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Ghost story

1979 , trad. fr. : id, Seghers 1979. (autre titre : Le fantôme de Milburn)

 

Ghost Story n'a pu naître qu'après l'écriture des deux romans de fantômes précédents. Entre-temps, Straub avait lu ou relu "tous les contes et romans fantastiques américains" qu'il avait pu trouver. Lui est venue l'idée d'un groupe de vieillards en train de se raconter des histoires dans un club baptisé la Chowder Society : "J'espérais pouvoir trouver un truc me permettant ensuite de lier ces histoires entre elles. J'aime bien l'idée d'une histoire enchâssée dans un roman - apparemment, j'ai passé une bonne partie de ma vie à écouter des personnes âgées me raconter des histoires sur leur famille, leur jeunesse..." Il a ensuite pensé "cannibaliser" quelques classiques du fantastique pour le répertoire d'histoires des sociétaires, pensant que les conteurs feraient suivre ces histoires des leurs propres - le monologue de Lewis sur la mort de sa femme, les monologues croisés de Sears et de Ricky sur la mort d'Eva Galli. Il emprunta ainsi des récits à divers auteurs, Hawthorne, James, Poe. Mais le résultat lui parut envahissant. Il ne garda que l'emprunt à James, dont l'idée est sous-jacente au fantôme de Gregori, dans la première histoire racontée par Sears.

Pour la construction, Straub signale dans une interview qu'il a été beaucoup inspiré par la nouvelle d'Arthur Machen, Le grand Dieu Pan, qu'il dit "avoir plagié sans scrupules dans Ghost Story. Il en a repris le préambule, qui aiguille dans une direction - celle d'un kidnapping - qui ne sera pas suivie au chapitre suivant, et le roman fonctionne, suivant une structure que Straub reprendra souvent ensuite, un puzzle dont des pièces manquent. De même que dans la nouvelle de Machen, Hélène est la femme-araignée capturant ses proies dans sa toile, femme fatale qui concrétise les avatars des pulsions sexuelles, le point central de Ghost Story est une femme mystérieuse et indéterminée, figure caractéristique du personnage fantastique féminin démoniaque, aux flottements identitaires, qui est peut-être Eva Galli, ou ses réincarnations, Alma Mobley, Ann-Veronica Moore, ou Anna Mostyn, ou encore une petite fille en robe rouge censée s'appeler Angie Maule. Ces filles (initiales A.M.) sont dissemblables bien que parfaites physiquement, mais elles présentent une caractéristique commune : "leur air d'être hors du temps." Voilà pour les sources classiques reconnues.

Les intentions de Straub sont devenues plus complexes que pour les romans précédents, sous l'influence surtout de King. Jusqu'à présent, les romans de Straub ne comportaient qu'un nombre de personnages restreint, et se montraient plutôt réservés dans les effets littéraires fantastiques. L'ambition de Straub était de peindre une toile plus grande : "Salem m'avait montré comment y parvenir sans se perdre au sein de tous les personnages secondaires. En outre, je voulais développer des effets plus tonitruants. (...) On m'avait inculqué l'idée suivant laquelle une histoire d'horreur est d'autant plus réussie qu'elle est sobre, retenue et ambiguë." En lisant Salem, Straub s'est rendu compte des possibilités nouvelles offertes, qu'il délaissait à tort en suivant une tradition dépassée, qu'une histoire d'horreur est d'autant plus réussie qu'elle est violente et bariolée, et qu'on lui permet d'exprimer "toutes celles de ses qualités qui la rapprochent de l'opéra. J'ai donc décidé d'étendre le registre de mes effets - d'amener des scènes chocs, de créer une tension insoutenable, d'écrire des scènes de terreur glaçante." Straub s'est donc donné le projet ambitieux d'écrire un roman qui serait à la fois très littéraire tout en abordant les divers aspects possibles de l'histoire de fantômes. Il se proposait d'organiser ces matériaux autour d'une ligne narrative où les personnages auraient à faire face à diverses situations, dont certaines leur apparaîtraient comme irréelles, de construire une telle intrigue à partir de l'image d'un groupe d'hommes en train de se raconter des histoires - une forme d'autoréférence que Straub utilisera constamment dans ses romans.

