La magie dans Marie la louve
suite de l'étude
LA
MAGIE DU FONDS DES ÂGES.
Les
Malédictions I
de Claude Seignolle.
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Le personnage de Marie la louve
26 est une de ces victimes qui subit un pouvoir les
empêchant d'être comme les autres et n'ont pas choisi
d'être ce qu'elles sont. Comme Carrie de Stephen King, Marie est l'héroïne
hors-norme, non seulement victime du regard des autres, mais qui doit
souffrir leur vindicte dès l'instant où elles
paraissent représenter une menace. Dès le berceau, elle
est devenue victime de la symbolique négative du loup,
liée à un vieux fond mythique et aux croyances
païennes qui touchent les êtres de la nuit,
rattachés depuis peu au monde de Satan. Dans les campagnes, le
meneur de loups est un sorcier qui possède la puissance de
fasciner les loups et de s'en faire suivre. On pense qu'il a
pactisé avec le diable, qu'il a le pouvoir de se changer en
loup-garou, et la faculté de guérir les morsures des
loups. Signe de reconnaissance du meneur envers sa famille qui
l'avait nourri l'hiver avec ses loups27, ce don a été donné à Marie
peu après sa naissance, au cours d'un rituel singulier avec un
louveteau qu'il porte dans sa besace :"L'a point mangé de viande, votre fille? demande
le meneur à la cantonade. (...) Il
marque le silence d'un silence, et, prenant la petite main de
l'enfant, la met dans la gueule du louveteau. (...)
Maintenant, le meneur parle
avec gravité :
- T'as le don, Marie... tu comprendras les loups, tes mains pourront
barrer et guérir les morsures faites par eux... Tu
mâcheras du pain pour faire la bouillie qui guérira...
tu la poseras sur le mal... ça sera une sorte de
médicament... Seulement, souviens-toi, tu perdras le don
à ma mort..."
28 (144) La réputation de Marie se ressent de
cette histoire. Bien qu'infligé dans l'absence de
responsabilité personnelle, ce don représente pour les
autres une transgression de l'ordre des choses. D'aucuns la
considèrent, avec son"mauvais don",
comme"damnée","une fille qui
pactise avec le diable"
(134) Apparemment, la seule singularité de Marie est
de vagabonder, et de poursuivre les animaux sauvages en de longues
courses.
Comme il l'avait fait dans
Le Rond des
Sorciers, Seignolle illustre la
coexistence de la religion chrétienne et de la magie
ancestrale. Le curé du village ne s'illusionne pas sur la
puissance réelle de sa religion. Il va, par
exemple,"comme à la
messe", bénir le tas
de fagots de la fête paganiste de la Saint-Jean, lors du
solstice d'été :"D'un geste important, il disperse les gouttes
sacrées de son goupillon. Il christianise
l'éphémère monument que ces paysans,
héritiers inconscients d'un culte païen depuis longtemps
oublié mais toujours là, sournois, ont
édifié sans penser porter tort à la bonne
religion de Dieu."
(145) Les superstitions paysannes ont imaginé que, les
braises éteintes, le charbon de bois, est un porte-bonheur
pour l'année, dont il faut emporter un morceau pour
empêcher le mal d'entrer chez soi. Le jeu du saut au-dessus des
flammes est lié à la croyance du mariage dans
l'année, à condition de ne se faire aucun mal. Quand
Marie saute, un peu court, elle met le pied sur un charbon ardent.
Elle refuse alors d'admettre l'annonce du destin, qu'elle ne se
mariera pas avec son amoureux. Seignolle introduit ce détail
comme un avertissement aux événements maléfiques
qui vont suivre.
Les paysans connaissent l'histoire de Marie et, quand un gamin
braconnier a été mordu par un loup, on vient la
chercher. Marie refuse d'abord ce service. On la supplie, on utilise
le chantage :"Ça sera
dur pour la conscience de quelqu'une, qui peut le
guérir." (152)
Marie cède à la pression tribale, guérit la
blessure, découvre la puissance dont elle dispose. Mais le
garçon s'évanouit et la mère pense qu'il est
mort. Les préjugés reprennent instantanément le
dessus, on oublie qu'on l'a suppliée de venir, la haine
resurgit :"Regardez cette
louve qui a parfait le mal donné par un de ses
frères." (156)
Marie fuit.
