Tout est fatal.
"Je suis
(...) le destin qui
marche et qui parle."
Tout est fatal, Mr Sharpton, à Dinky, (259)
Un prince, Hasan, qui ajoutera III
à son nom plus tard, si Allah lui prête vie, est
né en ce début mai 2003. Fils de Hasan, II de nom, fils
de Muhammad VI, roi du Maroc, auquel il succèdera au
trône, s'il est de la volonté d'Allah de maintenir la
dynastie des Alawites à cette place, et de conserver une
monarchie comme régime politique.
À dix-neuf ans, Richard Ellery Earnshaw, dont le père a
fui le domicile familial, comme celui de
Stephen King, dont la mère
qui l'élève vit d'emplois de vendeuse, mauvais
élève à l'école, est devenu meurtrier
à distance pour le compte d'une secte, la Trans.
Jusque-là, il avait vécu de petits boulots. Fatal,
selon le mot qu'il aime à répéter?
Destinée, fatalité, nécessité,
éventualité, liberté, comment s'y retrouver dans
cette opposition apparente de termes mal définis
1 ? D'un
côté, un royaume en perspective, sans avoir rien fait
pour l'obtenir. De l'autre, des cartons de pizzas à livrer
à vie, pour n'avoir rien fait en classe pour assurer son
avenir. Dans un cas comme dans l'autre, les jeux seraient-ils faits
à la naissance, fils de roi, fils de pauvres, par un
"donné" sociologique pour l'un, biologique pour
l'autre?
Tout est fatal, le titre de la
novella Everything's eventual (qui est également celui du recueil) provoque le
désarroi des traducteurs devant l'adjectif anglais "eventual".
L'extension du sens de cet adjectif est telle qu'il reflète
des réalités contraires, et que seul le contexte permet
de trouver la signification adéquate. Il peut renvoyer en
français à l'"éventualité" comme à
la "fatalité". Et dans la mesure où le titre est le
reflet d'un contenu, on n'aborde pas la novella dans le même
état d'esprit selon qu'on utilise la traduction de Jean-Daniel
Brèque ("Tout est éventuel") 2, ou celle de William O. Desmond
("Tout est
fatal"). Or une des
caractéristiques du récit est de faire
répéter, comme un leitmotiv, la formule "every is
eventual" par le personnage principal, le narrateur. Suivant le sens
qu'on prête au mot, on passe de l'idée
d'éventuel, d'aléatoire (ce qui arrive par incident ou
accident, donc hypothétique), à ce qui arrive
nécessairement, qui est prévu par un ordre fixé
des choses, qui doit immanquablement arriver. Sans oublier la
résonance mortifère du mot "fatal", que le
français associe souvent à l'idée du
trépas, comme dans l'expression "une issue fatale". Deux
perspectives sont en fait conjuguées dans la novella : la
place singulière et génétiquement "fatale" du
don, le premier mis en scène par King qui soit aussi
directement lié à la magie; la place prise par la
fatalité dans le déroulement de cet épisode de
la vie de Dinky. Tout un débat philosophique est ainsi
possible sur le hasard et la nécessité, sur le sens de
la liberté humaine, en rapport avec la conception qu'a King de
l'ordonnancement du monde.
Les phénomènes physiques, biologiques, psychologiques
et sociaux sont soumis à des relations entre eux
(appelées "lois" dans le domaine scientifique), qui font que
les faits qui se produisent naturellement le sont de manière
inéluctable. Dans cette perspective, les hommes seraient les
jouets de nécessités qui leur échappent et
contre lesquelles ils ne peuvent rien. Comment introduire l'action
humaine dans cet ensemble de nécessités? Est-ce que
l'action humaine peut changer le cours des choses?
La position rationaliste est que les individus, en naissant, sont
insérés dans un cosmos et un environnement
déterminés, et une société historiquement
datée. Nous imaginons être libres alors que notre
existence subit l'effet de causes extérieures à nous.
Elle s'est déroulée antérieurement dans des
conditions historiques qui se répercutent sur ce que nous
sommes maintenant. Le libre-arbitre, la liberté totale qui
serait le pouvoir d'agir sans contrainte et sans opposition, est une
illusion, une fiction, et notre existence s'est toujours
passée sous l'effet de contraintes multiples. Toutes les
causes qui ont agi l'ont fait sous l'effet de causes
antérieures. La connaissance de ces nécessités,
implique le déterminisme des lois naturelles, humaines et
sociales, duquel nous ne pouvons pas nous libérer.
Plutôt qu'une "Liberté", notion abstraite qui échappe
à l'analyse, la position rationaliste évoque
plutôt un travail historique incessant de libération de
contraintes de toutes sortes, sans cesse à reprendre. Des
"libertés" ont été conquises au cours de
l'histoire de l'humanité par le travail, qui est la forme de
lutte contre les éléments naturels défavorables.
D'autres libertés, sociales ou politiques, ont
été obtenues par la lutte contre les exploiteurs. Si un
grand nombre de désirs humains historiques peuvent maintenant
se réaliser (se nourrir en quantité suffisante,
être logé convenablement, être soigné
efficacement en cas de maladie, se déplacer
commodément, être informé, etc), nous le devons
à cette lutte libératrice millénaire. Nous
sommes débiteurs à l'égard de nos
aînés.
La "libération" demande un engagement des
individualités, plutôt qu'une fausse liberté qui
ne serait qu'un déterminisme caché. Le drogué,
sous l'emprise de la drogue, comme l'alcoolique subissant l'alcool,
le chauffard ivre de vitesse ne sont pas "libres" : ils sont esclaves
de substances chimiques ou de caractéristiques de leur
personnalité. Devenir "libres" consisterait pour eux à
quitter leurs servitudes individuelles, comme l'opprimé se
"libère" d'un régime politique oppressif.
L'intérêt de cette novella de King est de donner un bon
exemple littéraire qui pourrait servir de support à une
démonstration en classe de philosophie sur le concept de
liberté. Pour les amateurs de Stephen King, c'est aussi
l'occasion d'approfondir la position d'un écrivain qui a
presque toujours mis ses personnages en scène dans une action
entreprise contre des forces destructrices.
On n'appelle pas Richard par son prénom. Richard, c'est "Dinky", le "gentil", le "charmant", qui subit une existence qui n'est pas celle qu'il aurait choisie. La famille est pauvre, et il doit faire des petits boulots pour survivre. Sans le père en fuite, il vit avec sa mère, absorbée par ses amies et le jeu, qui ne lui accorde qu'un minimum d'affection.
Une victime.
Le caractère de Dinky s'est
formé en opposition à celui de sa mère, qui
semble, comme beaucoup de mères abusives mises en scène
par King, l'avoir écrasé de son autorité
3. Par exemple sa mère et ses copines
"fument toutes comme des
pompiers" (245),
mais Dinky ne fume pas. Il n'est pas, comme sa mère,
attiré par l'argent. C'est du manque de reconnaissance et
d'absence de considération qu'il souffre. Sa mère
paraît ne pas être attentive à son ménage,
ne cuisine pas, n'est "même pas fichue de faire réchauffer une
boîte de raviolis."
(247) alors qu'il soigne son intérieur. Quand il part
en stage de formation, il ne la regrette pas : "C'est Ma qui me manquait le moins. On aurait
pu imaginer que nous étions très proches, tous les
deux, genre «elle et moi contre le monde.», mais ma
mère n'a jamais été très douée
question donner de l'amour et réconforter." (278)
Ses résultats scolaires sont mauvais, il ne s'intéresse
pas à ce qui se fait au lycée : "J'étais nul en maths et je me
pétrifiais presque complètement en classe d'anglais,
parce qu'on était supposé prendre la
parole" (271) Ses
enseignants lui sont indifférents : "J'avais apprécié certains de mes
professeurs, j'en avais détesté d'autres, mais il ne
s'en était jamais trouvé un seul en qui j'aie eu
entièrement confiance. J'étais du genre à
toujours aller m'asseoir au fond de la classe si le prof ne nous
installait pas par ordre alphabétique, et je ne prenais jamais
part aux discussions."
(275) Il a quitté l'école pour vivre de petits
emplois, qui ne le gratifient pas davantage que l'école.
Manutentionnaire dans une grande surface, il subit les brimades d'un
collègue de travail, Skipper Brannigan 4. Ce dernier se moque de lui en jouant sur les
divers sens de son nom, le poursuit avec des chariots, cherche
à se battre avec lui. Dinky a peur de lui, évite
soigneusement la confrontation. Il sait bien que, par manque de
hargne et de volonté, il sera envoyé à
l'hôpital. Il préfère supporter, jusqu'au moment
où la coupe déborde : "Il m'avait écrasé les doigts entre deux
chariots, mort de rire en m'entendant hurler de douleur. Rien ne fait
plus mal que de se faire écrabouiller les doigts. Deux de mes
ongles avaient noirci et fini par tomber." (254) C'est après cet incident qu'il envoie
la lettre qui mettra fin aux jours de Skipper.
Car ce sont le plus souvent les hommes qui suscitent des limites ou provoquent des empêchements à une expression raisonnable de nos désirs. Les hommes ont deux adversaires, la nature et eux-mêmes, et ce sont les hommes qui sont le plus souvent dans les sociétés d'abondance les causes des tourments des autres. Nous vivons dans des réseaux d'obligations et d'interdits, parfois causes de souffrances, et la lutte pour la vie continue à s'exercer sous des formes polies et civilisées. C'est la déraison des hommes qui les rend souvent esclaves, enchaînés, mutilés de la liberté parfois sans le savoir. Les chaînes qui nous pèsent le plus sont celles que nous nous sommes forgées individuellement ou collectivement. Si Dinky a la chance de ne posséder aucun défaut majeur pouvant créer chez lui des perturbations psychologiques pouvant le pousser à être malintentionné à l'égard des autres (avant l'exploitation de son don par la Trans), ce n'est pas le cas de son entourage.
Son second métier,
livreur de pizzas le soir, ne comporte pas de brimades, mais n'est
pas plus gratifiant. Il livre ses clients dans une vieille voiture au
pot d'échappement hors d'usage 5 : "Des
pourliches de misère donnés par des types qui ne vous
ont même pas vus, parce qu'ils ont encore la tête dans la
partie de football à la télé. C'est lorsque j'ai
roulé pour Pizza Roma que j'ai atteint le fond, je crois."