Ghost Story apparaît ainsi comme un mélange de toutes les conventions de l'horreur et du gothique comme on les aime dans les films de série B, et qu'on rencontre évidemment dans King, qui en est nourri. On y trouve des cas de possession démoniaque, des vampires, des goules (au sens littéral du terme : les victimes sont dévorées après avoir été tuées), des loups-garous, des araignées monstrueuses, des mutilations animales. La démarche est classique : Gregory Bate, un de ces possédés rencontrés fréquemment dans le récit, a passé un accord avec une Mme de Peyser, qui lui a évité, comme il le dit dans un délicat euphémisme, "les divers outrages accompagnant la mort." Rencontré d'abord dans un trou perdu par Sears quand il était instituteur au début de sa carrière (l'histoire a été racontée par Sears au début du récit à la Chowder Society), il a entraîné avec lui son petit frère. Il prétend être un Manitou, accompagnant, sous une apparence humaine, Alma à Berkeley où il a été vu par Don. Il est maintenant à Milburn, toujours avec ses lunettes noires, habillé en matelot. Une Mme de Peyser, souvent citée par les êtres maléfiques, a contribué directement à la mort de la femme de Lewis, membre du club, dans des circonstances mystérieuses. Enfin il faut ajouter l'épisode de la créature antérieure à la série des femmes A.M., Eva Galli, dont le lecteur n'aura que tardivement connaissance dans le roman.
Ces personnages fantastiques perdent leur efficacité si on n'y croit pas. Mais qui n'a pas un doute? Quand l'être maléfique Gregori demande à Peter s'il a peur des vampires, ou des loups-garous, il nie : "
Menteur, entendit-il dans son esprit." Et l'être se transforme aussitôt en loup-garou. D'autres êtres fantomatiques apparaissent, des parents et amis morts, qui conversent avec les vivants, mais qui éclatent comme une bulle de savon quand on les touche.

Don a une culture littéraire plus importante que celle des membres du Club ou de Peter et se fait le porte-parole de la mythologie fantastique de Straub, qui n'a rien de particulier. Elle se situe dans une perspective moderne qui n'évoque plus le diable et ses suppôts, mais suggère des êtres non-humains, gardant les mêmes caractéristiques maléfiques. En présence des événements, il explique que ces créatures ne sont pas des nouveaux venus, qu'elles existent depuis des siècles, et qu'on en parle depuis tout ce temps. Straub appelle génériquement «fantômes» non seulement les êtres qui apparaissent sous la forme traditionnelle de revenants, mais aussi les vampires et les loups-garous, se nourrissant souvent de sang. Autour d'eux règne la puanteur de la mort. Il y aurait une hiérarchie parmi eux, des êtres puissants, dotés de pouvoirs insoupçonnés, qui permettent à certains hommes de revenir sous une forme semblable à l'apparence humaine, sortes de manitous, des «métamorphes» capable de se transformer, de fasciner, de s'introduire dans les esprits, de forcer les possédés à faire ce qu'ils demandent. Ils peuvent faire voir des morts, ceux que l'on appelle ordinairement les fantômes, qui explosent et disparaissent quand on les touche. Mais les manitous n'explosent pas, ont une force exceptionnelle, peuvent tuer. Ils sont les serviteurs de l'entité qui les anime, dont les projets sont à longue échéance, qui dispose ses pièces sur l'échiquier des dizaines d'années ou des siècles à l'avance, sachant ce qui se passe et modifiant son jeu en conséquence (la future épouse de l'adolescent Peter, qui doit, par vengeance, vivre adulte les pires calamités, existe déjà, sous l'apparence d'une fillette repérée par Don dans un jardin). La femme qui prend, au cours des années, diverses apparences sous les initiales de A.M. n'est qu'un échelon dans la hiérarchie des êtres au service de l'entité, chargée de remplir une mission à un endroit donné. Comme la Gorgone pétrifiait, elle a le pouvoir de donner la mort en se montrant sous sa véritable forme . Leur seule joie de ces êtres est le jeu de la destruction et de sa mise en scène.
Les hommes les plus vaillants ont toujours essayé d'échapper à ces êtres maléfiques et de les tuer une seconde fois, avec des moyens variés, les pieux enfoncés dans le coeur ou les balles d'argent étant les plus connus. D'autres moyens plus ordinaires seront utilisés ici. Straub veut nous montrer que les humains sont des êtres d'imagination, et que c'est dans le lieu imaginaire de nos rêves qu'ils ont cherché jadis et doivent continuer à chercher la solution de leurs problèmes.

