LA MAGIE DU
FONDS DES ÂGES.
dans Les Malédictions I
de Claude Seignolle.
"Je me fous du diable. Dans le jeu de mes
curiosités, le diable, le bon dieu,
les
sorciers, les guérisseurs sont des éléments
forts qui font bander mon esprit."
propos de Claude
Seignolle à Marie-Charlotte Delmas,
Seignolle, le bateleur de
chimères, éd.
Hesse, 1998, 117
Les quatre récits de ce
recueil1, les plus connus de Claude Seignolle, transposent des
caractéristiques de la mentalité primitive, sauvage,
telles qu'il les a été relevées durant des
années et révélées dans ses monographies
folkloriques des campagnes françaises2. Ces composantes se trouvent
intégrées dans une intrigue se passant dans un monde
rural actuellement en voie de disparition en Occident, pour produire
un fantastique hérité des superstitions paysannes mises
au point pendant des millénaires auquel ne sont pas
habitués les jeunes lecteurs du genre. Les
générations nouvelles n'ont plus les mêmes
perceptions littéraires, et vivent surtout d'un
fantastique"inventé" et ludique, devenu conventionnel voire
parodique, qui n'a plus la même authenticité.
.. du site ..
Les lecteurs habitués aux
récits dans la tradition de Dracula de Bram Stoker - (Stephen King en étant
l'exemple le plus largement lu de nos jours) - savent que bon nombre
de leurs auteurs mettent leurs personnages en contact avec des
phénomènes fantastiques qu'ils refusent d'abord. Puis
ils essaient de se les expliquer dans un état
d'incrédulité variable. La suite du récit se
fait dans l'acceptation progressive du phénomène
surnaturel d'abord refusé. Simultanément à la
liquidation de l'incrédulité de ses personnages,
l'auteur fantastique travaille à amener la suspension de
l'incrédulité 3 chez son lecteur4. Pour que l'amateur moderne prenne un texte de
fantastique au sérieux, il faut qu'il soit séduit, soit
plongé dans une atmosphère magique où
l'incroyable devient évidence, tandis que s'engourdit son
esprit critique, comme le demande King dans L'Anatomie de l'horreur :"Quand il [l'écrivain d'horreur] est au sommet de
son art, il donne souvent à son lecteur la sensation insolite
de se trouver à mi-chemin du sommeil et de l'éveil,
dans cet état où l'on a l'impression que le temps
s'étire ou dérive, où l'on entend des voix sans
pouvoir identifier les mots ou deviner un sens, où le songe
paraît la réalité et la réalité le
rêve." ( 21). Le
bon récit est celui qui réussit cette entreprise de
séduction, où le talent transmet la vie au
mystère, accepté par ce qu'on appelle la
«suspension de
l'incrédulité»5 qui permet à un écrivain d'écrire
des choses «invraisemblables» lues avec plaisir par ses
lecteurs. Une sorte d'acte de foi. Mais aussi, ce qui est plus
rarement signalé, qui n'est permise que par une
imprégnation mentale venant de l'éducation et d'une
culture sous-jacente encore fortement pénétrée
de magie.
La particularité de Seignolle
est de contribuer à la connaissance de ce fantastique
resté authentique dans son jaillissement, qui n'a pas
été transposé sociologiquement ni
transformé dans son esprit. Mais il a évidemment
bénéficié d'un travail littéraire
particulier de mises en scène et en forme, qui, au lieu de
s'appuyer sur la psychologie ordinaire des hommes cultivés,
s'emploiera à exalter la mentalité sauvage des
superstitions rurales ancestrales.
La
mentalité magique traditionnelle.
