KING, JOB et
DIEU
3ème partie :
Dieu en
question
William Blake,
Job sur son fumier, tenté par le Satan
Ainsi disparaît, avec
le Livre de
Job, l'image d'un Dieu
qui n'inflige une punition qu'à la personne qui a commis une
faute. Les premiers livres de La Bible
nous ont présenté une sanction signe du
péché, fruit de l'inconduite et de l'imperfection, une
manifestation d'un Dieu-juge qui veut rétablir l'ordre des
choses. Un Dieu qui tend à remettre les pécheurs dans
le droit chemin en éveillant leur conscience. C'est la
réaction simple de Nadine dans Le Fléau: "Je ne suis pas
religieuse, mais si je l'étais, je dirais que ce qui est
arrivé est le châtiment de Dieu." (455) L'addition tardive du postulat que le
mal peut être la condition d'un bien, ajoutée par les
commentateurs bibliques par la suite, est une notion moins motivante,
et plus difficile à comprendre. Et surtout ce qui se
dégage du Le Livre
de Job est l'idée
que l'homme ne peut pas bien vivre sans savoir pourquoi: vivre, c'est
donner un sens aux choses.
Un Dieu qui ne répond
plus aux hommes.
Ce silence
métaphysique33 d'un Dieu qui ne veut plus -ou ne peut plus? parler aux
hommes est le plus difficile à supporter. Ralph, qui ne
comprend rien à des événements qui le
dépassent, demande à Torrance, le poète en
contact avec les puissances: "De quoi s'agit-il, en fait, Alfie? Pourquoi sommes-nous
ici?» Le sourire de Dorrance avait fini par s'évanouir.
(...) «Job a posé la même
question à Dieu, sans recevoir de
réponse.»"
(538)
La prière elle-même ne donne plus le contact. La
quasi-totalité des prières rencontrées dans
l'oeuvre de King sont des demandes. On n'y trouve que de rares
prières de rédemption comme celle de Carrie, qui
restent sans réponse: "Elle avait prié longtemps, avec ferveur,
tantôt à haute voix, tantôt en silence. Son coeur
cognait douloureusement dans sa poitrine, les veines saillaient
à son cou et sur son visage. Elle avait l'esprit heurté
par l'idée obsédante de son pouvoir et par la menace
d'un abîme.
Elle avait prié devant l'autel, agenouillée dans sa
robe trempée, déchirée et ensanglantée.
Sa respiration était rauque, entrecoupée et les
gémissements, les grognements qui s'échappaient de sa
gorge emplissaient l'église tandis qu'elle irradiait son
énergie psychique. Les prie-Dieu tombaient, les livres de
cantiques voltigeaient et un plateau de communion en argent fila sans
bruit sous la haute voûte sombre pour aller s'écraser
contre le mur du fond.
Elle priait et ne recevait pas de réponse. Personne
n'était là -ou, s'il y avait quelqu'un, ce quelqu'un ou
ce quelque chose restait sourd à ses prières. Dieu
s'était détourné d'elle et pourquoi pas?
Après tout, il était autant qu'elle responsable de ces
horreurs. Elle sortit de l'église, elle en sortit pour rentrer
chez elle retrouver sa maman et achever son oeuvre de
destruction." (229)
Certains parviennent à s'expliquer ce silence en le rattachant
à des épisodes bibliques, quelquefois dans la
confusion34, comme Abigaël: "Elle était vieille. Elle voulait se reposer,
jouir du passage des saisons jusqu'à ce que Dieu se fatigue de
la voir trottiner toute la sainte journée et décide de
la rappeler dans sa maison de gloire. Mais à quoi bon discuter
avec Dieu? Il vous répondait simplement Je suis qui JE SUIS, point final." (Fléau, 479) L'impression générale pénible
est que Dieu ne s'intéresse plus aux hommes: "Vous savez ce que Dieu a fini par dire
à Job quand il s'est lassé de l'écouter se
plaindre?
- Je crois qu'il lui a plus ou moins dit d'aller se faire voir
ailleurs, non?"
(Désolation, 512) La conséquence formulée sans
élégance par le sociologue Glen dans Le Fléau est sans appel: "Dieu est parti à la pêche depuis deux mille
ans et les gens continuent non seulement de suivre ses enseignements,
mais ils vivent et meurent en croyant qu'il finira par revenir et que
tout redeviendra comme avant quand il sera revenu." (726).
