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LA FUITE DE LA COUVEUSE

(2001), Hauteurs #5, 9/2001.

 

La novella est issue d'un texte très court, paru en 1997 dans quelques magazines sous le titre Fuga da Gotham City. Elle doit paraître en 2002, dans une collection de littérature générale. Evangelisti la situe parmi ses meilleures.

Il sera difficile à ceux qui n'ont pas lu la série des Eymerich et la nouvelle Venom de bien situer les personnages qui participent à l'action. Evangelisti n'a pas fourni un historique comme le font certains auteurs de fantasy soucieux de ne pas bousculer leurs lecteurs. Il précise les événements de son futur d'oeuvre en oeuvre. Il fait confiance au lecteur pour en faire la synthèse, mais pour qui le lit pour la première fois en prenant connaissance de sa novella dans la revue Hauteurs, il est nécessaire de donner quelques informations préalables à la bonne compréhension du récit.

1. Les forces en présence.

Euroforce et Rache.

On sait qu'Evangelisti travaille sur plusieurs volets historiques en synergie, et dont les répercussions se suivent au cours de l'histoire. Certains de ses personnages défient le temps et se retrouvent au long des siècles. S'il est possible au lecteur de trouver des repères dans l'histoire passée ou présente, l'avenir appartient par contre à l'imagination d'Evangelisti.

En 2027, année où se situent certains événements décrits dans cette novella, diverses forces sont en conflit en Europe et de ci de là dans le monde (en Mauritanie ici, au Kenya dans Venom, aussi en Asie) : l'Euroforce, composée de la plupart des pays de la Communauté Européenne, et la Rache. La Rache a compris le profit qu'elle pouvait tirer des divisions ethniques et historiques des Balkans et elle occupe maintenant la Balkanie (ce qui explique le coup de téléphone passé par le général Volgenik à son supérieur Selerum, qui se trouve au quartier général de Skopje). Elle a mis en place une forme d'empire fédéral, subdivisé en fiefs dirigés par d'implacables hiérarchies fondées sur le sang et la force. La Rache (en allemand : vengeance) est surtout connue par Les Chaînes d'Eymerich, mais se trouve agissante ou citée dans la plupart des romans et nouvelles. Si son sigle ne change pas au cours du temps, sa couverture se modifie. Tantôt religion, tantôt groupe politique, ou de centre de recherches scientifiques, le mouvement se déplace, des États-Unis, au Paraguay, au Guatemala, ou en Europe. Il a d'abord été dirigé par le nazi pourchassé Martin Bormann (quand il a écrit son roman, Evangelisti ignorait que, faite en 1998, l'expertise de ses ossements, retrouvés au Paraguay, situerait sa mort en 1945). Si la Rache a changé de couverture, l'idéologie, d'inspiration raciste et nazie, reste la même : assurer la prédominance d'une race supérieure.

Le programme de la Rache.

Le programme de la Rache fait peur. Ses dirigeants souhaitent que l'humanité retourne aux valeurs originelles du fer, du sang et du feu, en libérant les consciences de tout frein à l'acceptation d'une éthique guerrière (on retrouve ces aspects sous un autre éclairage dans la trilogie de Nostradamus). Dans divers endroits, ses dirigeants ou cadres se montrent indifférents à leurs adversaires ou leurs prisonniers, à leurs sentiments et à leur vie. Dans la Rache, on ne parle plus des Juifs, mais des «mondialistes», fourre-tout où l'on met tous ceux qui n'appartiennent pas à une ethnie précise, ne sont pas intégrés, n'ont aucun lien de sol à défendre. La même expression de mépris touche ceux qui font preuve de sentiments humanitaires. Les partisans sont des fanatiques qui croient en un monde d'hommes forts, dont l'aristocratie serait constituée par des hommes au-dessus de toute pitié.

Adversaire et autres puissances.

Face à la Rache, il n'y a que l'Euroforce, qui lui livre des batailles molles, avec recul immédiat des troupes quand les choses se compliquent. Les peuples de l'Euroforce n'aiment pas les morts dans leurs rangs. Le conflit dure, change de champ de bataille, donne une situation d'ensemble confuse, où les officiers supérieurs de la Rache et de l'Euroforce se rencontrent, en collaborant en sous-main. La Rache attend. Elle sait que l'Euroforce, c'est l'Eurobank, passée sous influence allemande. Et comme les Balkans n'ont pas de valeur économique pour l'Eurobank, les criminels de guerre et les exactions y sont tolérés tant que l'ensemble des forces et des influences n'est pas remise en question. La seule différence, au fond, entre les deux adversaires, c'est que l'un prône ouvertement l'usage de la force et le droit à la protection raciale, alors que l'autre, en utilisant les méthodes de contrainte plus subtiles de l'information contrôlée, s'appuie en apparence sur des structures démocratiques qui lui servent d'alibi.
Les États-Unis ont perdu leur puissance et se sont disloqués après l'hécatombe causée par le fléau de l'anémie falciforme (
Le Mystère de l'inquisiteur Eymerich). Ils sont maintenant divisés en trois nouvelles structures politiques, dont une ouvertement raciale dans le Sud mène la lutte contre les Noirs (Metallica). Leurs constitutions politiques sont différentes, mais les nouveaux organismes ont conservé une force armée et une police collective, ce qui explique l'unique général américain lors des accords de Lisbonne de 2008 (6). Les personnages d'autres états (Japon, Australie, Italie, Tanzanie et autres) qui participent à la conférence ne font qu'une apparition.