(240) À leurs yeux, il n'existe littéralement
pas.
Dinky est ainsi, aux yeux de sa mère, de ses enseignants et de
ses collègues un «dink», une "tête de noeud" (257), une
andouille, un pauvre con (sens du terme argotique «dink»).
Sa mère lui dit sans ménagement, il n'a pas d'avenir :
"« Voilà ce qui
arrive, quand on laisse tomber les études », ne cessait
de répéter Ma pendant ma période livreur de
pizzas. Et aussi: « Ce sera comme ça pendant tout le
reste de ta vie. »"
(240) Ses amis ont l'air d'être des soumis comme lui,
physiquement médiocres, et ils ne le soutiennent pas lorsqu'il
est brimé par Skipper.
Enfin Dinky est un "absent" sexuel, un "dinky" en argot
6, qui ne s'intéresse pas aux filles et se
contente d'acheter des revues de charme (pas des pornographiques!).
Son seul amour est platonique, la vedette Nicole Kidman,
"la plus belle des actrices
vivantes" selon lui
(246). Le sexe compte peu dans sa vie : "Le sexe, c'est pas une bien grande affaire, du
moins pour moi. Ça existe, d'accord, mais ce n'est pas
fatal." (243)
La
résignation sans révolte.
"Comme je disais, je touchais
le fond." 7 (240) Dans un moment
de dégoût, il pense même envoyer une lettre
mortifère à sa mère (240). Dinky,
l'aimable pas aimé, est comme ces millions de personnes
ordinaires qui s'effacent, écrasées par la vie. Pas
compliqué avec sa nourriture, "de la nourriture ordinaire" (246), la télévision souvent,
quelques sorties. Il s'habille dans des couleurs ternes :
"les chouettes couleur terre
que j'aime." (245)
Assis sur un banc au parc ou dans la rue, il se comporte comme un
badaud, regardant autour de lui comme le font des milliers d'autres,
passant son temps (ou tuant le temps, au choix du lecteur). Mais il
est constamment habité par la peur, la peur de l'autre, source
de ses maux : "S'il y a une
chose que j'ai apprise au cours de mes dix-neuf ans sur la
planète terre, c'est bien ça : ne baisse jamais la
garde, les Skippers sont partout" (239) Le comportement d'un escargot tout prêt
de rentrer dans sa coquille protectrice au moindre danger. Peu
disposé à prendre des initiatives, il se contente de sa
seule supériorité, elle aussi mal reconnue :
"J'ai toujours
été en bons termes avec les ordinateurs du
lycée. (...)
Je rentrais comme je voulais
dans les programmes de Mr Jacubois et de Mrs Wilcoxen, par exemple
[des professeurs]. Je n'ai jamais été amateur de
jeux sur ordinateur - à mon humble avis, c'est bon pour les
tarés -, mais j'étais capable de bidouiller à
peu près tout ce que je voulais." (271)
Le fait d'être dans le monde un
des rares à avoir des dispositions spéciales pourrait
le stabiliser si précisément son don n'était pas
aussi "spécial". Parque moderne, Atropos "l'inflexible" qui
envoie la mort 8, alors que rien dans sa nature n'est
spécialement cruel ou combatif, Dinky n'a pas
précisément le don dont les hommes rêvent. Il l'a
découvert par hasard, enfant, un jour où il voulait
tuer des mouches qui le gênaient et qu'il ne pouvait atteindre.
Il a dessiné un pantacle par jeu 9 et les mouches sont mortes. Un chien de garde le
gêne : il procède de même avec lui. Il a
utilisé ce don plusieurs fois, la dernière à
l'encontre de son bourreau Skipper, qu'il a ainsi tué :
"J'en ai pris plein la gueule,
mais j'ai tenu, tenu. Et finalement, j'en ai eu ras-le-bol. C'est lui
qui m'a poussé à ça. C'est arrivé de sa
faute." (260)
Dinky comprend aussi que le chien qu'il a tué était
"d'une certaine
manière, la première incarnation de
Skipper." (262)
Dinky est suffisamment intelligent pour savoir qu'un don
mortifère comme le sien est dangereux pour la
collectivité, qu'il risque même d'être mis
à l'écart de la société si ce pouvoir
était connu. Il sait que son don est incompréhensible
aux autres par son fonctionnement qui lui échappe à
lui-même, puisqu'il procède intuitivement :
"Personne n'aurait pu
comprendre le truc [le
pantacle] que j'avais
écrit à la craie sur le trottoir." (253) Ce don ne lui
apporte donc pas de gratifications sociales comme le ferait la
maîtrise d'un art ou d'un sport. Son seul avantage pour un
timide, c'est qu'il peut le débarrasser de ce qui le
gêne, mais Dinky n'est pas sadique. Le seul moteur capable
d'animer Dinky vient de ses souffrances à subir
l'incompréhension ou les brimades d'autrui : "Pourquoi faut-il qu'il y ait autant de Skipper
dans le monde? Je me pose la question." (241)
Pour l'instant, il est heureux de son sort : "Finies les patrouilles à pizzas par
soirée pluvieuse. (...) Plus besoin de bosser avec des
branleurs au Supr Savr, de ranger les foutus caddies et de se laisser
emmerder par des enfoirés comme Skipper." (239)
"Vous en connaissez combien, vous,
des mecs de dix-neuf ans qui ont laissé tomber les
études et qui possèdent leur propre baraque? Et une
bagnole neuve?" (241),
avec des accessoires qui le ravissent.
La plupart des choses qu'il demande lui sont apportées chaque
semaine : "Je vais
peut-être finir par m'en lasser, mais, pour le moment, c'est
comme si le père Noël passait cinquante deux fois par
an." (245) Pour la première fois, contrairement
à ce que prédisait sombrement sa mère, il croit
que son emploi à la Trans lui ouvre un avenir "si je travaille assez dur et que je le veuille
vraiment." (246) Lui
qui n'a eu qu'une vie médiocre, à ras de terre (la
couleur choisie pour ses vêtements, ce qui est significatif),
peut maintenant espérer prendre de la hauteur :
"Dans un boulot comme
celui-là, on ne peut aller que dans une direction, vers le
haut." 10 (246)
Il a l'impression d'avoir
changé, de ne plus être le même homme :
"Me retrouver au centre de
formation de Peoria était comme naître une
deuxième fois, et je soupçonne que naître est
toujours un processus douloureux."
(272) "Naître une
deuxième fois" serait une bonne définition d'une
initiation réussie. Mais en fait, Dinky a subi un
conditionnement, sans passer par une phase d'initiation qui l'aurait
humainement amélioré. On l'a rendu capable d'autres
comportements. Mais il n'est pas conscient de ce qu'on lui a
inculqué. L'emploi du terme "initiation" s'est
généralisé de nos jours pour la mise en place
d'apprentissages, en partie conscients (il faut avoir compris pour
savoir le faire) ou inconscient (il faut avoir répéter
de nombreuses fois pour parvenir à le faire, sous forme
d'automatisme plutôt que de véritable
compréhension. L'initiation consistait jadis à faire
passer les jeunes par une série d'épreuves qui leur
permettaient d'entrer dans le cercle des adultes. Certaines
initiations plus particulières permettaient de posséder
les "secrets" d'un métier qui réservait son savoir et
ses pratiques à ceux s'en montraient dignes (corporations de
métiers, compagnonnage). Ou encore, plus rarement,
permettaient l'entrée dans une société
secrète (sociétés occultes,
franc-maçonnerie). La véritable initiation est celle
qui suscite un processus intérieur qui permet d'accéder
à un état supérieur à celui d'avant
l'initiation. Ce n'est pas le cas pour Dinky, qui reste semblable
à lui-même, sauf qu'on l'a programmé pour devenir
un tueur : "Il s'agissait de
tuer des gens; voilà à quoi destinait
l'entraînement. On ne m'en parlait pas tout le temps, mais les
formateurs n'essayaient pas pour autant de me dorer la pilule. Je
devais simplement ne pas oublier que les cibles étaient des
individus nuisibles, des dictateurs, des espions, des tueurs en
série et, comme me l'avait fait remarquer Mr Sharpton, dans
une guerre, il y a toujours des morts. De plus, ça n'avait
rien de personnel. Ni armes à feu, ni poignards, ni garrots.
Je n'aurais jamais de sang sur les mains." (272) Dinky n'a pas
acquis son autonomie, et continue à être sous la coupe
de son inspirateur et directeur de conscience, Mr Sharpton, qui l'a
recruté.
La soumission
au père.
À la recherche affective d'un
père, Dinky le trouve dans le gourou de la Trans, qui est
devenu son protecteur. Dinky pense qu'il a été compris
par Sharpton : "J'ai dû
pleurer pendant un bon quart d'heure. Mr Sharpton passa un bras
autour de mes épaules et me tint contre lui." (267) Le geste d'un
père qui console son gamin qui s'est fait mal, minime
satisfaction que Dinky n'a jamais éprouvée. Sharpton le
rassure sur son image : "Vous
êtes le dessus du panier, Dink. je suis certain que vous ne le
croyez pas, mais c'est pourtant vrai." (259) Il lui explique qu'il n'a pas
arrêté ses études parce qu'il était en
situation d'échec scolaire, mais parce que son comportement
est celui des autres transcréatifs, porteurs du même
don. C'est le père-gâteau, qui le fait voyager en jet
privé, ce dont il n'est pas peu fier. Sharpton est aussi le
père qui écoute, patiemment, à n'importe quelle
heure de la nuit, et qui trouve toujours les paroles qui rassurent.
Il fascine Dinky, comme ces hommes particuliers qui possèdent
un regard "magnétique". Certains hommes savent en effet mettre
en oeuvre une forme de regard dangereux, qui attire et subjugue,
l'expression d'une personnalité forte, à la fois calme
et résolue. Lors de leur seule et unique rencontre, qui
décidera de l'avenir de Dinky, il l'assujettit par la seule
force de ce regard (256)
Il en profite pour le soumettre à une sujétion quasi
totale dans sa vie quotidienne (c'est le règlement) et dans sa
pensée. La dépendance est également sociologique
(pratique du cocooning 11, pas de relations avec les autres, adepte
littéralement coupé de la société,
même de ceux qui assurent l'entretien de son domicile). Comme
le signale Abgrall, "toute
secte s'établit et se développe grâce à
l'exploitation des manipulés par les
manipulateurs."
