LA MAGIE DU FONDS DES ÂGES.

dans Les Malédictions I

de Claude Seignolle
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"Je me fous du diable. Dans le jeu de mes curiosités, le diable, le bon dieu,

les sorciers, les guérisseurs sont des éléments forts qui font bander mon esprit."

propos de Claude Seignolle à Marie-Charlotte Delmas,

Seignolle, le bateleur de chimères, éd. Hesse, 1998, 117

Les quatre récits de ce recueil1, les plus connus de Claude Seignolle, transposent des caractéristiques de la mentalité primitive, sauvage, telles qu'il les a été relevées durant des années et révélées dans ses monographies folkloriques des campagnes françaises2. Ces composantes se trouvent intégrées dans une intrigue se passant dans un monde rural actuellement en voie de disparition en Occident, pour produire un fantastique hérité des superstitions paysannes mises au point pendant des millénaires auquel ne sont pas habitués les jeunes lecteurs du genre. Les générations nouvelles n'ont plus les mêmes perceptions littéraires, et vivent surtout d'un fantastique"inventé" et ludique, devenu conventionnel voire parodique, qui n'a plus la même authenticité.

.. du site ..

Les lecteurs habitués aux récits dans la tradition de Dracula de Bram Stoker - (Stephen King en étant l'exemple le plus largement lu de nos jours) - savent que bon nombre de leurs auteurs mettent leurs personnages en contact avec des phénomènes fantastiques qu'ils refusent d'abord. Puis ils essaient de se les expliquer dans un état d'incrédulité variable. La suite du récit se fait dans l'acceptation progressive du phénomène surnaturel d'abord refusé. Simultanément à la liquidation de l'incrédulité de ses personnages, l'auteur fantastique travaille à amener la suspension de l'incrédulité 3 chez son lecteur4. Pour que l'amateur moderne prenne un texte de fantastique au sérieux, il faut qu'il soit séduit, soit plongé dans une atmosphère magique où l'incroyable devient évidence, tandis que s'engourdit son esprit critique, comme le demande King dans L'Anatomie de l'horreur :"Quand il [l'écrivain d'horreur] est au sommet de son art, il donne souvent à son lecteur la sensation insolite de se trouver à mi-chemin du sommeil et de l'éveil, dans cet état où l'on a l'impression que le temps s'étire ou dérive, où l'on entend des voix sans pouvoir identifier les mots ou deviner un sens, où le songe paraît la réalité et la réalité le rêve." ( 21). Le bon récit est celui qui réussit cette entreprise de séduction, où le talent transmet la vie au mystère, accepté par ce qu'on appelle la «suspension de l'incrédulité»5 qui permet à un écrivain d'écrire des choses «invraisemblables» lues avec plaisir par ses lecteurs. Une sorte d'acte de foi. Mais aussi, ce qui est plus rarement signalé, qui n'est permise que par une imprégnation mentale venant de l'éducation et d'une culture sous-jacente encore fortement pénétrée de magie.

La particularité de Seignolle est de contribuer à la connaissance de ce fantastique resté authentique dans son jaillissement, qui n'a pas été transposé sociologiquement ni transformé dans son esprit. Mais il a évidemment bénéficié d'un travail littéraire particulier de mises en scène et en forme, qui, au lieu de s'appuyer sur la psychologie ordinaire des hommes cultivés, s'emploiera à exalter la mentalité sauvage des superstitions rurales ancestrales.

La mentalité magique traditionnelle.

