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PARADI

nouvelle inédite parue dans Destination 3001

anthologie de Robert Silverberg et Jacques Chambon

Flammarion/Imagine10/2000

 

Notre terre est loin d'être actuellement le paradis. On aime, on se hait, on éprouve des sentiments positifs ou négatifs, on est heureux ou malheureux, et tout cela fait la vie. Encore que la recherche du bonheur pousse beaucoup d'hommes et de femmes à essayer de réduire leurs problèmes et leurs troubles. Jadis, leurs difficultés étaient réduites ou sublimées à coup de religion ou d'idéologie, depuis le XIXè siècle, les psys ont pris le relais.

Avec le même succès limité que jadis. Ce qui frappe l'observateur qui regarde les choses avec un peu de hauteur, c'est le nombre croissant des insatisfaits, pourtant gavés de biens dans cette société de consommation. Le nombre de ceux qui cherchent artificiellement le bonheur dans les drogues, médicaments officiels, ou produits illicites, est en constante augmentation. Les psychopathes, les déséquilibrés sociaux sont partout, alors que jadis ils étaient cantonnés dans des lieux réservés. Certains font peur, comme les serial-killers, par exemple celui qui s'appelait Zodiac, et qui écrivait des textes comme celui-ci, mis en exergue par Evangelisti à la partie 4 : "
J'aime tuer les gens parce que c'est bien plus drôle que de tuer des bêtes sauvages dans la forêt. (...) Quand je mourirai je renaîtrai au Paradi et les gens que j'ai tués ils deviendront mes esclaves."

C'est l'équivalent de ce Paradi que l'on trouve dans la nouvelle éponyme, récit de science-fiction pur et dur comme Kappa, sans intrusion de fantastique. Il est lié aux préoccupations personnelles d'Evangelisti évidemment, notamment celle concernant un monde futur comme celui dénoncé par le groupe Sepultura, entre autres dans Schizophrenia. Parue dans l'anthologie Destination 3001, de Silverberg et Chambon, la nouvelle montre une nouvelle approche de la schizophrénie, le trouble mental qui régit la conduite de son inquisiteur Eymerich, qui a toujours intéressé et préoccupé Evangelisti.

Car bon nombre des hommes de ce temps lointain sont devenus des schizos, sur une terre méconnaissable, contrôlée il y a un siècle encore par la psychiatrie, mais dont le système hospitalier s'est effondré avec la société industrielle. Il ne reste plus qu'une poignée d'humains sur la lune qui essaient de limiter les dégâts sur la planète terre en lui envoyant régulièrement des électrochocs, sous la forme d'éclairs lancés pour calmer la population. La nouvelle est placée d'emblée sous le signe de la psychiatrie, dédiée à la mémoire d'Edelweiss Cotti, antipsychiatre dont le nom m'était inconnu. Chaque division est précédée d'une citation le plus souvent extraite d'un livre de Nancy C.
Andreasen, (rédactrice en chef de l'American Journal of Psychiatry) The Broken Brain.

L'humanité a proliféré à tel point que les villes se sont rejointes et qu'il n'y a plus de logements pour tous. Plus personne ne s'occupe depuis longtemps de tout ce qui est collectif. Seules fonctionnent encore les usines automatisées mises en place par les génération précédentes. La nourriture de qualité exécrable, arrive par des distributeurs automatiques. Les habitants vivent dans un brouillard de pollution permanent, et ne voient plus les astres, devinent le soleil, mais ne voient plus la lune.

Les psychiatres, ne voyant dans les troubles mentaux que des origines génétiques ou physiologiques l'ont jadis emporté sur les psychologues, les psychothérapeutes et les psychanalystes, qu'ils ont éliminés. Ils ont construit un gigantesque système hospitalier couvrant la planète entière pour soigner les malades avec des procédés mécaniques (il est constamment question d'électrochocs dans la nouvelle) chimiques ou biologiques (les pilules sont fournies par les distributeurs avec la nourriture). Mais les choses se sont aggravées, dans un monde de 300.000 milliards d'hommes devenu un gigantesque hôpital psychiatrique. À la suite d'un long conflit opposant les Schizos aux Phobiques et aux Hystériques, le Service Mondial de la Santé s'est effondré, et avec tout leur système hospitalier. On a maintenant oublié les raisons du conflit, et ses circonstances. En tous cas, ce sont les psychos (les schizos - les schizophrènes - qui font la loi. Non pas collectivement, car il n'y a plus d'institutions assurées, mais individuellement, dans un environnement hostile où il est difficile de survivre dans un monde surpeuplé et sans lois, avec les technologies des époques passées, en passant une existence courte sans idéologie, seulement jalonnée par les Éclairs électrochocs, dont on ignore l'intention. Les médecins de la lune essaient de guérir la schizophrénie collectivement par ce moyen, faute de pouvoir isoler les schizophrènes devenus trop nombreux.

