LE CADRE DU MYTHE

par Sylvain Tavernier

Regards sur l'architecture imaginaire de la bande dessinée

Etude de La Quête de l'Oiseau du Temps,
de Serge LeTendre et Régis Loisel

Deuxième Partie, suite

(pour le début)

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PRÉSENTATION

TABLE DES MATIÈRES

BIBLIOGRAPHIE

2. 2. 3. Le Rige, vaincre le labyrinthe

Alors que la forêt sombre se profile à l'horizon, les héros ne sont encore qu'à mi-chemin de la quête. Le point qu'ils viennent d'atteindre correspond à une lente et inexorable descente vers les ténèbres intérieures de l'être humain, symbolisée par la menace du labyrinthe et des monstres qu'il renferme. La troisième épreuve du cycle est également la plus longue, la plus dense, et la plus complexe sur le plan de l'évolution des consciences. Chaque personnage se tient de nouveau sur le seuil, prêt à subir la dernière étape de son initiation, et l'accès à une forme supérieure de connaissance passe fatalement par une avancée dans l'inconnu, au coeur du labyrinthe où les attend l'ennemi véritable : leur propre défaillance.
Le Rige s'articule autour du motif récurrent de la chasse, dont le danger et la faculté à pousser chacun par-delà ses limites sont les éléments fondateurs des premières histoires de héros. L'aube de l'humanité n'était que lutte pour la survie, et la loi du plus fort était la seule règle appliquée. Dans ce contexte préhistorique, le chasseur et sa proie étaient liés par l'échange du sang, d'après un rite sacré qui assurait la transmission de la vie d'une créature à l'autre. La thématique très simple et très pure de la chasse - tuer ou être tué - se retrouve tout le long de cet album, le plus riche en termes de références mythologiques et d'élévation des consciences. Il renoue avec les mythes ancestraux de l'humanité : assurer la pérennité du savoir et de l'expérience, combattre pour sa propre vie et mériter sa place dans le cycle initié par les ancêtres. Le combat majeur se déroule pour le héros en son propre coeur. En dehors des seuils à franchir et des monstres qu'il semble falloir tuer encore et encore, le parcours intérieur est l'essence même du rite initiatique et du mythe qui l'anime. En se rendant au devant du Rige, de son ancien maître, Bragon n'affronte personne d'autre que lui-même et sa peur de vieillir. Malgré ses réticences, il se précipite en réalité vers sa destinée, et cette étape il lui faut l'affronter seul.

Nous verrons combien cet album est celui d'une transition majeure, opérant le passage pour chaque héros de son état primitif à celui de la lumière, tout en ayant soin de faire correspondre parfaitement le fond et la forme, désormais indissociables, au point que la bande dessinée devient elle-même le labyrinthe que les personnages doivent traverser. Les auteurs bouleversent le récit traditionnel qui primait jusqu'alors et renversent toutes les perspectives du lecteur. Bragon, considéré pour le mieux comme le second héros de l'aventure, comme le maître spirituel de Pélisse, devient le héros majeur de
La Quête de l'Oiseau du Temps, tandis que la jeune fille suit une évolution régressive qui lui fait franchir dans le sens inverse toutes les étapes attendues de l'initiation. Le couple principal de héros est ainsi disloqué par le cours des événements, et laisse au duo formé par Bulrog et l'Inconnu l'opportunité de s'affranchir.

À l'entrée du labyrinthe, les parcours de chacun vont se ramifier tandis que les attend l'épreuve la plus difficile. La communauté se brise et les héros se retrouvent isolés face à leurs propres démons. L'étape est d'autant plus décisive qu'au centre de l'ancienne cité les attend l'Oiseau du Temps, l'objet même de leur quête. La route semble droite, tracée d'avance, matérialisée par l'immense chemin de pierre qui mène à la fin de l'aventure, sachant bien que les voies les plus évidentes n'ont d'autre but que d'égarer les héros. Et comme toute erreur de parcours, celle-ci commence par une chute.

L'Inconnu est attaché à la terre au point d'y tomber concrètement. Cet intermède humoristique, où le héros le plus ridicule répond aux attentes du lecteur, cache une réalité autre que la simple distraction avant l'épreuve. La chute de l'Inconnu est importante dans le suivi du personnage, mais elle entraîne dans son sillage toute une série d'événements qui se répercutent directement sur la quête de Bragon. Les actes de chacun sont fatalement liés, l'action de l'un des membres du groupe influant sur l'ensemble du groupe. La dimension comique de l'épisode masque en partie son aspect symbolique.

L'Inconnu, guerrier de la matière en devenir, jeune héros encore à la recherche de son Graal, est confronté à son propre élément. Chaque nouvelle épreuve est pour lui synonyme d'une gêne physique douloureuse, qui le prive peu à peu de son équipement et de ses facultés. Son évolution est plus lente que celle de ses compagnons qui ont affronté le Temple de l'Oubli, car il n'a pu s'y rendre, paralysé par ses crampes d'estomac. Une entrave physique qui faisait déjà suite à la première rencontrée lors de
La Conque de Ramor, où la bosse de son casque le faisait souffrir. La douleur s'est maintenant déplacée depuis la tête jusqu'aux jambes, au point qu'il est tombé dans un piège. Sa quête personnelle est ponctuée d'affrontements avec la matière, avec la terre, repris par l'évolution de ses tracas qui évoluent le long de son corps jusqu'à rejoindre le sol. Les nombreuses lianes qui le maintiennent encore en suspension figurent déjà les méandres du labyrinthe où le petit groupe va s'embourber. Elles n'ont pas encore envahi tout l'espace, mais leur enchevêtrement domine nettement le visuel de la double-page 10 et 11 (1) .

La chute de l'Inconnu cède la place à un nouvel égarement, strictement sexuel cette fois-ci. Nous savons que le garçon de ferme s'est lancé dans la quête sans autre motif que la conquête de Pélisse, ou plus exactement la conquête du corps de la jeune femme. Elle use de sa meilleure arme pour dissuader son compagnon d'abandonner l'aventure. La page 13 voit l'Inconnu succomber une nouvelle fois à la matière, au désir sexuel. Sa quête est bien celle de la découverte du corps, et sous un ressort purement comique de chutes et de sexualité maladroite, chaque élément se rapportant au physique concerne une étape cruciale de son initiation. Ici, le rapport qu'il entretient avec Bragon diffère de celui de Bulrog. Si l'on pouvait croire à un remplacement du mercenaire par l'Inconnu dans les leçons de Bragon, il apparaît clairement que Touret ne se considère pas comme un élève. Il suit une voie personnelle, et la fonction d'apprenti auprès du chevalier revient toujours à Bulrog, pour peu qu'il comprenne où se trouve sa véritable place.

Une vignette d'apparence anodine, en position inférieure droite, nous a ainsi permis de distinguer de façon précise les rapports qui unissent les personnages à ce stade de la quête. L'Inconnu refuse l'enseignement de Bragon sur un simple
« adieu ! », prêt à sortir du cadre à son tour. Le procédé est maintenant connu mais toujours révélateur de l'état de conscience de celui qui cherche à disparaître du récit.

Sa motivation initiale reprend facilement le dessus : qu'il le souhaite ou non, l'Inconnu est un héros de
La Quête de l'Oiseau du Temps, et ne peut se soustraire si facilement à son destin. La page suivante nous dévoile son nouveau handicap... il finira la quête à pieds nus. Attiré sans cesse vers le sol, ses chutes successives témoignent de son désir de renoncer :

« La terre (...) a comme premier caractère une résistance. Les autres éléments peuvent bien être hostiles, mais ils ne sont pas TOUJOURS hostiles. (...) La résistance de la matière terrestre, au contraire, est immédiate et constante. Elle est tout de suite le partenaire objectif et franc de notre volonté. » (2)

L'ouverture de ce troisième album semble en effet l'instant où chacun doit faire face à ses doutes quant à l'utilité de poursuivre. Les héros sont partagés entre le légitime désir de sécurité lié au renoncement et la fièvre brûlante de l'aventure qui pousse les voyageurs en avant, quels que soient les obstacles. Le domaine qu'ils s'apprêtent à fouler est un lieu en marge, sans nom, oublié des hommes et des dieux. « Ici, nul prince-sorcier ne gouvernait... nulle magie ne frappait. Une seule loi régnait, la même pour tous : survivre ! » (3) Le récit rejoint la tradition mythologique du pays vierge de toute civilisation où se déroulaient les premières chasses des hommes. L'épreuve est aussi simple que brutale. Débarrassés de tout soutien extérieur, les personnages sont seuls face aux dangers qui les attendent. La magie de Mara ne peut les aider au coeur de la cité du Rige, un labyrinthe qui revêt soudain un caractère sacré. Le seuil se double d'un gardien d'origine humaine, pendant du Minotaure de l'Antiquité, auquel les auteurs insufflent une dimension tragique rare, rendant ainsi le personnage du Rige aussi important que le chevalier Bragon.

