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  Magie de la terreur

(Magic Terror), 7 nouvelles, (2000) Pocket, 2001

 

[Cendrillon (Ashputtle) - Isn't It Romantic (id.)- Le village fantôme (The Ghost Village)- Au bon pain (Bunny Is Good Bread)- Pork Pie Hat (id.)- La faim, une introduction (Hunger, An Introduction)- Mr. Clubb and Mr. Cuff (id.)]

 
La caractéristique de ce recueil est de proposer au lecteur un mélange de thriller et de littérature fantastique qui nous offre des sujets et des perspectives variés : les rapports omniprésents entre les personnages et leur passé, les distorsions des plans de la réalité, la place de la musique et surtout du jazz dans les penchants culturels de
Straub, un territoire nouveau qui oscille entre la réalité la plus sordide, et la rêverie d'évasion ou le surnaturel. Inclassables, d'un ton varié, elles sont finalement placées sous le signe de la mort, du tragique ou du dérisoire. Deux nouvelles font d'ailleurs allusion à Blue Rose, nom d'une nouvelle et d'une trilogie, la rose bleue qui revient constamment, et qu'un enfant qualifie de signe de mort.

Le village fantôme utilise des personnages de la trilogie. La nouvelle décrit des aspects de la guerre du Vietnam qui se situent un an avant les événements de Ia Thur et de la grotte où furent tués trente enfants vietnamiens. Cet épisode fait en partie la trame de Koko. On retrouve brièvement les G.I. que l'on reverra plus tard, Michael Poole, Tina Pumo, Conor Linkleton, Spiltany, dans un récit fait par Till Underhill, devenu plus tard romancier, qui tient une grande place dans Koko. Les Américains croient avoir trouvé un poste de campagne dans une cave de case, avec poteaux de torture, attaches pour interrogatoires, sang séché, mais pas de corps. Sur cette trame, Straub raconte une histoire fantastique à deux aspects liés dans l'espace, mais pas dans le temps. L'un concerne fugitivement l'apparition de fantômes de soldats américains morts, dans le village déserté que les villageois ont maudit à cause des tendances meurtrières pédophiles de leur chef. Car la cave ne servait pas de lieu d'interrogatoire. En fait, le chef du village a manqué à son clan, attachant d'abord ses filles aux poteaux pour les violer, puis ensuite de jeunes garçons qu'il a tués. Des villageois fantômes apparus ont aidé les vivants à se débarrasser du chef. Les vivants ont quitté le village, devenu monument de la honte, abandonnant le lieu aux fantômes. Et quand des G.I. se retrouvent au même endroit après leur mort, il n'est pas anormal qu'on les retrouve en ce lieu avec les fantômes de leurs ennemis.

Je citerai rapidement comme non essentielle l'anecdote du père de Au bon pain, qui narre l'histoire de la rose bleue, en rapport avec le cycle de Blue Rose. Lors de la libération d'un camp de concentration en 1945, il a été fasciné par des rosiers dans un jardin, aux roses bleues. L'obstacle de la langue ne permit pas d'échanges avec le jardinier auteur de ces chefs d'oeuvre et il l'a finalement tué alors qu'il essayait de se sauver. Les rosiers ont été détruits par le colonel, qui prétendait n'avoir jamais rien vu de si laid et que ces roses lui "filaient les jetons." (167)

Cet épisode ne présente d'intérêt que littéraire, et ne témoigne que de la permanence d'un fil conducteur chez Straub. Bien plus obsédante est l'histoire du jeune Fee, dédiée à Stephen King, et infiniment plus prégnante . Fee a cinq ans. Il vit avec son père, despote écrasant, sorte de caractériel dérangé qu'il associe à une image du feu de l'enfer. Tyrannique, le frappant chaque fois que son comportement n'est pas celui attendu, le père manifeste en même temps - d'autres pères présentent ces caractéristiques chez Straub - sa compréhension et son besoin de l'indulgence de Dieu. Fee et son père vivent jour après jour dans leur maison avec le cadavre pourrissant de la mère sur son lit, que le père a dû tuer dans un accès de colère. Fee occupe tout son temps libre au cinéma, pendant que son père assure, dans des conditions incertaines, un travail de réceptionniste dans des hôtels. Le père lave sa mère, s'en occupe, lui donne à manger comme si elle était encore vivante, et tient un discours à prétention morale avec cette formule souvent reprise par les personnages de Straub : "Nul n'est parfait sur cette terre." (137)

