La magie dans Le Rond des sorciers

suite de l'étude

LA MAGIE DU FONDS DES ÂGES.

Les Malédictions I

de Claude
Seignolle.

Les récits fantastiques de Seignolle reprennent les motifs du conte : la magie, le surprenant, le prodigieux, les transformations de l'homme en animal. Mais le merveilleux en a pratiquement disparu. La magie noire y tient une place prédominante, dans le cadre de la situation campagnarde traditionnelle : le sorcier (ou Satan) face à l'envoûté, l'ensorcelé, qui lutte pour sa survie, éventuellement aidé par le désenvoûteur ou le guérisseur (l'archaïque chamane). Dans l'ombre souvent se tient celui qui a mis le mécanisme en branle, l'homme mauvais qui a sollicité le sorcier ou le diable pour satisfaire sa cupidité ou assouvir sa vengeance. C'est le cas dans de Le Rond des sorciers 16, qui a la particularité de présenter deux cas d'ensorcellement, avec l'action souterraine du sorcier Dia qui imprègne l'intrigue, sur un fond de sorcellerie malfaisante.
Le père Sainjean n'est pas mourant, ni même malade, bien loin de là, et pourtant il se meurt :"
Un homme, un gaillard de cinquante ans, qui n'est ni crucifié, ni marqué par de douloureuses plaies, inspirerait presque de la pitié parce qu'il apparaît sans défense contre un mal incompréhensible." (42) On est allé cherché le curé, qui trouve le malade bien vaillant pour un prétendu moribond. Sainjean s'explique : on lui a jeté un sort. La tradition populaire attribue une origine surnaturelle aux phénomènes pour lesquels il n'y a pas d'explication logique. Un morceau de jonc jaune, dans la serrure, le désigne, et il se juge perdu. Le curé retire le jonc, le brûle dans la cheminée avec un signe de croix, et s'en retourne au presbytère"plus peiné que révolté par la scène dans laquelle il vient de jouer, malgré lui, un rôle d'acteur". Il songe aux errances de l'esprit paysan"larvé de crédulité"."Ses paroissiens sont pris dans un dilemme, à la croisée de deux forces égales : la crainte de la religion de Dieu, capable de faire des miracles, et la peur du Diable capable de les défaire aussi vite. Ce dernier représenté non par un patient serviteur, mais par toute une légion de mauvaises gens qui ensorcellent à regard que veux-tu." (45) Le prêtre sait que beaucoup viennent à la messe afin d'ajouter la force de la religion à"un acte païen de contre-mal" 17, accompagné souvent d'une neuvaine... On ne se moque pas de l'occulte sans qu'un châtiment surgisse, naturel ou surnaturel.

L'Église a d'abord tenté de faire siennes ces croyances archaïques en les christianisant, mais elle n'a jamais pu vaincre cette sorcellerie de la nuit des temps. Elle a brûlé des sorciers et des sorcières, mais la magie a survécu aux bûchers. Le curé songe à tout cela et doit admettre que"le germe est toujours présent dans l'esprit où il bourgeonne comme peut-être jamais il n'a pu." (46) Le paysan est aux aguets des pièges qui le menacent, qui sont autant de catastrophes. S'il se laisse prendre, il recourt indifféremment au désensorceleur, moyennant finance, ou au prêtre... Le curé sait tout cela et ne peut y remédier :"Tâche des pays lointains où le missionnaire doit faire connaître et soutenir la religion sans blesser les croyances païennes." (46) Le curé estime d'ailleurs que dans sa tribu, qui tient à ses fétiches, ses remèdes maléfiques ou bénéfiques, il passe lui-même pour un bon sorcier. Ce que pense d'ailleurs le père Sainjean qui, se croyant désensorcelé par l'effet de la religion, se retrouve aussitôt tout gaillard, sans se rendre compte que le quotidien de sa vie restée tribale baigne dans un univers dramatique, que les sorciers et les guérisseurs manipulent autant que le curé18.