Comme Job cependant, Abigaël voudrait bien comprendre:
"Il ne lui était pas
donné de le savoir. Dieu oeuvrait dans le secret, comme Il Lui
plaisait. Il Lui avait plu que les enfants d'Israël peinent sous
le joug égyptien pendant des générations. Il Lui
avait plu de réduire Joseph en esclavage, de lui arracher son
somptueux manteau. Il Lui avait plu d'infliger d'innombrables
souffrances au pauvre Job, et il Lui avait plu que Son fils soit
crucifié sur l'arbre de mort, une mauvaise plaisanterie
inscrite sur une pancarte au-dessus de sa
tête." Abigaël se
console avec un illustre exemple, celui de l'appel et de
l'échec du Christ sur la croix, dans la plus atroce des
solitudes: "Quand Son propre
Fils l'avait supplié d'écarter cette coupe de Ses
lèvres, Dieu n'avait même pas répondu. Alors,
elle... une pécheresse comme les autres." (Fléau, 655 et 479)
Il faut ici noter que la longue harangue de Yahvé à Job
sera le dernier propos personnel qu'il tiendra aux hommes. Plus
jamais le peuple d'Israël n'entendra sa voix. La
réclamation est générale: "S'il y avait un peu plus de Dieu, et un peu
moins de bordel dans le monde, on verrait peut-être pas autant
de choses de ce genre."
(Régulateurs, 54)
Un Dieu
compère du diable.
"La doctrine biblique semblait aussi pleine de
subterfuges qu'une promesse d'achat rédigée par un
avocat malhonnête",
estime Bart dans Chantier
(205). Constatation qui permet toutes les dérives. Sans aller
jusqu'à la conception proposée par le marquis de Sade
d'une divinité criminelle qui écrase l'homme et le nie,
plusieurs personnages de King ont une vue désabusée ou
désespérée de Dieu et de son action sur les
hommes.
Car curieusement, Dieu semble avoir peur de l'Homme qui pourrait
devenir son rival. Andy enfant a tué un écureuil: "Andy
entendit la réponse que lui avait faite Granther le jour
où il avait tué l'écureuil, le jour où il
avait juré devant Dieu que jamais il ne le referait. Ne dis
jamais cela Andy. Dieu aime qu'un homme manque à sa parole.
Ça lui conserve son humilité quant à sa place
dans l'univers et son sens de la maîtrise de soi."
(Charlie,
199) Cette idée, que l'imperfection humaine est voulue, peut
s'étendre à la société dans laquelle
l'homme vit: "L'homme a peut-être été
créé à l'image de Dieu, mais la
société humaine a été créée
à l'image de Son grand ennemi." (Fléau, 384)
Ce Dieu, à le regarder de près, paraît avoir bien
des imperfections. C'est un joueur. Le drame de Job est le
résultat d'un pari. Le satan met en question le
désintéressement de Job et lance à Yahvé
un défi accepté35 , où Dieu joue Job gagnant, contre le satan qui
le voit perdant: "Job
était l'enjeu d'un pari entre Dieu et le
démon. (...)
Dieu accepta le
pari." (Fléau, 939) On a rencontré dans l'introduction le
passage où King compare l'épisode de Job à une
partie de foot entre Dieu et Satan. Ou la réflexion de Morris,
concernant la mort de sa femme dans les fours crématoires:
regardait-il jouer les Yankees contre les Senators?
Même Abigaël, entièrement dévouée
à son Dieu, constate ses défauts comme un valet
enregistre ceux de son maître: "Dieu était joueur. S'll avait été
mortel, il aurait passé son temps penché sur un damier,
devant l'épicerie de Pop Mann, là-bas, à
Heminglord Home. Il jouait les Blancs contre les Noirs, les Noirs
contre les Blancs. Pour Lui, le jeu valait plus que la chandelle, le
Jeu était la chandelle. Avec le temps, Il finirait par
l'emporter. Mais pas nécessairement cette année, ni
dans mille ans... Et elle se gardait bien de sous-estimer
l'habileté et la fourberie de l'homme noir." (Fléau, 656)
Il n'est pas que joueur, il est manipulateur, dans des jeux de
stratégie à échéance lointaine:
"Vous voulez entendre quelque
chose de vraiment horrible? (...) J'ai un
ami. Il s'appelle Brian Ross. (...) Brian a eu
un accident. Un ivrogne l'a fait tomber de vélo sur le chemin
du collège. Vous vous rendez compte, il était huit
heures moins le quart du matin et ce type était ivre mort au
volant! (...) Brian s'est cogné la tête.
Vraiment cogné. Il a eu une fracture du crâne et son
cerveau a été touché. Il était dans le
coma et il n'aurait pas dû survivre. Mais je suis allé
prier dans un lieu à nous, à Brian et à moi.
C'était une plate-forme ,qu'on avait construite dans un arbre.
On l'avait appelée le Poste de guet vietcong. (...)