L'intérêt des
récits de Claude Seignolle est ainsi de pouvoir servir de lien
entre les formes de pensée actuelles et les modes de
fonctionnement de la logique primitive, venue de la nuit des temps,
de la pensée magique encore omniprésente dans nos
campagnes pendant la première moitié du XXème
siècle, et loin d'avoir totalement disparu6. Les récits fantastiques de Seignolle
reprennent les motifs de la magie et de la sorcellerie des contes
populaires : les ensorcellements, les sortilèges, les
maléfices, les sorts, les charmes, les enchantements, la
fascination, l'envoûtement, la possession, liés aux
tabous, à la récompense et au châtiment, à
la mort. Dans les récits seignolliens, le surnaturel se trouve
accepté par tous les campagnards (superstitieux sans avoir
conscience de l'être) comme faisant partie de l'ordre des
choses. Ils ne donnaient pas alors au surnaturel les
caractères que nous lui attribuons maintenant qu'il est devenu
pour les plus évolués une sorte de jeu avec la peur. La
surnature était alors admise, avec l'acceptation d'un
monde-autre qui n'obéit pas aux lois connues7, et où se manifeste l'intrusion de
forces cachées, souvent de l'ordre du
numineux8, redoutées quand elles se manifestaient, comme
tout fléau déséquilibrant des vies
précaires. Ce sont les tentatives faites par les personnages
de Seignolle pour échapper à ses intrusions, ressenties
comme tragiques, qui forment l'essentiel de ses récits.
On pourrait dès lors considérer ces récits
seignolliens à la fois comme des oeuvres littéraires
certes originales mais mineures, considérées surtout
comme des documents ethnologiques, baptisés sommairement
romans «paysans».On verra plus loin qu'heureusement il n'en
est rien et que leur valeur proprement fantastique leur donne une
tout autre puissance. Cependant, il est vrai qu'ils permettent
d'abord de comprendre les frayeurs millénaires qui ont
formé notre imaginaire collectif, et qui nous marquent encore,
indélébilement. Depuis la nuit des temps, les hommes
ont cru que les événements jugés anormaux,
imprévus, ou calamiteux étaient le fait de dieux, de
génies, de démons, de présences
mystérieuses, de sorciers. Les actions surnaturelles
réalisées par des porteurs de pouvoirs pouvaient
être contrées par d'autres pouvoirs, qu'il fallait
mettre en oeuvre. De cette présence magique constante de
forces opposées, il en est résulté une
imprégnation culturelle, qui nous a marqués
durablement. Elle a été analysée par les travaux
de Carl Jung9 et expliquée par sa théorie de
l'inconscient collectif. Tous les hommes cultivés et
«rationnels» peuvent être touchés plus ou
moins furtivement par ces manifestations archaïques,
pratiquement inchangées depuis des siècles, auxquelles
personne n'échappe. Que la mentalité magique se
reproduise ainsi chez les plus vigilants indique bien que la
rationalité est un acquis historique fragile, soumis à
certaines conditions de fonctionnement10.
Claude Seignolle est le relais entre
les comportements magiques ancestraux, qui nous ont aussi
profondément marqués, et les formes nouvelles de
sensibilité devant l'étrange. Pour le lecteur
d'aujourd'hui, la curiosité de ce recueil de romans est de
décrire les comportements face à la magie et la
sorcellerie telles qu'elles étaient vécues à la
fin du siècle dernier et au début de ce siècle.
Ces comportements ont réellement existé et permettent
de comprendre des traits de la mentalité
d'aujourd'hui11. Les personnages sont des paysans, décrits dans
leur existence réaliste quotidienne , rythmée par les
travaux des champs, les fêtes et le cycle des saisons. Leurs
convictions sont des survivances de croyances païennes comme les
sorciers ou les animaux fantastiques (birettes12, loups-garous, hupeurs, etc)
mélangées à des nouveautés
chrétiennes qui se sont superposées sans
détruire les anciennes dans un syncrétisme confus.