12
Comme dans les sectes, la loi du père est instituée
comme doctrine, et intégrée. Les commandements du
père rassurent, tout en intimidant, ce qui est le but
recherché 13 . "Il a
été gentil avec moi." (294), seule lecture que Dinky fait de son tutorat et
de sa dépendance consentie par sentimentalité, et dont
il mettra un certain temps à rectifier.
La prise de
conscience de l'aliénation.
Se croire libre, comme l'a fait Dinky
au début de la novella, était une illusion, celle que
beaucoup d'hommes éprouvent quand ils disposent d'un certain
confort et d'un espace suffisant d'activités. Il a un emploi
plaisant, une maison, une voiture. Mais, comme ses semblables, il se
croit libre parce qu'il n'a pas bien apprécié les
causes qui ont créé sa situation et
déterminé son état. Il a l'air d'abord satisfait
de son sort, et la perte de libertés déjà
dramatiquement réduites auparavant ne paraît pas lui
occasionner de souffrances particulières : "On s'habitue à n'importe quoi, au bout
d'un moment." (244). Il
éprouve cependant des désarrois minimes. Par exemple,
il pense souvent à son copain Pug : "Je ne peux même pas décrocher le
téléphone pour demander à Pug ce qu'il est
devenu." (241) ou
"Pug me manque un peu.
J'aimerais pouvoir l'appeler, rien que pour lui raconter des
conneries." (248) Il
est comme ceux qui suivent des règles prescrites par autrui,
qu'il n'a pas examinées en raison, et qui n'est donc pas libre
: "Je ne bouge pas - c'est ce
qui a été prévu : je ne bouge pas. Comme l'a dit
Mr Sharpton : "C'est le règlement, Dink" (242) Un
règlement qui doit être respecté aussi
rigoureusement que le croyant observe les commandements de Dieu.
Il ne peut commander ses repas chez certains traiteurs (pizzas chez
les Italiens, plats chez les Chinois) : mais il ne se rend pas compte
qu'avec cet interdit, la secte l'éloigne de ceux qui ont
l'habitude de constituer des mafias à la recherche
d'informations. Dinky ne peut faire ce qui est prescrit, et la Trans
lui évite pratiquement tout autre contact qu'anonyme. Il paie
en liquide, avec l'argent fourni dans une enveloppe chaque semaine,
et il ne laisse nulle part des traces de son passage :
"J'avais un plan, une liste
des restaurants, l'adresse des cinémas et du centre
commercial. Tout avait été prévu en
fait." (276)
Le but de la Trans est de
chercher à exclure Dinky et ceux qu'elle recrute de la
communauté, de ne pas leur permettre d'établir des
contacts. Durant son stage de formation, "Le Dr WentWorth et son équipe prenaient grand
soin de nous tenir séparés." (272). Les
règlements contraignants cherchent à exclure l'adepte
de la société, de le marginaliser, parce que la
société peut être source de dangers pour la
secte, et que la société peut être une source
d'enrichissements pour l'adepte:"La secte se définit en termes de contre-pouvoir,
d'opposition au modèle communautaire habituel; elle oeuvre en
faveur d'une coupure avec la communauté." 14 L'adepte voit la liberté de participer comme
sujet actif à à la vie sociale supprimée par la
secte, se trouve dans l'incapacité de définir ses
objectifs, de contrôler les actes de pouvoir des autres, et
d'apprécier leurs résultats.
Dinky vit ainsi dans sa petite bulle, et s'y trouve apparemment
heureux. Ses quelques récriminations se limitent à des
émissions TV qui ne lui plaisent pas, ou au comportement
maternel. Heureux? Peut-être. Libre, certainement pas.
Car Dinky n'est pas libre, puisque la fatalité de son don, les
déterminismes de son exploitation antérieure comme
salarié, où il a subi les exactions de son
collègue et où, au mieux, il n'existe pas; la
domination quasi totale de la Trans, qui n'est d'abord pas
perçue comme telle, sa source de joie dans le meurtre virtuel
le contraignent à suivre une voie précise et
étroite sur laquelle il n'a pas de prise. Les diverses
nécessités qui s'imposent à lui l'obligent
à se comporter comme un objet soumis à diverses
contraintes complémentaires, et il n'est pas capable
d'intervenir sur une situation qu'il ne contrôle pas. Il
cherche à trouver des espaces de liberté dans des
secteurs limités de sa vie privée, et s'en contente :
achat de revues de charme, puis lire un journal clandestinement (il a
peur qu'on le surveille), faire des recherches interdites à la
bibliothèque.
L'indifférence au monde.
Dinky ne s'intéresse
d'ailleurs pas à ses victimes, réaction
étonnante pour quelqu'un qui a souffert comme lui des
persécutions : "L'idée que le conditionnement subi à
Peoria pouvait être au moins responsable de ce
désintérêt ne m'a jamais traversé l'esprit
non plus. Je faisais mon truc, c'est tout. Je faisais mon truc, aussi
content de vivre qu'une huître à marée
haute." (281) Il
compare son travail à celui des aviateurs lançant
à haute altitude, pendant une guerre, leurs bombes
après avoir regardé dans leur viseur, et qui ne voient
pas les hommes qu'ils tuent : "La vie est plus facile quand on soustrait
l'élément humain." (281)
Le désordre du monde ne l'intéresse pas davantage. Il
ne lit pas les journaux, utilisant les arguments de trop de nos
concitoyens : "C'était
tous les jours les mêmes conneries, des dictateurs flanquant la
pâtée à des peuples sans défense, des
hommes en short flanquant la pâtée à des ballons
de foot ou de rugby, des politiciens embrassant des
bébés ou baisant des culs. Des histoires concernant
essentiellement les Skipper Brannigan de ce monde." (285)
Or la liberté ne se trouve pas dans l'évasion des
réalités. On ne peut se libérer d'un ordre
social insupportable qu'en agissant sur lui, ce qui est pratiquement
impossible à un homme seul. Il faut beaucoup de temps à
Dinky pour qu'il trouve le sens du combat collectif contre
l'oppression et la dictature.
Le soumis devient
rebelle.
Il n'est pas possible de parler de liberté concrète dans une vie où tout est contrôlé, où la seule satisfaction est la jouissance solitaire dans une toute-puissance momentanée, à plus forte raison celle du meurtre. Dinky met du temps avant de faire cette prise de conscience morale qui lui permettra une action sur les processus en cours, et il lui faut l'aide d'un journal intime qu'il dissimule pour l'aider dans ce parcours. Il y note des situations où sa liberté en train de naître, ce dont il n'a pas vraiment conscience. S'y fait jour lentement un processus de libération qui lui ouvre de nouveaux possibles à son existence. Il ne peut commander de pizzas au traiteur italien, mais en est finalement satisfait, se souvenant de sa condition de livreur : :"J'aurai eu l'impression d'être passé dans le camp des oppresseurs." (243), ce que Brèque traduit autrement : "Je me sentirais tout bizarre, comme un membre de la classe possédante." 15 Prise de conscience nette de sa solidarité de fait avec les opprimés, contre les possédants. Peu à peu ses espaces de liberté deviennent des espaces de rébellion, à son corps défendant. Il s'excuse presque à ses yeux d'avoir acheté le journal qui lui apportera des révélations dont il souhaite prendre connaissance, tout en craignant les conséquences. Il attribue d'abord l'achat du journal narrant la vie et la fin de celui qu'il a tué à une défaillance de sa volonté, et non pas à l'expression de sa liberté : "J'ai toujours manqué de volonté. J'ai du mal à éviter les chocolats, même si ma peau n'y réagit pas très bien, et je ne suis pas arrivé à éviter le [nom du journal] ce jour-là. J'entrai et je l'achetai." (285), sans y voir qu'en lui la libération de la Trans est en marche.
Il n'est pas possible à
celui qui veut se servir de sa liberté de posséder une
analyse complète de sa situation. À chaque instant, il
risque de se tromper, d'échouer dans ses anticipations, de
perdre le peu de liberté qu'il a, voire la vie. Le possible
concret tant qu'il demeure en projet reste toujours du virtuel. Nous
avons constamment des choix à faire, choix liés
à une apparence de liberté, mais ils sont la
conséquence de nécessités impératives
auxquelles il n'était pas possible auparavant de se
soustraire.
La secte a expliqué à Dinky que le but de
l'organisation était de
"débarrasser le monde des Skipper Brannigan - les gros, ceux
qui sévissent à grande échelle." (268), dessein
d'autant plus facilement admis par Dinky qu'il avait eu à
souffrir de tels agissements. Or Dinky a appris par les journaux lus
clandestinement que, par exemple, un de ceux qu'il a tués est
un éditorialiste à l'esprit vif, homme affable et
ouvert dont il connaît de nom parce que sa victime était
hostile à l'informatique et ne possèdait pas
d'ordinateur. Caution de gauche d'un journal de droite (287),
l'éditorialiste luttait pour un meilleur traitement des
mères adolescentes, était favorable à
l'avortement, souhaitait une amélioration du sort des
défavorisés, critiquait les dépenses abusives de
l'armée alors qu'avec cet argent l'État aurait pu
créer des emplois. À la bibliothèque, il apprend
ainsi qu'il a occis par lettre interposée une professeure qui
est l'animatrice d'une équipe des recherches biologiques
contre le Sida; ou un général en retraite devenu
hostile aux guerres. On lui avait expliqué que la Trans
voulait "vous aider à
affiner votre don, à l'affûter, et à vous en
servir pour l'amélioration de toute
l'humanité."
(270) Il s'est rendu compte maintenant qu'on lui a menti,
sans qu'il puisse comprendre vraiment pourquoi on l'a chargé
de tuer des hommes et des femmes qui ne sont apparemment pas des
Skipper.
Dinky est
désemparé car la révolte lui est pour l'instant
difficile. Car il ne suffit pas de juger mauvaise telle "cause"
sociale (terme général pour les abus sociaux ou
individuels) quand elle est due à des prescriptions ou des
conventions discutables, il faut encore pouvoir agir. Et pour
l'instant, la "cause" sociale est là, elle opére, et il
est indispensable d'en tenir compte si on ne veut pas être
broyé par elle. La liberté devient alors une adaptation
aux exigences de la situation, un consentement raisonné
à la nécessité. On peut par exemple admettre que
quelqu'un continue à commettre des actes qu'il juge mauvais,
quand il n'a pas encore trouvé de solution pour se
débarrasser de la contrainte qui l'accable, alors qu'il court
des risques s'il a une attitude ouverte d'opposition dès
maintenant. Ce qu'on appelle le "double jeu" peut être
momentanément compréhensible et admissible. La
liberté humaine d'un individu est ainsi liée à
sa conscience plus ou moins exacte des nécessités
assujettissantes, dans l'intention d'agir dans la direction qu'il
apparaît raisonnablement opportun de prendre. L'homme "libre"
est celui qui cherche à avoir une conscience aussi exacte que
possible des nécessités qui pèsent sur lui et se
sert de sa connaissance pour agir.