L'intérêt des récits de Claude Seignolle est ainsi de pouvoir servir de lien entre les formes de pensée actuelles et les modes de fonctionnement de la logique primitive, venue de la nuit des temps, de la pensée magique encore omniprésente dans nos campagnes pendant la première moitié du XXème siècle, et loin d'avoir totalement disparu6. Les récits fantastiques de Seignolle reprennent les motifs de la magie et de la sorcellerie des contes populaires : les ensorcellements, les sortilèges, les maléfices, les sorts, les charmes, les enchantements, la fascination, l'envoûtement, la possession, liés aux tabous, à la récompense et au châtiment, à la mort. Dans les récits seignolliens, le surnaturel se trouve accepté par tous les campagnards (superstitieux sans avoir conscience de l'être) comme faisant partie de l'ordre des choses. Ils ne donnaient pas alors au surnaturel les caractères que nous lui attribuons maintenant qu'il est devenu pour les plus évolués une sorte de jeu avec la peur. La surnature était alors admise, avec l'acceptation d'un monde-autre qui n'obéit pas aux lois connues7, et où se manifeste l'intrusion de forces cachées, souvent de l'ordre du numineux8, redoutées quand elles se manifestaient, comme tout fléau déséquilibrant des vies précaires. Ce sont les tentatives faites par les personnages de Seignolle pour échapper à ses intrusions, ressenties comme tragiques, qui forment l'essentiel de ses récits.

On pourrait dès lors considérer ces récits seignolliens à la fois comme des oeuvres littéraires certes originales mais mineures, considérées surtout comme des documents ethnologiques, baptisés sommairement romans «paysans».On verra plus loin qu'heureusement il n'en est rien et que leur valeur proprement fantastique leur donne une tout autre puissance. Cependant, il est vrai qu'ils permettent d'abord de comprendre les frayeurs millénaires qui ont formé notre imaginaire collectif, et qui nous marquent encore, indélébilement. Depuis la nuit des temps, les hommes ont cru que les événements jugés anormaux, imprévus, ou calamiteux étaient le fait de dieux, de génies, de démons, de présences mystérieuses, de sorciers. Les actions surnaturelles réalisées par des porteurs de pouvoirs pouvaient être contrées par d'autres pouvoirs, qu'il fallait mettre en oeuvre. De cette présence magique constante de forces opposées, il en est résulté une imprégnation culturelle, qui nous a marqués durablement. Elle a été analysée par les travaux de Carl Jung
9 et expliquée par sa théorie de l'inconscient collectif. Tous les hommes cultivés et «rationnels» peuvent être touchés plus ou moins furtivement par ces manifestations archaïques, pratiquement inchangées depuis des siècles, auxquelles personne n'échappe. Que la mentalité magique se reproduise ainsi chez les plus vigilants indique bien que la rationalité est un acquis historique fragile, soumis à certaines conditions de fonctionnement10.

Claude Seignolle est le relais entre les comportements magiques ancestraux, qui nous ont aussi profondément marqués, et les formes nouvelles de sensibilité devant l'étrange. Pour le lecteur d'aujourd'hui, la curiosité de ce recueil de romans est de décrire les comportements face à la magie et la sorcellerie telles qu'elles étaient vécues à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle. Ces comportements ont réellement existé et permettent de comprendre des traits de la mentalité d'aujourd'hui11. Les personnages sont des paysans, décrits dans leur existence réaliste quotidienne , rythmée par les travaux des champs, les fêtes et le cycle des saisons. Leurs convictions sont des survivances de croyances païennes comme les sorciers ou les animaux fantastiques (birettes12, loups-garous, hupeurs, etc) mélangées à des nouveautés chrétiennes qui se sont superposées sans détruire les anciennes dans un syncrétisme confus. Dieu, le diable, le curé, les cérémonies religieuses se sont intégrés tant bien que mal dans un ensemble qui reste toujours d'essence magique. Vivant dans une nature difficile, imprévisible, fournissant un labeur incessant pour de médiocres récoltes, les ruraux cherchent à se protéger, dans le cadre d'une culture animiste et panthéiste. Ils utilisent la sorcellerie, des recettes occultes, des talismans13, des potions et des philtres, des rituels mystérieux, des secrets soigneusement cachés pour conjurer le calamiteux ou susciter le favorable dans un univers qu'ils ne maîtrisent pas, où tout leur paraît obscur et confondu. Aux yeux des paysans, la sorcellerie et la magie sont des savoirs avérés, indiscutables, vérifiables même, dans l'instant où l'on comprend leur univers où l'établissement de relations et d'analogies, la participation constituent les seules formes de raisonnement. Tout incident est révélateur; soigneusement mis en mémoire, les signes précurseurs des destins sont relevés pour interprétation, puisqu'ils participent à un drame magique, celui d'un monde en perpétuelle fermentation sous l'action des puissances invisibles.