Dieu, le diable, le curé, les cérémonies
religieuses se sont intégrés tant bien que mal dans un
ensemble qui reste toujours d'essence magique. Vivant dans une nature
difficile, imprévisible, fournissant un labeur incessant pour
de médiocres récoltes, les ruraux cherchent à se
protéger, dans le cadre d'une culture animiste et
panthéiste. Ils utilisent la sorcellerie, des recettes
occultes, des talismans13, des potions et des philtres, des rituels
mystérieux, des secrets soigneusement cachés pour
conjurer le calamiteux ou susciter le favorable dans un univers
qu'ils ne maîtrisent pas, où tout leur paraît
obscur et confondu. Aux yeux des paysans, la sorcellerie et la magie
sont des savoirs avérés, indiscutables,
vérifiables même, dans l'instant où l'on comprend
leur univers où l'établissement de relations et
d'analogies, la participation constituent les seules formes de
raisonnement. Tout incident est révélateur;
soigneusement mis en mémoire, les signes précurseurs
des destins sont relevés pour interprétation,
puisqu'ils participent à un drame magique, celui d'un monde en
perpétuelle fermentation sous l'action des puissances
invisibles.
Car en cas de problème ou de danger, les perspectives
familières rassurantes disparaissent et la recherche de signes
devient obligatoire. Les hommes sont alors disposés à
se livrer à n'importe quelle pratique surnaturelle, pour que
la réalité soit obligée de se plier à
leurs désirs. Ils cherchent les intercesseurs
appropriés pour toucher les puissances. Qu'ils soient
prêtres ou sorciers, cela n'a guère d'importance, ils
répondent aux aspirations des demandeurs. Dans leur
état de précarité, leurs solliciteurs montrent
à la fois leur besoin de lutter contre le mal menaçant
et les insuffisances de leur faiblesse humaine qui leur a fait
instaurer des tabous entraînant leur propre perte. Les
envoûtés se métamorphosent en d'autres
êtres, dénaturés par l'acquisition d'un pouvoir,
d'un objet magique ou d'un grimoire.
L'imposition ou l'action d'un pouvoir
maléfique particulier à des personnages les
entraînent à commettre des transgressions successives,
avec pour la conséquence le méfait, et parfois la mort.
Le cheminement est le même pour le détenteur d'un don
bénéfique mais suspect, victime malheureuse souvent de
la collectivité. Elle refuse le porteur du pouvoir, image de
l'autre, du différent, dont elle a peur. Sa négation
peut conduire à son élimination. Les uns et les autres
sont placés dans un contexte de
«malédictions», titre que le livre reflète,
malédictions qui n'existent que par les
superstitions14 dont les uns et les autres sont les victimes. Cette
logique du phénomène superstitieux explique les
événements dramatiques qui se
produisent15. Le lecteur qui se fait cette réflexion
sociologique est passé d'un récit surnaturel (avec ses
effets émotifs de doute et d'incertitudes) à un
récit réaliste de nature explicable. S'il a compris la
logique de la superstition, les personnages qui s'agitent sous ses
yeux deviennent les victimes de leurs croyances collectives qui les
conduisent à un état proche de la folie. Ce qui
n'empêche pas ce lecteur de subir empathiquement les
émotions, toujours fortes, ressenties par les personnages la
psychologie perturbée, dans une esthétique des moments
de crise. Acculés dans une impasse, ils ne peuvent sortir du
piège qu'en utilisant des moyens magiques dont ils connaissent
pourtant les dangers.
La magie dans Le Rond des sorciers16>>>>>>>>>>>>> texte
La magie dans Marie la louve 26>>>>>>>>>>>>> texte
La magie dans La Malvenue.37 >>>>>>>>>>>>> texte
La magie dans Le diable en sabots 44>>>>>>>>>>>>> texte
Un
fantastique magique.