J'ai dit, continua-t-il après avoir fermé les yeux pour
réfléchir: " Seigneur, guéris-le. Si tu le fais,
je ferai quelque chose pour toi, je le promets. "Il a guéri
presque tout de suite, conclut David. (...) Le pire,
dit David en se penchant vers Johnny et en baissant la voix comme
s'il avait peur que Dieu l'entende, le pire c'est que Dieu savait que
je viendrais là, et il savait déjà ce qu'il
voudrait que je fasse. Et il savait qu'il faudrait que je le sache
pour le faire. (...)
«Enfin, avant l'accident de Brian, je ne savais rien
d'Esaü, ni du manteau multicolore de Jacob, ni de la femme de
Putiphar." (à l'époque c'est le sport qui
l'intéresse) " L'ennuyeux, ce n'est pas que Dieu m'ait mis en
position de lui devoir une faveur, mais qu'il ait blessé Brian
pour y parvenir." (Désolation, 513)
Cette composante, somme toute maléfique de Yahvé, cause
la souffrance aux hommes pour imposer son personnage. Il y a un
passage inquiétant, dans le Livre d'Ézechiel, où Dieu reconnaît avoir trompé son
peuple consciemment, l'amenant à commettre des fautes pour
lesquelles il sera sanctionné. Et dans un but personnellement
intéressé: établir la souveraineté de son
personnage36. Dans le
Livre de Job, c'est Job
le juste qui est frappé pour que Yahvé puisse
étaler sa grandeur.
Un Dieu
cruel.
Les Hébreux voyaient en
Yahvé un dieu dur, mais juste. Il peut punir,
sévèrement, mais il n'est pas accusé de
méchanceté gratuite. Le Livre de Job, repris si souvent par King, suggère un Dieu
imprévisible. Il peut aussi bien prodiguer des richesses au
juste que les lui enlever arbitrairement. Même comportement
avec le «méchant», qui peut aussi bien
bénéficier d'une réussite non
méritée que se voir infliger des sanctions. Le statut
de Yahvé change: il n'est plus le grand architecte ou le juge
suprême, le régulateur. Il se prononce maintenant en
monarque absolu, selon son bon vouloir, au-dessus des règles
qu'il a lui-même données aux hommes. "- La Bible dit que Dieu aime toutes ses
créatures, dit Johnny d'une voix mal assurée.
- Vraiment? (...). Il a une
drôle de manière de le montrer, vous ne trouvez pas?"
(L'accident,
221)
Il a ses têtes et commet occasionnellement le délit de
«sale gueule», comme le signale Mike, diacre, qui fait la
lecture de La
Bible au temple, et
future victime: "Tu connais
l'histoire de Job? Le Job de la Bible? (...) Eh bien, je
vais vous raconter la suite, parce qu'elle n'y est pas. Une fois le
concours entre Dieu et le diable pour l'âme de Job gagné
par Dieu, Job se jette à genoux et dit: «Pourquoi m'avoir
fait tout cela à moi, Seigneur? Toute ma vie, je t'ai
adoré, et cependant tu as fait périr mes troupeaux,
fait pourrir mes récoltes, fait mourir ma
femme37 et mes enfants,
et tu m'as infligé cent maladies horribles... tout cela
parce que tu avais fait un pari avec le démon? Bon, à
la rigueur... mais ce que je voudrais savoir, Seigneur -la seule
chose que ton humble serviteur souhaiterait savoir: Pourquoi
moi?» Et il attend; et juste à l'instant où il se
dit qu'il n'aura pas de réponse, un gros nuage se forme dans
le ciel, des éclairs le sillonnent et une grande voix
l'interpelle: «Job! Je crois qu'il y a simplement quelque chose
en toi qui me tape sur les nerfs!»" (Tempête, 326/27)
Les doutes, les récriminations, les protestations contestant
la malignité divine abondent. Dieu n'est pas favorable aux
bons: "Oh, Nick, j'ai connu la
haine de Dieu dans mon coeur. Celui qui aime Dieu Le déteste
aussi, car c'est un Dieu jaloux, un Dieu dur. Il est ce qu'Il veut
et, dans ce bas monde, on dirait bien qu'Il préfère
récompenser les bons en les faisant souffrir, alors que ceux
qui font le mal roulent en Cadillac." (Fléau, 520) On se méfie de sa doctrine:
"- Dieu est cruel."
David hocha la tête, et Johnny vit que l'enfant était au
bord des larmes.
« Oui, il l'est. Meilleur que Tak, peut-être, mais
méchant quand même.
- Mais la cruauté de Dieu nous purifie... c'est ce qu'on dit,
en tout cas, non?