Une vision
éthique de la situation.
Alors que Dinky avait jusque là une vision du monde semblable à celle de beaucoup d'hommes, centrée avant tout sur lui-même, il prend conscience de manière personnelle que si des Skipper prêts à s'en prendre à lui existent nombreux dans le monde, la réciproque est aussi vraie, et que la situation doit être aussi considérée à partir du point de vue des autres. Or, à son tour, il est devenu un Skipper, pire un tueur, et un tueur en série, avec plus de deux cents meurtres à son actif. Tueur d'autant plus nuisible qu'il s'en est pris à des hommes qui servaient l'humanité, avaient une valeur humaniste.On comprend qu'il en vienne à se haïr (295) :"Mon talent spécial devait, selon Mr Sharpton, être mis au service de l'humanité; cela ne consistait certainement pas à pousser un type au suicide simplement parce qu'il estimait que le ministère de la Défense dépensait trop d'argent en bombes «intelligentes». Ce genre parano est strictement réservé à des films de série B avec Steven Seagal et Jean-Claude Van Damme. Sur quoi me vint une très mauvaise idée. Une idée effrayante. La Transcorp ne désirait peut-être pas sa mort parce qu'il écrivait ces trucs-là. Peut-être le voulait-elle parce que des gens - ceux qui ne devaient pas - commençaient à réfléchir à ce qu'il écrivait." (289) Dinky vient de découvrir une des lois fondamentales qui permettent aux sociétés de fonctionner : je ne suis pas seul au monde, les autres ont des problèmes vitaux qui sont semblables aux miens, et si je veux qu'on me respecte, il faut aussi que je respecte les autres. Règles trop souvent oubliées dans notre société d'individualisme frénétique, où de plus en plus d'hommes se servent d'autres comme d'instruments, ou se permettent ouvertement des comportements qui lèsent les autres.16 Lui qui pense que "La vie est plus facile quand on soustrait l'élément humain." (281) est bien obligé de se rendre compte que l'élément humain existe.
Il comprend aussi qu'il n'est
qu'un naïf, qui s'est laissé berner par son
ingénuité et sa détresse psychologique, à
qui on offrait ce qui lui permettait de s'évader de sa
condition mal supportée Ce qui lui semblait la
concrétisation d'un rêve inespéré
["Vous en connaissez combien,
vous, des mecs de dix-neuf ans qui ont laissé tomber leurs
études et qui possèdent leur propre baraque? Et une
bagnole neuve?" (241) ]:
"Comment s'y prenait-on pour
hypnotiser ou droguer un type doué d'un certain talent, ou
peut-être même pour le faire manipuler par d'autres types
talentueux, afin de l'empêcher de poser les questions de faire
ce qu'il ne fallait pas? Ou encore : comment s'arranger pour que le
type doué en question ne prenne pas la poudre d'escampette,
même s'il finissait par se réveiller un jour et
comprendre la vérité? Eh bien tout simplement en le
confinant dans une existence où il était
fondamentalement sans ressource..." (293)
Dinky vient de démonter la stratégie de la secte entre
les mains de laquelle il est tombé. Sans pousser trop loin
l'analyse, il est probable qu'un psychanalyste examinant le cas de
Dinky établirait un rapport entre les brimades qu'il a subies,
et le manque d'affection dont il souffre, pour expliquer
l'attachement subit qu'il manifeste à l'égard du
gourou. Bien des actes que nous exécutons le sont pour des
motifs que nous ne faisons que soupçonner ou que nous
ignorons, à tel point que certains ont parlé d'un
esclavage de notre inconscient, dont seule la cure psychanalytique
permettrait de se libérer. Les actes qui paraissent les plus
gratuits dissimulent souvent des mobiles inconscients, des
compensations à des désirs refoulés. Au XVIIe,
Spinoza remarquait déjà que
"l'homme en état
d'ivresse s'imagine qu'il bavarde par un libre
décret [librement],
alors qu'au contraire il serait bien incapable de résister
à l'impulsion de boire et que, quand il aura cultivé
son ivresse, il regrettera ses paroles
inconsidérées."
17
Dinky a opéré un retour difficile sur lui-même
qui le fait exister tel qu'il est, à ses yeux, avec une
clairvoyance nouvelle chèrement obtenue :"Quel genre de type doué pourrait se
laisser rendre à une proposition pareille? Un naïf, ayant
peu d'amis et une image de soi lamentable, pardi! Un type acceptant
de vendre son âme contre un toit, sa pitance et soixante-dix
dollars d'argent de poche par semaine parce qu'il estime que c'est ce
qu'il vaut." (293)
La liberté est la
résultante de libérations continues, où
l'expérience joue un rôle décisif, comme dans les
domaines scientifiques. Mais là où il suffit la plupart
du temps de recommencer, avec des recherches supplémentaires
et des crédits, les libérations humaines se paient leur
prix de souffrances et de malheurs. La fonction de l'éducation
parentale et de l'état devrait être
précisément d'informer et d'avertir les jeunes pour
leur éviter autant que possible des épreuves inutiles,
ou au moins de les préparer à ces épreuves :
"Je lui avais fait confiance.
Comment peut-on être stupide à ce point? Je me dis que
je ne suis qu'un gamin, que j'ai le même âge que les
gamins qui constituaient l'équipage de ces B-52 que
j'évoque parfois
18, que les gamins
sont autorisés à être stupides. Je me demande,
toutefois, si c'est encore vrai quand des vies sont en jeu."
(296)
L'inadéquation entre les buts avoués du
"père-gourou" et la réalité a
entraîné une remise en question du discours paternel et
du bien-fondé de l'organisation sectaire. La logique sectaire
ayant entraîné pour l'adepte la coupure et l'absence de
communication avec l'extérieur, quitter la secte est souvent
dangereux pour lui, et synonyme d'abandon. L'équilibre
psychologique nouveau qui s'était instauré sous
l'influence de la secte est troublé par la nouvelle situation,
puisque la soumission aux directives du gourou a pris la place de la
personnalité antérieure de l'adepte qui est en
état de reconstruction, ou nouvellement reconstruit. La mort
physique est parfois redoutée dans les sectes dures.
La décision de Dinky est pour l'instant la fuite devant une
situation devenue insupportable : "Je vais me barrer dans pas longtemps. D'une
manière ou d'une autre." (244)
C'est notre insouciance et/ou notre
déraison qui nous enchaînent et nous dictent leur loi.
Nous vivons dans un réseau d'habitudes, d'obligations et
d'interdictions, où la raison n'a pas toujours sa place.
L'esclavage imposé par les forces de la nature dont nous nous
libérons progressivement ne s'accompagne malheureusement pas
de la libération de l'esclavage artificiel de notre
société (celui de la société de
consommation, de l'univers télévision, du
prêt-à-penser) qui provoque des désirs
insatiables et sans issue. La raison est constamment agressée
dans une société qui provoque sans cesse l'achat de
nouveaux objets. Son économie broie économiquement ceux
chargés de la production, exploite les faibles, détruit
écologiquement les perspectives d'une vie saine pour nos
descendants. Notre esclavage naturel, dont nous sommes en partie
libérés, s'est doublé d'un asservissement
artificiel, source de satisfactions immédiates sans lendemain,
chèrement payées par l'aliénation et
l'irrationalisme. Dinky, qui a progressé dans ses
réflexions, s'est mis à écrire son journal pour
faire le point sur ce qu'il a vécu. La rédaction de ce
mémoire a été, selon Dinky lui-même, une
"cruelle
leçon (...)
dans le genre, hé,
Dink, bienvenue dans le monde réel." (295)
Dinky s'est rendu compte que, croyant exister, il n'était en
fait rien de plus qu'un robot, une marionnette, un exécutant
inconscient béatement heureux : "C'est vrai. Je le sais. C'est horrible, mais vrai. je ne
suis qu'un instrument de plus, l'appareil qui permet à l'homme
aux commandes de viser. Le bouton qu'il pousse." (296)
L'obéissance et l'ivresse de la puissance par
procuration.
Les moralistes ont depuis longtemps
remarqué que la grande majorité des hommes se masquent
le fait qu'ils sont les esclaves de leurs pulsions et de leurs
désirs. Le dirigeant de la secte, Mr Sharpton, sait bien que
ce que fait Dinky lui apporte des satisfactions
particulières,des "bénéfices secondaires" sur
lesquels Dinky se méprend : il pense que ces
"bénéfices" sont matériels, alors qu'ils sont
d'ordre psychologique, la revanche du brimé sur d'autres qu'il
brime à son tour, virtuellement ce qui lui évite de
penser clairement à cette contradiction fondamentale.
Après son premier meurtre, il téléphone à
Sharpton, qui lui pose la question essentielle : "Abordons quelque chose de plus
intéressant, Dink... quel effet cela vous a-t-il fait? -
Absolument merveilleux. - Bien. Ne remettez jamais en question cet
émerveillement, Dink. Jamais." (283)
Des expériences
célèbres ont été menées par le
psychologue Stanley Milgram
19 à l'Université de Yale sur les
comportements anormaux qu'un individu peut acquérir, mais
n'adopterait jamais s'il restait maître de lui-même.