Avec ses paysans, Seignolle est
allé bien au-delà de la simple investigation
ethnologique. Certes, il met en scène avec réalisme la
vie quotidienne des campagnes, la lutte incessante du paysan contre
les éléments, mais aussi contre l'angoisse et la peur
de l'inconnu. Il réussit sans difficulté apparente
à incorporer la mentalité paysanne à ses
intrigues, sa facilité à croire, l'absurdité de
certains de ses comportements, l'illogisme de l'action magique
commune à tous ses membres par opposition à la
mentalité rationnelle du lecteur. Mais il a su donner à
son univers une cohérence encore plus grande que celle de
l'univers magique en le renforçant de tout ce qui peut
concourir au mystère et au malaise, par une
surdétermination du paysage rural. Pour Seignolle, le cadre
est nécessairement un ingrédient renforçateur de
l'action. Seignolle livre une description de certains lieux qui les
transforme en territoires de malheur. Le lieu maléfique est
présenté de manière oppressante. Le marais de
La
Malvenue a presque une vie
animale, eau fétide et animée d'une vie
mystérieuse, éclairage lunaire ou crépusculaire,
renforcé par des connotations équivoques de brouillard,
de brume, de reflets glauques, d'ombres vivantes, d'herbes pourries,
de vase gluante, d'exhalaisons, images isomorphiques du mal. Le jour,
il n'est pas moins inquiétant, surmonté par exemple par
des nuages comparés à des troupeaux de vaches qui
courent, poursuivies par les chiens dont la sueur forme la pluie des
nuages"dociles" qui"se vident", ou soumis à l'orage ou aux
éléments. Un lieu n'est pas neutre. Dans le monde de la
magie, tout possède une âme, disposition que Seignolle
étend aux éléments qui agissent sur les
hommes.
Ainsi transformées, les
oeuvres passent sans problème le passage du document
réaliste, à quoi on les réduit trop souvent,
à un fantastique original, sans nul autre pareil. La
réussite de Seignolle est de parvenir à nous faire
penser primitivement, comme fonctionnent ses paysans restés
à un stade archaïque du développement rationnel,
ou imaginer une vie intérieure d'un autre âge
grâce à une prose volontiers
archaïsante53. D'abord Seignolle nous aide à retrouver les
racines du fantastique. Les désensorceleurs, qui pratiquent la
magie blanche contre la noire, tiennent beaucoup à la
moralité de leurs clients :"T'as rien à te reprocher, mon fi?... cherche
bien" 54 ,
demande d'abord le «bon» sorcier à Sainjean venu le
consulter. Leur fonction sociale est de chercher à vaincre un
mal contraire, de rétablir l'ordre naturel. C'est par le
désordre en effet que s'insérent le démon et les
sorciers. On notera que cette situation est en correspondance avec la
définition du fantastique, souvent caractérisé
comme l'intrusion d'une étrangeté, de l'insolite
inquiétant au sein du familier. L'ordre menacé par le
chaos, la recherche du rétablissement de l'ordre par la magie
blanche du du guérisseur ou du prêtre, la lutte contre
les partisans du chaos et leurs maléfices forment très
souvent l'essence du fantastique.
Ensuite l'oeuvre comporte de nombreux
éléments littéraires qui la différencient
radicalement du document ethnographique mis en forme d'anecdote. Son
fantastique n'est pas celui des conventions ordinaires du genre, de
l'attirail et du fourniment traditionnel, même
modernisé. Une fois faite la part des superstitions, des
éléments rationnels nous sont suggérés,
mais des éléments irréductibles se trouvent dans
chaque oeuvre. Il serait fastidieux de relever les nombreux
éléments qui témoignent de la volonté de
Seignolle d'introduire le fantastique à côté et
en plus des superstitions . De nombreux rêves ou visions,
certains remarquables, parsèment les récits, comme le
rêve de Moarc'h ou celui de Clément; la vision nocturne
de son père mort revenant dans la chambre de la Malvenue. La
pierre jetée dans le puits regagne la chambre en cassant une
vitre, ou est rendue brûlante par un éclair qui n'a pas
touché le matelas. Un lièvre à tête
putréfiée peu ordinaire égare Jeanne dans le
marais et lui fait rencontrer la lavandière de la mort.
Simultanément un coq-faisan mystérieux veut l'en
détourner. Au cimetière, le lendemain de la visite du
revenant Moar'ch dans la chambre de Jeanne, le fossoyeur regarde
surpris la dalle de sa tombe remise bien à plat, le morceau
cassé si bien recollé qu'on ne voit plus la trace de la
cassure, et la croix branlante solidement fichée en terre. Ces
situations insolites témoignent de
l'irréductibilité du surréel
Fantastique est aussi dans ce
même roman l'homme singulier embauché pour la moisson,
un trimardeur comme il y en avait alors beaucoup dans les campagnes.