- Enfin... peut-être."
(Désolation, 513/4)
Les moins amers s'en prendront à la technicité divine:
"S'il y a un Dieu. c'est
à se demander, par moment, s'il a bien serré tous les
boulons de la machine avant de la mettre en route." (Policier,
53) Certains mettent en doute la sanité de son esprit:
"Quand je pense à des
choses pareilles, je me dis que Dieu doit avoir l'esprit aussi mal
tourné que Groucho Marx." (Méthode, 456) D'autres, son image: "S'il existe réellement un Dieu, et s'Il nous a
réellement conçus à Son image, je
préfère ne pas trop m'attarder sur le fait qu'on trouve
autant de tordus dans le genre, avec le destin d'autres personnes
entre leurs mains."
(Part
Ténèbres,
17)
Comment admettre ce Dieu qui frappe des innocents? "«Quel genre de Dieu permet à un
homme d'oublier qu'il a tué un petit garçon? criait la
maman de Brian. Un Dieu qui permet à cet homme de boire
à nouveau et de recommencer, voilà! Un Dieu qui aime
les ivrognes et déteste les petits
garçons!»"
(Désolation, 147) Même David, l'élu de Dieu,
médite tristement sur son sort: "Maintenant, il était suspendu dans le noir,
écoutant le Dieu cruel du pasteur Martin, celui qui avait
refusé à Moïse l'entrée dans la Terre de
Goshen parce qu'une fois Moïse avait pris I'oeuvre de Dieu
à son propre compte, celui qui l'avait utilisé d'une
certaine façon pour sauver Brian Ross, celui qui avait ensuite
tué sa gentille petite soeur, placé le reste de la
famille entre les mains d'un géant fou qui avait les yeux
vides d'un homme dans le coma. (...) Pourquoi
prierais-tu un Dieu qui tue les petites soeurs? Jamais plus tu ne
riras en la trouvant tellement drôle, jamais plus tu ne la
chatouilleras jusqu'à ce qu'elle piaille, jamais plus tu ne
lui tireras les nattes. Elle est morte. (...) C'est ce
que ton Dieu a fait et, honnêtement, que peux-tu attendre d'un
Dieu qui tue les petites soeurs?" (id., 161)
Le
blasphème.
Si certaines révoltes, mettant
en cause les qualités divines, la pitié, la sagesse, la
justice, frisent le blasphème, ce dernier est quand même
d'une autre nature. La révolte conteste, défie, mais ne
nie pas. Avec le blasphème apparaît le refus de
reconnaître la puissance qui fait vivre les hommes dans sa
condition inacceptable. face à ce monde mené de
manière incompréhensible, dans ce "cirque" auquel fait
allusion La Ligne
Verte, où le
parcours de l'homme-souris qui s'effectue dans la souffrance et ne
s'achèvera que dans la mort, le blasphème
dépasse la révolte. Avec le blasphème, Dieu est
nié en tant que maître. Seul un personnage de King va
jusqu'au blasphème. On peut le comprendre.
L'univers concentrationnaire a paru après la guerre la
négation de Dieu, auquel la souffrance des hommes est
étrangère. Morris, survivant des camps de la mort
où il a laissé sa famille, tombe d'une échelle
et se retrouve paralysé: "- J'avais des soupçons depuis longtemps.
Maintenant, j'en suis sûr.
- Mon pauvre Morris! De quoi?
- Dieu n'existe pas.» Morris s'évanouit." (Élève doué, 241) Son cas s'explique. Pour beaucoup de
juifs comme Morris, la notion traditionnelle de Dieu a
été difficile à accepter après
l'holocauste. Le prix Nobel de la paix 1986, Élie Wiesel,
raconte Karen Armstrong38, "ne
vécut que pour Dieu durant son enfance en Hongrie; sa vie se
modelait alors sur les prescriptions du Talmud, et il espérait
être initié un jour aux mystères de la Kabbale.