Telle qu'elle est présentée aux étudiants,
l'expérimentation a pour but de préciser les
connaissances concernant les capacités d'apprentissage. Deux
étudiants sont en présence : l'un doit mémoriser
des listes de mots, l'autre doit le sanctionner pour les erreurs
commises. Un échec est signalé par une décharge
électrique, d'importance minime d'abord, mais qui croît
au fur et à mesure que les erreurs s'accumulent. En fait,
l'étudiant chargé de mémoriser les mots est un
comparse du psychologue qui a en charge l'expérience. Son
rôle est de feindre des cris de plus en plus déchirants
au fur et à mesure que le voltage des décharges
augmente, jusqu'au silence. Si quelques étudiants
chargés de donner les décharges électriques
refusent d'aller plus loin, les deux-tiers continuent, en
dépit des protestations de la victime supposée. Plus de
la moitié infligent des chocs électriques
dépassant les seuils autorisés, le seuil atteint
étant 450 volts, décharge ordinairement mortelle, alors
que le cadran de l'appareil indique "zone dangereuse" à partir
de 320 volts. L'explication de Milgram :
l'analyse des conditions de soumission montre que le point commun des
situations d'obéissance est lié à la
capacité des individus sociaux à inhiber leur sens
moral au profit de directives extérieures du moment qu'elles
émanent d'une autorité. Ce comportement est
provoqué par la socialisation familiale et scolaire, et
naguère le service militaire. Le dispositif social de
récompenses et de châtiments renforce cette tendance
à l'obéissance. L'entrée même volontaire
dans un système d'autorité produit un sentiment fort
d'obligation. Autrement dit, placés dans des conditions
particulières d'autorité (celui qui dirige les
épreuves est le professeur ordinaire des étudiants, et
leur fait passer leurs examens de fin d'études
20), de nombreux individus s'affranchissent des interdits
qu'ils se donneraient ordinairement, et peuvent même aller
jusqu'à des actes criminels, ce que Milgram voulait
démontrer. Mais on a aussi remarqué que s'ils sont en
état de dépendance vis-à-vis de leur
supérieur (ou de leur gourou), des étudiants exercent
leur pouvoir de sanction et de souffrance avec une satisfaction
personnelle, à caractère sadique. La réalisation
d'actes condamnables s'opère d'autant plus facilement qu'elle
s'accompagne de la dévalorisation de la victime,
considérée comme médiocre ou insuffisante.
Énoncée en des termes de libre-arbitre, une double
perte de liberté s'effectue. D'une part la liberté
individuelle diminue ou disparaît au profit d'une
obéissance passive. D'autre part l'individu tombe sous la
dépendance de ses pulsions sadiques qui lui enlèvent
toute référence morale, en supprimant les
interrogations éthiques qui se posent ordinairement quand des
hommes sont en état de souffrance, ou en danger de
mort.
Le poids de l'autorité n'explique pas tout. La jouissance que Dinky ressent en envoyant ses messages mortifères a un nom, et n'est pas nouvelle : elle est, par le biais de l'arme électronique remplaçant les armes anciennes 21, la "vieille ivresse de tuer", comme la nomme Valerio Evangelisti, qui rappelle celle de tous les guerriers du passé : "Il peut se livrer sans remords, voire avec un frémissement presque sexuel, à la volupté primordiale liée à l'acte de tuer." 22 D'autant plus que la pratique mortifère de Dinky a été érigée par lui-même et son gourou au rang de morale de la justice...
Mais si Dinky a compris que du
rôle d'esclave assassin il est passé au statut d'homme
responsable, il n'est pas «libéré» pour
autant : "Peut-on me critiquer
pour ce que je fais la chose par laquelle je m'accomplis?
Réponse : oui, tout à fait.
Et pourtant, je suis incapable de m'arrêter." (295)
Il continue : "J'ai tout
d'abord cru que je n'en serais pas capable, pas plus que les enfants,
dans Mary Poppins, ne peuvent continuer à flotter en l'air
dans la maison lorsqu'ils perdent leurs joyeuses pensées...
mais j'ai pu. Il a suffi que je m'assoie une fois devant l'ordinateur
et que la rivière de feu se mette à couler pour que je
sois perdu. (...) Il m'arrive
de me dire que je ne continue que parce que si je m'arrête, ne
serait-ce qu'un jour, ils vont comprendre que je me suis
réveillé et les nettoyeurs viendront faire une visite
non prévue au programme. Et c'est moi qui serai
nettoyé. Mais ce n'est pas la raison. Je le fais parce que je
suis un drogué comme un autre, exactement comme le type oui
fume du crack dans une contre-allée ou une nana qui s'enfonce
une aiguille dans le bras. Je le fais à cause de cette
saloperie de merveilleux coup que ça me donne, je le fais
parce que lorsque je bosse sur NOTES
DINKY, tout devient
fatal. Comme quand on est enfermé dans
NOTES DINKY, tout devient fatal." (296)
23 Dans Le Contrat Social, J. J. Rousseau
explique justement pourquoi "l'impulsion du seul appétit est esclavage, et
l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est
liberté."
24 Pour retrouver sa liberté (son désir
d'arrêter), Dinky doit aussi et surtout se libérer de
lui-même. La connaissance des déterminismes qui
pèsent sur nous est la condition de l'existence d'aspirations
libératrices. La seule satisfaction de Dinky a
été de posséder un don secret, qui lui
permettait de résoudre ses problèmes d'agressé.
Mais la répétition des actions entraîne
l'assuétude, l'accoutumance progressive comme par exemple
celle de consommer un produit. L'assuétude est une
manipulation mentale, constamment utilisée par les techniques
de la publicité et le moteur des sociétés de
consommation 25. Selon l'Organisation Mondiale de la Santé, la
conduite toxicomaniaque se caractérise par trois effets :
l'assuétude, la dépendance, l'augmentation progressive
des doses de produits toxiques.
Se
libérer de lui-même.
Dinky est pris dans un engrenage
où "comme un toxicomane
se trouve assujetti à une drogue licite ou illicite, l'adepte
l'est à un système de pensée dont il devient
dépendant."
26 Il vaut mieux donc parler de "libération" que de
"liberté". Une liberté est le résultat d'une
conquête qui a permis une libération.
Encore faut-il que celui qui souffre de son manque de liberté
en arrive à vouloir se battre. Dinky recule devant la
tâche : "Était-ce
important? Je décidai que ça ne l'était pas. Que
je m'en foutais comme d'une guigne, comme de ma première
chemise. Que je n'allais pas passer mon temps à gémir
sur mon sort, même intérieurement, à me dire
qu'on m'avait hypnotisé, drogué, fait subir une forme
ou une autre de lavage de cerveau.
Si j'ai accepté cette proposition, avant tout, c'était
parce que je pouvais le faire. «Ce n'est pas vrai», dis-je
à haute voix... mais pas très fort. À peine un
murmure." (293)
Dinky est à l'heure du
choix : l'acceptation d'une situation mauvaise, avec la
quiétude de la stagnation d'un côté, la
conquête de sa liberté de l'autre avec tous les risques
que cette nouvelle attitude comporte. La juste connaissance de sa
réalité est la condition de toute libération
personnelle. Reconnaître clairement la nature inacceptable des
choses permet de distinguer ce qui est "bien", de ce qui ne l'est pas
27. Nous ressentons tous le besoin de faire des actions
"mauvaises" tout en connaissant qu'il serait mieux pour nous et pour
tous de ne pas se relâcher. Mais nous masquons souvent la
réalité par des alibis sans grande valeur, car sur nous
pèsent les habitudes, les dépendances,
l'intérêt personnel. Il est difficile de garder comme
seul repère celui qui permette à la communauté
des hommes de vivre dans de bonnes conditions. Il existe plusieurs
versions de la constatation banale que, voyant le bien, on fait le
mal 28. Agir contre ses valeurs, c'est réellement se
comporter en esclave, l'esclave de mobiles dont on sait plus ou moins
qu'ils sont suspects 29. Nous acceptons qu'ils nous déterminent, et que
nous n'avons pas la force de lutter. Dinky éprouve certes ce
qui ressemble à du remords, mais en lui-même le remords
n'intervient pas dans une décision. Le remords n'intervient
que rétrospectivement, et il n'est pas à confondre avec
le regret : le remords se produit après coup, et c'est parce
qu'il sait maintenant qu'il a mal agi que le responsable
éprouve ce sentiment, par la projection d'une maturité
nouvellement acquise avec la reconnaissance de nouvelles valeurs
morales. Le remords ne montre pas que l'auteur d'une action
était libre, mais qu'il l'est devenu maintenant.
Enfin, l'acte libre n'est pas celui qui est dans la recherche de
l'exception, qui met entre parenthèses les lois naturelles et
humaines, comme le permet le pantacle de Dinky lui donnant la
puissance des grands tyrans de ce monde, supprimant la vie d'autres
hommes par jeu ou déplaisir. Les hommes rêvent de cette
possibilité de s'évader de ces lois, mais ce rêve
demeure ce qu'il est : une chimère.
Pour se libérer des obstacles que la nature ou les hommes
dressent contre nos désirs raisonnables, la science et la
connaissance des déterminismes en jeu peuvent devenir des
agents de la libération. On ne se libère de la nature,
de la société et de soi-même qu'en
obéissant à des lois objectives. Lutter contre les
tentations, les pulsions, les intérêts et les calculs
particuliers, contre ce qui en nous fait obstacle à une action
véritablement personnelle par irresponsabilité, le
refus irrationnel de voir la réalité et
l'égoïsme est le chemin de la conquête de soi par
soi, jamais véritablement achevée. Quand elle peut
s'exercer (par une éducation correctement menée, un
patrimoine génétique en ordre, un équilibre
affectif satisfaisant), la raison joue, dans la vie personnelle, un
rôle identique à celui qui est le sien dans
l'utilisation des méthodes scientifiques, celui de
libération à l'égard de soi comme la science
l'effectue pour lutter contre les dures nécessités de
la nature. Mais il ne faut pas oublier que le cheminement de la
raison est difficile, sur un chemin pavé d'erreurs : les
résultats scientifiques obtenus par des démarches
rationnelles le montrent d'ailleurs clairement, résultats
constamment remis en cause historiquement pour être approfondis
à nouveau, pour refléter avec plus d'exactitude la
réalité. Jusqu'au moment où les acquis seront
à nouveau révisés. De même, le chemin du
sage qui essaie d'être "raisonnable" est un chemin pavé
d'erreurs, sur lesquelles précisément sa sagesse a pu
s'édifier...
La découverte d'un combat commun.
