certain de réussir. Cinq minutes plus tard, il n'avait plus l'impression d'avoir de langue, ni même de bouche et pas plus de visage. L'anesthésie était un succès.
Et maintenant mesdames et messieurs, le spectacle le plus effrayant, le plus répugnant auquel vous ayez assisté ! Je demanderai au mamans de bien vouloir faire sortir les enfants et aux personnes sensibles de détourner les yeux. Voici pour vous ce soir Billy le grrrrrand Arracheur de Dents !
Il commença par l'incisive, la première qui avait poussé. Il fit comme son grand frère Max le lui avait appris un jour dans la salle d'attente du dentiste. «Tu verras Billy, il prend une grosse tenaille comme celle que Papa utilise pour enlever les clous du mur. Il attrape la dent et il tire dessus de toutes ses forces. Sauf que des fois il doit recommencer parce que la dent n'est pas venue du premier coup et qu'elle pend encore dans ta bouche, accrochée par un nerf.» Puis Max avait rigolé. Le petit William avait senti les larmes venir sans pouvoir se retenir et il s'était enfui en hurlant à travers le cabinet. Le dentiste, celui qui était là avant le Dr Scribson et son incroyable tête plantée au bout de son cou, était furieux après ses aides-soignantes qui n'arrivaient pas à maîtriser ce gamin de quatre ans. Ah ah, quels bons souvenirs.
Il y repensait en faisant tourner une canine dans tous les sens qui ne voulait pas se détacher. Le nerf tenait bon. Sans avoir conscience de ce qu'il faisait, William attrapa les ciseaux à ongles et trancha net le ligament. Il sentait le sang lui descendre le long de la gorge. C'était un liquide épais et chaud, comme une coulée de miel qui apaise une toux chronique. Il avait arrosé toute la faïence du lavabo. Le sang gouttait à intervalles réguliers sur le carrelage glacé pour former une petite flaque rougeâtre qui déjà s'assombrissait. Le visage de William avait doublé de volume. Sa lèvre supérieure remontait presque au niveau de ses yeux. On ne voyait plus son nez ni ses joues, l'ensemble de la figure était difforme et enflammé. Avant de s'évanouir et de s'écraser le menton sur le rebord de la baignoire, Will songea qu'il aurait pu jouer dans un film de Romero. Non, de Brian Yuzna plutôt. Ouais c'est ça. Le Dentiste.

Il reprit connaissance bien plus tard sans la moindre idée de ce qui lui était arrivé. Il était dans son lit. Les rideaux tirés, chaque chose était à sa place. Il alluma sa lampe de chevet et observa attentivement les recoins sombres de la pièce, s'attendant à voir surgir de l'ombre des dentiers voraces et affamés. Pas de monstre dans le placard. Il avait rêvé.
Jeanne. Il devait appeler Jeanne le plus vite possible. Tu vas pas le croire chérie, j'ai une histoire invraisemblable à te raconter. Figure-toi que je me suis imaginé que des dents me sortaient du voile du palais, c'est idiot tu trouves pas ? Il s'assit en tailleur et rit de bon coeur en rejetant la tête vers le plafond. Sa langue se cogna à quelque chose. Le coeur de William Faulkner se contracta si fort qu'il claqua des mâchoires et les dents si abominables qui étaient toujours bien en place se refermèrent sur un petit bout de chair sanguinolente. Il recracha un morceau de sa propre langue et courut aux W.C.
Il s'immobilisa devant la porte entrouverte. La pièce bien évidemment se trouvait dans l'état où il l'avait laissée. Il manqua de déraper sur les traînées de sang qu'il avait répandues le long du corridor. Un animal avait explosé dans la salle de bains. William resta pétrifié face au carnage invraisemblable, fait de jets de sang et de matière organique. Il s'avança sans comprendre vers le lavabo et se risqua à contempler ce qu'il y avait fait tomber. La cuvette était à moitié remplie d'un mélange ignoble de bile, de larmes et de sang. Les dents flottaient çà et là en surface, ridicules icebergs en dérive sur la mer rouge. William se mit à rire, puis le rire se changea en hoquet hystérique. Finalement il devint un hurlement. Les voisins l'entendirent encore longtemps après qu'il eut franchi la porte d'entrée et remonté toute l'avenue, à demi-nu sous son grand manteau qui lui battait les flancs. «Allons bon, songea la vieille Molly Landers en le voyant passer devant chez elle, v'là l'diable qu'a l'feu aux fesses.»