Très jeune, il fut déporté à Auschwitz et
plus tard à Buchenwald. Durant sa première nuit dans le
camp de la mort, observant la fumée noire qui montait des
fours crématoires où sa mère et sa soeur
allaient être jetées, il comprit que les flammes
étaient en train de consumer sa foi à tout jamais. Le
monde dans lequel il se trouvait était devenu la
réplique exacte du monde sans Dieu imaginé par
Nietzsche." 39
Conclusion identique de Morris: "Aucun Dieu, voilà tout." (id.,243)
Dans Mon joli
poney, nouvelle
métaphysique d'un grand intérêt, le
grand-père parle du passage du temps à son petit-fils,
réfexion qui ne doit pas être très
éloignée de la pensée de King: "«Et si je devais le raconter au
révérend Chadband, dont ta grand-mère nous fait
tout un plat, il commencerait à me sortir le coup de notre
aveuglement sur les choses -nous voyons avec un miroir, d'une
manière obscure- ou sa vieille scie sur les voies
mystérieuses du Seigneur et tout le toutim, mais je vais te
dire ce que j'en pense, moi. J'en pense que Dieu doit être un
bougre d'enfant de salaud pour avoir fait que les seuls moments
où le temps n'en finit pas pour un adulte soient ceux
où il souffre, comme lorsqu'il a les côtes
cassées ou le ventre ouvert, ou des trucs de ce genre. Un Dieu
comme ça, eh bien, à côté, un môme
qui épingle les mouches40 est comme le
saint qui était si bon que les oiseaux venaient se percher sur
lui. (...) Je me demande pourquoi Dieu, en fin de
compte, a tenu à faire des créatures vivantes et
pensantes. S'il avait besoin de se défouler avec des
saloperies, il n'avait qu'à se faire une planète
couverte d'orties et on n'en parlait plus, non? Et qu'est-ce que tu
penses de ce pauvre vieux Johnny, Johnny
Brinkmayer41, qui a crevé bien lentement d'un
cancer des os, l'an dernier?"
(Rêves et
C., 420)
Le grand-père ne blasphème pas, au sens de la
négation de Dieu. Cette négation fait peur à
King. Mais si on rassemble les propos tenus par ses personnages, il
ne reste plus grand-chose des qualités divines en dehors son
existence surnaturelle. Existence ou éternité? Car "la
mort de Dieu" annoncée au début de ce siècle par
Nietzsche, à laquelle Wiesel faisait allusion, ce n'est
peut-être pas si simple.
Autre chose,
derrière...
Au cours d'une discussion informelle
à une réunion d'été à Pasadena en
Californie, en 1989, on demanda à King s'il croyait à
l'existence du Mal en tant qu'entité. "La question est de savoir s'il y a oui ou non,
un mal extérieur. Je suis hanté par l'idée qu'il
y a quelque chose comme le mal extérieur - quelque chose qui
flotte là, quelque part."42 Il y a ainsi, flottant dans l'esprit de King,
l'idée qu'existent des forces qui gouvernent l'univers, dont
Dieu n'est qu'un élément. Il y a des ondes, des
courants divins qui circulent.
Dans Les
Tommyknockers, un
vaisseau spatial d'un autre temps et d'un autre espace est
déterré par Bobby, qui explique à Gardener:
"Quand tu dis que le vaisseau
s'est écrasé ici parce que les responsables se
battaient pour tenir le manche â balai, je sens qu'il y a
là une part de vérité... mais je sens aussi que
ça devait peut-être arriver, que le destin en avait
décidé ainsi. Les télépathes jouissent de
prémonitions partielles, Gard, et de ce fait ils sont plus
enclins à se laisser guider par les courants, grands ou
petits, qui parcourent l'univers. Certains donnent le nom de
«Dieu» à ces courants, mais Dieu n'est qu'un mot,
comme Tommyknockers ou Altaïr-4. Je veux dire que nous aurions
disparu depuis longtemps si nous ne nous étions pas
fiés à ces courants." (524) Cette idée de forces
insoupçonnées est reliée, comme chez Lovecraft,
à l'existence d'anciens dieux.
Dans Simetierre,
Louis qui a perdu son jeune fils de 4 ans, va sur sa tombe au
cimetière et pense que le Dieu de La Bible n'est qu'un
usurpateur: "Oh, doux
Jésus!
Non, pas Jésus. Ces fleurs ont été
immolées à un dieu infiniment plus ancien que celui des
chrétiens. Ce dieu, on lui a donné toute une
variété de noms suivant les époques, mais
quelque chose me dit qu'aucun ne peut mieux lui convenir que celui
dont la soeur de Rachel l'avait baptisé. Le gwand, le tewwible
Oz, dieu des choses mortes et ensevelies, dieu des fleurs qui
pourrissent au creux des fossés, dieu du
Mystère." (399)
Il y a ainsi des choses ne vont pas avec notre désir d'ordre:
"C'est ce scandale offensant
avec lequel on ne peut vivre, parce qu'il ouvre une brèche
dans votre rationalité; si l'on se penche dessus, on
s'aperçoit qu'il existe là au fond des créatures
vivantes dont les yeux jaunes ne cillent jamais, qu'il en monte une
puanteur innommable et on finit par se dire que c'est tout un univers
qui se tapit au coeur de ces ténèbres, avec une lune
carrée dans le ciel, des étoiles au rire glacial, des
triangles à quatre côtés, sinon cinq, voire
encore cinq à la puissance cinq." (Ça,
423)
Un exemple d'une symbolique universelle, la spirale43, est utilisée dans Simetierre comme support pour éclairer cette idée
qu'il y a des réalités universelles d'une essence autre
que le dieu hébraïque historiquement daté:
"Les tombes du Simetierre des
animaux dessinaient le motif du plus ancien de tous les symboles
religieux du monde: elles traçaient la ligne d'une spirale qui
s'enroule sur elle-même, dont le mouvement ne se ramène
pas à un point originel, mais se prolonge à l'infini.