Le lecteur ne peut être qu'époustouflé par la dextérité avec laquelle Straub nous donne une vision du mélange inquiétant qui se produit dans la jeune tête de Fee, entre les vagabondages mentaux liés aux films qu'il voit plusieurs fois, ses rêves, ses interprétations et les modifications que son imagination prête à la réalité, les fabulations et les crises de son père intégrées à cet ensemble, l'obstination des voisins suspicieux et la présence pervertissante au cinéma du gros boucher corrupteur (quel bel ensemble : boucher pervers, sang et sexe!) dont quantité d'échos sexuels se retrouvent sous forme de bribes dans la narration de Fee. Tout se mélange dans la tête de l'enfant qui ne peut que subir, encore subir. Quand son père se débarrasse de lui chez des parents lointains successifs, son étrange passivité n'attire pas leur attention, mais ses crises la nuit, ses dessins obsessionnels sont révélateurs. Il exerce clandestinement ses talents de meurtrier sur des proies de plus en plus grosses : chats, chiens, et puis, en vieillissant (à treize ans), un enfant dans le cadre d'un jeu masturbatoire comme celui qu'il pratiquait au cinéma avec le boucher. Puis ensuite le meurtre d'une jeune femme sauvagement mutilée sexuellement. Il veut devenir militaire et faire carrière dans les Forces Spéciales... L'âme humaine pour Straub est insondable et ne tient pas compte des différences de nationalité : le boucher du cinéma, le père ou Fee dans Au bon pain se montrant aussi pervers que le chef du Village fantôme....

Straub reste avec Cendrillon dans les histoires d'enfants détruits et reprend encore cette idée qu'un enfant disgracié, mal aimé dans son enfance, ou qui y a subi des traumatismes graves, aura un comportement inconciliable avec la société, voire fera partie de l'espèce des serial-killers, qu'il soit Fee ou une petite fille grassouillete. Une institutrice obèse fait semblant d'être heureuse de son sort. Les parents des enfants sont persuadés qu'une enseignante qui a la cinquantaine, est disgraciée et se trouve sans vie privée, a davantage de temps pour s'occuper de leurs enfants, et s'y intéressera davantage. Effectivement, cet institutrice exemplaire, respectée de ses élèves même quand ils ont grandi, a la confiance de son chef d'établissement et des parents. Mais la réalité est atroce. L'institutrice ne supporte pas pas de voir la pitié se dissimuler sous les apparences et les mines des parents beaux et séduisants, ou de leurs enfants ravissants qui la côtoient. C'est une philosophe, vivant, comme le père de Fee, de réflexions poétiques et morales, mais d'une morale très particulière : "Rien sur terre, au sein de la nature toute entière, n'est parfaitement conçu." (11) Un de ses plaisirs est de regarder un des papiers peints "les plus laids du monde", qui a pour elle une valeur symbolique : un mauvais papier peint jaune strié de lignes blanches qui ne se rejoignent jamais, et qui remplit une fonction récurrente dans sa vie : le symbole de ce qui ne s'associe pas. Elle n'a jamais admis le destin de sa mère décédée, remplacée pour son père par une étrangère contre laquelle, enfant, elle entre en rébellion dissimulée. Devenue boulimique, se levant la nuit pour manger, elle s'enduit alors d'excrément et se promène nue dans la cour de son domicile. Devenue adulte et enseignante, elle change de poste tous les ans : cette mutation qui n'attire pas l'attention, puisqu'elle est insoupçonnable, coïncide avec la disparition d'un enfant, son sacrifice annuel. Comme cette année, où une jolie petite fille aux parents beaux et huppés, qui s'était moquée d'une copine un peu grosse, a disparu. Le lecteur sera dérangé par les réflexions de cette tueuse qui témoigne simultanément d'une approche de la vie presque littéraire, et du pire comportement dans le crime.