Comme le choeur des tragédies antiques, il apparaît pour
ordonner les événements. Faussement accusé
d'incendie par Jeanne l'incendiaire, il est mis en prison. Il avait
vainement dissuadé la Malvenue d'aller fouiner dans l'endroit
où elle a trouvé la pierre maléfique. Il a
deviné le drame qui va résulter de l'action de la
pierre et prévenu les présents :"Il faut que vous sachiez que vous avez chez
vous une fille qui aime faire le mal... Son front porte la marque de
l'enfer..." (253) On
se demande quel rapport il possède avec le coq-faisan qui a
essayé un jour d'empêcher la Malvenue d'accéder
au marais et de voir la lavandière sans tête. Dans sa
prison, le trimardeur surprend les gendarmes par son attitude quasi
religieuse. Il devine le cours des événements
même quand il est enfermé dans sa cellule, dont il
s'évade mystérieusement quand il le souhaite.
Personnage mystique, qui fait penser à Caffey, dans
La Ligne
verte de Stephen King, il
représente un point de vue chrétien de
rédemption, singulier dans le contexte païen. Il est le
bien, l'humain, la conscience morale qui se rappelle à ceux
qui sont égarés par les forces diaboliques. Son action
permettra le rachat de Jeanne.
Seignolle s'est livré à des recherches
littéraires particulières, comme dans La Malvenue le jeu sur les éléments
originels que sont le couple d'opposés, l'eau et le feu. Le
récit commence avec la Malvenue mettant le feu à la
meule de la moisson, suivi peu après par Moarc'h gagnant ses
sillons sur l'eau noire du marais. À la fin du récit,
la Malvenue retourne à son lieu d'origine, le marais. Un
paysan explique :"La Malnoue
est mauvaise au point de faire le pire... Elle a des tentacules
partout sous ce pays. C'est une fille du diable. Tu ne sais pas, toi,
il fait aussi le mal avec l'eau, le diable! Il ne se sert pas que du
feu, il lui faut commander aux deux, en être
maître." (324) Le
feu et l'eau, constamment mêlés. Ainsi, quand la
Malvenue est poussée à remplir son sabot de braises
pour incendier la meule de la moisson :"Plus étrange encore, le feu solide n'enfonce pas
la douleur dans la peau de ses doigts." (246) Elle incite son amoureux à mettre le
feu à la ferme de ses parents. (317) Quand elle a
jeté les débris de la statue dans le marais, l'orage
qui s'est déchaîné, la Malvenue est devenue femme
sous la pluie (359) alors qu'en même temps la foudre
tombait dans sa chambre, passant par par la fenêtre jusqu'au
lit. Revenue du marais, la Malvenue"vient de se souvenir subitement qu'elle a oublié
d'emporter et de jeter la pierre qui est là. Prise d'une haine
pour ce morceau de statue qui devrait se trouver au fond de la
Malnoue, elle glisse sa main sous le matelas et étouffe un cri
de douleur. La pierre a dû être touchée par la
foudre. Sous le coutil intact, elle est brûlante comme une
grosse braise."
(360) Juste avant de se
dénoncer, une"large
tache rouge" marque son front
:"La fille semble avoir
reçu un coup sur l'étoilure qu'elle porte là. Et
le plus affreux est que cette tache s'élargit à vue
d'oeil. On dirait que toutes les veines de son visage éclatent
les unes à la suite des autres et que le sang se répand
sous sa peau." (402)
À signaler aussi la place
importante détenue par les animaux, qui ne sont pourtant pas
sensibles aux superstitions. Les peurs que ressent le bétail
ou la vigilance des chiens sont souvent détaillées avec
complaisance pour accentuer le climat de peur, alors que les animaux
ne peuvent craindre l'inconnu ou de l'indicible humain. Hommes et
animaux se confondent parfois : le caractère
thériomorphe de Marie est soulignée de manière
ambiguë, des sentiments humains coexistant en elle avec des
comportements animaux quand elle galope humant comme une louve. Alors
que l'été commence, dans l'entêtante floraison de
l'aubépine,"les champs
lui paraissent aussi tristes que sous un brouillard d'automne. Les
bois sont hostiles.