Le Rige se caractérise par son calme et sa posture verticale, constamment en attente de celui qui viendra le défier. La vignette 3 au centre symétrique de la page 6 épouse la silhouette longiligne de son corps
(4). Le cadrage de Loisel le personnifie avant tout par son arme, une arme que nous connaissons pour être celle de Bragon. La présence de la Faucheuse est surprenante, mais elle dessine déjà le thème de la filiation qui unit le Rige à son ancien disciple. Les valets du Rige le nomment « maître », laissant entendre sa noblesse et principalement ses qualités d'homme de guerre. Le thème du maître et de l'apprenti résonne donc de nouveau après l'échec de l'apprentissage de Bulrog. La psychologie du Rige est soignée afin de ne pas en faire un monstre traditionnel de bande dessinée. L'honneur et la dignité constituent les vertus principales de son Art. En ce sens, le premier et unique gros plan de la séquence sur le visage du Rige souligne la portée de son discours : « [la chance] de mourir en combattant. » La scène semble entièrement focalisée sur les serviteurs incultes qui se battent pour les restes de la créature. Le Rige est en retrait malgré son rôle privilégié. La représentation s'harmonise avec le propos, le Rige ne pouvant occuper l'espace au même titre que ses valets sans contredire ses valeurs.

Le réseau que nous nous proposons d'étudier à présent relie étroitement Bragon et le Rige, le disciple et le maître, dans la parfaite reproduction des mêmes gestes. Il s'agit des premières et deuxièmes vignettes de la page 7
(5) et des vignettes 2 et 3 de la page 12 (6). Avant de se retrouver pour leur dernier combat, les deux hommes affrontent chacun une créature animale, et emploient une technique parfaitement identique. Un coup de hache, un seul, ou la mort. La filiation qui les rattache n'est alors plus un mystère. Bien que Bragon n'ait pas encore une seule fois évoqué son vieux maître, l'origine de ses capacités est établie. Les deux combats diffèrent cependant sur un point essentiel : le Rige a défié en duel singulier le vieux mâle et le tue d'un seul coup précis. Il agit selon sa nature de chasseur, l'unique loi qui régisse son existence.
De son côté, Bragon est un héros en passe de s'accomplir, il suit un code plus chevaleresque. C'est par altruisme envers l'Inconnu qu'il doit éliminer la pode rouge qui les menace. Il se jette à l'eau sans réfléchir, sachant pourtant que le milieu maritime lui est néfaste. Le combat est plus rude que celui du Rige qui, fort de son expérience, a vaincu sans réellement lutter.

Bragon est au seuil de sa dernière transformation : il s'apprête à retrouver son maître et à compléter ainsi son initiation. Leurs existences ont suivi des routes parallèles, et pourtant ils ne sont guère différents. Tous deux ermites lors de leur apparition dans le récit, leurs objectifs s'opposent et se rejoignent paradoxalement. Le Rige s'est retiré du monde dans la seule perspective d'affronter celui qui en sera digne, et Bragon a laissé derrière lui sa vie d'héroïsme sans transmettre son savoir. Face au Rige, le chevalier comprend qu'il ne courait pas réellement après ses amours perdues mais après la fin de son apprentissage, comme une ultime leçon reçue des mains du maître. Sa mort, à l'image de celle du père, est la dernière épreuve par laquelle un héros s'affranchit et devient à son tour une légende.

A ce stade du récit, les perspectives changent brutalement. Bragon devient le héros central de la quête que Pélisse semblait devoir mener à son terme, sous couvert du pouvoir légitime transmis par sa mère. La permutation d'un héros à l'autre est nettement identifiable, entre les pages 17 et 18, où Bragon s'avance seul vers les portes immenses de la cité
(7). Pélisse ne voit rien, pas plus que l'Inconnu, bien qu'ils se trouvent au même niveau que le chevalier. Cette épreuve ne les concerne pas, Bragon est le nouveau moteur de l'action, il ne se limite plus à suivre les directives de Mara par l'entremise de Pélisse. Bragon a conscience de la présence du Rige qui ne répond qu'à son appel. Le strip du haut de la page 18 présente un cadre vide selon le point de vue Pélisse et Touret, mais le retour à la focalisation de Bragon laisse apparaître leur adversaire.

La première interprétation est aussi la plus évidente : le découpage resserré sur un temps relativement court joue des effets de champ/contre-champ entre le maître et l'apprenti et permet d'exclure de leur relation les deux personnages restants. Mais sur le plan mythique, la scène gagne son importance. Pélisse est aveugle car elle s'attend à voir surgir le danger devant elle, quand le danger réel se trouve en eux, au centre des territoires obscurs de leur conscience restant à explorer. La troisième épreuve de la quête est décisive car elle concerne le domaine intérieur des héros :

« Lors du parcours d'un héros, le voyage à travers le labyrinthe représente un passage à travers les voies troublantes et conflictuelles de l'esprit. Il faut atteindre le centre de l'individu. Là, on peut faire la découverte d'éléments essentiels de sa propre nature. » (8)


La réaction instinctive de Bragon face à l'ampleur de la tâche l'exhorte à prendre la fuite. Il renonce d'abord à relever le défi de son maître et pour la première fois depuis qu'il a entrepris la quête de l'Oiseau du Temps, le lecteur découvre en lui une peur tangible. L'angoisse de la vieillesse et de la mort n'est pas étrangère à son rejet, mais la raison profonde, inavouable, qui l'entraîne malgré lui en arrière, réside dans la possibilité de sa victoire. Bragon peut l'emporter sur le Rige et prendre une place qu'il ne peut assumer. Vaincre le Rige consiste à devenir le dernier maître, celui-là même que d'autres prétendants au titre viendront un jour défier... et tuer. L'issue de la confrontation est certaine quelqu'en soit le vainqueur, et tous deux le savent. La souffrance et la mort, voilà l'unique récompense des héros, le destin de chaque être humain. Bragon n'a pas encore atteint le stade supérieur de conscience où la mort ne sera plus considérée comme la négation de la vie mais comme le terme d'un cycle, frontière essentielle de l'existence assurant la transmission des savoirs pour les héros à venir.

Cette sagesse universelle qui se trouve au coeur du mythe, Bragon n'est pas encore prêt à l'admettre. Il conçoit juste la fatalité de son destin qui le mène vers sa disparition. La quête passe par le centre du labyrinthe, et les héros peuvent différer maintes et maintes fois l'instant d'y pénétrer, leur aventure restera bloquée à ce stade tant qu'ils ne trouveront pas en eux le courage de le parcourir.

Moyers et Campbell ont abordé la question de l'entrée dans la forêt, symbole mythique de l'inconscient et des forces qui l'animent. Moyers cite la quête du Saint Graal, entreprise par Arthur et ses compagnons, au cours de laquelle les héros sont amenés à explorer, comme Bragon et les siens, une sombre végétation :

« Moyers - Il y a, dans Le Roi Arthur, un merveilleux passage où les chevaliers sont sur le point d'entrer dans la Forêt Obscure pour y rechercher le Graal et où le narrateur dit : « Ils jugèrent qu'il serait déshonorant d'y pénétrer en groupe, aussi chacun pénétra seul dans la forêt. » Dans votre interprétation de ce passage, vous soulignez la conception occidentale de la vie humaine, phénomène unique et individuel, car c'est l'homme seul qui affronte les ténèbres.
Campbell - C'est ce qui m'a frappé en lisant la Queste del Saint-Graal du XIII° siècle : cette exaltation d'un idéal est un but typiquement occidental qui consiste à vivre pleinement cette vie que vous avez en vous. Personne n'a jamais considéré cette possibilité dans les autres cultures.
C'est donc, à mon avis, la grande vérité occidentale : nous sommes tous des créatures uniques, et si nous devons apporter quelque chose au monde cela ne peut être qu'au prix de notre propre expérience et de notre accomplissement. »
(9)


La forêt, le labyrinthe, l'inconscient, sont une terre secrète et inconnue qui étend son ombre sur la route du héros. Lorsqu'il évoque « l'exaltation d'un idéal » ainsi que le caractère foncièrement individualiste des mythes occidentaux, Campbell décrit avec précision la séquence de La Quête de l'Oiseau du Temps qui nous est apparue comme le noeud du récit, le point décisif à partir duquel les certitudes sont remises en question et les objectifs de chacun révisés. Bragon, Pélisse, l'Inconnu et enfin Bulrog franchissent chacun leur tour l'enceinte du labyrinthe végétal. Le groupe se disloque avant de passer le seuil : les compagnons reproduisent instinctivement le schéma décrit par Campbell. Arrivés à ce stade, ils doivent découvrir en eux la force de continuer, sans l'aide de la communauté.

Le découpage résulte directement du respect de cet archétype. Les personnages sont chacun isolés dans une vignette dans le strip du haut de la page 21
(10), alors qu'ils avaient pour l'instant toujours été regroupés dans le cadre. La construction remarquable de l'album rend naturel le mouvement qui a conduit les personnages de l'unité de groupe à la séparation. La cinquième vignette interpelle par son cadre irrégulier. Elle réunit une dernière fois les compagnons dans un même espace, mais ils sont désormais séparés, chacun poursuivant celui qui le précède selon une découpe par paliers qui se dessine sur le bord droit de la vignette. Une seule image pour situer trois niveaux d'action : les chemins qui mènent au centre de la forêt sont à ce prix, et l'être qui les arpente, les arpente seul.