Isn't It Romantic est une nouvelle d'espionnage dont les enjeux ne sont pas clairs pour les parties exécutantes et les comparses concernés par une surveillance mutuelle dans une opération qui présente des aspects souterrains. Chacun surveille l'autre, personne ne sait qui est vraiment son adversaire. Il ne fait pas bon s'en tenir à des comportements élémentaires, et plus le protagoniste se montre réfléchi et intuitif, plus il a de chances d'échapper aux dangers qui le menacent. N, agent vieilli, en fin de carrière, se souvient de son passé et de ses débuts quand il s'est imposé grâce à la mise à mort d'un ancien, qui avait fait son temps. Dans cette dernière entreprise qu'on lui a donné à mener à bien, il essaie d'échapper à tous les traquenards grâce à son habilité et à sa réflexion qui ne laisse rien de côté. Il devine qu'on a décidé de le «neutraliser» en haut lieu, cette mission terminée, et il a tout organisé pour échapper au destin qui lui est destiné, et pour s'assurer des revenus confortables pour ses vieux jours. Son efficacité remarquable laisse penser qu'il a vraiment tout prévu : sauf, inimaginable, l'imprévisible.

Straub est un passionné de musique en général, mais surtout de jazz, et glisse habilement des considérations de critique musicale dans sa nouvelle Pork Pie Hat. L'histoire de Hat glisse habilement du saxophoniste de jazz à une histoire fantastique vécue jadis. Hat est un musicien noir brillant, mais déjà âgé, qui a sombré dans l'alcoolisme et la dépression, et meurt juste après avoir raconté son histoire à un étudiant qui l'apprécie assez pour écrire une étude documentée sur ses dons. Alimenté en alcool, Hat rapporte un long récit compliqué, qui mêle habilement un rationalisme troublant à une histoire hallucinante, une histoire de sorcellerie et de naissance clandestine dans des bois près de La Nouvelle-Orléans, un pied sur la terre ferme et l'autre sur un abîme sans fond. On laissera le lecteur suivre le narrateur dans ses recherches après le décès de Hat pour savoir pourquoi il ne veut pas sortir de sa chambre le jour de Halloween et pour savoir si un autre musicien à la généalogie compliquée n'a pas la même formation musicale familiale que lui...

 

Deux autres récits, sur lesquels on passera plus rapidement, témoignent de la diversité du recueil. Dans La Faim, un fantôme solennel et plein d'humour prétentieux raconte sa vie comme si ce n'était pas vraiment la sienne, avec un à-propos distancié et parfois grinçant. Construite avec méthode, en bon petit bourgeois qui ne prend pas de risque, sa vie sociale est agréable, mais a dégénéré - il vole son patron - en gardant l'apparence de la respectabilité. Elle s'effondre d'un coup, avec la découverte de sa duplicité et de sa malhonnêteté. Tous ses renoncements enfantins et adultes devant des condisciples tourmenteurs ou des patrons capricieux ou brutaux, toutes les frustrations subies le conduisent au meurtre, à la chaise électrique et à l'état de fantôme. Qui, comme les autres fantômes, a faim : faim des vivants, qu'il lèche des yeux, qu'il dévore du regard. La vie est devenue un spectacle, que des troupes de fantômes contemplent, avec leurs instants privilégiés, leurs humains choisis, dans l'indifférence totale des vivants...