Mais son fils continue de lui saper insidieusement le moral, en lui rappelant sans cesse la malédiction qui a prise sur lui. Car un mauvais sort, déjà connu lors de la génération précédente, continue à s'acharner sur la ferme : les récoltes sont mauvaises, le bétail malade. Le fils parle sans cesse du chêne près des marais, que cernent des traces de pas. Il prétend qu'on y a vu autour de drôles de gens venus d'ailleurs, en noir. Pas de doute : les traces circulaires autour du chêne sont un rond de sorciers, lieu hanté maléfique, apparemment rationalisé comme d'autres dans sa malfaisance par la tradition Or le grand-père Sainjean est déjà mort d'un mal mystérieux, lié à ce rond. Il a eu beau brûler des herbes magiques, clouer des chouettes sur la porte de sa grange, pendre des crapauds séchés, remplir ses poches d'amulettes
19, se faire désensorceler par la mixture composée par un devin, rien n'y a fait. Le père Sainjean craint de suivre le même chemin. Sa mentalité primitive paysanne amplifie la peur, grossit les soupçons, les rend hallucinatoires. Reste la solution d'acheter une protection magique contre le jeteur de sorts, dont le comportement est considéré comme injuste puisqu'il fait essentiellement appel au mal : sorts jetés signifie sorts à lever. Le désensorceleur consulté lui indique une curieuse démarche : prendre du plomb de chasse, aller à l'église et tourner trois fois autour du baptistère, regarder l'eau, où il verra le visage de son tourmenteur. Se mettre ensuite à l'affût près du chêne avec son fusil chargé de ce plomb et tirer sur le tourmenteur qui viendra nécessairement. Les conséquences de ce comportement se révéleront désastreuses. Et quand Sainjean entend à l'étable un de ses boeufs dire :"tu vas mourir", il se laisse aller avec résignation, ignorant que ces mots ont été prononcés par son fils ivre-mort couché dans la paille de l'étable, souffrant d'une overdose d'alcool et extériorisant sa douleur avant de libérer son estomac. Le fils disparaît. Sa mère a beau planter des clous dans un poirier en prononçant la formule consacrée :"Par la volonté des puissants qui m'écoutent, reviens mon gars", elle ne le revoit pas. Reste Clément, le vacher, qui a d'autres ambitions.

Clément, l'humble domestique soumis à l'autorité de Sainjean, devenu"l'homme" en l'absence de propriétaire mâle légitime, met à son tour en oeuvre la sorcellerie, grâce à la toute-puissance du Livre. Il a volé le gros cahier, qui a pour titre Grimoire des Sorciers, dans lequel le sorcier Dia puise les formules et pratiques de ses maléfices (93). Avec son Livre, le sorcier Dia a perdu ses pouvoirs surnaturels, qui ne visaient qu'à provoquer des accidents maléfiques, et il en meurt. Le lecteur aura eu l'occasion de rencontrer le sorcier des trois villages dans le récit. Il correspond à la tradition, laid, triste, non sociable :"Un vieux bonhomme comme peu s'en voit : nabot, torse, de peau bise et, qui plus est, jambé d'un pilon. (...) L'homme a de méchants plissements de paupières qui ajoutent encore des fronces à son visage fripé de pruneau sec. (...) Sa bouche est toute en gencives nues, presque blanches, avec ça et là, des chicots plus proches du charbon que de l'émail." 20 (89). On l'apprendra en fin de récit, le fils avait fait jeter par le sorcier Dia un sort à son père jugé trop autoritaire :"C'est moi qui ai mis le jonc pour nuire au père. (...) Je l'avais trempé dans du sang de poule noire. (...) Seulement le vieux m'avait dit de quitter la ferme si le père venait à passer... en restant je risquai de le suivre." (115) Le sorcier mort dans l'orage qui a suivi la perte de ses pouvoirs, le vacher va le remplacer, et utiliser à son profit la puissance qui lui est donnée par le Livre pour guérir quelques habitants et séduire la nouvelle servante. Sa réussite rapide l'incitera à poursuivre jusqu'au meurtre pour la possession de la ferme.