Le père du gamin a
été blessé la nuit, lors d'une querelle avec
Martin Malgrain, l'amoureux de Marie, ce qui donne au lecteur
l'occasion de rencontrer aussi le guérisseur qui a pris la
suite de Marie. Un vieux, édenté, qui a demandé
qu'on le laisse seul,"ses
secrets ayant besoin de mystère pour réussir plus
vite." (162) Il
s'est"réjoui d'un mal
facile à guérir", et l'entourage, revenu, voit le guérisseur
achever"de réduire le
mal en traçant avec ses doigts gourds une telle
quantité de signes de croix que ceux-ci devaient arriver
à faire un beau tas de baumaisons." (163) En regardant le gamin maintenant
guéri, il a été étonné du pouvoir
de Marie, supérieur au sien :"Le guérisseur regarda l'épaule mordue. -
Ça a été vivement guéri, jugea-t-il,
celui qui a fait ça s'y connaît... Et, de surprise, il a
hoché la tête en faisant claquer gras, l'une contre
l'autre, ses gencives nues."
(163) Jugement qui va se retourner paradoxalement contre
Marie, rattachée au malin : car ce guérisseur
bienfaisant, qui utilise les signes de la religion, s'estime moins
puissant qu'elle, décidément dangereuse. Marie n'est
pas seulement la victime de la mentalité sauvage des
villageois, mais aussi l'objet des machinations des Maugrain, qui ne
veulent pas d'elle comme belle-fille. Et de celles d'un amoureux
éconduit. Leurs ragots susciteront des ravages dans le
village.
Marie vit des moments difficiles. Son
amoureux, Martin, blessé, a disparu. Les gosses du village la
poursuivent en se moquant d'elle, le prêtre en chaire aggrave
la situation en croyant bien faire. Il appelle la charité
chrétienne là où il n'y a que peur et haine
:"Mes frères, le
démon a marqué une fille de notre paroisse... Il l'a
fait si brutalement qu'il ne faut pas hésiter là
à voir sa plus mauvaise action... (...) Sachez, mes
frères, que le mal qu'il fait n'est pas incurable. L'exorcisme
peut nous aider de sa puissance souveraine... Nous saurons prier avec
ferveur pour que celle qui souffre retrouve la pureté
chrétienne... Souvenez-vous des paroles du
Seigneur..." (186) La
messe finit dans le désordre.
Marie va consulter la sorcière
La Juine29, qui lui rappelle sa filiation avec le diable et lui
offre son aide, en consoeur :"On est un peu du même côté... pas
vrai... avec le même maître. (...)
Ah! je te vois chercher dans
ta tête qui est le maître... Eh bien, c'est le diable...
Patiente fort, ch'tite, il viendra. (...) On n'a rien
à se refuser nous deux. Je n'ai qu'à lui demander de
faire revenir le Martin, et il sera là. Mais il ne le fera que
si on lui donne du mal en échange. C'est son dû... On le
paie, le diable! Il fait commerce comme d'autres vendent
bénédictions...(...)
Tu n'as qu'à dire fort
le nom de ceux sur qui tu veux que le malheur tombe... alors le
diable te redonnera ton Martin." (183) Désespérée, Marie maudit
ceux qui lui en veulent le plus, les Malgrain30 , qui n'hésitent pas à tirer
contre sa ferme avec des balles trempées d'eau bénite.
Marie qui se souvient trop tard que Martin est aussi un Malgrain
:"Mon Dieu, murmure-t-elle, je
sens que je vais être punie, mon Dieu,
pardonnez-moi..."