Car en cas de problème ou de danger, les perspectives familières rassurantes disparaissent et la recherche de signes devient obligatoire. Les hommes sont alors disposés à se livrer à n'importe quelle pratique surnaturelle, pour que la réalité soit obligée de se plier à leurs désirs. Ils cherchent les intercesseurs appropriés pour toucher les puissances. Qu'ils soient prêtres ou sorciers, cela n'a guère d'importance, ils répondent aux aspirations des demandeurs. Dans leur état de précarité, leurs solliciteurs montrent à la fois leur besoin de lutter contre le mal menaçant et les insuffisances de leur faiblesse humaine qui leur a fait instaurer des tabous entraînant leur propre perte. Les envoûtés se métamorphosent en d'autres êtres, dénaturés par l'acquisition d'un pouvoir, d'un objet magique ou d'un grimoire.

L'imposition ou l'action d'un pouvoir maléfique particulier à des personnages les entraînent à commettre des transgressions successives, avec pour la conséquence le méfait, et parfois la mort. Le cheminement est le même pour le détenteur d'un don bénéfique mais suspect, victime malheureuse souvent de la collectivité. Elle refuse le porteur du pouvoir, image de l'autre, du différent, dont elle a peur. Sa négation peut conduire à son élimination. Les uns et les autres sont placés dans un contexte de «malédictions», titre que le livre reflète, malédictions qui n'existent que par les superstitions14 dont les uns et les autres sont les victimes. Cette logique du phénomène superstitieux explique les événements dramatiques qui se produisent15. Le lecteur qui se fait cette réflexion sociologique est passé d'un récit surnaturel (avec ses effets émotifs de doute et d'incertitudes) à un récit réaliste de nature explicable. S'il a compris la logique de la superstition, les personnages qui s'agitent sous ses yeux deviennent les victimes de leurs croyances collectives qui les conduisent à un état proche de la folie. Ce qui n'empêche pas ce lecteur de subir empathiquement les émotions, toujours fortes, ressenties par les personnages la psychologie perturbée, dans une esthétique des moments de crise. Acculés dans une impasse, ils ne peuvent sortir du piège qu'en utilisant des moyens magiques dont ils connaissent pourtant les dangers.

La magie dans Le Rond des sorciers16>>>>>>>>>>>>> texte

La magie dans Marie la louve 26>>>>>>>>>>>>> texte

La magie dans La Malvenue.37 >>>>>>>>>>>>> texte

 La magie dans Le diable en sabots 44>>>>>>>>>>>>> texte

Un fantastique magique.