Le rond des sorciers est un de ces lieux maléfiques que la superstition populaire réputé pour être fréquenté par sorciers et sorcières lors de leurs sabbats, et occasionnellement par le diable. La vue du rond des sorciers confirme à tour de rôle deux générations de Sainjean dans la conviction qu'ils sont envoûtés, puisque leurs terres ont été choisies. L'espace circulaire est symboliquement celui de la force vitale dont veulent disposer des antagonistes, ici le père, possesseur de la terre et de l'autorité, et le fils, l'usurpateur qui n'a pas eu la patience d'attendre et a eu recours au sorcier. L'acte tout aussi symbolique de piétinement et d'écrasement représente le destin du faible, qui, s'il ne veut pas succomber sans résister, doit faire appel à une force plus importante que la sienne, et, si possible, supérieure à celle de l'adversaire. Seignolle utilise le fonctionnement psychologique et social de pratiques sociologiquement bien connues, l'essence du sorcier tel qu'il est défini dans la tradition magique
21. Comme le magicien, le sorcier capte et utilise des forces invisibles, de l'ordre de la «surnature», afin de les intégrer à une action pour en favoriser le cours.

L'affrontement se produit quand un être"faible","dépourvu de force magique" 22, aux prises avec une force négative, sollicite l'aide et l'intervention d'une force positive. Le combat s'engage entre les deux forces par partenaires interposés. La lutte entre les forces s'opère selon le procédé connu de l'attaque de sorcellerie et du désensorcellement. Dans l'esprit de la sorcellerie, un sorcier a le pouvoir de capter la force vitale d'un individu, qui ne peut que difficilement y résister par ses seuls moyens. Le désensorceleur est nécessaire, ce qui est le cas pour les Sainjean, qui font appel au prêtre ou au guérisseur, au barreur. Pour être certains que le désensorceleur mettra en oeuvre plus d'énergie que nécessaire, les consultants n'hésitent pas à aggraver les cas soumis :"Mentant un chiffre plus élevé, Firmin multiplie dans l'espoir que le devin emploiera un moyen plus radical." (59) Autre situation, deux sorciers entrent en conflit, comme ici Dia, l'ancien, et Clément le nouveau sorcier. On croit déjà que lorsqu'un sorcier attaque un porteur de talisman ou un désensorceleur, il reçoit un choc en retour si l'énergie qu'il a déployée se révèle insuffisante. Dans un conflit entre deux sorciers, l'énergie mise en jeu est considérable et le choc risque d'être mortifère. La lutte pour la détention du pouvoir passe parfois, comme ici, par des manifestations météorologiques violentes. Le vainqueur est celui qui a pu disposer d'une force magique supérieure à son adversaire23.

Avec les pouvoirs et la possibilité de la transgression naît le goût de la destruction. Nouveau sorcier ayant pris conscience de sa puissance au prix de la déstructuration de l'humain qui se trouve en lui, Clément paraît possédé par le diable. Il va dans des conditions horribles brûler le corps de sa vieille patronne avec du pétrole, évocation du feu de l'enfer, dans un fantastique du dédoublement du personnage :"Ce n'est plus Clément, mais Satan lui-même et c'est Satan qui, saisissant la chandelle posée sur la table, offre la flamme au liquide purificateur 24. D'un trait, l'Enfer prend possession du corps jeté à son appétit."(122)
Car, toujours provisoire et à préserver
(117), le don noir est dangereux s'il est mal maîtrisé et son caractère destructeur peut se retourner contre le possesseur qui ne sait pas s'en servir.