Lilith est pratiquement l'unique personnage de la nouvelle, les autres ne faisant que passer ou n'ayant qu'un rôle secondaire. S'il n'y a pas de fantastique à proprement parler dans la nouvelle, Lilith présente de l'intérêt sur un autre plan. Il faut relier Lilith à la Kabbale, le mouvement mystique et ésotérique juif qui a marqué le judaïsme d'Europe et d'Orient du XIIè au XVIIè siècle. Dans la Kabbale, un premier homme et une première femme seraient apparus, issus de la terre, avant le premier couple que l'on connaît, Adam et Lilith. Lilith se voulait l'égale d'Adam, ils se querellèrent. Lilith prononça le nom de Dieu (chose interdite chez les Hébreux) et s'enfuit, commençant une existence démoniaque. C'est ensuite seulement que Yahvé créa Eve. Lilith deviendra l'ennemie d'Eve, l'instigatrice des amours illégitimes et la perturbatrice des couples. Elle représente les haines familiales, l'hostilité des enfants. C'est la Lamie des Grecs croqueuse d'enfants. Lilith n'a pas pu s'intégrer dans les cadres de l'existence humaine. Elle ignore les relations interpersonnelles positives ou communautaires. Elle est aussi comparée à la Lune Noire, autre élément astrologique, qui incarne la solitude, le vide. Celui qui est marqué de ce signe ne peut aller que vers la désintégration. L'être marqué par la Lune Noire, ne pouvant atteindre l'absolu, préfère renoncer au monde, au prix de sa destruction ou de celle d'autrui.

On peut bien sûr lire la nouvelle en ignorant la puissance de sa symbolique et suivre au premier degré Lilith, l'héroïne d'une trentaine d'années, qui hait tout le monde et se sait haïe par tous. Bête sauvage, rusée, déterminée, elle est capable de dominer n'importe qui. Sa seule façon d'entrer en contact avec les autres est de les torturer ou les tuer. Elle se promène avec, dans sa tenue de camouflage, une série de couteaux, destinés chacun à des usages particuliers, certains capables d'empoisonner. Elle domine ses sentiments - un Schizo ne pleure jamais - pour agir avec froideur, rapidité et détermination. Elle tue pour le plaisir son gibier, les Hysteros et les Dépressifs, dans une société où tous les Schizos en font autant, se tuant même entre eux en cas d'agression. Les enfants y sont habitués très tôt. Les notions de cruauté et de barbarie ont disparu. Par exemple, dans la rue, Lilith tend la jambe pour faire tomber un gamin dont un vieux veut prélever le scalp : les hurlements de la victime scalpée vont la distraire. À côté, un groupe de femmes font danser un Hystérique en attendant de le brûler vif avec un bidon d'essence. Seuls les Possédés, indifférents à la souffrance, n'intéressent personne, sauf quand on leur enlève un oeil comme ça, pour voir. La plupart des schizos ont des comportements cannibalesques.

Dans ce monde où seule la violence existe, l'unique contact humain possible ne peut s'établir que dans la violence et la mort. Car l'amour-sentiment n'existe plus. On fait l'amour sans sentiment. Les femmes sont tantôt violées, tantôt consentantes. Leurs réactions sont devenues ambiguës : Lilith analyse comme Dépressif ou Phobique le comportement d'un Schizo qui l'a violée plusieurs fois sans éjaculer en elle, comportement rare : car la place manque sur la planète submergée d'une population qui n'utilise plus de moyens contraceptifs. Elle regrette aussi le manque de brutalité de son violeur : elle n'a pas eu d'hémorragie...

Je ne dirai qu'un mot du récit lui-même, les découvertes d'une mission de contrôle venue par astronef de la lune, ce qui ne s'était pas produit de puis longtemps. Ses assistants tués, le responsable fuit et décolle rapidement avec Lilith à bord. C'est dans les dernières lignes que le lecteur peut se rendre compte à quel point Lilith est sous le signe de la Lune Noire. Alors qu'elle a une chance de trouver une nouvelle vie sur la lune, elle ne peut résister au désir de tuer son pilote. Elle va l'émasculer et le laisser mourir, par besoin d'un contact humain. Le pilote hurle, expérience voluptueuse pour Lilith qui vaut bien sa mort.

Lilith est bien la digne équivalente de la Lilith de
Le Zohar, le livre de la Kabbale qui en parle, et qui la présente tour à tour comme un démon femelle, épouse de Satan, la reine de Sabba, la grande putain de Babylone. Cette nouvelle réunit brillamment une symbolique ancienne et un comportement moderne, et montre que les anciennes conceptions mythiques ont un sens caché que nos générations n'ont plus le temps de méditer. Écrite sur un rythme très vif, avec des dialogues très courts - les échanges sont devenus réduits dans ce monde - , elle laisse une impression de malaise profond. C'est une histoire , bien sûr, mais, sans tomber dans la paranoïa, si nous n'y prenons garde, nous y courons. et probablement avant un millénaire. Car le pire est que ce monde effroyable est déjà là, et des auteurs comme Poppy Z. Brite ou Thomas Harris nous présentent des personnages contemporains semblables. La nouvelle marque plus durablement que les romans des auteurs précédents, dans la mesure où ils paraissent ne traiter que des cas particuliers. Quand un tel comportement est généralisé, inutile de se demander ce qui donne un sens à sa vie. Attention, danger : nous courons un gros risque en voulant le paradis.

Roland Ernould © 2001

 

Autres nouvelles : Kappa 2. Métal Hurlant. La fuite de la couveuse

Venom

Pantera

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Revue Phénix #57, mai 2002.
Numéro spécial Valerio Evangelisti, avec un chapitre inédit des Chaînes d'Eymerich, une interview inédite et de nomreux articles de Roland Ernould, l'auteur de ce site. Ce copieux dossier de 140 pages comprend également un article de Delphine Grépilloux et une bibliographie d'Alain Sprauel.

Le dessin de couverture est de Sophie Klesen

En librairie : 13 ¤. La revue Phénix est éditée par la SARL Éditions Naturellement, 1, place Henri Barbusse, 69700 Givors. Directeur : Alain Pelosato.