Les armées.

Quand la lutte armée devient inefficace avec les moyens traditionnels, le combat doit continuer avec des armes mieux adaptées. Le soldat doit ainsi se transformer en scientifique, chercher les moyens de protéger la race. Dans Venom, les biologistes ont été amenés à utiliser le métal pour suppléer à la destruction de la chair par de nouveaux virus, aux effets particulièrement terrifiants. C'est pour cette raison qu'il est fait état des quatre doigts de métal du général Volgenik qui remplacent ceux qui ont été rongés par le virus Marburg-VIH (3. Crépuscule des démons), ou des humains peu nombreux encadrant les forces militaires dans le corps desquels le métal l'emporte sur la chair. Dans Venom également, on assiste d'ailleurs à la réaction du métal qui impose ses lois propres. Il n'est question ici (1. La bataille en enfer) que de distorsions de la sensibilité.

Il a fallu, pour éviter de perdre les vies humaines des blancs au cours des combats, fabriquer de nouveaux soldats. Les Polyploïdes, combattants de la Rache, proviennent de la découverte de la prolifération des tissus. Fabriqués à partir d'êtres vivants, à la sensibilité et l'esprit élémentaire, ils ne sont efficaces qu'encadrés. Dans Les Chaînes d'Eymerich, Evangelisti les a déjà utilisés pour un combat qui dégénère à la suite de circonstances imprévues. À la suite de conditions météorologiques particulières, les Polyploïdes éclatent brusquement, parce que leurs organes se sont multipliés. D'où l'étonnante vision d'une colline dont la surface, couverte d'organes humains, dévale lentement la pente, dans une sorte de vie primitive sauvage, agitée de mouvements, sorte de titanesque serpent se recréant avec frénésie. Dans cette novella, les Polyploïdes restent sensibles à des images de démons projetées et vociférantes.
Comme les précédents soldats d'une seule bataille, les Mosaïques, combattants de l'Euroforce, sont constitués de morceaux de cadavres suturés, quelquefois avec des épidermes de couleurs différentes. Ils sont animés par le magnétisme animal (il en est question dans les nouvelles
Pantera et Venom), et n'ont gardé de leur vie perdue que des fonctions élémentaires. Ils ont conservé une partie de la mémoire de leurs corps vivants et sont donc sensibles, comme les Polyploïdes, à des projections monstrueuses. C'est la stratégie utilisée dans ce conflit, chaque camp projetant les images qui débanderont le camp adverse. Ce qui suppose une infrastructure technologique gigantesque, qui est décrite dans la novella, consistant à produire des monstres virtuels correspondant à l'ancien imaginaire des chairs mortes.

2. Composition de la novella.

L'originalité du procédé du mélange des époques n'a pas la vaste extension temporelle qu'elle a dans les romans ou la nouvelle
Venom. Fortement structurée, avec une trame serrée, sans développement parasitaire, la novella s'étale sur quarante ans, de la mise en place des techniques particulières de l'information ("la couveuse de Saddam") jusqu'à l'effondrement du système mondial d'asservissement des esprits mis en place. La construction croisée de flashes d'événements s'étant produits à peu près tous les dix ans, mais donnés dans le désordre, est remarquable dans la mesure où elle crée un effet de surprise, d'étonnement renouvelé chez le lecteur, et nécessite la mise en oeuvre stimulante de sa sagacité et de son agilité mentale. L'intérêt pris aux mini-récits qui se succèdent est renforcé par un style alerte et direct, avec des dialogues nerveux et un sens très vif du mouvement.