Avec ses paysans, Seignolle est allé bien au-delà de la simple investigation ethnologique. Certes, il met en scène avec réalisme la vie quotidienne des campagnes, la lutte incessante du paysan contre les éléments, mais aussi contre l'angoisse et la peur de l'inconnu. Il réussit sans difficulté apparente à incorporer la mentalité paysanne à ses intrigues, sa facilité à croire, l'absurdité de certains de ses comportements, l'illogisme de l'action magique commune à tous ses membres par opposition à la mentalité rationnelle du lecteur. Mais il a su donner à son univers une cohérence encore plus grande que celle de l'univers magique en le renforçant de tout ce qui peut concourir au mystère et au malaise, par une surdétermination du paysage rural. Pour Seignolle, le cadre est nécessairement un ingrédient renforçateur de l'action. Seignolle livre une description de certains lieux qui les transforme en territoires de malheur. Le lieu maléfique est présenté de manière oppressante. Le marais de La Malvenue a presque une vie animale, eau fétide et animée d'une vie mystérieuse, éclairage lunaire ou crépusculaire, renforcé par des connotations équivoques de brouillard, de brume, de reflets glauques, d'ombres vivantes, d'herbes pourries, de vase gluante, d'exhalaisons, images isomorphiques du mal. Le jour, il n'est pas moins inquiétant, surmonté par exemple par des nuages comparés à des troupeaux de vaches qui courent, poursuivies par les chiens dont la sueur forme la pluie des nuages"dociles" qui"se vident", ou soumis à l'orage ou aux éléments. Un lieu n'est pas neutre. Dans le monde de la magie, tout possède une âme, disposition que Seignolle étend aux éléments qui agissent sur les hommes.

Ainsi transformées, les oeuvres passent sans problème le passage du document réaliste, à quoi on les réduit trop souvent, à un fantastique original, sans nul autre pareil. La réussite de Seignolle est de parvenir à nous faire penser primitivement, comme fonctionnent ses paysans restés à un stade archaïque du développement rationnel, ou imaginer une vie intérieure d'un autre âge grâce à une prose volontiers archaïsante53. D'abord Seignolle nous aide à retrouver les racines du fantastique. Les désensorceleurs, qui pratiquent la magie blanche contre la noire, tiennent beaucoup à la moralité de leurs clients :"T'as rien à te reprocher, mon fi?... cherche bien" 54 , demande d'abord le «bon» sorcier à Sainjean venu le consulter. Leur fonction sociale est de chercher à vaincre un mal contraire, de rétablir l'ordre naturel. C'est par le désordre en effet que s'insérent le démon et les sorciers. On notera que cette situation est en correspondance avec la définition du fantastique, souvent caractérisé comme l'intrusion d'une étrangeté, de l'insolite inquiétant au sein du familier. L'ordre menacé par le chaos, la recherche du rétablissement de l'ordre par la magie blanche du du guérisseur ou du prêtre, la lutte contre les partisans du chaos et leurs maléfices forment très souvent l'essence du fantastique.

Ensuite l'oeuvre comporte de nombreux éléments littéraires qui la différencient radicalement du document ethnographique mis en forme d'anecdote. Son fantastique n'est pas celui des conventions ordinaires du genre, de l'attirail et du fourniment traditionnel, même modernisé. Une fois faite la part des superstitions, des éléments rationnels nous sont suggérés, mais des éléments irréductibles se trouvent dans chaque oeuvre. Il serait fastidieux de relever les nombreux éléments qui témoignent de la volonté de Seignolle d'introduire le fantastique à côté et en plus des superstitions . De nombreux rêves ou visions, certains remarquables, parsèment les récits, comme le rêve de Moarc'h ou celui de Clément; la vision nocturne de son père mort revenant dans la chambre de la Malvenue. La pierre jetée dans le puits regagne la chambre en cassant une vitre, ou est rendue brûlante par un éclair qui n'a pas touché le matelas. Un lièvre à tête putréfiée peu ordinaire égare Jeanne dans le marais et lui fait rencontrer la lavandière de la mort. Simultanément un coq-faisan mystérieux veut l'en détourner. Au cimetière, le lendemain de la visite du revenant Moar'ch dans la chambre de Jeanne, le fossoyeur regarde surpris la dalle de sa tombe remise bien à plat, le morceau cassé si bien recollé qu'on ne voit plus la trace de la cassure, et la croix branlante solidement fichée en terre. Ces situations insolites témoignent de l'irréductibilité du surréel