On constate avec intérêt que King a trouvé dans Straub, en plus de ses autres modèles, le système de transformation de l'être maléfique, qu'il a utilisé pleinement dans Ça, avec exactement le même esprit. Le lecteur qui n'a pas lu Ghost Story trouvera en outre des situations semblables à celle de Le Talisman, par exemple le loup-garou conduisant une voiture, comme le frère de Wolf. Les quatre vieux messieurs respectables qui se rencontrent pour jouer des rôles de personnages romanesques, conséquence d'une action douteuse alors qu'ils avaient une vingtaine d'années. L'affaire Galli, qui est au centre du drame, mais dont personne n'en parle jamais, est un exemple classique de la vengeance maléfique. Le cinéma tient une grande place, avec le Rialto, une salle comme il y en aura par la suite beaucoup dans Straub. Mulligan, son directeur, aime et passe de temps en temps les vieux films de l'âge d'or, qui sont l'objet de nombreuses allusions. Là s'y déroulera, alors que la ville de Milburn se trouve isolée par la neige et envahie par les morts-vivants, une série de séquences cauchemardesques :les survivants de la Chowder Society entreprennent, avec des armes dérisoires, le dernier combat contre les serviteurs du mal. S'il fallait une justification pour nous prouver que Straub maîtrisait maintenant parfaitement l'art de la monstration et en était un grand maître, ces chapitres d'anthologie de scènes littéraires d'horreur véritablement cinématographiques se passant dans un cinéma projetant un film d'horreur, La nuit des morts vivants, avec un remarquable effet de miroir, nous en apportent la preuve.

Les hallucinations foisonnent, comme les rêves, et ne contribuent pas peu à alourdir le climat général. L'un voit la tombe de son frère à un carrefour, ou son frère, mort-vivant, dans la rue, ou assister à un de ses cours. Un autre rencontre le fantôme de quelqu'un qu'il n'avait plus vu depuis sa première année d'enseignement dans un village perdu. Les apparitions sont tantôt muettes, tantôt interviennent dans la vie des hommes, leur font des observations, leur adressent des ordres. La plupart sont traumatisantes, comme pour le jeune Peter, qui voit tour à tour l'amant de sa mère, sa mère qui se justifie, tous deux avec les apparences de la vie, mais disparaissant dès qu'on les touche. Image spectaculaire, Peter voit la nuit, de sa fenêtre, une longue file de gens l'attendant à la lumière de la lune, des morts vivants, alignés par la volonté d'une entité maléfique. On ne compte plus les rêves ou les visions.

Straub rappelle de diverses façons que le visage qu'on voit dans le miroir est aussi le visage de celui qui regarde et nous suggère, idée qui paraît d'abord étrange et paradoxale, que si nous avons besoin d'histoires de fantômes, c'est parce que nous sommes nous-mêmes des fantômes et que, s'ils se révèlent maléfiques, le mal qu'ils expriment vient cependant de nous. À la lecture du prologue, le lecteur a l'impression de retrouver Julia : une petite fille entourée d'une étrange atmosphère, et qui n'a pas de nom. Le protagoniste n'est pas le même : une femme qui a perdu son enfant et retrouve son semblable dans Julia; un homme qui se livre à un kidnapping et en trouve un dans Ghost story. Mais alors que la première fillette ne parle pas, la seconde, qui a une conduite adulte, tient des propos étranges. Au conducteur, le romancier Don, qui lui demande son nom, elle répond d'abord : «Tu le sais», puis précise : «Je suis toi.» Car les deux romans partagent l'idée, d'essence freudienne, à la manière de Henry James, que les fantômes s'emparent des mobiles et peut-être des âmes de ceux qui les voient. Les fantômes de Straub sont possessifs. Ils prennent le contrôle de ceux qui les rencontrent et deviennent le mal en eux. Chaque personnage est ainsi mis face à lui-même par les êtres fantomatiques. Peter s'entend dire par l'être Gregori, auquel il a demandé qui il était, la réponse énigmatique : "Je suis toi." Tous, à un moment ou à un autre, sont ainsi renvoyés à eux-mêmes.

