La magie dans La Malvenue.
suite de l'étude
LA
MAGIE DU FONDS DES ÂGES.
Les
Malédictions I
de Claude Seignolle.
|
Parmi les superstitions rurales,
celle liée aux lieux maléfiques a une importance
considérable. Le rond des sorciers en était un premier
exemple, présent mais prétexte plutôt qu'acteur.
Ce n'était pas le seul lieu de ce type dans ce roman, puisque
le cimetière ou la situation de la maison du sorcier, à
la jonction de trois villages, sur une limite mal définie
cadastralement38, remplissaient leur fonction, comme le carrefour pour
Marie. Dans La
Malvenue 37, le récit s'organise surtout autour du marais
qui jouxte les champs peu généreux du paysan Moarc'h,
un breton venu dans le pays jadis. Lieu réputé aux
alentours comme habité par une entité maléfique,
s'y risquer ne peut amener que la mort du téméraire.
Or, par appât du gain, Moarc'h a commis une double violation en
cherchant à gagner de la terre sur le marécage. En fin
de journée lui a pris l'idée d'aller plus loin que ses
limites ordinaires, et il a volé au marais quelques sillons
complémentaires, alors qu'un pressentiment l'en
détournait :"Quelque
chose l'oppresse. Il se sent seul avec ce mystère dont il se
gaussait avant. Il a soudain envie d'en finir, de rentrer à la
Noue. Mais un sillon en appelle un autre, aussi vrai qu'un verre
demande à être rempli aussitôt
vide." (268) Cette
première transgression, pénétrer la nuit
tombante dans l'espace maléfique de la Malnoue, rivière
souterraine liée à Mélusine, est doublée
d'une seconde, une profanation, puisqu'il a tranché avec le
soc de sa charrue la tête d'une statue. Il l'emporte chez lui.
Fouilleur archéologique amateur dans sa
jeunesse39, Seignolle a été longtemps fasciné
par le mystère qu'expriment les pierres. La tête de
pierre exerce son pouvoir sur les êtres, l'objet inanimé
s'étant transformé en être vivant, s'animant
chaque fois qu'elle manifeste son pouvoir magique. Un paysan
évoque la tête de"la mauvaise bergère de pierre qui garde et dirige
la Malnoue. D'aucuns prétendent qu'elle en a une toute
laide... D'autres prétendent qu'elle en a une bien belle comme
celle de la Vierge Marie.
(...) Va vite la
remettre où tu l'as trouvée, sans ça, ce sera du
malheur tel que notre sorcier de Ménétréol ne
pourrait rien contre lui, lui qui peut tout sur
tout..." (325)
Moarc'h se décide à
faire venir chez lui le désensorceleur, un forgeron de
soixante ans qui arrive en"tablier de maréchal-ferrant", les yeux"finauds""ramassés
comme pour prendre moins de place et frapper avec plus de
force." (336) Il
mène un interrogatoire serré, et donne une explication
anthropomorphique des événements :"Je vais essayer de conjurer le mal en
endormant le pouvoir maléfique que dégage cette
tête... Seulement, mon gars, laisse-moi te dire que tu as mal
agi en la séparant du reste du corps... À ta place, je la recollerai sans plus tarder...
Cette statue est peut-être le diable en
personne... (...)
Crois-moi, si elle fait tout
ce bruit dans ton grenier, c'est qu'elle veut que tu la
ramènes où tu l'as trouvée..." (388) Le lecteur
remarquera que sa recommandation ne fait que reprendre la logique
magique du paysan qui a donné le même conseil peu avant.
Une seconde prescription paraîtra burlesque. Le
désensorceleur donne à Moarc'h un bout de papier
à mâcher40 pour arrêter sa fièvre, remède
psychologique à caractère de placebo qui fonctionne
à merveille. Il demande un louis, somme considérable
à l'époque. Confiant dans l'action du
désensorceleur, Moarc'h pense attendre la récolte
plusieurs mois encore avant de reporter la pierre. Le temps de la
gestation de la future Malvenue et de la maturation du blé
volé au marais a permis à la pierre de
déséquilibrer complètement Moarc'h. Après
maints tourments, Moarc'h meurt, écrasé par la
tête de la statue qu'il descend du grenier pour enfin s'en
débarrasser. La tête est cassée par une vieille
servante, et les débris jetés. Le marais a vite repris
les sillons gagnés indûment qui ont coûté
la vie à Moarc'h.