« A mi-parcours sur le chemin de la vie, je me suis écarté de la route toute droite qui m'était tracée et me suis retrouvé tout seul au coeur d'une forêt plongée dans les ténèbres. Il m'était impossible de dire de quelle forêt il s'agissait ! Je n'avais jamais vu d'étendue plus sauvage, plus morne, plus fétide ou encore inaccessible ! Son seul souvenir suscite un vent de terreur. La Mort elle-même ne saurait être plus glaciale que cet endroit ! » (11)


Cette entrée individuelle et décalée dans le temps élève réellement le récit au rang de mythe occidental moderne. Les auteurs ont assemblé tous les éléments propres à l'univers des grands mythes et ont ainsi créé un récit de portée universelle en le camouflant derrière la culture typique du XX°siècle, née de la prolifération des domaines de l'imaginaire que sont le fantastique et le merveilleux, et de leurs dérivés tels que l'héroïc-fantasy.

L'élévation dont bénéficie Bragon en devenant le héros central de la quête est contrebalancée par la régression qui frappe Pélisse. La jeune héroïne, qui combattait les montres sans reculer, suit une évolution troublante qui déstabilise totalement les habitudes de lecture. Loisel et LeTendre jouent de nouveau avec les archétypes, et après avoir appliqué soigneusement les schémas connus, ils retournent les conventions. Pélisse régresse peu à peu, contrairement à son père qui avance vers sa dernière épreuve. Tous les talents dont elle a fait preuve - assurance, courage, détermination - dégénèrent lentement et se changent en provocation, violence et enfantillage. Son comportement enfantin n'a logiquement plus de raison d'être : elle a franchi successivement les étapes initiatiques qui ont ainsi changé la jeune fille ingénue en femme consciente de ses capacités. Son immaturité est d'autant plus surprenante qu'elle se manifeste au dépend des autres membres. Elle met en danger le groupe après les avoir sauvés à deux reprises lors des albums précédents, et se retrouve pour la première fois en réelle difficulté au point de provoquer l'intervention de Bulrog.

L'insouciance qui s'empare de Pélisse n'est pas justifiable par sa seule jeunesse, car nous savons qu'elle a renoncé à cette part d'elle-même. Sa fougue lui fait risquer sa vie sans logique, contrairement à tous les préceptes qu'elle a découvert au cours de son voyage. Si Bragon et Bulrog se montrent dignes de l'enseignement reçu, Pélisse semble l'oublier à mesure qu'elle s'aventure au coeur de la forêt. L'épreuve du labyrinthe révèle la part de ténèbres qui réside en chacun de nous, et cette folie qui gagne l'héroïne n'est autre que le reflet de sa véritable nature. Le dénouement du cycle nous permettra de mesurer combien les certitudes sont fragiles et susceptibles d'être détruites.

La route s'ouvre devant les aventuriers. Pour la première fois depuis qu'ils se sont lancés à la recherche de l'Oiseau du Temps, ils ont un chemin à suivre, une voie tracée qui semble les mener droit au but. L'objet de la quête se situe au sommet du
Doigt du Ciel, immense piton rocher qui se dresse au centre exact du labyrinthe circulaire formé par la cité. Le chemin pour se rendre à terme est une route droite qui traverse le paysage : c'est le symbolisme de la quête qui emprunte les sentiers les plus inattendus, mais la voie la plus rapide est un piège qui ne tarde pas à se refermer sur les héros. Pour Bragon, l'accès à la légende est un parcours long et sinueux. Saurait-on accepter l'idée de la mort et lui faire face sans avoir accompli une évolution interne d'importance ?

L'imagerie développée par les auteurs du cycle ne doit rien au hasard. L'objet de la quête, le Graal, attend la venue des chevaliers au sommet d'un piton rocheux figurant
l'Axus Mundi, l'axe vertical autour duquel le monde tourne et prend forme (12). Il est la résidence des dieux, et que les légendes le nomment Olympe ou Doigt du Monde, c'est ici que toutes choses commencent et aboutissent. Sa verticalité immuable est la garantie du fonctionnement du monde, et le héros qui entreprend l'ascension de l'axe du monde se dirige vers le sommet de sa conscience, vers l'état supérieur de l'être humain, transformé en divinité par son courage et sa volonté. Il ne s'agit pas de devenir un dieu afin de régner, mais d'acquérir la sagesse universelle que le héros sera chargé de transmettre aux hommes. Cet axe fixe est une tour symbolisant l'épreuve ultime du héros : il lui faut s'arracher du sol et des préoccupations humaines pour accéder à la connaissance. Paul Diel donne une description convenant à la position de Bragon. Le chevalier n'a pas encore gravi le dernier seuil et tente de dépasser le stade de la matérialité. Il se trouve encore en surface, au niveau des hommes :

« La force surconsciente et ses diverses qualités sont figurées par un point culminant de la terre, le sommet d'une montagne imaginé comme baignant dans le ciel, résidence des divinités solaires qui symbolisent les qualités de l'âme. Le subconscient et ses dangers sont représentés par les monstres qui sortent de la région souterraine, de la cavité sombre, de l'antre. L'être conscient, l'homme, habite la surface de la terre. » (13)


La conquête de l'Axus Mundi nécessite une longue descente dans les ténèbres. Le héros est confronté à son propre désir de renoncer car il sait que dans le coeur du labyrinthe, c'est lui-même qu'il va devoir affronter. La rencontre de sa nature profonde est l'étape décisive à surmonter pour accomplir le cycle et en ressortir transformé.
Avant d'atteindre le sommet, Bragon doit encore survivre au défi du Rige et prendre la place de son maître. Tout le parcours qu'il mène à travers les ruines et les pièges du labyrinthe sert son évolution. Les compagnons sont happés par la forêt aussi sûrement que Jonas par le poisson. Le thème universel du héros submergé par l'inconscient ne fait pas défaut à
La Quête de l'Oiseau du Temps. À l'image de Jonas, Bragon et les siens sont avalés par un monstre dont la seule fonction est de galvaniser leurs ressources et de les contraindre à surmonter leur résistance. Le choix n'est plus offert entre poursuivre ou renoncer. La herse qui se referme derrière eux tient lieu de bouche, il leur faut affronter les ténèbres de la cité, échangeant contre l'ombre la lumière déclinante du soleil.

« Moyers - Quel est le sens mythologique du ventre de la baleine ?
Campbell - C'est l'endroit obscur où s'effectue la digestion et où s'élabore l'énergie. L'histoire de Jonas dans la baleine est l'exemple d'un thème mythique pratiquement universel, celui du héros qui est avalé par un poisson et qui en ressort, transformé.
Moyers - Pourquoi le héros doit-il passer par une telle épreuve ?
Campbell - C'est une descente dans les ténèbres. Psychologiquement, la baleine symbolise le pouvoir de la vie emprisonné dans l'inconscient. D'une manière métaphorique, l'eau représente l'inconscient qui a submergé la personnalité consciente et doit être endiguée, vaincue et maîtrisée. »
(14)


Le fleuve, guide éternel, reste présent tout le long de l'album. Il accompagne les personnages jusque dans les zones les plus sombres de leur quête. Qu'il s'agisse de la pluie torrentielle qui s'abat sur les lieux de l'affrontement ou du courant lui-même qui fait office une nouvelle fois de moyen de transport, Dol est le compagnon le plus fidèle et le plus traître des héros. Sa tranquillité masque toujours quelque maléfice prêt à submerger l'embarcation. Fol nous honore de sa dernière prestation : il incarne le Sphinx sous son apparence de bouffon. Sa devinette augure de l'issue de l'épreuve. Il se contente de placer Bragon face à la nécessité de son choix. Le chevalier n'a désormais plus loisir d'hésiter sur la suite de son parcours. Le Rige, son ancien maître et double symbolique, doit être vaincu en tant que gardien du dernier seuil. C'est sa part d'humanité que Bragon se résigne à abandonner lors d'un tel combat.

Fol de Dol, malgré son déguisement de farfadet, pose la véritable question, la seule qui ait de l'importance désormais. Campbell note à juste titre que
« les mythes germaniques et celtiques abondent en personnages de bouffons, de déités véritablement grotesques qui proclament : Je ne suis pas la réalité, je ne suis pas l'image ultime, je suis le reflet de quelque chose. Regardez à travers moi, au-delà de mon apparence comique. » (15) C'est l'épreuve du Sphinx, gardien de l'entrée de la ville pour Oedipe. Dans le cas présent, il empêche le groupe de rejoindre son but, le sommet de l'Axus Mundi, et Bragon, encore incapable de répondre à la question, entraîne ses compagnons dans les tourbillons du fleuve. La manifestation des pouvoirs de Fol est la plus spectaculaire du cycle, aussi efficace que fulgurante. Les héros, confrontés à une force qui les dépasse, apprennent qu'il existe encore des pouvoirs que leurs talents ne peuvent réduirent au silence.


Bragon est parvenu au terme de l'initiation qu'il avait entreprise au temps où son monde n'avait pas encore changé. L'apprentissage de toute une vie touche à sa fin, une issue encore incertaine et qui ne dépend plus que du choix de l'intéressé. C'est pour Bragon
« l'instant de vérité où tout s'incline » qu'il évoquait dans La Conque de Ramor. Le héros, confronté au choix le plus douloureux de son existence, est tiraillé entre la réussite de sa quête et la signification profonde de la mort du maître. Devenir un maître, c'est accepter de mourir.