La dernière nouvelle, Mr. Clubb and Mr. Cuff, est l'invraisemblable programme que se sont donné deux savoureux complices, choisis par un richissime homme d'affaires trompé pour tuer sa femme et son amant. Comportant de remarquables morceaux de bravoure, avec des prolongements insoupçonnés, l'apathie étonnante, le sens objectif et la soumission à l'acceptation logique chez le trompé narrateur qui assure sa vengeance, conduisent à des situations totalement imprévues. Les deux spécialistes du crime, stylés et cultivés, étalent une conviction, un sens de leur devoir que le lecteur découvre avec incrédulité. De remarquables discussions d'experts, des vues flamboyantes sur la société comme l'économie, feront bientôt de nos deux compères des éducateurs qui se feront fort de tempérer l'éducation particulièrement puritaine du narrateur.
Ces récits sont des exemples de la diversité des talents de
Straub, aussi bien à l'aise dans les ténèbres les plus noires que dans des formes d'humour à la Jarry : drôlerie et cruauté sont de qualité littéraire rare.

Plus encore que dans ses romans,
Straub se révèle inclassable dans ce recueil, passant de l'horreur au fantastique, du thriller et du policier à la littérature blanche. Il faut insister sur son art remarquable de la digression et de l'aparté : loin d'aller droit au but, comme son ami King pour prendre un auteur à l'efficacité narrative connue, il offre au lecteur des variations et des broderies qui le font s'emmêler délicieusement dans des considérations psychologiques aux nuances insondables. Sa réalité lui est particulière : situations dérangeantes, superposition de différents plans et éclairage de réalités vacillantes sous des angles variés, incursions aux portes de l'étrange, anomalies qui frisent l'insolite, esprits torturés, enfance à la fois innocente et diabolique. Certains auteurs créent un style personnel qu'il est facile de caractériser. Straub est subtil, ne dépasse pas les genres existants, a un style sophistiqué et personnel. Avec King, et pour des raisons très diverses, il est l'un des vraiment grands, qu'il faut relire, car il est de ceux que la relecture est loin d'épuiser.

 

La quatrième de couverture :

Quoi de plus rassurant qu'une maîtresse d'école? Quand en plus celle-ci est obèse et célibataire, on se dit qu'elle ne peut pas être mauvaise. Alors pourquoi change-t-elle de lycée chaque fois qu'un élève meurt?

Quoi de plus banal qu'un homme qui veut se débarrasser de sa femme? Quand en plus il fait appel à deux tueurs professionnels, on se dit qu'il ne peut pas échouer. Mais quand les tueurs commencent à chambouler la vie de celui qui les a engagés, on commence à douter... Quoi de plus triste qu'un enfant qui a perdu sa mère, et qui grandit sans elle en égorgeant des chats...

Tout le talent de Peter Straub en sept nouvelles, à mi-chemin entre roman policier et récit fantastique, avec une forte dose d'humour noir...

 

 

 

l'auteur : Peter Straub est né à Milwaukee, dans le Wisconsin, le 2 mars 1943. Il est l'aîné d'une fratrie de 3 garçons. Son père était commerçant, sa mère infirmière. Le père voulait qu'il devienne un athlète, la mère un docteur ou un ministre Luthérien. Lui voulait était lire et apprendre, et il leur fit espérer un métier de professeur. Études à l'université de Wisconsin, Colombia University, et au University College de Dublin. A résidé pendant trois ans en Irlande, à Dublin (1969-1972) et sept ans en Angleterre à Londres (1972-1979), puis aux USA dans le Connecticut, où sa femme Susan était née. Il habite aujourd'hui New York (3 enfants). Il a écrit à ce jour 14 romans, 2 recueils de nouvelles, des nouvelles et de la poésie. Nombreuses récompenses littéraires. En particulier, Mr. X a reçu le Bram Stoker Award. Le plus littéraire des romanciers de terreur attire à la fois les amateurs du fantastique et les inconditionnels du polar . Le nouveau Talisman 2, écrit en collaboration avec Stephen King, Black House, est sorti en Octobre 2001. infos

Roland Ernould, mai 2001.

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