Fantastique est aussi dans ce même roman l'homme singulier embauché pour la moisson, un trimardeur comme il y en avait alors beaucoup dans les campagnes. Comme le choeur des tragédies antiques, il apparaît pour ordonner les événements. Faussement accusé d'incendie par Jeanne l'incendiaire, il est mis en prison. Il avait vainement dissuadé la Malvenue d'aller fouiner dans l'endroit où elle a trouvé la pierre maléfique. Il a deviné le drame qui va résulter de l'action de la pierre et prévenu les présents :"Il faut que vous sachiez que vous avez chez vous une fille qui aime faire le mal... Son front porte la marque de l'enfer..." (253) On se demande quel rapport il possède avec le coq-faisan qui a essayé un jour d'empêcher la Malvenue d'accéder au marais et de voir la lavandière sans tête. Dans sa prison, le trimardeur surprend les gendarmes par son attitude quasi religieuse. Il devine le cours des événements même quand il est enfermé dans sa cellule, dont il s'évade mystérieusement quand il le souhaite. Personnage mystique, qui fait penser à Caffey, dans La Ligne verte de Stephen King, il représente un point de vue chrétien de rédemption, singulier dans le contexte païen. Il est le bien, l'humain, la conscience morale qui se rappelle à ceux qui sont égarés par les forces diaboliques. Son action permettra le rachat de Jeanne.

Seignolle s'est livré à des recherches littéraires particulières, comme dans
La Malvenue le jeu sur les éléments originels que sont le couple d'opposés, l'eau et le feu. Le récit commence avec la Malvenue mettant le feu à la meule de la moisson, suivi peu après par Moarc'h gagnant ses sillons sur l'eau noire du marais. À la fin du récit, la Malvenue retourne à son lieu d'origine, le marais. Un paysan explique :"La Malnoue est mauvaise au point de faire le pire... Elle a des tentacules partout sous ce pays. C'est une fille du diable. Tu ne sais pas, toi, il fait aussi le mal avec l'eau, le diable! Il ne se sert pas que du feu, il lui faut commander aux deux, en être maître." (324) Le feu et l'eau, constamment mêlés. Ainsi, quand la Malvenue est poussée à remplir son sabot de braises pour incendier la meule de la moisson :"Plus étrange encore, le feu solide n'enfonce pas la douleur dans la peau de ses doigts." (246) Elle incite son amoureux à mettre le feu à la ferme de ses parents. (317) Quand elle a jeté les débris de la statue dans le marais, l'orage qui s'est déchaîné, la Malvenue est devenue femme sous la pluie (359) alors qu'en même temps la foudre tombait dans sa chambre, passant par par la fenêtre jusqu'au lit. Revenue du marais, la Malvenue"vient de se souvenir subitement qu'elle a oublié d'emporter et de jeter la pierre qui est là. Prise d'une haine pour ce morceau de statue qui devrait se trouver au fond de la Malnoue, elle glisse sa main sous le matelas et étouffe un cri de douleur. La pierre a dû être touchée par la foudre. Sous le coutil intact, elle est brûlante comme une grosse braise." (360) Juste avant de se dénoncer, une"large tache rouge" marque son front :"La fille semble avoir reçu un coup sur l'étoilure qu'elle porte là. Et le plus affreux est que cette tache s'élargit à vue d'oeil. On dirait que toutes les veines de son visage éclatent les unes à la suite des autres et que le sang se répand sous sa peau." (402)