La décision de Bragon est le véritable enjeu de tout l'album. Son parcours n'a d'autre raison d'être que de l'avoir conduit à ce point, la capture de l'Oiseau du Temps se révélant finalement secondaire au regard de l'importance de l'épreuve. Les modifications apportées par Loisel à la couverture du livre vont dans ce sens
(16). La première édition du Rige présentait Pélisse, attachée à l'arrière-plan, prisonnière du vieux maître. Elle incarnait le stéréotype de la princesse retenue en otage que le chevalier doit délivrer, après avoir vaincu le dragon. La nouvelle version de la couverture ne laisse plus apparaître que le Rige, devenu l'égal de Bragon et personnage majeur de l'album. Il est donc question de leur histoire, de la transmission de savoir qui s'opère lors de la mort du Rige. L'évolution de Bragon prime sur tous les autres personnages, destinés en outre à ne pas intervenir dans le dernier combat.

Le temps s'est longuement écoulé depuis la sinistre prophétie de l'oracle, sur le seuil de la ferme où Bragon pensait avoir trouvé le silence en guise de tombeau. Le chevalier expérimenté, homme de coeur et de bras, a lui aussi sensiblement progressé au point de devenir un héros mythique, délivré des chaînes terrestres qui le maintenaient à un niveau inférieur de conscience. Sa rencontre avec Pélisse fut déterminante dans la reprise de son voyage. Il a parcouru bien plus de distance qu'il ne s'en jugeait capable, et voici que son passé et son avenir sont soudain réunis en un seul lieu, en un seul but. Le cycle du chevalier, entamé des années auparavant, s'achève sur le dernier grand défi de son existence. L'expérience acquise lors du parcours lui a permis d'accepter son destin, et partant de ne plus considérer la mort comme une fatalité. Il se sait capable de renverser l'emprise du Rige sur sa propre vie et achève son initiation d'un acte délibéré. Ce n'est pas tant son ancien maître que Bragon perce d'une pointe que son ultime réticence à devenir, lui aussi, une légende. En tuant le Rige, il trouve la réponse à l'énigme de Fol.
La devinette du Sphinx est en réalité une façade qui dissimule notre peur irrationnelle et irrépressible de la mort, car son énoncé se veut le suivi des grands âges de la vie et nous confronte par conséquent à l'idée intolérable de notre propre néant.

Pour Campbell, et Bragon à l'instant de la mort du Rige le comprend également, la conscience de la mort est nécessaire pour celui qui cherche à ressentir la vie. Il ne s'agit pas d'avoir une simple connaissance théorique de la mort, comme un enfant sait que les gens meurent sans envisager un instant qu'elle le concerne aussi. Le mythe et ses héros nous enseignent que nous sommes tous mortels, concrètement, et que ce fait est indiscutable malgré la révolte qu'il génère. La mort n'est pas la négation de la vie mais bien l'une de ses étapes, en dehors de toute croyance religieuse ou spirituelle. Elle est le fait par lequel nous pouvons nous sentir vivants. L'existence n'a de sens que dans la mesure de sa finition, de ses limites. Le héros mythique accepte cette leçon lorsqu'il trouve la mort sur sa route et il ne tente pas vainement de la combattre car il la connaît inévitable. Il cherche au contraire à faire l'expérience indescriptible de l'existence, la notion même de vie, que la mort ne rend pas inutile mais à laquelle elle confère une valeur d'absolu.

« L'énigme du Sphinx est l'image de la vie elle-même à travers le temps. L'enfance, la maturité, la vieillesse et la mort. Quand vous avez affronté et accepté sans peur cette énigme, la mort n'a plus aucune prise sur vous et la malédiction du Sphinx disparaît. En surmontant la peur de la mort on retrouve la joie de vivre. On ne peut ressentir cette exaltation de la vie qu'après avoir accepté la mort, non pas comme le contraire de la vie mais comme l'un de ses aspects. Cette victoire sur la mort donne le courage de vivre. C'est l'initiation principale de toute aventure héroïque - l'intrépidité et l'accomplissement. » (17)



Devenu légendaire, Bragon ne craint plus la vieillesse qui l'avait contraint à se réfugier dans son ermitage. Il accomplit désormais les derniers pas qui le séparent de son but d'une marche sereine, libre de l'attachement des hommes envers le sol auquel ils appartiennent.
Un héros traverse le monde d'une foulée libre, allègre.

2. 3 - UNE VIE MOINS ORDINAIRE : SACRIFICE ET DÉSESPOIR

La quête se referme sur un retournement systématique des clichés mythiques qui ont dominé le récit. Conscients de la fragilité du matériau qu'ils utilisent - de son caractère éminemment répétitif puisqu'il sert de fondement à la majorité des grands récits d'aventure - les auteurs ont affirmé leur volonté de prendre le contre-pied des attentes du lecteur en lui proposant une conclusion qui bouleverse toute la vision du récit qu'il vient de lire. En retournant sans ménagement les archétypes les plus élémentaires, Loisel et LeTendre nous invitent à reprendre l'ensemble de notre lecture, à porter sur des événements connus d'avance un regard réellement neuf capable de remettre en cause les certitudes. La valeur de ce cycle est justement issue de sa capacité à surprendre sans cesse là où une lecture peu attentive ne laisserait voir qu'une succession de clichés plus ou moins efficaces.

Les auteurs respectent le schéma traditionnel du dénouement, et le lecteur familier des mythes découvre que, si les principes fondateurs sont appliqués, ils concernent des personnages tout à fait inattendus. Ceux que l'on pensait simples compagnons ou faire-valoir des héros deviennent au cours du dernier album les héros authentiques de l'histoire. Bulrog et l'Inconnu sont les seuls à mener leur initiation à son terme, contrairement à Pélisse, qui a suivi une voie régressive déstabilisante, et à Bragon, dont la folie qui l'accable est le prix à payer pour s'être élevé à l'égal d'un dieu.
La fin du récit laisse un sentiment confus d'amertume et de regret. La quête est en elle-même une réussite, un nouveau cycle commence sous l'ordre de nouveau établi, mais les héros qui l'ont menée sont entraînés dans une chute mélancolique qui les condamne à accepter, malgré tout, leur simple et si fragile condition humaine.


2. 3. 1 Le retour du héros

Le voyage de Bragon ne saurait être complet avant le retour parmi les siens. Une fois la sagesse acquise, une fois découvert l'état supérieur de conscience, le héros doit retourner au devant des hommes et leur transmettre son savoir. Le mythe du héros franchissant une montagne et qui revient chez lui transformé, pénétré d'une sagesse nouvelle, est un archétype aussi universel que la quête initiatique. Il s'agit même de la dernière étape, celle par laquelle le héros boucle son destin et assure la survie de son expérience et de sa parole. Ce n'est qu'au prix d'une longue ascension qu'il est investi de cette force susceptible d'enclencher une évolution collective. Le héros n'agit plus pour lui-même : le voyage lui a montré le sens de son action (18). Il s'est élevé par sa volonté et doit désormais faire savoir à ceux qu'il a laissés en arrière la signification de sa quête. Une fois encore, ce n'est pas tant l'objet convoité qui importe au héros - bien qu'il s'agisse de sa motivation initiale - que le chemin parcouru pour l'atteindre. Au cours de son voyage, le héros prend conscience de la transformation qui s'opère en lui, et lorsqu'il atteint enfin le terme de sa quête, il ne lui reste rien à en apprendre, si ce n'est ce devoir de redescendre et de perpétuer ce qu'il a découvert.

Mais l'Allégorie de la Caverne que Platon développe dans
La République nous révèle l'échec de cette mission. Le philosophe qui s'est échappé de l'obscurité de la caverne a franchi les frontières de sa réalité, et ce qu'il découvre au dehors est la connaissance que le héros obtient par le Graal. Il est en possession d'un savoir essentiel dont les hommes doivent prendre la mesure afin d'évoluer à leur tour. Platon sait que la résistance des hommes face à ce qu'ils ne peuvent concevoir est une réaction violente et primitive, entraînant le sacrifice de l'homme sage. La plupart des êtres humains ne sont pas prêts à recueillir la portée d'un tel message : c'est toute leur conception du monde, de la réalité, de leur existence, que le héros menace de remettre en cause. L'élévation suscite la peur contre toute logique, car elle implique l'abandon des certitudes absolues. Tout ce que l'on tenait pour vrai est soudain soufflé par la parole d'un seul homme qui prétend détenir une autre vérité. Le sage doit être mis à mort dans l'instant pour la sauvegarde du monde tel que les hommes l'ont toujours connu et entendent le conserver.

C'est le sens des événements cruels et bestiaux qui déchirent la route des compagnons lors du retour vers leur peuple.
L'Oeuf des Ténèbres, le dernier album de La Quête de l'Oiseau du Temps, est entièrement porté par le thème de la sauvagerie et du comportement primitif. L'obscurantisme religieux de la première épreuve semble dérisoire en comparaison de l'agressivité pure qui anime le peuple de la Marche qu'ils traversent. Le contraste est saisissant : ceux que Bragon et Bulrog présentent comme un peuple allié et pacifique, a priori idéal pour rejoindre en paix Mara et accomplir le rituel, deviennent des ennemis féroces et incontrôlables, animés par un unique désir de tuerie. Le virus de la rage qui emporte les Jivrains l'un après l'autre est le symbole du refus que les hommes opposent à la connaissance délivrée par le héros (19).