Ce roman est le premier où Straub associe le jazz à sa trame littéraire, et le procédé sera repris de nombreuses fois ultérieurement (notamment dans la trilogie Blue Rose et la nouvelle Pork Pie Hat). La musique de cet orchestre sera ouïe uniquement par les personnages liés à l'histoire. Les autres habitants n'entendent et ne voient rien. Cette musique est rattachée à un personnage du roman qu'écrit Don, le Dr Rabbitfoot. Il en arrive à la conclusion, difficile à partager par les membres de la Chowder Society, que les événements dont la ville est le théâtre sont les péripéties d'un livre pas encore écrit et se trouvent rattachés aux fantasmes d'un romancier. La musique scande les phases du récit et Don verra son personnage inventé et son orchestre dans la scène finale, dans la curieuse situation d'un auteur qui a effectivement à tuer le personnage qu'il avait créé pour se libérer d'une situation pénible à vivre, et qui était devenu son cauchemar.
Enfin, il faut noter la place de la ville de Milburn, qui vit dans un "
passé sorti d'un roman gothique", et constitue un cadre idéal pour la Chowder Society, et le personnage de roman, le Dr Rabbitfoot. Milburn, enneigée, devient sinistre avec son ciel noir, les gens s'enferment chez eux pour fuir la neige envahissante. Milburn est traitée à la manière dont Straub traitera ultérieurement ses petites villes inventées, comme King d'ailleurs, avec ses caractéristiques, ses quartiers riches et les pauvres, les habitudes des populations, ses changements de temps et son histoire. Milburn annonce Millhaven, qui tient une grande place dans la trilogie Blue Rose et d'autres oeuvres, et qui, on le sait, est la copie de la ville où est né et a vécu Straub dans sa jeunesse, Milwaukee, dans le Wisconsin. Alors que King situe fréquemment ses actions l'été, favorable au temps chaud et à l'orage, il faut signaler que le récit se passe en hiver, par un temps froid et une période de neige exceptionnelle, ce qui procure l'occasion d'effets littéraires qui ne se rencontrent pas fréquemment.

En dépit de la complexité de l'intrigue et de l'abondance des personnages, le plan et le déroulement du conflit entre les forces en présence est d'une clarté parfaite. Le nombre de pièces du puzzle est certes important, mais elles sont présentées au fur et à mesure des besoins du lecteur pour venir satisfaire ses demandes au moment le plus opportun. Il faut cependant ouvrir l'oeil sur les petits détails. King, qui vient de lire ce roman, ne s'est pas trompé sur sa valeur. Transporté dans une construction impitoyable qui le prend au piège, le lecteur, identifié intensément aux personnages qui voient leur psychologie bien plus développée que dans Julia, ne peut qu'assister à cette lutte ancestrale, où le pouvoir du passé et ses survivances accablantes prend une part essentielle.


Roland Ernould
© août 2001.

 

l'auteur : Peter Straub est né à Milwaukee, dans le Wisconsin, le 2 mars 1943. Il est l'aîné d'une fratrie de 3 garçons. Son père était commerçant, sa mère infirmière. Le père voulait qu'il devienne un athlète, la mère un docteur ou un ministre Luthérien. Lui voulait était lire et apprendre, et il leur fit espérer un métier de professeur. Études à l'université de Wisconsin, Colombia University, et au University College de Dublin. A résidé pendant trois ans en Irlande, à Dublin (1969-1972) et sept ans en Angleterre à Londres (1972-1979), puis aux USA dans le Connecticut, où sa femme Susan était née. Il habite aujourd'hui New York (3 enfants). Il a écrit à ce jour 14 romans, 2 recueils de nouvelles, des nouvelles et de la poésie. Nombreuses récompenses littéraires. En particulier, Mr. X a reçu le Bram Stoker Award. Le plus littéraire des romanciers de terreur attire à la fois les amateurs du fantastique et les inconditionnels du polar . Le nouveau Talisman 2, écrit en collaboration avec Stephen King, Black House, est sorti en Octobre 2001. infos

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