À signaler aussi la place importante détenue par les animaux, qui ne sont pourtant pas sensibles aux superstitions. Les peurs que ressent le bétail ou la vigilance des chiens sont souvent détaillées avec complaisance pour accentuer le climat de peur, alors que les animaux ne peuvent craindre l'inconnu ou de l'indicible humain. Hommes et animaux se confondent parfois : le caractère thériomorphe de Marie est soulignée de manière ambiguë, des sentiments humains coexistant en elle avec des comportements animaux quand elle galope humant comme une louve. Alors que l'été commence, dans l'entêtante floraison de l'aubépine,"les champs lui paraissent aussi tristes que sous un brouillard d'automne. Les bois sont hostiles. (...) Même l'immense lueur du soleil n'est plus qu'un épouvantable halo de cauchemar. Elle court comme l'animal chassé de sa bauge, comme l'oiseau affolé dans la tempête. Elle hume vers chacun des quatre vents qui brassent leur horizon à tour de rôle, mais aucun n'est là pour lui souffler l'odeur de Martin perdu." (166) Le fantastique de Seignolle apparaît comme un fantastique des sensations. Dans un monde paysan qui vit le surnaturel, pas besoin de l'expliquer, il fait partie de l'ordre des choses. Le travail du conteur est dès lors d'en souligner les effets, de les donner en spectacle. Seignolle y parvient sans peine par l'utilisation d'un vocabulaire descriptif, goûteux, sensuel, charnu et charnel, avant tout évocateur. Suivant l'anthropomorphisme paysan, les réalités sont personnifiées, constamment animées.

La force de Seignolle est de nous rendre proche ce monde historique pas si lointain, existant il y a encore un demi-siècle sous cette forme dans les campagnes où les citadins bâtissent aujourd'hui leurs habitations ordinaires. Les correspondances sont restées nombreuses avec nos habitudes différentes de vie «évoluée» qui n'ont transformé qu'en apparence les mentalités profondes. La presque totalité des hommes de ce temps n'a pas décollé de la mentalité magique. Les superstitions ont seulement changé de forme et la magie est obscurément associée tant bien que mal - plutôt mal - aux réalités scientifiques du temps. Le champ des connaissances scientifiques ne représente actuellement qu'un îlot de savoir dans un océan d'ignorance55. Pour beaucoup de nos contemporains, le fonctionnement de la science et son utilisation sont devenus semblables à ceux de la magie, tantôt blanche, tantôt noire.

Indispensable jalon historique, l'oeuvre de Seignolle ne peut donc pas être réduite aux seules dimensions anthropologiques théâtrales de ses romans paysans. Le malentendu qui se produit trop souvent vient de ce que la plupart des exégètes ont été formés à rechercher dans les écrits fantastiques leurs aspects intertextuels et leurs relations avec les figures littéraires du genre. En empruntant ses sources et le fonctionnement logique de sa mise en scène au folklore paysan, à son vécu de sorcellerie, de possession et de diable, Seignolle ne se contente pas d'un travail ethnologique. Sous sa plume, les contenus populaires acquièrent une dimension proprement fantastique qui n'existe pas chez ses paysans. Certains critiques universitaires n'ont pas remarqué, ce qui est pourtant l'évidence, que les références aux superstitions et aux croyances millénaires sont les fondements mêmes du fantastique, qu'elles ont des racines bien antérieures aux productions littéraires. Que les sources soient ancestrales ou uniquement littéraires, les références qui y sont faites ne font que changer de nature quand elles empruntent à l'un ou à l'autre. Elles restent des références. Il est certes plus facile de se rapporter à Bram Stoker pour traiter du Salem de Stephen King, d'analyser comment il a modernisé Dracula, de suivre les variations du mythe qui est résulté de cette oeuvre majeure. Car se référer au folklore suppose des connaissances d'une nature autre que littéraires. Or un récit n'est fantastique que quand il propose un mystère, des représentations dysphoriques, des images déstabilisantes. Peu importe que le diable qui inspire un auteur soit celui du folklore ou un autre, fictif, inventé par un auteur : l'essentiel est que ce soit un motif qui inspire. Mais il est plus facile de se référer aux oeuvres. Faire des références, comme dans le cas de Seignolle, à des modes de fonctionnement de pensée dépassées, avec leurs propres règles logiques et une sensibilité différente, est plus difficile.