(189)
Elle retourne voir La Juine, pour se
faire désensorceler, ce que ne peut faire la sorcière,
qui l'incite à rencontrer le Diable31 :"Suffit que tu
ailles à la croix de Mission 32, ce soir, à minuit... Si tu prends une
poule noire sous ton bras et que tu attends sans te
décourager, tu verras le diable, aussi vrai que je m'appelle
Juine et que tu sauveras ton Martin et les tiens du
malheur..." (207)
Marie croit rencontrer le Diable au carrefour33, mais le lecteur sait qu'elle est victime
d'une machination tramée par La Juine, avec l'aide du meneur
de loup qui lui est mystérieusement. Il joue le rôle du
diable34 (208). Impressionnée (la nuit, le carrefour,
la croix, la poule noire conformément au rite, dans la
même rationalisation du lieu maléfique
déjà rencontrée pour le rond des sorciers, lieu
du sabbat diabolique), Marie croit qu'elle voit Satan en personne.
Elle s'y laisse prendre :"Elle
aperçoit sur la lande non loin de là, deux points
rouges qui de balancent et se déplacent avec
lenteur." 35 Le diable, pense-t-elle , dans une confusion
totale des sentiments, les vieux mythes se mêlant aux nouveaux
:"Pour ne pas mêler Dieu
à cette sorcellerie, elle se garde de faire le moindre signe
de croix. Et pourtant, ce serait si aidant!" (210). Le diable lui
parle :"Ma louve... Je suis un
peu ton père. Dis-moi si on te fait des méchanteries.
Dis-le, que je punisse ceux qui te les font." (211) Les
détails les plus anodins, pour une ignorante, prennent un
caractère maléfique :"Cette ceinture de toile, qu'elle n'a jamais vu porter
par aucun homme montre bien qu'il vient d'un ailleurs
mystérieux."
(211) Meneur de loup, guérisseur, prêtre,
sorcière, comment s'y retrouver dans cette jungle des
représentants des forces cosmiques?
Femme animale, fille des loups et de
la magie, Marie ne quitte qu'un court instant ce statut. La fin du
récit est particulièrement subtile : c'est quand Marie
redevient une femme comme les autres qu'elle perd Martin, l'homme
qu'elle aime, mordu par un loup alors qu'elle aurait pu le sauver si
elle était restée Marie la louve. Et plus, c'est un
loup qui lui vole son amoureux, un loup qui croyait protéger
son meneur qui meurt, enlevant son don au moment le plus
décisif pour Marie. Rejetée dans la marginalité
comme le meneur ou la sorcière La Juine, Marie ne peut
qu'assumer sa malédiction et accepter son statut de fille du
Malin :"Saisie par une force
soudaine qui la commande avec autorité, elle prend le
bâton du meneur de loups et, marchant d'un pas nouveau, s'en va
vers la forêt, suivie par la bête obéissante et
fascinée."
(237)
Les communautés rurales vivent d'habitudes qui excluent les
comportements déviants36. Leur code de vie refuse la présence
étrangère, et ce qui est différent de
l'humanité ordinaire est ressenti comme un danger. Au mieux,
certains hommes, comme les sorciers, ou les forgerons, sont
acceptés, mais considérés avec défiance.
Toute violation des règles ordinaires de vie entraîne le
rejet. La transgression de l'ordre des choses produit la violence
sociale, l'animosité ou le courroux des paysans menacés
dans leurs habitudes et leurs biens. Selon nos codes actuels, Marie
n'est pas responsable de ce qui lui arrive. Elle l'est, selon les
traditions paysannes. En poussant plus loin la réflexion, on
peut penser qu'en termes de responsabilité, ces paysans aussi
sont innocents, conduits par leurs superstitions ou des élans
qu'ils attribuent aux puissances obscures, faute de comprendre leur
vraie nature contre laquelle ils ne peuvent donc lutter. Mais ils
paraissent aussi coupables, faux chrétiens incapables de
comprendre le message de leur curé, cultivant leur
âpreté au gain, dissimulant leur sensualité,
acceptant leur indifférence aux maux des autres. Même
l'étroit clan familial ne résiste pas à leurs
désirs restreints, mais puissants : femmes à soumettre,
descendance à exploiter, ou, quand la tutelle paternelle est
trop forte, la tentation de son exclusion. Il vaut mieux ne pas se
pencher sur la responsabilité paysanne avec nos
critères d'aujourd'hui.