Parmi les personnages du récit - on assiste aussi bien à leur ascension sociale qu'à leur élimination -, il faut noter un personnage récurrent, qui a une longue histoire. Dans Les Chaînes d'Eymerich, Eymerich a rencontré en Savoie des êtres privés d'esprit, les «ancêtres» en quelques sorte des Polyploïdes, qui ne portent pas encore ce nom, mais celui de Lémures (dans l'antiquité, on appelait lémure le spectre d'un mort). Certains Cathares les utilisent alors comme main-d'oeuvre. Le noble, protecteur de ces Cathares, a pour nom Semurel. Et le lecteur retrouve certains descendants qui, à divers postes de la Rache, portent comme nom Semurel ou l'anagramme de Semurel, comme le chef d'un service psychiatrique de ce nom : le docteur Mureles, le roumain Remesul. Ou encore Selerum, devenu ici chef de guerre de la Rache.

Evangelisti a maintenant bien rodé l'entrelacement de différents genres - histoire, fantastique et science-fiction. Une précision (10.2027) indique que l'on assistera sans doute au retour des "psytrons", dont l'utilisation rendrait caduc le Vortex. Ici encore, quelques précisions seront utiles. À son habitude, les monstres qu'Evangelisti nous propose sont directement liés à l'imaginaire. Les apparitions dans le ciel de formes créant la peur est systématique depuis
Nicolas Eymerich, inquisiteur, où elles sont expliquées par la "théorie scientifique" des psytrons. Une femme y surgit dans le ciel ( la déesse antique Diane), réalité éprouvée à la fois par les habitants de Saragosse en 1352, et par les occupants d'un astronef, grâce à l'influence de l'imaginaire créé, pour leurs doubles psychiques qui, eux, vivent en 2194 (dans la trilogie des Nostradamus, ces apparitions sont expliquées différemment par le monde archétypal où se trouve le démon Ullrich). Ce sont ici des satellites de communication qui remplissent cette fonction de transmission des formes dans le ciel, en liaison avec des ordinateurs capables d'évaluer les réactions physiologiques des utilisateurs, de les interpréter, et d'interagir en retour sur le cerveau des spectateurs en leur fournissant le matériel mental qui correspond précisément leur imaginaire. De gigantesques fichiers d'imaginaires individuels ont été constitués, qui permettent de modeler les informations ou images données en fonction des attentes précises des utilisateurs des réseaux. L'ensemble, appelé le Vortex ou la couveuse, fonctionne paritairement selon les intentions les actionnaires et des grands de ce monde qui ont partie liée. Il recueille ainsi les sentiments et les rêves de l'humanité entière, pour maintenir partout un conformisme et une soumission favorables aux puissances installées, qui souhaitent avant tout préserver l'équilibre général du monde, et éviter surtout la révolte de milliards d'habitants. C'est à la fin de ce Vortex que le lecteur assiste dans la novella, avec une action nouvelle rendue possible sur la pensée grâce aux "psytrons".

Une comparaison s'impose avec Cherudek, où le narrateur, dans son emplacement appelé la Nonentropie, vit des pensées des autres, emmagasinées dans une sorte d'imaginaire intemporel collectif. Rien ne s'y perd. Evangelisti a été manifestement influencé par les thèses de Carl Jung sur la structure de la psyché et l'inconscient collectif1, dont il reprend l'idée transposée que toutes les pensées, antérieures comme actuelles, se retrouvent dans cet imaginaire collectif, réalité psychique, modelée par les vecteurs de la pensée des vivants. C'est hors du temps que nos rêves, nos cauchemars prennent leur consistance.

Chez Evangelisti, cette conception particulière de l'imaginaire est rattachée à des considérations politiques. Alors qu'en ce mois de septembre 2001 les esprits sont encore sous le choc collectif causé par les attentats aux États-Unis, comment, en prêtant attention à la manipulation actuelle des esprits pour les conduire de l'horreur de ce crime à sa diabolisation, ne pas rattacher cette réflexion d'Evangelisti sur le politique utilisant l'imaginaire : "La démocratie se fonde sur le consensus. (...) Pour qu'une guerre recueille la faveur populaire, il ne suffit pas qu'elle soit juste. Il faut qu'elle soit menée contre un monstre, une espèce de démon." (2.1990. Les fabricants de couveuse) Politique et information s'associeront pour fabriquer de tels démons, dès l'instant où l'ennemi est assimilé habilement au Mal sans nuances, que le Bien doit éliminer. Le passage à la manipulation des esprits devient tentant : comment implanter le monstre et la peur du monstre dans les esprits?