Ce ne sont pas ces réflexions
qui vont entraîner le changement de comportement de Dinky, mais
le fait qu'il n'est plus seul. Dans les tâches qui
dépassent les forces d'un seul individu, le besoin de
liberté peut se trouver lié à la prise de
conscience d'une nécessité humaine additionnelle pour
vaincre les obstacles éventuels. Dinky trouve dans sa
boîte aux lettres un prospectus publicitaire contenant un texte
manuscrit demandant un contact. Son domicile, en principe secret, est
donc connu par quelqu'un probablement dans son cas et à la
recherche d'un insoumis, qui possède le même don que lui
: "Sous le message, on avait
dessiné un fouder. Il était inoffensif, tout seul, mais
j'eus la gorge sèche en le voyant là. C'était un
véritable message, comme le prouvait le fouder, mais qui
l'avait envoyé? Et comment l'expéditeur me
connaissait-il?" (298) Mais
le résultat est là, quelqu'un peut l'aider dans sa
lutte contre l'oppresseur, Mr Sharpton. Il répond au message
à partir de l'ordinateur de la bibliothèque, en y
joignant à son tour un signe de reconnaissance. Dinky a pris
conscience qu'il tuait des hommes qui avaient humainement de la
valeur et rendaient des services à d'autres hommes. Dinky
s'est découvert une conscience politique, est devenu un
défenseur des libertés qui permettent les
progrès des hommes : "Les choses commençaient à bouger, et
j'étais sûr qu'elles allaient bouger de plus en plus
vite." (298) Les
"libertés", égoïstes ou altruistes, sont
constamment placées dans une situation de confrontation, de
rapports de forces, souvent réglées heureusement par
des conventions sociales qui évitent les affrontements trop
dangereux. Mais certains préfèrent utiliser des moyens
plus violents, dangereux pour les autres, et allant à
l'encontre des valeurs humaines raisonnables 30. Car contre la violence, l'affrontement
violent est souvent nécessaire. Comme le disait Mahatma
Gandhi : "La
violence contre ce qui fait violence n'est pas de la
violence." 31 Raisonnablement, tout combat contre la
violence ne peut s'exercer que contre les ennemis de la
liberté, ceux qui n'assurent pas les mêmes droits
à tous, et ne donnent pas au plus grand nombre l'occasion
d'exercer ceux qui leur sont normalement dus, de jouir du maximum de
libertés rendues possibles par l'époque
32.
"Ce n'est pas seulement un
boulot, Dink? C'est une aventure." (251) Ce propos de Mr Sharpton, prononcé
lorsqu'il l'a rencontré pour la première fois, est
prémonitoire. L'aventure qu'a vécue Dinky, après
un cheminement laborieux, c'est celle de la découverte de sa
liberté. Il pensait dans son désespoir qu'il n'avait
"fait que
projeter [s]on ombre sur le pavé d'une autre
ville." (292)
Jusqu'à cette découverte, il s'est cherché.
Ainsi la liberté trouvée de Dinky n'est pas celle qu'il
croyait être la sienne au début de cette histoire. Cette
liberté, qu'il s'octroyait dans une illusion gratuite, n'avait
aucun sens autre que celui donné par le mensonge envers
lui-même. La vie des hommes, comme celle des autres êtres
vivants, s'est toujours déroulée dans des
difficultés multiples, qui contraignent la liberté
humaine à des choix de plus en plus réduits.
Quand nous imaginons être libres, c'est par ignorance des
causes lointaines qui nous ont un jour déterminés, nous
faisant faire des choix qui, à leur tour, nous ont ensuite
contraints à d'autres choix faute de pouvoir revenir en
arrière, tout effacer et tout recommencer comme bien des
hommes le souhaitent au fond d'eux-mêmes. Mais rien ne s'est
fait sans détermination, ni cause. Le libre-arbitre absolu
(celui répandu abusivement par les publicistes, qui ont en
horreur la réflexion et la raison qui pourraient contrarier
les achats d'impulsion : tout, tout de suite, je le vaux bien) n'est
qu'un leurre, une rêverie, et peut créer de redoutables
troubles personnels, puisque ce n'est réalisable pour
personne. Les choix personnels ont bien des apparences de
liberté : mais il ne faudrait pas négliger qu'ils sont
souvent des choix entre des nécessités entre lesquelles
il faut opter, des nécessités de caractère,
d'éducation et de circonstances. Les choix consistent toujours
à choisir entre des causes déterminantes, et bien
souvent "nous n'avons pas le choix", selon l'expression
consacrée. C'est le cas de Dinky, qui sait très bien
que son choix risque de lui être "fatal", au sens de porteur de
mort. Il a pris conscience de sa liberté, qui n'est pas une
protestation stérile contre des conditions inéluctables
(dans la voie où Dinky s'est peu à peu engagé,
se piégeant de plus en plus, le retour en arrière n'est
guère possible). La liberté humaine ne peut s'exercer
que dans une acceptation progressive des exigences d'une
réalité devenue difficilement supportable, afin de
pouvoir la changer.
Le meurtre envisagé de Mr Sharpton 33 est aussi la mort du père, celui qui l'a
fourvoyé, alors que le père biologique l'avait
laissé à lui-même, permettant
précisément ce mauvais choix 34. Le père l'a abandonné aux
mains d'un père de substitution qui l'a égaré :
"«Mr Sharpton? Vous vous
rappelez, quand vous m'avez dit que je pouvais améliorer
l'état du monde en le débarrassant des Skipper? la
vérité, c'est que c'est vous qui êtes les
Skipper.»! Et moi, je suis le caddie avec lequel ils poursuivent
les gens en riant, en aboyant et en faisant des bruits de voiture de
voiture de course."
(296)
Fatal ou
pas?
L'habileté de King a
été d'utiliser dans cette novella un terme
passe-partout, dont l'acception donnée par Dinky n'a rien
à voir avec le problème métaphysique
posé. Il ne fait que reprendre un de ces mots que l'usage
populaire quasi-universel a pratiquement privé de sens :
"Quand il voulait dire que
quelque chose était vraiment bien, il ne disait jamais que
c'était chouette ou génial comme la plupart des gens,
ni même mortel, il disait fatal." (241) Le mot "fatal"est devenu un tic de langage
pour Dinky, qui l'emploie par jeu au sens de "super" (ou "mortel",
plus actuel encore). Par exemple, quand Dinky a tracé le
pantacle qui lui permettra d'occire le chien, il donne un
instantané de son état physique : "J'avais l'impression d'être sur le point
de dégobiller... Mais je me sentais aussi totalement
fatal." (265) On
peut trouver ici les deux sens du mot "fatal" : "Je me sentais bien",
mais aussi "je me sentais porteur d'une puissance mortelle".
King joue à mettre en scène cette formule, qui ouvre
les relations entre Dinky et M. Sharpton. M. Sharpton lui
téléphone pour la première fois, et, croyant
avoir en ligne son copain Pug, Dinky réplique pour s'amuser :
"Je prends ma voix la plus
suave et je dis : «Vous êtes à l'Église de
Tout Est Fatal, branche de Harkerville, révérend Dink
à l'appareil."
(250) À plusieurs reprises, Sharpton, qui s'appelle
lui-même "le destin qui
marche." (259),
utilise le mot "fatal" au sens de "mortel", ou peut dire avec le
même sens :"Tout est
fatal" (25). Seul Dinky se mettra à utiliser le
terme dans une tout autre acception que "super" quand il aura pris
conscience de sa situation.
À noter les difficultés posées par la
traduction, et le difficulté de comprendre le texte comme un
Anglo-saxon pourrait le faire. Mr Sharpton répond à
Dinky qui vient de lui dire qu'il croyait que c'était
quelqu'un d'autre qui lui téléphonait :
"Je suis quelqu'un d'autre
», dit la voix, ce qui m'a fait bien rire, mais plus tard, pas
sur le moment. De gravement autre", traduit Brèque,
(104) Un des sens possibles pour "fatal" au sens de "super",
"formid'", "mortel" ou "grave" 35 . "Je suis
quelqu'un d'autre », répliqua la voix. Je n'ai pas ri sur
le coup, mais plus tard, oui. Mr Sharpton était en effet
quelqu'un d'autre. Sérieusement et fatalement quelqu'un
d'autre" (250),
traduit Desmond. On voit
à quel point un texte de ce genre est tributaire du traducteur
pour un lecteur qui ne pratique pas la langue d'origine.
Jusqu'à présent, Dinky s'est contenté d'une vie
routinière, que ce soit celle qu'il menait avant de
connaître la Trans, ou de celle, tout aussi routinière,
imposée par la Trans. Rien dans sa vie n'est l'oeuvre du
hasard, mais tout est arrivé par nécessité. Or
maintenant Dinky doit se lancer dans l'imprévu, qui comporte
nécessairement sa part de "hasard" 36, de risques, d'indéterminé en apparence.
Changer la sécurité contre l'insécurité,
la garantie contre le risque est difficile. Tout "risque" suscite des
sentiments d'inquiétude ou d'angoisse, par la part
d'éventualité qu'il comporte. On comprend donc que
Jean-Daniel Brèque
ait pu intituler la novella Tout est éventuel, en donnant ainsi une autre tonalité au
récit. Dans la traduction de Desmond,
où l'accent est mis sur la fatalité, qui est encore un
autre aspect généré par le concept "fatal", tout
paraît surdéterminé, l'idée
d'éventualité , ce «qui peut arriver» au sens
d'aléatoire, de ce qui se produit par hasard, apparaît
moins nettement. Encore faut-il bien s'entendre sur le sens du mot
"hasard", qui semble avoir été créé par
l'invention d'un nouveau jeu de dés lors du siège du
château de El Hazar par les Croisés. Ce jeu se serait
appelé d'abord "jeu de Hazar", devenu "hasard". Mais le hasard
n'est pas, contrairement à ce que beaucoup pensent, ce qui
arrive sans cause, un jeu gratuit. Pour les scientifiques et les
rationalistes, on parle de hasard quand les causes d'un
phénomène sont tellement complexes qu'il est difficile,
voire impossible, de prévoir le résultat. Par contre,
sur un grand nombre de cas - et c'est l'objet du calcul statistique
ou calcul des probabilités, on s'aperçoit que ces
phénomènes obéissent à des lois aussi
rigoureuses que les autres. Comme le souligne Gérard
Vassails : "Loin de signifier l'absence de relations, de lois
nécessaires, le hasard manifeste au contraire leur trop
d'abondance, leur trop de complexité eu égard à
nos possibilités pratiques d'information et de
précision."