La spirale représente tout à la fois une involution
-passage de l'ordre au chaos- et une évolution -du chaos
à l'ordre- et sa signification change suivant le point de vue
que l'on adopte au départ. Ce symbole, les Égyptiens
l'avaient ciselé sur les tombes de leurs pharaons, les
Phéniciens l'avaient gravé sur les stèles de
leurs défunts rois; on en avait retrouvé des
représentations dans les catacombes de l'antique cité
de Mycènes; les chefs de clans celtiques de Stonehenge en
avaient fait une horloge qui leur servait à mesurer le
mouvement de l'univers; elle apparaissait dans la Bible
judéo-chrétienne sous la forme du cyclone44 au milieu duquel
Dieu s'adresse à Job.
La spirale était le plus ancien de tous les symboles magiques,
la plus vieille représentation humaine du pont en forme de
colimaçon qui relie peut-être le monde au Grand
Vide." (331/2)
Cette existence d'un univers de forces bien plus compliqué que
la rassurante création biblique fait peur: "Il n'empêche qu'il existait des choses
qui n'auraient pas dû exister. Elles offensaient le sens de
l'ordre de toute personne saine d'esprit, elles offensaient cette
idée fondamentale que Dieu avait donné une chiquenaude
sur l'axe terrestre afin que le crépuscule dure douze minutes
à l'équateur et plus d'une heure ou davantage là
où les Eskimos construisent leurs igloos. Il avait fait cela
et Il avait dit, en effet: «Très bien, si vous pouvez
imaginer l'inclinaison de l'axe terrestre, vous pouvez vous
représenter n'importe quoi. Parce que même la
lumière possède un poids, parce que, lorsque le sifflet
d'un train baisse soudainement d'un ton, on a affaire à un
effet Doppler, et parce que, quand un avion franchit le mur du son,
ce ne sont pas les anges qui applaudissent ou les démons qui
pètent, mais qu'il se produit un effondrement brutal de l'air.
J'ai donné la chiquenaude et j'ai été un peu
plus loin pour assister au spectacle." (Ça,
422)
Dieu quand
même.
Devant ces forces menaçantes
et inconnues, le monde clos de Dieu, en dépit de ses
insuffisances notoires, se révèle rassurant.
Insuffisant, mais connu. D'où les retournements spectaculaires
de divers personnages. Ainsi Louis, qui a peur du Wenddigo indien,
qui transforme les humains touchés en cannibales:
"C'était des huards,
des feux follets, c'était une équipe de football qui
faisait un petit jogging nocturne, n'importe quoi sauf des
créatures reptiliennes qui rampent, sinuent et titubent dans
les limbes de l'entre-deux-mondes. D'accord pour qu'il y ait un Dieu,
d'accord pour les matinées du dimanche et les pasteurs
épiscopaliens en surplis immaculés souriant
benoîtement à leurs ouailles... tout sauf ces
créatures hideuses grouillant sur la face obscure de
l'univers."
(Simetierre,
421) Finalement, le Dieu biblique n'est pas pire que d'autres, et, en
dépit de son imprévisibilité, on le
connaît.
Cette acceptation, liée à des considérations
métaphysiques, s'effectue plus facilement encore quand la vie
de quelqu'un est en jeu. On a trouvé, à plusieurs
reprises Morris, le rescapé des camps de la mort, nier Dieu.
Alors qu'il est paralysé à l'hôpital, son
état s'améliore. Un pied semble se réveiller, le
docteur lui laisse de l'espoir: "Je pense qu'il vous faudra une très longue
rééducation, parfois pénible. Mais beaucoup
moins pénible que... vous savez quoi.
- Oui, dit Morris en pleurant. Je sais. Dieu merci!» Il se
souvint d'avoir dit à Lydia que Dieu n'existait pas et sentit
une rougeur brûlante envahir son visage." (Élève doué, 276)
Par ailleurs il lui a semblé reconnaître dans le lit
voisin un de ses bourreaux qu'il a connu au camp. Sa première
réaction a été le sarcasme et la
négation: "Quelle
ironie ce serait, vraiment -le rire de Dieu, comme on dit.