Il faut répéter que Seignolle mérite mieux que ces réactions paresseuses. Sa place est unique, reconnue par un lectorat fidèle et renouvelé. Il faut travailler à mettre à sa juste place un littérateur unique en Occident, son habileté à utiliser une mentalité autre, à raisonner suivant ses modes, avec un imaginaire et des peurs vécues dans un univers surnaturel admis spontanément sans les références littéraires qui nous saturent et nous ont fait oublier nos racines. Seignolle opère la jonction entre un fantastique cosmique millénaire et un fantastique moderne, qui prend de plus en plus l'aspect d'un jeu convenu, désacralisé, qui a perdu ses horizons lointains. Il n'est pas certain que le fantastique ait à gagner dans cette perte de ses relations avec le numineux.

Roland Ernould © 2001

 

Notes :

1 Les Malédictions I, Intégrale des romans et nouvelles en 3 volumes, 1, Phébus Libretto, 2001.

2 Le folklore du Hurepoix, 1937; En Sologne, 1945; Le Diable dans la tradition populaire, 1959; Le folklore du Languedoc, 1960; Le Folklore de la Provence, 1963; Les Évangiles du Diable, 1964; Le Berry traditionnel, 1969. Diverses anthologies ont été signées Claude Seignolle, reprises en grande partie dans : Contes, récits et légendes des pays de France (I : Bretagne, Normandie, Poitou, Charentes, Guyenne, Gascogne, Pays basque; II : Nord, Flandres, Artois, Picardie, Champagne, Lorraine, Alsace, Franche-Comté, Bourgogne; III : Provence, Corse, Languedoc, Roussillon, Alpes, Auvergne; IV : Paris, Ile-de-France, Val de Loire, Berry, Sologne, Limousin), 4 volumes, Omnibus éditeur, 1997 en coffret ou séparés.

3 King raconte qu'enfant, il a été fortement impressionné par son oncle découvrant de l'eau avec une baguette de radiesthésiste :"L'oncle Clayt m'avait insidieusement entraîné dans un état similaire à celui que je cherche à susciter chez les lecteurs de mes romans : ils sont prêts à me croire, ils ont renoncé au bouclier du rationalisme, ils ont suspendu leur incrédulité et l'émerveillement est de nouveau à leur portée."(Anatomie de l'horreur, 108).

4 Dans Dracula, le Pr Helsing résume longuement les connaissances accumulées à la fin du XIXème siècle sur les vampires. King reprend le procédé dans Salem.

5 Les théories sur l'émotion en fiction et la suspension de l'incrédulité ont suscité de nombreuses études (certaines, anglo-saxonnes, importantes, ne sont pas traduites en français). Denis Mellier est actuellement la référence incontournable. Lire dans L'Écriture de l'excès : poétique de la terreur et fiction fantastique, Champion, 1999, le chapitre : La peur en fiction, où les problèmes posés par la notion d'incrédulité sont traités avec brio.

6 La vie des paysans de Seignolle est celle de centaines de millions de paysans dans le monde, dans des conditions de vie variables, mais dans les mêmes caractéristiques de pensée pré-logique archaïques. Même si les formes de croyances sont très différentes d'un endroit à un autre, les fonctionnements de la pensée archaïques restent les mêmes, avec des religions cosmiques pratiquées depuis l'agriculture du néolithique.

7 Bien des contemporains croient encore à l'existence d'une telle surnature.

8 Rudolph Otto définit le numineux comme"l'objet irrationnel et indicible qui, dépassant les bornes communes de toute expérience, est à l'origine, par la terreur qu'il fait éprouver, du sentiment religieux.", cité par Denis Mellier, L'Écriture de l'excès, op. cit., 385.

9 Carl G Jung, Psychologie de l'inconscient, Livre de Poche Références, 96; Métamorphoses de l'âme et ses symboles, Livre de Poche Références.