Leur folie tranche nettement avec le comportement de Bragon et son groupe, lesquels refusent désormais le combat direct et choisissent la fuite. Mais la fuite ne stigmatise plus, comme dans
Le Rige, leur peur de l'inconnu et de la mort. Elle est l'application de la sagesse universelle qu'ils ont reçue au sommet de l'Axus Mundi. Les hommes sont innocents et ne méritent pas d'être tués : la folie qui les guide est semblable à l'angoisse irraisonnée que les héros ont témoigné en leur temps face au danger. Ce qui les sépare de l'ensemble du peuple, c'est la conscience de cette différence. Ils ont surmonté leur peur et vaincu les ténèbres, ce que les hommes refusent encore d'accomplir. Pour Bragon, l'ennemi le plus invincible est cette foule aveugle déterminée à ne pas laisser s'instaurer un nouveau cycle.

Les hommes refuseront toujours d'accéder à une nouvelle forme de conscience. Le mythe nous enseigne que pour recueillir la sagesse l'être humain doit suivre un long parcours initiatique, au terme duquel seulement il pourra prouver sa valeur. Si la quête du Graal est la quête du divin qui sommeille en nous tous, l'Homme n'est pas prêt à accepter le bouleversement qu'elle implique. Le changement irrémédiable lié à la parole du héros effraie encore trop les esprits, et les hommes attachés au fond de la caverne, enchaînés à leurs certitudes, choisissent de sacrifier celui qui a transgressé les frontières pour voir plus loin que la surface du monde. Le cannibalisme, la forme la plus dégénérée de la violence, exprime concrètement combien ce refus est définitif, gouverné par la seule logique de la peur et du renoncement.

Face à une forme nouvelle de sauvagerie, chaque héros prend conscience de son rôle à tenir dans le destin d'Akbar. L'objectif de Bragon ne varie pas, il reste le guerrier solaire éclairé par les deux astres brûlants qui accompagnent sa silhouette lors de la mort du Rige. Il doit rapporter aux hommes l'Oiseau du Temps, le fruit de la connaissance symbolique de sa quête.

Ce sont les trois compagnons du chevalier qui subissent la fin du parcours, avec un temps de décalage par rapport à Bragon. Parmi eux, l'Inconnu est sans doute celui dont le destin correspond le plus à un archétype, bien que son évolution soit également le théâtre de rebondissements qui déjouent l'attente du lecteur et nous font considérer le personnage comme un héros à part entière.

Touret a suivi une à une les étapes menant de son état primitif de jeune garçon préoccupé de sa virginité à celui de guerrier accompli, bien que maladroit, au fait de sa mission et de sa place dans le cycle. Il est le premier des personnages à ôter son masque. L'un des éléments les plus significatifs de cet album consiste à retirer le voile de sa fausse apparence afin de révéler sa vraie nature : l'Inconnu et Bulrog sont tous deux concernés par ce symbole, et ils prennent leur résolution selon un ordre bien spécifique. C'est d'abord Touret qui se découvre le visage, enfin débarrassé de ce casque noir qui l'a masqué durant toute l'aventure. Il annonce déjà le dernier geste de Bulrog, son double complémentaire dont l'existence plus difficile a rallongé la durée de l'initiation.

Pour le lecteur, le visage de l'Inconnu n'est visible qu'une seule fois, alors qu'il vient de faire l'expérience par lui tant désirée de la sexualité. Mais il n'a pas rejoint le but initial de sa quête que Pélisse incarnait. A travers la jeune héroïne, Touret ne manifestait qu'une attirance charnelle, purement matérielle, l'ayant contraint à maintes reprises à obéir aveuglément aux charmes de Pélisse. La rencontre de Kiskill, la gardienne du
Doigt du Ciel, comme lui vierge et en attente du héros qui saura conquérir le sommet, modifie soudain la perspective de Touret. Il abandonne sans réel regret son désir physique envers Pélisse et accepte l'amour offert par la jeune gardienne. A cet instant seulement l'Inconnu retire son masque et laisse la place à sa véritable personnalité, celle de l'amant ayant conquis la matière, qui se révèle être son objectif réel. Le but de la quête était en lui depuis la première étape, mais le voyage était nécessaire pour le découvrir.

Touret a désormais fermé la boucle : en partageant avec Kiskill sa première expérience sexuelle, le jeune fou s'est transformé en homme sage. Il est apte à transmettre aux hommes cette connaissance nouvelle. Ainsi, l'ouverture de l'album se concentrait sur l'Inconnu devenu un vieillard, dans une position semblable à celle de Bragon au début de
La Conque de Ramor. Mais loin de s'être retiré du monde, Touret a gagné la confiance des hommes et règne en sage. Sans doute a-t-il réussi là où Bragon aura rencontré l'échec ? Pour l'heure, l'issue des personnages est encore incertaine. L'Inconnu est, contre toute attente, le premier d'entre eux à conclure sa quête, mais Bulrog et Pélisse ont encore une longue route qui se dessine sous leurs pas.

2. 3. 2. Bulrog, du sacrifice à l'illumination

Dans le sillage de l'Inconnu, l'ancien élève de Bragon doit encore compléter sa formation, et racheter par sa conduite les égarements de son passé. De tous les héros partis en quête de l'Oiseau du Temps, Bulrog est celui dont le parcours atypique rend le destin plus fascinant que nul autre. Il évolue d'un extrême à l'autre de manière consciente et volontaire. Son engagement n'est dicté par aucune force extérieure : depuis l'appel de l'aventure jusqu'au sacrifice final, Bulrog reste son propre maître.

Lors de son entrée dans le récit, Bulrog campait l'archétype de l'opposant du héros. Il était l'ennemi héréditaire, l'ancien apprenti révolté contre le maître que seules motivaient encore la haine et la vengeance, et incarnait ainsi l'impasse dans laquelle Bragon avait temporairement trouvé refuge. Les auteurs ont contourné la tradition voulant que le mercenaire soit réduit à une simple icône, celle du « méchant » caractéristique relevant plus du cliché stérile que de l'actualisation des archétypes. En donnant à Bulrog l'opportunité de s'élever selon un schéma identique à celui des personnages positifs, ils lui confèrent une aura héroïque et déstabilisent l'attente d'un lecteur trop habitué aux récits traditionnels. L'évolution de Bulrog est la plus reconnaissable ; elle est aussi la plus difficile. C'est au prix du sacrifice qu'il pourra s'illuminer
(20).

Le dénouement de son histoire est totalement inattendu. L'ouverture du coeur et de l'esprit à la connaissance spirituelle nécessite traditionnellement un sacrifice, doublé d'une trahison. Les légendes vikings racontent ainsi que le dieu Loki organisa lui-même la mort de Balder, sa bien-aimée. Dans le Nouveau Testament, avant de mourir sur la croix pour ensuite ressusciter, Jésus est trahi par Judas Iscariote : trente deniers contre la vie du maître et la torture de la crucifixion pour le Christ. La trahison de l'ami le plus fidèle est un élément incontournable, et pourrait-on dire nécessaire, de la progression du héros vers la lumière. Dans le récit de Loisel et LeTendre, cette tradition antique est respectée, avec quelques variantes. La trahison ne provient pas de Bulrog, comme le lecteur s'y attend de la part de l'ancien ennemi, mais de Pélisse, l'héroïne en personne qui perd tout contrôle sur sa personnalité et se retourne au terme du voyage contre ses compagnons.

La rédemption de Bragon appelle un double sacrifice, physique et spirituel. Il ne connaîtra pas le dénouement de la quête principale : engagé plus tard que les autres sur le chemin, il les quitte avant terme. Son destin se détache enfin de celui de son maître. Bulrog prend ainsi sa première décision de héros accompli : il trouve le courage de mettre sa vie en jeu afin de sauver celle de ses compagnons. Tout l'égoïsme initial s'est mué en altruisme.
Le démembrement est le symbole le plus fort de la transformation. En acceptant de perdre son bras, Bulrog est déterminé à ne pas laisser la rage le submerger à nouveau, mais il renonce ainsi à sa nature de guerrier. Au cours du récit, son bras fut son arme la plus efficace. Contre Bragon, dans le Temple, et contre les Jivrains, la force de son poing lui a toujours permis de résoudre les conflits. Perdre aussi brutalement sa meilleure défense consiste à laisser définitivement en arrière ses qualités d'homme de guerre. Bulrog n'a plus le choix : il lui faut redéterminer son parcours. La fin de son initiation passe par la sagesse et la connaissance.