(...) Même
l'immense lueur du soleil n'est plus qu'un épouvantable halo
de cauchemar. Elle court comme l'animal chassé de sa bauge,
comme l'oiseau affolé dans la tempête. Elle hume vers
chacun des quatre vents qui brassent leur horizon à tour de
rôle, mais aucun n'est là pour lui souffler l'odeur de
Martin perdu." (166) Le
fantastique de Seignolle apparaît comme un fantastique des
sensations. Dans un monde paysan qui vit le surnaturel, pas besoin de
l'expliquer, il fait partie de l'ordre des choses. Le travail du
conteur est dès lors d'en souligner les effets, de les donner
en spectacle. Seignolle y parvient sans peine par l'utilisation d'un
vocabulaire descriptif, goûteux, sensuel, charnu et charnel,
avant tout évocateur. Suivant l'anthropomorphisme paysan, les
réalités sont personnifiées, constamment
animées.
La force de Seignolle est de nous
rendre proche ce monde historique pas si lointain, existant il y a
encore un demi-siècle sous cette forme dans les campagnes
où les citadins bâtissent aujourd'hui leurs habitations
ordinaires. Les correspondances sont restées nombreuses avec
nos habitudes différentes de vie
«évoluée» qui n'ont transformé qu'en
apparence les mentalités profondes. La presque totalité
des hommes de ce temps n'a pas décollé de la
mentalité magique. Les superstitions ont seulement
changé de forme et la magie est obscurément
associée tant bien que mal - plutôt mal - aux
réalités scientifiques du temps. Le champ des
connaissances scientifiques ne représente actuellement qu'un
îlot de savoir dans un océan
d'ignorance55. Pour beaucoup de nos contemporains, le fonctionnement
de la science et son utilisation sont devenus semblables à
ceux de la magie, tantôt blanche, tantôt noire.
Indispensable jalon historique,
l'oeuvre de Seignolle ne peut donc pas être réduite aux
seules dimensions anthropologiques théâtrales de ses
romans paysans. Le malentendu qui se produit trop souvent vient de ce
que la plupart des exégètes ont été
formés à rechercher dans les écrits fantastiques
leurs aspects intertextuels et leurs relations avec les figures
littéraires du genre. En empruntant ses sources et le
fonctionnement logique de sa mise en scène au folklore paysan,
à son vécu de sorcellerie, de possession et de diable,
Seignolle ne se contente pas d'un travail ethnologique. Sous sa
plume, les contenus populaires acquièrent une dimension
proprement fantastique qui n'existe pas chez ses paysans. Certains
critiques universitaires n'ont pas remarqué, ce qui est
pourtant l'évidence, que les références aux
superstitions et aux croyances millénaires sont les fondements
mêmes du fantastique, qu'elles ont des racines bien
antérieures aux productions littéraires. Que les
sources soient ancestrales ou uniquement littéraires, les
références qui y sont faites ne font que changer de
nature quand elles empruntent à l'un ou à l'autre.
Elles restent des références. Il est certes plus facile
de se rapporter à Bram Stoker pour traiter du Salem de Stephen King, d'analyser comment il a
modernisé Dracula, de
suivre les variations du mythe qui est résulté de cette
oeuvre majeure. Car se référer au folklore suppose des
connaissances d'une nature autre que littéraires. Or un
récit n'est fantastique que quand il propose un
mystère, des représentations dysphoriques, des images
déstabilisantes. Peu importe que le diable qui inspire un
auteur soit celui du folklore ou un autre, fictif, inventé par
un auteur : l'essentiel est que ce soit un motif qui inspire. Mais il
est plus facile de se référer aux oeuvres. Faire des
références, comme dans le cas de Seignolle, à
des modes de fonctionnement de pensée dépassées,
avec leurs propres règles logiques et une sensibilité
différente, est plus difficile.
Il faut répéter que
Seignolle mérite mieux que ces réactions paresseuses.