Notes
:
26 Première version : automne 1945-hiver 1946.
Publiée en 1947, Les Quatre-Vents éd. Deuxième
version plus brève en 196, corrigée en 1967. Marie la
louve a existé et Seignolle l'a rencontrée en 1944;
à Ennordres. Elle avait le"don" pour guérir les
morsures de loup. Comme pour Marie, son don ne lui avait pas
été socialement favorable..
27 On dit que refuser l'hospitalité au meneur de
loup fait courir le risque de voir décimer son
troupeau.
28 Cette restriction fait partie de la psychologie magique
qui croit que rien n'est donné gratuitement et qu'il faut
nécessairement payer les désirs que l'on cherche
à satisfaire.
29 Le portrait de La Juine, sorcière
maléfique traditionnelle, est particulièrement
réussi :"La vieille
continue ses simagrées, projetant en l'air ses maigres bras
démesurés et nerveux. Elle porte la haine à
plein traits. Cette grande haine qui la fait vivre, reflet du
mépris qu'on lui montre dans le pays. Sa peau n'est que rides.
Chaque pli ne doit pas seulement marquer son année comme chez
les anciens honnêtes et justes. Non, chacun doit être la
marque ineffaçable d'une mauvaise action, et il y en a tant et
tant de ces rides, qu'à leur vue Marie finit par en être
effrayée. La Juine a des cheveux filasses comme du chanvre,
ils sont crottés par les saletés et vagabondent par
plaques sur ses épaules replètes. sa robe noire,
à reflets verdâtres, pèse de l'odeur d'au moins
dix années de crasse."
(181)
30 Le père Malgrain sera piqué par une
vipère (dont on sait qu'elle a été
attrapée par le meneur pour La Jouine (209)) qu'il soigne
par une potion paysanne...
31 La lutte entre les représentants de la magie et
de la sorcellerie est, on l'a dit, une lutte de pouvoirs
:"Je suis tout de même
bien plus forte qu'elle." se
rassure La Juine après avoir rencontré Marie.
(209)
32 Le carrefour est un lieu chargé de sacré,
souvent hanté par des entités diverses. Pour concilier
l'énergie cosmique qui s'en dégage, on a ancestralement
placé les carrefours sous la protection des dieux qui en
écartent les dangers. Plus récemment on y a
installé des croix et des calvaires.
33 Symboliquement «à la croisée des
chemins», face à son destin entre le bien et le mal, le
fait d'y être signifie que Marie a choisi le diable.
34 De la même façon, les pouvoirs du meneur
de loups lui paraissent supérieurs à ceux de la
sorcière :"Tu as
à nouveau besoin de moi... Ça ne te suffit pas ce que
je fais pour toi?" (209) La
sorcière est, selon les circonstances, dominatrice (comme avec
Marie) ou soumise (au meneur de loup). Le meneur de loups est
décrit par Seignolle :"Il est grand, maigre, cassé par l'âge,
misérablement vêtu d'une blouse déchirée ,
tenue à la ceinture par une flanelle rouge enroulée
à la mode des zouaves. ses pieds nus, déformés
par toutes les douleurs de la marche, se posent avec assurance sur
les racines blessantes. Ses yeux sont au fond d'orbites
profondément creusées qui montrent leur pourtour d'os.
Les joues hâves, le nez long et mince, la mâchoire dure,
attirent ensuite le regard."
(208)
35 Le diable ou le sorcier a souvent des yeux rouges,
couleur de l'enfer, ou des yeux de loup, jaunes, allongés (en
liaison avec le fait que diable ou sorciers peuvent se changer
occasionnellement en loups-garous). La singularité de la
couleur des yeux signale le tort qu'ils peuvent causer par leur seul
regard.
36 Comportement qui n'a que peu évolué et
qui se retrouve dans les sociétés actuelles. Seule
l'éducation et une lutte incessante contre les
préjugés pourrait, à long terme, amener
davantage de compréhension pour l'Autre.
à l'article
Roland Ernould © 2001
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