Il retire également son masque qui, plus encore que pour l'Inconnu, était un moyen de défier sa propre nature, de refuser la part d'homme derrière le combattant. Lorsqu'il dévoile son visage au groupe, Bulrog franchit le dernier seuil de son voyage
(21). Son bras et son masque étaient les symboles de sa lutte, il renonce à présent à son ancienne vie et découvre une voie jusqu'alors restée dans l'ombre : « les marques que la vie m'a faites sont désormais cicatrisées... pourquoi les cacher ? Elles n'ont maintenant plus d'importance... elles ne racontent plus rien ! » (22) Il est devenu l'être de savoir qui accepte d'affronter la folie des hommes, rôle que Bragon ne peut remplir en raison de sa mission. Les cicatrices qui sillonnent le visage du héros sont la preuve irréparable de ses erreurs passées. On ne peut développer une véritable personnalité lorsque l'on s'engage sur les mauvais chemins. Le leçon de Bulrog au lecteur est celle de la rédemption, accessible à tous pour peu que l'on soit prêt à en accepter le prix. Le découpage de la séquence où Bulrog reste en arrière afin de préserver la retraite de Bragon est un modèle de finesse et de communication non verbale. Le rythme de la page s'articule entièrement autour d'une vignette unique, une longue perspective d'éloignement par rapport au personnage qui laisse apparaître dans le cadre le décor que Bulrog a choisi pour ermitage (23).

Pour Thierry Groensteen, cette fragmentation d'un même événement en de nombreuses cases tend à signifier l'importance et la densité de la séquence :

« Aussi, conscient de la nécessité qu'il y avait à retenir le lecteur, à contenir son regard, [il] a eu l'intelligence de se servir des cadres, c'est-à-dire, en l'occurrence, de les multiplier arbitrairement, d'en tracer davantage que n'en demanderait, eu égard au représenté, la seule fonction de séparation. » 24)


La disparition du personnage est également renforcée de nombreux symboles discrets que Loisel insère dans son dessin. L'oeil du lecteur, ralenti par la segmentation et le long déplacement du point de vue, est en mesure de s'attarder sur les indices supplémentaires du sens réel de l'histoire de Bulrog. Le guerrier devenu héros repose désormais sur un siège de silence et de recueillement, l'arme de son maître sur les genoux. La transmission de la Faucheuse est un élément essentiel : Bragon a reconnu la valeur de son élève et considère qu'il est en droit de posséder la vieille hache, symbole de la connaissance qui s'est transmise du Rige à Bragon, puis du chevalier à Bulrog.

Le cycle d'apprentissage est désormais refermé. Bulrog a conquis le titre de héros aux côtés de son vieux maître, et doit finir la dernière étape de sa vie dans la solitude et la méditation. La cheminée qui le surplombe est ornée du motif maçonnique du soleil se levant derrière la montagne, figurée par un triangle. C'est le symbole de l'illumination. Le lecteur peut alors s'attarder, aussi longtemps qu'il le désire, sur la portée du message. La bande dessinée nous a livré tous les moyens de compréhension, c'est à nous qu'il revient d'interpréter les leçons du mythe. Sans doute la valeur d'un personnage tel que Bulrog échappera au lecteur avide de conclure l'histoire, mais pour celui qui s'attache aux indices disséminés par la forme, le fond se révèle alors, plus riche du sens véhiculé par un simple symbole que par de longues explications :

« La vertu de cette segmentation, c'est bien d'amener à voir, là où il semblait qu'il n'y eût rien à lire, une profusion de motifs et de références qui, pour peu qu'on s'y attarde, « communiquent » bien des choses. » (25)


2. 3. 3. La mort du Héros

Non, désespoir, putride réconfort, je ne veux pas me
repaître de toi ;
Ni dénouer, tout lâches qu'ils soient, les derniers fils
de l'homme
en moi, ni tout épuisé que je sois, m'écrier Je ne
peux plus...

Gérard Manley Hopkins, Carrion Comfort


Pour Bragon, la mort eût été préférable à la folie qui l'accable et le prive de tout sentiment de vie. La prophétie du Vieux des Bois rattrape immanquablement le chevalier. Les héros mythiques ne peuvent se soustraire à leur destin : quelque soit le parcours effectué, ils sont hommes avant tout, et personne n'échappe à la fatalité de la condition humaine. Lors du dernier album, Kiskill et Bulrog s'adressent plusieurs fois à Bragon en le nommant « homme ». Le chevalier est ainsi entièrement désigné par sa condition. Malgré son statut de légende, il appartient à l'histoire des hommes et en tant que tel doit subir le retour de son élévation. Pour s'être hissé au-dessus de son état d'origine, il connaît le sort réservé à ses prédécesseurs, Prométhée, Icare et tant d'autres héros frappés par la Nemesis, la vengeance des Dieux.

Bragon s'est laissé aveugler par ses chimères : sa fille Pélisse, qui n'a jamais été que l'illusion suprême engendrée par Mara, l'abandonne au terme du récit
(26). Comme Bodias, elle s'amenuise physiquement au point de disparaître, de se fondre dans le néant dont la sorcière l'a issue. Dès sa réponse à l'appel de l'aventure, Bragon s'était imaginé renouer avec une jeunesse depuis longtemps oubliée, et malgré sa connaissance des sortilèges et ses craintes superstitieuses, il avait accepté de repartir en quête, sachant quel en serait le dénouement inévitable. L'espoir... la plus prévisible et la plus surprenante des émotions humaines.

Les personnages prétendants au titre de héros accompli sont finalement ceux que le récit rendait le moins susceptibles de s'améliorer. Un lâche devenu guerrier, un prince orgueilleux devenu un homme noble et droit, ainsi qu'un mercenaire ayant fait de l'agression son mode de vie transformé en philosophe. Le destin particulier de l'Inconnu, Bodias et Bulrog leur confèrent ce statut privilégié. Leur action a eu une réelle incidence sur le monde et sur ceux qu'ils ont rencontré.

Bragon en revanche est emporté par le long désespoir du temps avant d'avoir pu transmettre son savoir. Depuis les premières images, dès la « naissance » de Pélisse,
La Quête de l'Oiseau du Temps est un leurre, une illusion dont se bercent volontairement les personnages, sachant qu'ils sont condamnés à en subir les conséquences. Bragon n'est sans doute pas totalement crédule des artifices de Mara, mais il accepte ses règles, poussé en avant par ce souffle irrésistible dont vivent les héros. La détresse de Bragon ne provient plus de l'angoisse éprouvée face à la mort inévitable, mais de la perspective de poursuivre l'existence sans « être vivant ». A l'image de Pélisse, dont le corps ne constitue plus qu'une « écorce vide », la passion a déserté le coeur de Bragon aussi sûrement que le ressac emporte les derniers vestiges des constructions de sable. La folie s'empare de celui dont le coeur s'est fermé aux rêves (27). Sans comparaison avec la crainte de la mort, la vieille adversaire que Bragon avait su accepter, la folie le condamne à ne plus réellement vivre. Ce sort attend les héros qui se sont élevés par delà l'horizon et qui en ont ramené des connaissances que les hommes ne sont pas en mesure de comprendre.
Les auteurs du cycle nous indiquent par de légers indices le sens d'une telle conclusion. Si toute l'histoire semble n'avoir été dominée que par la magie, les directives divines ou les enjeux d'ordre cosmique, c'est en réalité l'Homme qui en est le centre, le thème majeur autour duquel se sont articulés tous les thèmes. Chaque album est en effet marqué par la présence discrète d'un symbole mystérieux, un dessin abstrait manifestement inspiré du croquis universel de Léonard de Vinci situant l'homme au centre du cercle.

Dans notre récit, ce symbole en « fil de fer » se manifeste en plusieurs lieux : il orne la pierre sur laquelle se dresse le Fourreux, sur la page de garde de chaque album. Quatre occurrences sont visibles dans
Le Temple de l'Oubli, en page 9 sur le grimoire des anciens Dieux, à l'entrée de la cité de Numur à la page 19, ainsi que sur le fronton du Temple lui-même dont il semble garder le passage. La référence la moins visible est également la plus significative : la vignette 8, page 25, illustre Bulrog enchaîné sur le sol. Il est maintenu au centre du cercle, et ses membres reproduisent ce même symbole. Bragon le rencontre lui aussi, à l'entrée du labyrinthe végétal, avant de s'engager dans son dernier combat : le symbole est tracé dans la pierre que conserve une statue brisée.
Bragon est « homme » et en tant que tel condamné à la souffrance. Il n'est évidemment pas sujet d'une souffrance d'ordre physique ou morale, celle-là même que les hommes invoquent lorsque leur vie, tout à coup, ne correspond plus à leurs attentes dérisoires. Cette douleur profonde, lancinante, qui ronge le coeur de Bragon jusqu'à la folie, se nomme désespoir.

La perte de la joie, de l'envie, de l'esprit d'aventure. L'immobilisme du héros est synonyme d'une lente et tragique déchéance. Bragon est atteint de ce mal invincible qu'est la Nostalgie. C'est la nostalgie qui s'enracine dans le coeur des hommes les plus vertueux, lorsque le temps s'écoule soudain trop vite et que l'on s'aperçoit, impuissant, que l'existence est sur le point de s'achever
(28). La mort en elle-même n'est plus une épreuve, elle est une vieille compagne de voyage que l'on a longuement fréquentée. La perspective de ne plus ressentir la vie, d'attendre immobile le lent défilement des jours, sans quête à poursuivre, tel est le sort de Bragon pour avoir rapporté à ses frères le témoignage de son aventure. Etre en vie sans faire l'expérience de la vie, sans la ressentir concrètement filtrer à travers son corps et sa conscience... quel héros, aussi valeureux fut-il, saurait vaincre un tel adversaire ? Pour Bragon, la vie s'achève et seul le regret l'accompagne désormais. Il n'est plus que l'enveloppe de la folie : être humain, jusque dans le désespoir.