10 L'esprit rationnel est un produit récent, historiquement daté ( XVIIème siècle), lié à la possession de moyens logiques et expérimentaux faisant partie des méthodes scientifiques de recherche : une l'hypothèse de recherche invente une «vérité nouvelle», qui devra être vérifiée par des collections de faits cohérents, des expériences méthodiques, des expérimentations (avec variables), des instruments de mesure appropriés, et constamment renforcés en puissance d'investigation. Une hypothèse vérifiée devient «vérité» du moment, jusqu'au jour où cette vérité momentanée aura été remplacée par une «vérité» nouvelle, dépassant la précédente dans son explication, son cadre de référence ou ses possibilités.

11 L'extraordinaire succès de J.K. Rowling et de sa série des romans consacrés au petit sorcier Harry Potter est dû à la modernisation des croyances anciennes paysannes.

12 Les descriptions de la birette, animal mystérieux, varient. Seignolle en décrit une dans Le Rond des Sorciers, 65.

13 Il faut s'imaginer Seignolle adolescent découvrant dans ces campagnes"chaque fois d'encore plus noires machinations de la malcroyance native, faisant de nouvelles constatations que j'empilais en vrac, quasi matérialisées dans le grenier de mon enfance : idoles taillées dans la boue durcie à roc; instruments magiques pétris dans du nuage solide et images païennes peintes avec du sang indélébiles sur la première pierre du passé, engrangeant ces richesses dont mon esprit allait avoir grandement besoin pour ses tâches futures : l'archéologie, le folklore, le racontage et l'écriture, tous goulus de remémorances." Une enfance sorcière, Omnibus, 2000, 54.

14 Comme Seignolle les a rencontrées dès sa jeunesse :"Villages en plaie de superstitions bourdonnantes et agressives, comme une nuée de moustiques batailleurs, inoculant sans répit les venins oubliés de croyances maléfiques et contaminant de nouveau l'esprit avec des peurs anciennes et oubliées." Une enfance sorcière, op. cit., 54.

15 Un exemple de l'imperméabilité des consciences paysannes conditionnées. Le père Sainjean demande au désensorceleur de le sauver des sorciers comme il l'a fait pour son père. Le désensorceleur demande de ses nouvelles, sans savoir qu'il est mort :"Firmin est surpris. Comment?... l'homme aux magies ne sait pas pas la fin de Marc?" (59)

16 Première version : été automne 1944. Cette version est la quatrième depuis sa première édition en 1945 (Les Quatre-Vents, 1945). Seignolle remaniera une première fois son texte en 1959, puis en 1963, et enfin celle-ci en 1993.

37 Première version : Toussaint 1946-Pâques 1948. Maisonneuve et Larose éd.1952. La première version de cinq cents pages fut ramenée à deux cents.

44 Première version : 1955-1958 (récit imaginé en 1948, ébauché en 1953). Terrain Vague éd. 1959.

53 Prose rocailleuse avec ses mots inventés, produits de la langue paysanne, mais transformés : par exemple, le lecteur a trouvé citer plus haut le mot BAUMAISON, à propos d'un désenvoûteur utilisant les signes de croix : Seignolle l'a composé à partir de BAUM(e) et d'(o)RAISON. De PÂL(ot)TE et pâl(ICHO)nne, il tire le néologisme PALICHOTE, en compliquant encore la manipulation. Il crée aussi des associations de mots surprenantes, mais à la réflexion percutantes et fortes de sens. Cette"parlure", comme il la nomme, donne un caractère original à ses descriptions fantastiques.

54 Le Rond des sorciers, 58.

55 La confusion de la pensée, le goût des croyances pseudo-scientifiques, le retour à des philosophies anciennes, à des religions en régression ou des courants mystiques nouvellement inventés, le développement des fanatismes religieux, tout contribue de nos jours à renforcer dans les esprits une place, en partie perdue naguère, au surnaturel, au paranormal, à l'inconnaissable, et les superstitions ont été en fait remplacées par d'autres, dans l'inhibition programmée par les médias de l'esprit critique.

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  Roland Ernould © 2001

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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