La Malvenue est née le jour de
la mort de Moarc'h, manifestation évidente de la continuation
de l'application de la loi antique de la terre. Elle a maintenant
seize ans. Elle est marquée sur le front pour les paysans par
le signe du diable, une étoile qui change de couleur suivant
ses actions. Car une malédiction se transmet de
génération en génération si rien ne vient
l'arrêter. La trouvaille par son père de la tête
de la statue n'avait apporté que malheur et s'était
achevée par sa mort. Or la fille devenue adolescente a
trouvé et gardé une pierre,sans le savoir un morceau de
la tête de la statue cassée, avec des formes qui
rappellent un oeil, un nez et des lèvres. En magie, la partie
valant le tout, le cycle de la malédiction peut recommencer.
La pierre s'empare de Jeanne pour en faire sa chose :"Faut pas chercher à comprendre,
ça a été plus fort que moi, c'est un peu comme
si on m'avait forcé à le faire... Je n'y suis pour
rien." (248) dit-elle au
valet qui l'a surprise à incendier la meule de blé de
la moisson. Quand elle a la pierre en main, la Malvenue n'est plus la
même :"Une chaleur court
dans son bras et meurt dans son cou. Une ardeur nouvelle
pénètre en elle, fait battre son coeur plus fort, pince
ses narines. Ses yeux fauves brillent par à-coups. Le
léger pli qui, de chaque côté de ses
lèvres charnues dit sa sensualité, se creuse, fait
ressortir la rondeur velouté des joues. Enfin la
déchirure étoilée, marquant la peau juste au
milieu de son front et qui lui vaut les surnoms de
«Marquée» ou de «Malvenue», perd sa
couleur bleuâtre, devient rouge. Jeanne a alors un sourire
haineux." (252)
C'est par la Malvenue que la statue brisée de la Malnoue
manifestera son pouvoir malveillant, un fragment du visage fait vie.
Jeanne devient un personnage double : éclatante jeune fille un
peu paresseuse quand elle n'a pas la pierre, en proie à des
forces mauvaises quand elle la touche.
Le marais dépend du vaste ensemble hydrogéologique de
la Malnoue, nappe d'eau ou fleuve souterrain, symbolisé par
l'évocation de Mélusine, bien connue en Bretagne.
Mélusine a une double caractéristique aquatique et
lunaire41, et elle est considérée comme ayant un
pouvoir de fécondité. La tête de la statue a eu
jadis un pouvoir érotique puissant. La femme de Moarc'h ne
pouvait pas avoir d'enfant et son époux n'était
guère vaillant au lit. Mais la nuit où la pierre
pénètre dans la maison, les époux entrent en
émoi42 et conçoivent l'enfant, une fille, Jeanne. Seize
ans plus tard, la séduction érotique primitive de la
Malvenue est due à Mélusine, comme son charme
inexplicable qui dépasse les limites de la séduction
ordinaire. Quand elle est surprise à incendier la meule, elle
se serre contre le valet qui ne se demande plus s'il doit la
dénoncer :"Maintenant
que la fille a approché du sien son corps de diablesse, il est
sans volonté."
(248). Elle ressent la même lubricité
:"Jeanne croche la chemise du
gars. Ses ongles griffent la peau. Elle le prend à bras le
corps. Son visage s'écrase à même sa poitrine
d'homme. La peau du gars sent chaud. Elle y presse ses
lèvres." (357)
L'autre ne souhaite pas résister. Quand la Malvenue laisse son
corps s'exprimer, devenu chair du Malin, c'est en fait à
travers elle l'esprit de Mélusine qui ensorcelle
littéralement son amoureux.
Après diverses
péripéties, la Malvenue jette les débris de la
tête de la statue dans le marais, avec des conséquences
physiques et météorologiques, comme toutes les fois
où une puissance infernale est concernée
:"La surface écume en
gros bouillons qui montent du fond et éclatent avec des
puanteurs fétides. On dirait que la Malnoue est soudain un
immense chaudron bouillant sur une des bouches de
l'enfer". (356)
L'orage éclate, électrise la Malvenue, qui offre son
pucelage à l'amoureux qui l'avait accompagnée
:"Jeanne tire Blaise à
elle. Il s'allonge à côté d'elle, sous la pluie,
dans la boue. Blaise veut le corps de Jeanne. Il tire l'étoffe
collée à la peau. La fille s'allège pour
l'aider. Il pleut, pleut... Blaise s'impatiente. il a un geste plus
brusque. Tout vient d'un coup. L'eau du ciel ruisselle, ruisselle...