« Et quand vient la fin, quand les ténèbres sont dans le coeur et dans l'âme, quand les êtres aimés nous ont quittés et que tous les soleils de la joie ont déserté la terre, alors le fleuve d'ébène, gonflé d'ombres, lourd de regrets et de remords ténébreux, va commencer sa lente et sourde vie. Il est maintenant l'élément qui se souvient des morts. » (29)


Le symbole de l'homme emprunté à Vinci par les auteurs est l'ultime message véhiculé par la Quête. Ce fragment de mythologie personnelle qui accompagne les héros, de façon plus discrète que le fleuve mais tout aussi importante, est le symbole qui regroupe en lui chaque motif de La Quête de l'Oiseau du Temps. L'homme au centre du cercle, au centre de toutes choses, de ce qui a été et de ce qui sera. L'homme à l'écoute de ses rêves et condamné à réchauffer en son coeur les chimères qui le détruisent. L'homme, enfin, héros de sa propre histoire, qu'il invente et écrit à mesure que le voyage se poursuit. Nous parcourons les rayons de l'existence que les mythes éclairent devant nous. Chaque être humain est un héros en quête d'absolu et les ténèbres s'emparent lentement de celui qui ne s'est jamais autorisé à rêver. Les mythes nous parlent et nous inventent, ils sont le récit des aventures imaginaires que nous façonnons afin de nous sentir, juste un instant, libres et vivants.

Conclusion

Les mythes sont la plus ancienne expression de la conscience de l'homme de son existence. Ils incarnent son éternel désir d'absolu, ce besoin fondamental d'expliquer le monde en l'adaptant à sa propre perception, de comprendre ce mystère qu'est « l'état de vie » et d'en éprouver le contrôle. Au-delà de la création d'un univers en marge de la réalité, où l'imaginaire trouve son plus vaste domaine de mise en scène, les mythes témoignent de notre capacité à rendre intelligibles les sentiments qui échappent à la formulation du langage, et dont la richesse et la complexité ne prennent sens que dans le recours à la dimension symbolique. Mais nous avons établi, à l'aide des travaux de Joseph Campbell et de la recherche sur les archétypes employés dans La Quête de l'Oiseau du Temps, que les mythes ne constituent pas, contrairement à l'impression commune, une explication de notre raison d'être au monde.

Il n'est pas question d'entreprendre une rationalisation fatalement incomplète et vouée à l'échec du mystère qui entoure le fait d'exister. Ces histoires, justement, révèlent qu'il n'est d'autre enjeu de la vie que de la ressentir : non plus limiter l'existence à une succession d'événements qu'il convient de subir en espérant vainement un but, une logique derrière l'ensemble, mais l'envisager comme sa propre motivation, comme son unique raison d'être.
« Faire l'expérience de cette sensation extatique : être vivant », écrivait Campbell au terme de sa réflexion sur le sens des mythes. Il n'est que de constater la portée de cette intuition au regard de la puissance évocatrice des récits universels. Malgré les différences profondes de lieux, d'époques et de cultures, les grands mythes sont communs à l'ensemble de l'humanité, et les lignes essentielles qui les parcourent rendent compte des mêmes vérités : le voyage initiatique par lequel les héros découvrent le sens de leur vie est d'importance infiniment supérieure au but pour lequel ils l'ont engagé.

Cet enseignement présent au coeur de chaque mythe s'est préservé malgré l'histoire des hommes, l'évolution des sociétés et des connaissances scientifiques, ainsi que de nos systèmes de valeurs et de pensée. La pérennité des mythes a été assurée d'une génération à la suivante, chaque homme transmettant à ses successeurs ce savoir universel que nous devons tour à tour découvrir puis comprendre. Le sens d'une histoire demeure principalement caché, et ne se livre pas dès l'abord. Il faut étudier le récit, en chercher la valeur à travers ses personnages et ses symboles, voir au-delà de son aspect imaginaire. La dimension merveilleuse n'est pas une fin en soi, elle est le vecteur du message. La preuve en est des multiples mythes bâtis selon les modèles archétypaux et présentant des visages distincts. L'incarnation du mythe est liée à la culture et à l'époque dans lesquelles il apparaît, mais les principes qui le gouvernent restent inchangés.
Dès lors, comment l'Art, la culture, la pensée, peuvent encore transmettre un message universel tout en lui offrant une nouvelle forme, de nouveaux vecteurs d'expression ? La modernité intrinsèque de la bande dessinée - cette liberté constante de forme conférée par sa nature de système en redéfinition permanente - répond à la nécessaire actualisation des mythes. En opérant un retour aux sources de la représentation, grâce à la dimension symbolique née de la rencontre entre le procédé figuratif et le mode narratif, tous deux indissociables, la bande dessinée insuffle au mythe une puissance évocatrice nouvelle, alliée à sa capacité de large diffusion. Le recours au dessin, symbole porteur d'une pluralité de sens, autorise une propagation du message plus importante que par la seule voie de l'écrit. La bande dessinée, malgré son âge et son indiscutable inscription dans le domaine des nouveaux médias, nous est apparue comme l'expression artistique la mieux apte à la transmission des thèmes universels.

Sans refuser à la littérature, au cinéma ou à la peinture leur légitimité, le neuvième Art semble le medium idéal par lequel les grands mythes trouvent leur résonance. La bande dessinée donne à lire, voir, entendre, contempler, réfléchir ou analyser, sans différer par là du cinéma ou de l'écrit, au contraire, mais le cadre de bande dessinée ouvre l'imagination sur tout ce qui n'est pas représenté, contrairement à l'image filmique qui la restreint au seul espace visible. Le lecteur de bande dessinée dispose du temps de liberté nécessaire à la reconstitution des intentions de l'auteur, à la perception de cet univers en marge, assemblage hétéroclite de toutes ses influences, que nous désignons sous les termes de mythologie personnelle. L'imaginaire de l'auteur est la pierre angulaire de la survivance des mythes. Il s'ajoute à l'actualisation inhérente au système de la bande dessinée et devient le premier vecteur de modernité. Le syncrétisme à l'oeuvre au sein de chaque histoire convoque la mythologie propre à l'auteur, influencé par ses lectures, ses inspirations, ses modèles et ses maîtres, au point de s'être constitué un univers personnel unique.

La Quête de l'Oiseau du Temps, référence actuelle pour les auteurs et les lecteurs en matière de bande dessinée d'héroïc-fantasy, puise nombre de ses figures et de ses références dans le néo-mythe de Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, de même que des bandes dessinées plus récentes se sont à leur tour inspirées du travail de Loisel et LeTendre : ainsi Lanfeust de Troy, de Christophe Arleston et Didier Tarquin, reconnaît ses emprunts à La Quête ainsi qu'à l'univers du Disque-monde, imaginé par Terry Pratchett. Nous constatons que, partant d'une thématique ancestrale, les auteurs composent un nouveau monde personnel et cohérent, régi par ses propres règles, résultant lui-même de l'association d'éléments multiples récupérés chez leurs prédécesseurs. Loin de s'épuiser, ces fragments d'imaginaire s'enrichissent mutuellement et parviennent à se fondre sans cesse en de nouveaux récits, où les schémas classiques côtoient la vivacité et l'originalité des artistes.

Chaque auteur dispose du matériau mythique originel, à partir duquel il crée librement son propre univers. Toute l'imagination de bande dessinée se concentre sur le hors-champ, sur ce que le cadre ne représente pas mais qui existe dans l'esprit du lecteur et que nous sommes à même d'inventer. La vignette se concentre sur un élément majeur, mais elle ne met en forme, immanquablement, qu'un détail d'une histoire, une infime fraction de récit, et le péri-champ appartient désormais à l'esprit du lecteur, comme une troisième dimension échappant à la contrainte du support matériel du livre et dont les droits seraient encore libres. Les grands mythèmes ne ressortent pas amoindris ni dénaturés de cette transformation - ou transposition - : ils n'en sont que plus vivants, neufs, et promis à une perpétuelle création. Des mythes identiques donnent ainsi naissance à des pluri-univers, foisonnants et gigantesques, sans autres frontières que celles de notre imagination. A la suite de
La Quête, Régis Loisel n'a-t-il pas renouvelé de façon entièrement personnelle le mythe littéraire de Peter Pan, en choisissant de nous raconter la genèse du personnage, son histoire et ses rencontres avant son apparition en tant que héros dans le récit de James Matthew Barrie ? Son apport au mythe ne l'a pas défiguré : sous le pinceau de Loisel, Peter Pan s'est développé pour acquérir une dimension nouvelle, une richesse supplémentaire que les lecteurs sont désormais en mesure de refuser ou d'accueillir. De cette ouverture atypique sur un sujet que l'on pensait à tort épuisé dépendent la modernité et les enjeux de La Quête de l'Oiseau du Temps.