Avant de mourir, William voulut voir Jeanne Ashley une dernière fois. Une pensée bien romantique pour un garçon qui se changeait en une race de vampire inconnue. Il sonna à la porte de son pavillon vers neuf heures et elle vint lui ouvrir en chemise de nuit. Ses parents dormaient encore. Elle ne lui adressa aucun reproche et ne posa aucune question au sujet de son absence et de sa tenue. «Comment vas-tu Willie ?» fut tout ce qu'elle s'autorisa à demander.
- Bien, dit-il. Je vais parfaitement bien.
Il força le passage et entra dans le salon. Ses yeux regardaient de droite à gauche sans réussir à fixer leur attention sur un élément en particulier. Il gesticulait entre la table basse et le canapé, manquant de peu de renverser les bibelots des parents de Jeanne. Elle s'était assise en espérant qu'il se calmerait. Willie tentait de lui expliquer l'histoire inventée de toute pièce d'une tante improbable qui venait de mourir, alors il avait du partir dans l'urgence pour assister aux obsèques, et puis il avait fallu s'occcuper de sa mère qui était bien incapable d'organiser elle-même quoi que se soit...
Plus il parlait plus il bafouillait et imaginait les mensonges à la chaîne. Jeanne restait silencieuse. Elle se demandait pourquoi il était venu la voir en caleçon sous un pardessus. Elle avait juste envie de l'embrasser. Willie était de nouveau avec elle et son seul désir était de lui donner un baiser avant qu'il ne reparte. Car il allait s'en aller n'est-ce pas ? Jeanne se redressa. Ce mouvement inattendu fit taire William, ce garçon si laconique qui en temps normal ne prononçait jamais plus de dix mots d'affilée. Il n'essaya plus de se justifier. Après tout, quels comptes avait-il à rendre ? Ils n'étaient pas mariés et si elle voulait l'empêchait de partir et de se tuer, alors il aimerait bien voir ça ! Jeanne s'avança vers lui en douceur. Elle était si belle. William faillit abandonner son projet et se jeter à son cou, lorsque sa langue passa une nouvelle fois sur son terrible secret. Un frisson glacé remonta jusqu'à la racine de ses cheveux. Jeanne mit ses bras autour de sa taille et William se laissa aller au merveilleux baiser qu'elle lui offrait. Il eut un sursaut de résistance quand la langue de la jeune fille vint caresser ses lèvres puis il décida que ça n'avait plus d'importance et lui rendit son étreinte. Il glissa également sa langue contre celle de Jeanne et il faillit devenir encore plus fou qu'il ne l'était déjà. Il avait senti quelque chose
(une dent)
de dur au fond de cette bouche qu'il embrassait. Il ouvrit les yeux et vit le regard brillant de Jeanne qui l'observait. Il n'eut pas la force de se débattre. Les dents de la jeune fille se refermèrent violemment sur sa langue en la coupant du premier coup. La douleur fulgurante s'accompagna d'un bouillon de sang qui s'écoulait entre leurs lèvres scellées. Bientôt, il n'entendit plus que le bruit des dents qui mâchaient.

Sylvain Tavernier © 11 février 01 Sylvain Tavernier" <syltavernier@wanadoo.fr>

 

Étudiant en lettres modernes de vingt deux ans à l'Université du Littoral, Sylvain Tavernier est un fan des littératures de l'imaginaire en général et de Stephen King en particulier. Il écrit des nouvelles et tient la rubrique de la filmographie de Stephen King, et la plus grande partie des critiques du film du mois de ce site.

Vous trouverez de Sylvain Tavernier sur ces pages :

une nouvelle : Varice

une nouvelle : Simon le boiteux

une nouvelle : Josh le Ventru

une nouvelle : Space fantasy

  une étude : la filmographie de Stephen King

 une étude : Approche du mythe de l'un et du double dans l'imaginaire kingien

  

Nouveaux talents

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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