Quel Dieu? se demanda encore une fois Morris Heisel. Et il
s'endormit." (Id., 244) Mais
Morris ne s'est pas trompé: il s'agit bien d'un bourreau nazi,
qu'il va faire arrêter: "Maintenant il se sent mieux. Il estime que Dieu lui a
accordé le sublime privilège de se casser le dos pour
servir ensuite à la capture d'un des plus grands bouchers que
l'humanité ait jamais connus.»" (Id., 276)
Cette attitude révèle un retournement psychologique
plus affectif que rationnel. Le problème s'est
déplacé, à la suite de la diminution des
souffrances et face à une réalité nouvelle.
Morris ne se pose pas la question, comme David le faisait à
propos de l'accident de son copain Brian: pourquoi cette complication
incroyable de le faire tomber d'une échelle pour le faire
retrouver à l'hôpital un criminel nazi? Il me fait
penser à un passage du livre déjà cité de
Karen Armstrong Histoire de
Dieu (438):
"À Auschwitz, certains
juifs continuèrent d'étudier le Talmud et d'observer
les fêtes traditionnelles, non parce qu'ils espéraient
que Dieu allait venir les sauver, mais parce que cette attitude avait
pour eux un sens profond. On raconte qu'un jour à Auschwitz,
un groupe de juifs décida de faire passer Dieu en jugement.
Ils l'accusèrent de cruauté et de trahison. Comme Job,
ils ne trouvaient pas de réconfort dans les réponses
habituelles au problème du mal et de la souffrance,
plongés comme ils l'étaient dans l'horreur absolue. Ils
ne purent accorder à Dieu ni excuse ni circonstances
atténuantes; aussi le jugèrent-ils coupable et
décidèrent-ils qu'il méritait probablement la
mort. Le rabbin prononça le verdict. Puis il leva les yeux et
annonça que la séance était Ievée; iI
était temps de penser à la prière du
soir." Dieu criminel, Dieu
coupable, mais qui continue à s'imposer.
Ainsi Dieu est coupable, complice du mal, bourreau et assassin des
hommes. Mais aussi familier, bienfaisant, rassurant, si semblable
à l'homme somme toute. Le pire, et aussi le meilleur. Bill
l'écrivain conclut: "Si
la vie nous apprend quelque chose, c'est bien qu'il y a tellement de
fins heureuses que l'on est contraint de sérieusement remettre
en question la rationalité d'un homme qui croit qu'il n'y a
pas de Dieu."
(Ça,
1117)
A la question posée par le journaliste de Play-Boy lui demandant s'il craignait qu'une force maligne
vienne remettre en cause les choses qui vont bien, King
répondait45: "Je ne le
crains pas, je le sais. Il n'y a
pas à discuter le fait que quelque catastrophe ou maladie ou
quelqu'autre affliction est toujours prête à me tomber
dessus. Les choses ne vont pas bien, vous savez; elles empirent.
Comme John Irving l'a signalé, nous sommes
modérément récompensés quand nous nous
comportons bien, mais nos transgressions sont
pénalisées avec une sévérité
absurde. Je veux dire, prenez quelque chose d'insignifiant, comme
fumer. Petit plaisir. Vous êtes installé avec un bon
bouquin et une bière après dîner, et vous allumez
une cigarette, et vous vous relaxez agréablement dix minutes,
et vous ne gênez personne tant que vous ne lui soufflez pas
votre fumée dans la figure. Et quelle punition Dieu inflige
pour cette peccadille? Cancer
de la langue, attaque cardiaque, apoplexie: Et si vous êtes une femme et que vous fumez
quand vous êtes enceinte! Vous êtes sûre que vous
accoucherez d'un gentil mongolien bavant et pétant la
santé. Ça suffit, Dieu, où est Votre sens de la
mesure? Mais Job a posé la même question il y a 3.000
ans, et Yahvé vociféra dans la tempête:
«Où étais-tu quand je faisais le monde?» En
d'autres termes, ferme-là, tête de noeud, et prends ce
que je te donne. Et c'est la seule réponse que nous ayons
jamais obtenue, aussi je sais que les choses ne vont pas bien. Je dis
juste que je le sais."
King regrette qu'il n'y ait pas une action plus visible, surtout
meilleure, d'un Dieu des Lumières. Il cherche à
expliquer cette situation commune à tous les Américains
qui ont peur à la fois de la condition humaine et de
l'évolution de l'univers. On retrouve la pensée de
Pascal sur la misère de l'homme, adaptée à un
univers technocratique sans perspectives, où les crimes contre
l'Homme subissent un effet multiplicateur de par l'ampleur des moyens
à la disposition de ses «adversaires».