3. La persuasion clandestine.

Le sujet que traite brillamment Evangelisti est le plus important de notre temps. Le contrôle des esprits humains a été recherché par les puissants des groupes humains depuis que l'humanité s'est constituée historiquement en sociétés. Ce contrôle a pris des formes diverses, la surveillance par les religions, puis l'éducation et la contrainte politiques, a été systématisée et bureaucratisé. Le rêve démocratique moderne d'un citoyen éclairé et responsable ne s'est jamais réalisé à l'échelle des masses, et n'a guère concerné que quelques individus chanceux. Ce qu'il y a d'effrayant dans nos sociétés, ce sont les moyens dont disposent les dirigeants des nations pour conditionner les esprits de leurs ressortissants tout en gardant des apparences démocratiques. Les régimes totalitaires de la première moitié de ce siècle n'utilisaient que des moyens grossiers, et décelables. Les avancées dans le domaine de la psychologie, les recherches des publicitaires pour la vente plus sûre des produits commercialisés, les techniques de persuasion clandestine, dénoncées il y a quelques décennies par le sociologue Vance Packard, se sont définitivement mises en place. Actuellement, il est difficile de prétendre que dans une démocratie moderne, même la plus libérale, le citoyen échappe à ces sujétions et qu'il ressemble à celui espéré par le Siècle des Lumières. Les rêves des rationalistes et des Encyclopédistes n'ont pas franchi ce deuxième millénaire. Mais ce que nous annonce Evangelisti prend une ampleur telle qu'il en devient redoutable, sans parade possible, et ses effets sont déjà parmi nous.

Le propos d'Evangelisti dans cette novella, une de celles qui fait le plus réfléchir, est la place que prend et prendra cette communication devenue le moteur de l'économie mondiale, qui règle tous les aspects de la vie de millions d'humains vivant dans les nations développées. Le lecteur assiste à cette idée contraire à toute déontologie de l'information que les nouvelles et données transmises peuvent être déformées, voire inventées; que cela n'a aucune importance puisqu'elles seront oubliées aussi vite et les démentis éventuels négligés.

Les techniques nouvelles sont prêtes à se développer, inexorablement. Alors que l'humanité n'avait progressé en sortant des conformités historiques que parce que des individus avaient dit «non» à certaines insuffisances de leur temps, de plus en plus de moyens coopèrent en douceur pour instaurer la norme sociale, le consensus et la conformité en agissant sur l'esprit. En dehors de ce conformisme, n'existent que des comportements honnis, la marge, la déviance et l'anormalité, sans qu'on cherche à distinguer la dénégation raisonnée et positive de la pathologique. L'idée de mettre au point un système mondial permettant la surveillance des consommateurs - peut-on encore parler d'humains? -, de les placer sous la coupe des entreprises, des mass-médias et des gouvernements, avec des formes de contrôle improbables qui seront de toute façon contournées est devenu le rêve américain d'une entreprise de logiciels toute puissante. La "couveuse" se met en place. Le fait le plus grave est que l'individu lucide doute même que se manifeste un Kayser Sose bien intentionné...

Cette fois encore, Evangelisti dérangera le confort intellectuel et moral des lecteurs qui chercheraient dans sa novella qu'un divertissement. L'auteur est un homme exigeant. Non seulement le suivre demande un minimum de gymnastique mentale, mais encore l'ampleur des réflexions que son récit suggère est considérable. Certes l'orientation donnée à son sujet provient d'une sensibilité où l'idéalisme tient une place importante. Mais les moyens littéraires utilisés pour nous faire entendre sa voix politique sont habilement choisis, et il faut relire le récit pour bien mesurer l'habileté des ajustements. Le spectacle final de ces guerriers morts ressuscités pour la guerre, devenus stupidement pacifistes, débitant une formule dont on se demande quel sens elle peut avoir pour leur cerveau débile et hagard, fait frémir. Que peut-il annoncer, sinon de nouvelles fureurs et de nouveaux combats?

Roland Ernould © sept. 2001
1 "L'inconscient collectif, avec ses archétypes de l'imagination, serait comme un ensemble de dispositions innées qui orientent la pensée collective et structurent la pensée individuelle, et il puiserait ses origines dans une humanité lointaine, de telle sorte que l'on ne devrait pas s'étonner de voir certains rêves, lorsqu'ils jaillissent précisément de cet inconscient collectif, revêtir des formes et présenter des phantasmes que l'on retrouve dans la mythologie des peuples archaïques." Encyclopedia Universalis, article de Maurice Bazot.

 

 

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Revue Phénix #57, mai 2002.
Numéro spécial Valerio Evangelisti, avec un chapitre inédit des Chaînes d'Eymerich, une interview inédite et de nomreux articles de Roland Ernould, l'auteur de ce site. Ce copieux dossier de 140 pages comprend également un article de Delphine Grépilloux et une bibliographie d'Alain Sprauel.

Le dessin de couverture est de Sophie Klesen

En librairie : 13 ¤. La revue Phénix est éditée par la SARL Éditions Naturellement, 1, place Henri Barbusse, 69700 Givors. Directeur : Alain Pelosato.