Loisel et LeTendre ne tiennent pas à masquer l'emploi des motifs mythologiques fondamentaux qui régissent l'ensemble de leur récit. C'est dans le détournement de ces archétypes qu'ils maintiennent constant l'intérêt du lecteur. La conclusion du cycle de l'Oiseau du Temps est à la fois systématique et pourtant inattendue : si elle renverse méthodiquement notre perception de chaque personnage, le changement de perspective devient lui-même un procédé récurrent. Cet équilibre rompu se veut le témoin du bouleversement survenu au sein du mythe. Les mécanismes universels sont malmenés par le désir des auteurs de bande dessinée de créer, partant de thèmes connus et identifiables, une mythologie nouvelle, fruit des multiples apports de leur culture et de leurs inspirations personnelles. Une mythologie amère, marquée par la tristesse et la nostalgie, reflet de la mélancolie d'une époque qui a oublié les anciens mythes et prétend progresser sans points de repère.

Lors de ses entretiens avec Bill Moyers, Joseph Campbell regrettait déjà l'absence de référence dans l'époque contemporaine. Selon lui, les héros véritables ont disparu, relégués à leur qualité d'icônes antiques et oubliés au profit des nouveaux modèles de la célébrité
(30). La civilisation moderne que Campbell a vu naître et dans laquelle nous évoluons est un monde de vitesse et de fuite en avant, où les hommes ne disposent plus de bases fixes et solides mais d'images éphémères qui se dérobent l'une après l'autre et paralysent leur progression. Les symboles universels n'ont plus la possibilité d'exister ni d'être transmis quand la société entière se concentre sur l'immédiat, sur l'urgence du quotidien. La Quête de l'Oiseau du Temps, en retournant à la source des récits mythiques sur lesquels se greffe l'imaginaire personnel des conteurs d'histoires, traduit l'égarement d'une communauté en quête d'idéaux plus nobles, plus élevés que les ambitions factices et illusoires proposées en chaîne par le monde actuel. Les grands mythes sont l'expression d'un Age d'Or révolu, ils apportent le réconfort et les moyens d'appréhender les épreuves que nous devons affronter, tels les héros de notre propre existence.
Les mythes parlent au plus sensible de notre être au sens où ils délivrent un sentiment de compréhension du monde. Or
La Quête de l'Oiseau du Temps suggère l'absence de but à la quête, les héros étant désormais condamnés à lutter en vain contre le silence et la peur du changement. La leçon est sombre, pessimiste, témoignage de leur disparition et de la mort de nos guides. L'oeuvre de Loisel et LeTendre, point de rencontre essentiel entre les mythes universels et l'instrument de la modernité nécessaire à leur préservation, classique de la bande dessinée née de l'association des archétypes mythiques et du système novateur du medium, nous apparaît comme le reflet tragique d'une vision désabusée de l'homme et du monde. Que sont devenus les héros des temps anciens ? Quelle est cette nostalgie lancinante qui s'empare de nos coeurs lorsque nous contemplons, l'espace d'un instant, les ruines de nos chimères évanouies ? Bragon, Pélisse, Bulrog, enfin tous, emportés par le fleuve sombre et impénétrable de nos souvenirs, où se mêlent à présent les images des compagnons qui nous ont abandonnés.

Notes :

1 Cf. annexe - fig. 27& 28 - « Le Rige », éd. Dargaud, 1998, pages 10 & 11.
2 BACHELARD Gaston,
La Terre et les Rêveries de la Volonté, p.11, éd. José Corti, 1948.
3 LOISEL Régis & LETENDRE Serge,
La Quête de l'Oiseau du Temps, "Le Rige", p.5, éd. Dargaud, 1998.
4 Cf. annexe -
fig. 25 - LR, page 6, vignette 3.
5 Cf. annexe -
fig. 26 - LR, page 7, vignettes 1/2/3.
6 Cf. annexe -
fig. 29 - LR, page 12, vignettes 2/3.
7 Cf. annexe -
fig. 30 & 31 - LR, page 17, vignettes 3/4/5/6 ; page 18, vignettes 1/2/3.
8 HENDERSON Mary,
Star Wars, la magie du mythe, p. 54, éd. Presses de la cité, diffusion Club France Loisirs, 1999.
9 CAMPBELL Joseph & MOYERS Bill,
Puissance du Mythe, p.252, éd. J'ai Lu, coll. Aventure Secrète.
10 Cf. annexe -
fig. 32 - LR, page 21.
11 ALIGHIERI Dante,
Inferno, p.28, trad. John Ciardi, éd. New American Library, 1982. Cité par Mary Henderson in Star Wars, la magie du mythe.
12 « Le centre du monde est cet Axus Mundis, ce point central, ce pôle autour duquel tout tourne. C'est l'endroit précis où le mouvement et l'immobilité, c'est à dire le temps et l'éternité, s'unissent. L'expérience mythique consiste à prendre conscience de l'aspect éternel de l'instant et à vivre pleinement cette parcelle de vie qui est aussi parcelle d'éternité. » CAMPBELL Joseph, Puissance du Mythe, p. 161, éd. J'ai Lu, coll. Aventure Secrète.
13 DIEL Paul,
Le symbolisme dans la mythologie grecque, p.23, éd. Fayot.
14 CAMPBELL Joseph & MOYERS Bill,
Puissance du Mythe, p. 245, éd. J'ai Lu, coll. Aventure Secrète.
15 Idem, p.359-360.
16 Cf. annexe -
fig. 23 & 24 - LR, illustration de couverture, ancienne et nouvelle édition.
17 CAMPBELL Joseph,
Puissance du Mythe, p. 254, éd. J'ai Lu, coll. Aventure Secrète.
18 « Quand on arrête de penser à soi, à la préservation de sa propre vie de façon primaire, on subit une transformation véritablement héroïque de la conscience. Tous les mythes ont, d'une façon ou d'une autre, cette transformation de la conscience pour sujet. Vous réagissiez d'une façon et maintenant vous réagissez d'une autre. » CAMPBELL Joseph,
Puissance du Mythe, p. 213-214, éd. J'ai Lu, coll. Aventure Secrète.
19 Cf. annexe -
fig. 33, 34 & 35 - « L'oeuf des Ténèbres », éd. Dargaud, 1998, page 29, vignette 9 ; page 30, vignette 1 ; page 31, vignette 7.
20 Cf. annexe -
fig. 36 & 37 - L'ODT, page 38 ; page 43, vignettes 4/5.
21 Cf. annexe -
fig. 38 - L'ODT, page 45, vignettes 2/3/4/5/6/7.
22
La Quête de l'Oiseau du Temps, « L'Oeuf des Ténèbres », p. 45 vg. 3 & 4, éd. Dargaud, 1998.
23 Cf. annexe -
fig. 39 - L'ODT, page 47.
24 GROENSTEEN Thierry,
Système de la bande dessinée, p. 67, éd. PUF, coll. Formes Sémiotiques.
25 Idem, p. 67.
26 Cf. annexe -
fig. 40 - L'ODT, page 53, vignette 6.
27 Cf. annexe -
fig. 41 - L'ODT, page 61, vignettes 9/10.
28 Cf. annexe -
fig. 42 - L'ODT, page 64, vignettes 4/5/6/7.
29 BACHELARD Gaston,
L'Eau et les Rêves, p. 67, éd. Livre de Poche, coll. Biblio Essais, 1942.
30 « CAMPBELL - Mais la vie est aujourd'hui si complexe, elle change si rapidement qu'aucun héros n'a le temps de briller avant d'être rejeté.
MOYERS - Il semble qu'actuellement nous adorions des célébrités, pas des héros.
CAMPBELL - Oui, et c'est dommage. Un questionnaire a été soumis aux élèves d'un lycée de Brooklyn. Il leur demandait quel personnage ils aimeraient être. Deux tiers des étudiants ont répondu : « Quelqu'un de connu. » La notion de sacrifice leur était totalement étrangère.
MOYERS - Ils voulaient juste être connus.
CAMPBELL - C'est cela. Avoir un nom et la gloire. C'est très triste. » CAMPBELL Joseph & MOYERS Bill,
Puissance du Mythe, p. 223-224, éd. J'ai Lu, coll. Aventure Secrète, 1991.

 © Sylvain Tavernier 2003 <syltavernier@wanadoo.fr>
Université du Littoral
Lettres Modernes
2002-2003

LE CADRE DU MYTHE

Regards sur l'architecture imaginaire de la bande dessinée
Etude de La Quête de l'Oiseau du Temps,
de Serge LeTendre et Régis Loisel
Mémoire de Maîtrise
sous la direction de Joël Ganault, 2003

partie 1 - partie 2

Étudiant en lettres modernes à l'Université du Littoral, Sylvain Tavernier est un fan des littératures de l'imaginaire en général et de Stephen King en particulier. Il écrit des nouvelles et tient la rubrique de la filmographie de Stephen King, et la plus grande partie des critiques du film du mois de ce site.

Vous trouverez de Sylvain Tavernier sur ces pages :

u une nouvelle :  Un truc qui gratte

une nouvelle : Simon le boiteux

une nouvelle : Josh le Ventru

une nouvelle : Space fantasy

  une étude : la filmographie de Stephen King

 une étude : Approche du mythe de l'un et du double dans l'imaginaire kingien

 

  

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ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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