La foi suppose la soumission au mystère du mal et
l'acceptation de la misère humaine. Et pourquoi l'homme ne se
proposerait-il pas comme destin de remédier aux lacunes de la
création divine?
Roland Ernould ©
2003.
(roland.ernould@neuf.fr).
Site web Stephen King: http://rernould.perso.neuf.fr
L'auteur des peintures et dessins illustrant cette
étude :
William Blake (1757-1827) est un peintre, graveur
et poète visionnaire anglais, auteur des Chants d'innocence (1789, 1794) et
des Chants d'expérience
(1794), essentiellement des sujets religieux, comme en
témoignent ses illustrations des ouvrages de John
Milton ou celles de John Bunyan, comme le
Voyage du pèlerin ou bien encore vingt et une
illustrations du Livre de Job
pour la Bible (années 1820). Ses recueils de
poèmes illustrés, d'un genre unique dans la
littérature occidentale, préfigurent le
romantisme.
|
Notes :
32 "J'attendais le
bonheur, et le malheur est venu, / j'espérais la
lumière et l'obscurité est venue." (30.26)
33 King ne fait que reprendre une vieille tradition
pessimiste dont Pascal est le plus illustre des représentants:
"En voyant l'aveuglement et la
misère de l'homme, en regardant tout l'univers muet, et
l'homme sans lumière, abandonné à lui-même
(...) j'entre en effroi comme un homme que l'on a
porté endormi dur une île déserte et effroyable,
et qui s'éveillerait sans connaître où il est, et
sans espoir d'en sortir. Et sur cela, j'admire comment on n'entre pas
en désespoir d'un si misérable état."
(Pensées)
34 C'est la réponse faite à Moïse, qui
le questionnait sur le nom à lui donner (la traduction,
discutée, du mot Yahvé: «il est»). Moïse
a conversé avec Dieu,mais il n'a pas
«discuté», il prend les ordres. Cest Job qui veut
discuter avec le Seigneur pour mettre les choses au point.
35 "«Veuille
avancer la main sur lui et frapper tout ce qui est à lui, il
te maudira en face.» Yahvé dit à Satan:
«Soit! Tout ce qui est à lui est en ton
pouvoir.»"
(1.11/2)
36 Il y a, dans La
Bible, des phrases
pénibles, qui passent inaperçues ordinairement, et ne
sont que difficilement commentées, notamment ce passage du
Livre
d'Ezechiel, où
Yahvé veut sanctionner son peuple
infidèle "parce que
leurs yeux étaient [attirés] à la suite des
Saletés de leurs pères. ET à mon tour je leur ai
donné des décrets qui n'étaient pas bons, et des
règles dont ils ne pouvaient pas vivre; je les ai rendus
impurs par leurs dons quand ils faisaient passer [par le feu] tout
être sorti le premier du sein; c'était pour les frapper
d'horreur, pour qu'ils sachent que je suis
Yahvé!" (20.24/6) Le
Diable pourrait tenir les mêmes propos.
37 La femme de Job ne fait qu'une brève appartion,
pour inciter son époux à mauire Yahvé. On ne
sait pas ce qu'elle devient. Il est vrai qu'à l'époque
la femme était souvent considérée comme
quantité négligeable: ne faisait-elle pas, comme ses
enfants, partie des «biens» de l'homme?
38 Histoire de
Dieu, 437.
39 Dans
La Nuit, Élie Wiesel précise, des
années plus tard: "Jamais je n'oublierai ce silence nocturne qui m'a
privé pour l'éternité du désir de vivre.
Jamais je n'oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dieu
et mon âme, et mes rêves qui prirent le visage du
désert."(Éd. de
Minuit, 1960, 60). Wiesel, naturalisé américain, est
originaire de la partie roumaine de la Transylvanie, province dont
une partie appartient à la Hongrie.
40 King interprète le célèbre passage
du Roi Lear de Shakespeare cité plus haut.
41 Le seul véritable ami du
Grand-père.
42 George Beahm, Stephen King,
Lefrancq éd., 1996, 236.
43 La spirale, qu'on trouve fréquemment dans les
règnes végétal et animal est le symbole de la
transformation d'une force, d'un état. La spirale est
liée à la continuité cyclique dans le
progrès, à la rotation créationnelle. Voir
chapitre 11.
44 En fait, une tempête.
45 Playboy
Interview, Eric Norden, juin
1983, cité par George Beahm, The Stephen King Companion,
Warner Book, 1993, 68. Pas de
traduction à ce jour, traduction de l'auteur. Les mots
soulignés le sont dans le texte.
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
# 21 automne 2003
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