Sa place est unique, reconnue par un lectorat fidèle et
renouvelé. Il faut travailler à mettre à sa
juste place un littérateur unique en Occident, son
habileté à utiliser une mentalité autre,
à raisonner suivant ses modes, avec un imaginaire et des peurs
vécues dans un univers surnaturel admis spontanément
sans les références littéraires qui nous
saturent et nous ont fait oublier nos racines. Seignolle opère
la jonction entre un fantastique cosmique millénaire et un
fantastique moderne, qui prend de plus en plus l'aspect d'un jeu
convenu, désacralisé, qui a perdu ses horizons
lointains. Il n'est pas certain que le fantastique ait à
gagner dans cette perte de ses relations avec le numineux.
Roland Ernould © 2001
Notes
:
1 Les
Malédictions I,
Intégrale des romans et nouvelles en 3 volumes, 1,
Phébus Libretto, 2001.
2 Le folklore du
Hurepoix, 1937;
En Sologne, 1945; Le Diable dans la tradition populaire, 1959; Le folklore du Languedoc, 1960; Le
Folklore de la Provence,
1963; Les Évangiles du
Diable, 1964; Le Berry traditionnel, 1969. Diverses anthologies ont
été signées Claude Seignolle, reprises en grande
partie dans : Contes,
récits et légendes des pays de France (I : Bretagne, Normandie, Poitou, Charentes,
Guyenne, Gascogne, Pays basque; II : Nord, Flandres, Artois,
Picardie, Champagne, Lorraine, Alsace, Franche-Comté,
Bourgogne; III : Provence, Corse, Languedoc, Roussillon, Alpes,
Auvergne; IV : Paris, Ile-de-France, Val de Loire, Berry, Sologne,
Limousin), 4 volumes, Omnibus éditeur, 1997 en coffret ou
séparés.
3 King raconte qu'enfant, il a été
fortement impressionné par son oncle découvrant de
l'eau avec une baguette de radiesthésiste :"L'oncle Clayt m'avait insidieusement
entraîné dans un état similaire à celui
que je cherche à susciter chez les lecteurs de mes romans :
ils sont prêts à me croire, ils ont renoncé au
bouclier du rationalisme, ils ont suspendu leur
incrédulité et l'émerveillement est de nouveau
à leur portée."(Anatomie de
l'horreur, 108).
4 Dans Dracula, le Pr
Helsing résume longuement les connaissances accumulées
à la fin du XIXème siècle sur les vampires. King
reprend le procédé dans Salem.
5 Les théories sur l'émotion en fiction et
la suspension de l'incrédulité ont suscité de
nombreuses études (certaines, anglo-saxonnes, importantes, ne
sont pas traduites en français). Denis Mellier est
actuellement la référence incontournable. Lire dans
L'Écriture de
l'excès : poétique de la terreur et fiction
fantastique, Champion, 1999,
le chapitre : La peur en fiction, où les problèmes
posés par la notion d'incrédulité sont
traités avec brio.
6 La vie des paysans de Seignolle est celle de centaines
de millions de paysans dans le monde, dans des conditions de vie
variables, mais dans les mêmes caractéristiques de
pensée pré-logique archaïques. Même si les
formes de croyances sont très différentes d'un endroit
à un autre, les fonctionnements de la pensée
archaïques restent les mêmes, avec des religions cosmiques
pratiquées depuis l'agriculture du néolithique.
7 Bien des contemporains croient encore à
l'existence d'une telle surnature.
8 Rudolph Otto définit le numineux
comme"l'objet irrationnel et
indicible qui, dépassant les bornes communes de toute
expérience, est à l'origine, par la terreur qu'il fait
éprouver, du sentiment religieux.", cité par Denis Mellier, L'Écriture de
l'excès, op. cit.,
385.
9 Carl G Jung,
Psychologie de
l'inconscient, Livre de Poche
Références, 96; Métamorphoses de l'âme et ses
symboles, Livre de Poche
Références.