37 Le hasard n'existe qu'en fonction d'un
intérêt humain. Si une tuile tombe d'un toit par terre
à côté de l'endroit où je passe, je
parlerai d'un "heureux hasard". Mais je dirai l'inverse si elle me
tombe sur la tête. Et si elle tombe dans la rue à un
moment où personne ne passe, on ne parlera pas de hasard :
à un moment ou à un autre, une toiture
négligée perdra des tuiles qui tomberont sous l'effet
de la pesanteur 38. C'est en inventant des dispositifs techniques
adaptés que les hommes peuvent ruser avec les
nécessités naturelles, non pas en les supprimant, mais
en les contournant ou en les empêchant de se
réaliser.
La conduite libre est celle qui utilise les nécessités pour aller dans le sens de ce qui paraît être une décision raisonnée, transformer les obstacles en moyens. Alain 39 prend dans un de ses textes consacrés à la liberté l'exemple du bateau à voiles, qui devrait aller «nécessairement» dans le sens du vent, comme l'aérostat, puisque c'est le vent qui le pousse. Mais si le navigateur a le désir d'aller dans le sens opposé («sa» nécessité), il pourra louvoyer, c'est à dire à utiliser habilement les «nécessités» de la nature apparemment contraires : "L'océan ne me veut ni bien, ni mal. La vague suit le vent et la lune, et si je tends ma voile au vent, le vent la repousse selon l'angle. L'homme oriente sa voile, appuie sur le gouvernail, s'avançant contre le vent par la force même du vent." La raison n'a pas agi directement, elle a "louvoyé", mais par ce détour, elle a pu utiliser les lois naturelles contre elles.
Si le monde physique ignorait
le déterminisme, il serait, comme dans certains romans de
King, le théâtre de perpétuels miracles. L'action
humaine ne pourrait pas exercer sa liberté. Si nous
étions le jouet d'une divinité capricieuse, nous ne
pourrions pas exercer notre liberté 40. Il en est de même avec l'absence de
lois dans les sociétés humaines (le rêve de
certains, qui supposent naïvement qu'elle assurerait la
liberté de tous, alors que le résultat serait
l'écrasement du plus faible par le plus fort).
Mais la loi n'est libératrice que quand elle émane d'un
état démocratique où le gouvernement
reflète la "volonté générale", comme le
demandait Jean-Jacques Rousseau dans
Le Contrat
Social. Les tyrannies et les
dictatures ont toujours fait courir aux hommes les pires dangers.
Pour lutter contre les déterminismes sociaux, il faut des
citoyens, et non des sujets. Seuls des citoyens peuvent assurer la
vitalité d'une démocratie. Mais être citoyen
demande un investissement personnel, des efforts, et la plupart des
hommes préfèrent leur quiétude, et être
des sujets, quitte à être des sujets
mécontents.
Dinky a choisi de ne plus être un sujet, et de devenir un
citoyen. La réalisation de ses potentialités
personnelles, en accord avec les règles concernant la vie
collective et l'évolution de l'humanité, est
peut-être le sens le plus profond de l'expression de notre
liberté individuelle. C'est celle que Dinky a choisie. Dinky
le gentil, mais aussi la tête de noeud, est resté
toujours Dinky quand il a été recruté par la
secte Trans, et c'est même sans doute pour cela qu'il a
été recruté, pour l'exploitation d'un don
mortifère qui n'était pas compatible avec la vie
collective. Il s'en est rendu compte, a pris conscience de
l'existence de valeurs collectives, et a fait de nouveaux choix. Nul
ne sait où le conduiront ces choix. Mais il est
réconfortant de penser qu'ils lui permettront de
dépasser le stade où il a stagné jusqu'ici, le
gentil malmené enfin reconnu sans se rendre compte qu'à
nouveau on l'utilisait, mais plus intelligemment. Et surtout on peut
croire que Dinky le gentil, le soumis, le malmené de la vie a
l'étoffe d'un héros.
Avec cette novella, King est sorti d'un scénario qu'il a
usé jusqu'à la corde : la lutte, sur fond de calvinisme
issu du May Flower, de l'élu de Dieu qui a un don
momentané qui permet de réaliser les desseins divins.
Sa liberté est de faire sa tâche dans la joie et en
l'assumant, et en cela consiste son choix, comme la
démonstration en est longuement faite dans Désolation 41 et ailleurs. À côté de celle
liberté particulière, propre aux Anglo-saxons
américains (que l'on appelle le "libre-arbitre"), il a
développé ici et là des perspectives plus
positives comme dans Le Fléau
42 : la lutte pour la conquête de la liberté
de l'individu devenu prisonnier de certaines contraintes sociales,
ici l'esclave pris la nasse d'une secte; et de la démocratie
contre un état politique dictatorial rival, puisque les
valeurs dont se réclame Dinky sont des valeurs universelles.
On peut penser qu'il est regrettable que King ait
décidé de mettre fin à sa carrière. Le
retour à des perspectives plus concrètes, plus
clairement engagées et davantage insérées dans
nos temps difficiles, permettrait de nouveaux développements,
qui changeraient d'une trame qui a fait ses preuves, mais qui a
besoin d'être transformée.
Roland Ernould © mai
2003
Notes :
1 La question de la
liberté (ou des libertés), et sa réponse,
pourtant fondamentale pour comprendre le sens de la vie humaine, est
une des plus confuses de la philosophie. Or la plupart des hommes
vivent avec ces deux idées simples parfaitement
contradictoires que le monde est gouverné par des dieux
variés ou la fatalité, et qu'être libre, c'est
faire ce qu'on veut...
Sera éliminée d'emblée la position romantique et
fausse de la "liberté" primitive du "bon" sauvage vivant
heureux à l'état de nature, comme l'a décrit
Jean-Jacques Rousseau, état que regrettent certains de nos
contemporains écologistes, désireux de "retrouver la
nature" perdue. L'état naturel de l'homme est celui d'une
étroite dépendance des milieux naturels, souvent
difficiles (les îles paradisiaques du Pacifique ne sont pas si
nombreuses). L' homme"archaïque", ou "primitif" qui n'existe
plus, vivait "esclave" du monde où il se trouvait d'où
ils devait tirer - comme nous! - sa subsistance, et où le
guettaient de nombreux dangers. Il y vivait si inquiet qu'il
implorait sans cesse la neutralité ou la bienveillance de
toutes sortes de puissances imaginaires qu'il avait inventées
pour se rassurer. Il dépendait des moindres circonstances
inattendues, redoutables pour lui parce qu'il était ignorant
devant l'imprévu, et désarmé contre ce qui n'est
pas l'habitude. Il était tout autant que nous victime de ses
impulsions, de ses passions et de ses intérêts
particuliers. La liberté est le produit d'une conquête
de l'histoire, qui nous a permis de mieux dominer les
éléments naturels, et d'être plus instruits. Dans
certaines parties du monde, alors qu'il y a quelques
millénaires tous les hommes étaient pratiquement
à un niveau semblable, les processus de progrès
(technique, scientifique et social) ne se sont pas faits de la
même manière, et tous n'ayant pas avancé du
même pas, l'état actuel de la planète
reflète assez bien cette évolution. Avec les
progrès de la médecine, l'augmentation du nombre des
hommes et la dilapidation des richesses, des perspectives nouvelles
pour exercer la liberté humaine devront se mettre en place,
pour juguler les périls d'un déséquilibre
mondial ..."fatal"...
2 Tout est éventuel, novella parue dans la revue Ténèbres spécial Stephen King, #11/12, janvier 2001, pp. 98/131
3 "Depuis la mort de Skipper, personne, sur celle planète, ne pouvait avoir envie de s'en prendre à moi d'une manière douloureuse ou dangereuse. Si, Ma, sans doute, mais sa seule arme était sa langue." (253)
4 King connaît bien : "Je fus méchamment battu à l'école, mais je m'en suis souvenu il y a quelques années en travaillant sur Ça." Phénix dossier 2, Stephen King, Lefrancq, 1995, 41.
5 Stephen King a raconté à plusieurs reprises ses déboires avec ses voitures quand il était étudiant ou jeune marié. Il n'avait alors pas d'argent pour les faire réparer. On en trouve des échos dans Un tour sur le Bolid', (Riding the Bullet). Éd. fr. J'ai Lu, septembre 2000.
6 De l'argot «Dink», pénis d'enfant, petit pénis d'adulte; par extension : le pauvre mec. Ce terme argotique était utilisé par les soldats américains au Vietnam, où il désignait les Asiatiques, équivalent de l'argot français «chinetoque». Le sens sexuel est dérivé : les préjugés américains n'attribuent aux Asiatiques qu'un médiocre pénis, contrairement aux Noirs. La plaisanterie répétée de Skipper joue sur le sens argotique : "«Hé, Dinky, montre-nous ton dinky», disait-il. Ou bien : «Hé, Dinky, tu veux sucer mon Dinky?»" (256)
7 La traduction de Brèque est plus incisive : "Je crois que je ne suis jamais tombé aussi bas." (98)
8 King a mis en scène des Parques particulières dans Insomnie, (Insomnia, 1994). Édition fr. Albin Michel 1995.
9 Voir mon étude : du pantacle ancestral au pantacle électronique
10 On opposera à cette notation la flèche qu'il dessine sur ses pantacles pour les rendre meurtriers. La flèche pointant vers le bas fait penser au pouce que les spectateurs des arènes romaines devaient pointer vers le bas s'ils décidaient de la mort d'un gladiateur ou d'un prisonnier défaillant. Le pouce vers le haut signifiait la vie, et parfois les honneurs.
11 De "cocoon", cocon en anglais, et du verbe "to cocoon", envelopper. Situation de celui qui se renferme dans son intérieur et ses agréments familiers.
12 Jean-Marie Abgrall, La mécanique des sectes, Payot Rivages, 1996, 20.
13 On notera la correspondance avec les commandements de Dieu, "notre père" selon les Chrétiens, et leur fonction pour les fidèles, à la fois d'incitation à les suivre, de crainte de sanctions dans le cas où on ne le ferait pas.