Le Rond des sorciers est plus proche de l'occultisme que du diabolique tel qu'il est codifié par le christianisme. Sorciers, charlatans, guérisseurs s'illusionnent et illusionnent sur leurs pouvoirs25. S'ils ont de temps en temps des éclairs de clairvoyance et de rationalité, les paysans en sont cependant dupes. Clément fabrique, selon le grimoire, un philtre pour séduire Martine : un peu de son sang, deux coeurs d'hirondelles écrasés, un cheveu de la fille désirée, et, détail qu'il faut inventer, du lait d'une vache sur laquelle la fille sera montée (105) :"Infaillible, le philtre agit... Clément n'en a jamais douté." (107) Sans même penser que Martine était déjà consentante et n'attendait que sa séduction. De la même façon, toutes les astuces sont bonnes dès l'instant où elles assurent la réussite. Sorciers, désenvoûteurs, guérisseurs ne partent pas de dogmes, mais utilisent les mécanismes mentaux des villageois et sont habiles à les exploiter au mieux. Seignolle d'ailleurs joue avec son lecteur le jeu de la rationalité, laisse des pistes à interpréter : le récit se termine par l'explication des traces autour du tronc du chêne laissées"la lente marche de la harde menée par un vieux cerf autoritaire raclant de ses flancs l'écorce rugueuse d'un chêne prétendu maudit. Et toutes ces pattes, piétinant, enfonçant, laissent comme des traces de sabbat.
Dans la jeune herbe est né un nouveau rond de sorciers."
(124)

 Notes :

16 Première version : été automne 1944. Cette version est la quatrième depuis sa première édition en 1945 (Les Quatre-Vents, 1945). Seignolle remaniera une première fois son texte en 1959, puis en 1963, et enfin celle-ci en 1993.

17"Le printemps passé, n'a-t-il pas surpris, juste au moment de l'Élévation, le métayer des Brosses brandissant une sorte de longue pierre rousse, sans doute conjuratoire d'un sortilège jeté à l'un de ses biens." (45)

18 Le curé admet avec résignation le fait que, assurés des vertus de fontaines consacrées à certains saints chrétiens, les sorciers"avec la complicité de quelque décours de lune, vont puiser l'eau du bon saint" et savent"mieux que quiconque en tirer la magique quintessence." (47)

19 Dans la logique magique règne un panvitalisme, l'idée que les corps vivants ou inertes ne sont pas régis par des lois objectives, mais par des forces vitales, d'essence spirituelle.

20 Dans une version antérieure (Malédictions 2, Le Sycomore, 1984, 255) Seignolle donne d'autres précisions sur le sorcier qui vit dans un taudis :"De sa chemise effilochée, au col déchiré, sortait un maigre cou, plaqué de crasse, trop long pour sa tête petite comme celle d'un enfant."

21 A lire la remarquable étude de la sorcellerie dans nos terroirs contemporains par Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, 1977, Folio, 346 sv.

22 Favret-Saada, op. cit., chap. XII, L'attaque de sorcellerie et sa parade.

23"Il y eut un temps (...) où la médiation des saints, entre Dieu et les croyants, était reconnue comme un moyen normal de vivre sa foi; où il était d'ailleurs licite de faire des demandes pour soi aux instances surnaturelles; où, le prêtre croyant aux saints et au diable, les paysans pouvaient se permettre de croire aux sorciers sans être taxés de dérangement mental mais seulement de superstition; où l'évêché ne réprimait pas les prêtres-désorceleurs et encourageait la distribution de .médailles, d'eau et de sel bénits; où l'état de malheur extrême dans lequel se trouvent les ensorcelés recevait des réponses religieuses et non pas psychothérapeutiques." Favret-Saada, op.cit., 243.

24 Le récit se place subtilement ici du point de vue du diable.

25 Sans compter le Marcou, septième fils de septième fils, capable d'interpréter les événements (101).

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 Roland Ernould © 2001

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