10 L'esprit rationnel est un produit récent,
historiquement daté ( XVIIème siècle),
lié à la possession de moyens logiques et
expérimentaux faisant partie des méthodes scientifiques
de recherche : une l'hypothèse de recherche invente une
«vérité nouvelle», qui devra être
vérifiée par des collections de faits cohérents,
des expériences méthodiques, des
expérimentations (avec variables), des instruments de mesure
appropriés, et constamment renforcés en puissance
d'investigation. Une hypothèse vérifiée devient «vérité» du
moment, jusqu'au jour
où cette vérité momentanée aura
été remplacée par une «vérité»
nouvelle, dépassant la
précédente dans son explication, son cadre de
référence ou ses possibilités.
11 L'extraordinaire succès de J.K. Rowling et de sa
série des romans consacrés au petit sorcier Harry
Potter est dû à la modernisation des croyances anciennes
paysannes.
12 Les descriptions de la birette, animal
mystérieux, varient. Seignolle en décrit une dans
Le Rond des
Sorciers, 65.
13 Il faut s'imaginer Seignolle adolescent
découvrant dans ces campagnes"chaque fois d'encore plus noires machinations de la
malcroyance native, faisant de nouvelles constatations que j'empilais
en vrac, quasi matérialisées dans le grenier de mon
enfance : idoles taillées dans la boue durcie à roc;
instruments magiques pétris dans du nuage solide et images
païennes peintes avec du sang indélébiles sur la
première pierre du passé, engrangeant ces richesses
dont mon esprit allait avoir grandement besoin pour ses tâches
futures : l'archéologie, le folklore, le racontage et
l'écriture, tous goulus de
remémorances."
Une enfance
sorcière, Omnibus,
2000, 54.
14 Comme Seignolle les a rencontrées dès sa
jeunesse :"Villages en plaie
de superstitions bourdonnantes et agressives, comme une nuée
de moustiques batailleurs, inoculant sans répit les venins
oubliés de croyances maléfiques et contaminant de
nouveau l'esprit avec des peurs anciennes et oubliées." Une
enfance sorcière, op.
cit., 54.
15 Un exemple de l'imperméabilité des
consciences paysannes conditionnées. Le père Sainjean
demande au désensorceleur de le sauver des sorciers comme il
l'a fait pour son père. Le désensorceleur demande de
ses nouvelles, sans savoir qu'il est mort :"Firmin est surpris. Comment?... l'homme aux magies ne
sait pas pas la fin de Marc?"
(59)
16 Première version : été automne
1944. Cette version est la quatrième depuis sa première
édition en 1945 (Les Quatre-Vents, 1945). Seignolle remaniera
une première fois son texte en 1959, puis en 1963, et enfin
celle-ci en 1993.
37 Première version : Toussaint 1946-Pâques
1948. Maisonneuve et Larose éd.1952. La première
version de cinq cents pages fut ramenée à deux
cents.
44 Première version : 1955-1958 (récit
imaginé en 1948, ébauché en 1953). Terrain Vague
éd. 1959.
53 Prose rocailleuse avec ses mots inventés,
produits de la langue paysanne, mais transformés : par
exemple, le lecteur a trouvé citer plus haut le mot
BAUMAISON, à propos d'un désenvoûteur
utilisant les signes de croix : Seignolle l'a composé à
partir de BAUM(e) et d'(o)RAISON. De PÂL(ot)TE et pâl(ICHO)nne, il tire le néologisme
PALICHOTE, en compliquant encore la manipulation. Il crée
aussi des associations de mots surprenantes, mais à la
réflexion percutantes et fortes de sens. Cette"parlure", comme
il la nomme, donne un caractère original à ses
descriptions fantastiques.
54 Le Rond des
sorciers, 58.
55 La confusion de la pensée, le goût des
croyances pseudo-scientifiques, le retour à des philosophies
anciennes, à des religions en régression ou des
courants mystiques nouvellement inventés, le
développement des fanatismes religieux, tout contribue de nos
jours à renforcer dans les esprits une place, en partie perdue
naguère, au surnaturel, au paranormal, à
l'inconnaissable, et les superstitions ont été en fait
remplacées par d'autres, dans l'inhibition programmée
par les médias de l'esprit
critique.
L'auteur :
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Roland Ernould
©
2001
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 10 -
hiver 2001
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