14 Jean-Marie Abgrall, La mécanique des sectes, op. cit., 17.
15 Ténèbres spécial Stephen King, op. cit, 100.
16 Les instituteurs du siècle dernier, formés dans des Écoles Normales chargées par les textes officiels de répandre les principes d'une morale républicaine et laïque faisaient constamment appel aux principes moraux que Kant avait énoncés dans ses Fondements de la métaphysique des moeurs et j'ai vécu personnellement pendant des années avec des maximes kantiennes affichées en gros caractères sur les murs de la salle de classe. Ces principes, que Kant avait appelés "catégoriques" ont été bien oubliés à une période de facilité où la plupart des enseignants déboussolés se refusent à faire de la morale. Je ne résiste pas au plaisir d'en citer deux, dont l'importance n'échappera à personne : "Agis toujours de telle sorte que ton action puisse être érigée en règle universelle." (se poser la question : que deviendrait la société si tout le monde en faisait autant?); "Agis toujours de telle sorte que tu traites l'humanité en toi et chez les autres comme une fin et jamais comme un moyen" (les dictatures, les esclavages, et plus généralement toute forme d'exploitation de l'homme sont condamnés par cette maxime. Emmanuel Kant, philosophe allemand (1724-1804, le Siècle des Lumières, était contemporain de J. J. Rousseau qui énonçait des principes démocratiques semblables dans Le Contrat Social). Kant a essayé de repenser les fondements de la philosophie en s'appuyant sur la seule raison.
17 Baruch de Spinoza, philosophe hollandais (1632-1677) s'est posé la question de savoir comment empêcher les hommes de troubler l'existence les uns des autres, et accroître la joie dans le monde. Pour lui, l'intelligence, qui permet l'exercice de la rationalité permettra d'échapper aux passions et aux illusions, et de se libérer, individuellement, politiquement et religieusement. Auteur de Traité de la réforme et de l'entendement, et surtout L'Éthique. Citation de L'Éthique, 3, prop.2, scholie.
18 Bombardiers US. Plusieurs passages du livre évoquent le cas des aviateurs bombardant d'une altitude élevée, et ne pouvant évidemment pas voir leurs victimes. Les Américains de la génération de King ont été marqués par les problèmes psychologiques des aviateurs américains pendant la guerre (un bombardement sur Dresde, avec des bombes au phosphore, avait provoqué 300.000 morts, alors que la guerre finissait; de même pour les bombardements atomiques sur le Japon en 1945), auxquels des reportages, des livres et des films ont été consacrés à l'époque, dont certains aux troubles psychologiques des aviateurs exécutants.
19 Stanley Milgram, Soumission à l'autorité (Obedience to authority, An experimental point of view, 1974) Calmann-Lévy, collection Liberté de l'esprit, 1974. Milgram met explicitement en parallèle les comportements révélés par son expérience et ceux qui se sont manifestés sous le régime nazi : "Les humains sont menés au meurtre sans grande difficulté." Soumis à un endoctrinement intensif, les tueurs du Troisième Reich, par exemple, vivaient un état policier où les conséquences de la désobéissance risquaient d'être dramatiques. Mais ils savaient qu'ils ne faisaient pas seulement souffrir, mais qu'ils détruisaient des vies humaines, et, selon les témoins, y prenaient plaisir. Lors de la publication du livre, Milgram visait aussi les massacres perpétués par l'armée américaine au Vietnam.
20 Au premier refus du sujet, l'expérimentateur commandait : "Je vous prie de continuer" ; au second refus, l'injonction devenait : "l'expérience exige que vous continuiez" ; au troisième refus, il prétendait qu'il était "absolument indispensable" de continuer; et en dernier lieu : "vous n'avez plus le choix, vous devez continuer". Si le notateur arrêtait avant, l'expérimentateur notait le choc maximal délivré par le sujet. Sinon l'expérience se terminait après l'administration à trois reprises de la décharge maximale mortelle de 450 volts.
21 Une arme moderne comme celles de nos guerres récentes, qui n'effectue que des frappes "propres"...
22 Valerio Evangelisti, Pulsion de mort, article paru dans Le Monde Diplomatique, mai 2003, 16. Dans ce remarquable article consacré à stigmatiser la guerre en Irak, Evangelisti commente le roman Les Réprouvés d'Ernst von Salomon : "Très noir, obsessionnel, puissant, le livre rend bien la voluptas necandi (le plaisir de tuer)." Le livre de Salomon date de 1930 et a été réédité par Pocket. Evangelisti
23 À noter que King décrit Dinky comme un artiste. Il sait par exemple que le chien de Mrs Bukowski va mourir, "de la même manière, je parie, qu'un peintre sait qu'il a peint un bon tableau, ou qu'un écrivain sait quand il a écrit une bonne histoire." (265)
24 Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), un des quatre philosophes français du XVIIIe, un des inspirateurs de la Révolution française. Dans Le Contrat Social, il a démonté les mécanismes politiques et culturels des sociétés d'inégalité, leurs mécanismes de conservation, et prévu la montée de la nouvelle classe moyenne économique bourgeoise. Il a établi que le fondement légitime de la société repose sur un contrat démocratique qui lie le peuple à lui-même, par l'intermédiaire de ses représentants.
25 À noter cependant la double attitude des publicitaires : créer l'assuétude pour leurs produits, faire disparaître celle qui concerne les concurrents. Ils incitent donc les consommateurs à se détourner d'un produit auquel ils sont habitués pour consommer l'un des leurs, manoeuvre qui peut tout aussi bien se retourner contre eux. D'où ce double langage : changer, consommer mon produit (fidélisation). Produit qui doit à son tour changer, pour garder l'attrait de la nouveauté, et donner l'illusion d'un progrès. D'où l'assuétude à la notion de nouveauté : nouveau/changer... = changer pour NOTRE nouveau produit, dont seuls le conditionnement et l'aspect ont changé la plupart du temps.
26 Voir Jean-Marie Abgrall, La mécanique des sectes, op. cit., 17.
27 La connaissance des maximes morales de Kant permet de comprendre plus nettement la conséquence d'une décision personnelle sur la collectivité qui nous entoure.
28 "Je vois ce qui est le mieux, et je l'approuve, mais j'accomplis le pire", Ovide, Les Métamorphoses, VII, 20. Ou : "Car le bien que je veux, je ne le fais pas, mais le mal que je ne veux pas, je le pratique.", Paul (saint), Épître aux Romains, 7, 19.
29 Plus ou moins, car la psychanalyse a montré la part que l'inconscient jouait en masquant une vue correcte de la réalité.
30 Voir mon étude : LES PERSONNAGES KINGIENS POSITIFS
31 Mohandas Karamchand Gandhi, surnomme le Mahatma, la grande âme, 1869-1948. Il lutta toute sa vie pour l'indépendance de l'Inde, alors colonie britannique. Plusieurs fois emprisonné, il est l'auteur de plusieurs écrits dénonçant la civilisation matérialiste de l'Occident, et ses principes de non-violence. Il assista à l'indépendance de l'Inde en 1947, un an avant sa mort.
32 Deux exemples, d'une fausse conception de la liberté, celle du libéralisme, celle d'une liberté que tous les hommes possèdent, et qui aboutit à celle conséquence ridicule que le banquier ayant choisi "librement" de coucher dans une palace a exercé son choix au nom d'une liberté qui est de même nature que celle du clochard qui a "choisi" de coucher sur des cartons sous un pont... Ou encore que les enfants choisissent "librement" de faire telles ou telles études (ou de ne pas les faire!), et peuvent choisir "librement" d'aller dans les universités cotées ou les grandes écoles, sans que soient pris en compte leur situation sociale ou géographique, et leur milieu culturel. Le droit de propriété signifie pratiquement que pour celui qui a des biens, que ces biens sont "sacrés". Comme sont virtuellement "sacrés" les biens de ceux qui n'en ont pas..
33 "Vous voyez, j'en sais juste assez sur lui. Je sais ce qu'il faut ajouter à cette lettre, je sais comment la rendre fatale. Il me suffit de fermer les yeux et un mot se met à flotter dans l'obscurité, derrière mes paupières closes. Il flotte là comme une flamme noire, aussi mortel qu'une flèche tirée directement dans le cerveau, et c'est le seul mot qui compte: EXCALIBUR." (299)
34 Sans vouloir donner le vertige à mon lecteur, on peut très bien imaginer, comme cela se produit fréquemment, le père biologique fourvoyant ses enfants au lieu de les éduquer, et de les former à des choix raisonnables...
35 Comme quand l'emploie Dinky quand il parle du sexe : "Le sexe, ça existe, mais ça n'est pas fatal" (243) au sens de : ce n'est pas "terrible".
36 Le mot "hasard"souvent utilisé par opposition à nécessité, est employé en fait à tort en ce sens. Le hasard est le mot sous lequel on camoufle des nécessités trop nombreuses et/ou trop complexes pour qu'on puisse les connaître et donc agir pour transformer le hasard en nécessité. Le calcul des probabilités permet de calculer la possibilité qu'une chose puisse se produire, et réintroduit le hasard dans le domaine de la nécessité.
37 Gérard Vassails, Le soi-disant indéterminisme en physique atomique, Cahiers Rationalistes, #116.
38 Si on ne veut pas qu'elles tombent ainsi sur la chaussée, il faut prévoir des parapets en grillage au bord du toit... Ce grillage supprimerait ainsi la "chance" (au sens du calcul des probabilités) qu'a une tuile de tomber, à plus forte raison de tomber sur la tête d'un passant.
39 Émile Chartier, dit Alain, essayiste et philosophe français (1868-1951). Ses nombreux Propos, sur des sujets variés, montrent un penseur soucieux de rendre l'homme maître de ses passions. Il a formé toute sa vie des étudiants qui sont devenus des hommes connus, et qui ont gardé de lui un excellent souvenir. Éléments de philosophie, 1947.
40 À moins, comme King et les croyants au christianisme, de prétendre que c'est par l'usage de notre liberté que nous pouvons aller dans le sens de l'ordre divin. La liberté, dans cette hypothèse, devient l'utilisation du "libre-arbitre" pour réaliser au mieux les desseins divins contre ce qui s'y oppose (le péché originel, ayant généré la méchanceté humaine, ou l'adversaire de Dieu, le Diable...
41 Desperation, 1996. Éd. fr. Albin Michel 1996.
42 Ière vesrsion écrite de 1975 à 1978. Première publication : 1978. The Stand, the Complete & Uncut Edition, version complète revue 1988/9, Éd. fr. Lattès 1991. L'ajout de l'épilogue dans la version de 1991 estompe malheureusement la fin de l'histoire humaine, en introduisant un avatar du diable avec Flagg, ressuscité ailleurs pour y continuer son travail de destruction. Alors que dans la version précédente elle s'achevait sur une note d'espérance pour l'avenir de la société en train de se reconstruire.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|