Jeanne est nue, luisante de pluie. Elle dresse les bras et les
referme sur Blaise."
(359) La Malvenue ne pouvait devenir femme que dans
l'élément constitutif de la Malnoue, l'eau, et sous
l'influence de Mélusine, son entité.
Éros est lié
inexorablement à Thanatos. La Malnoue n'a pas
envoûté Jeanne par le truchement de sa statue pour la
satisfaire, mais pour se venger. La Malvenue a vu une femme dans le
marais, une lavandière mystérieuse, Mélusine
sans tête comme la statue décapitée, qui bat des
draps. Ou des linceuls qui signifient la mort, comme le
suggère la vieille servante confidente, gardienne d'un long
savoir rustique :"Je n'ose pas
y croire, dit-elle enfin, mais ça pourrait être deux
suaires... un malheur se prépare..." (346)
La Malvenue a été poussée à aller au
cimetière voir la tombe de son père, dont la tombe
montre des traces de tentatives de soulèvement, un morceau de
la pierre est cassée. Le cimetière est un autre de ces
lieux que craignent les superstitions populaires. Le fossoyeur
commente :"Faut croire qu'il y
a là une âme qui n'a pas son compte de bonnes actions
pour mériter le Paradis... Elle a peut-être bien
cherché à sortir de son trou..." (363) Jeanne
s'angoisse43, et elle entend, la nuit, ce qu'elle croit être
son père mort sorti de sa tombe. Il lui reste la pierre
trouvée naguère, cachée sous son lit. Elle
cherche à s'en débarrasser, la jette dans le puits. La
pierre revient, cassant la vitre. (370) Elle veut se
délivrer de la pierre dans le marais, suivant le conseil d'un
trimardeur mystérieux :"Je crois que je vais être damnée à
jamais, mais je sais qu'avant, je peux sauver l'âme du
père qui souffre depuis seize ans." (403) En fait, elle va dans le marais rejoindre la
statue païenne qui lui conférait ses pouvoirs
maléfiques quand elle touchait la pierre dont elle est
faite.
Née de la mort de son
père écrasé par la tête de la statue
païenne du marais qu'il avait décapitée et
profanée, la Malvenue a retrouvé l'eau originelle de
l'objet qui avait contribué à sa naissance. Le cycle
est bouclé, l'ordre des choses va être rétabli,
la transgression effacée. La Malvenue est engloutie par le
marais :"Il ne reste plus de
la Malvenue que sa main refermée sur la pierre. Le caillou
paraît incrusté entre ses doigts repliés. Pour
l'en séparer il faudrait trancher le poignet. C'est par la
seule volonté de Dieu ou du Diable qu'un mort emmène un
objet avec lui dans son trépas. C'est avec la seule
volonté de l'un et de l'Autre qu'il le rend. La vase se tord
à gros bouillons autour de cette main qui, brusquement,
écarte ses doigts morts et laisse tomber dans le marais la
pierre qui porte l'oeil, le nez et la bouche du mal." (407) La Malvenue
était le portrait de la statue, un double humain, et on ne
retire pas son corps, mais sa statue :"C'est une statue ancienne qui n'a plus de tête.
Les formes ressemblent tellement à celles de la Malvenue
qu'ils croient rêver. De grosses mouches bleues et noires se
posent aussitôt sur la statue et cherchent à faire
ripaille de pourriture, comme si c'était une
charogne." (411)
Plus nettement que dans
Le Rond des
sorciers ou Marie la louve,
Seignolle a intégré dans ce roman le mythe aux
superstitions. Au-delà du motif de l'objet maléfique,
il reprend la condamnation ancestrale constamment transgressée
du désir obscur qui pousse certains hommes à aller au
devant de l'inconnu, avec ses inévitables dangers, et la
vieille conviction religieuse que le châtiment surgit quand on
a transgressé les interdits et les tabous qui permettent aux
puissances invisibles de maintenir l'ordre des choses.
Notes :
37 Première version : Toussaint 1946-Pâques
1948. Maisonneuve et Larose éd.1952. La première
version de cinq cents pages fut ramenée à deux
cents.
38"Là!
à la croisée de ces quatre sentes en pointillés
sur le sol et s'étirant vers les quatre coins de la
terre,cette bâtisse croulante, assaillie sur trois
côtés par les tentacules d'un roncier géant qui
la dévore!"
(92) Le
roncier, dans les superstitions paysannes, est une plante du domaine
satanique.
39 Chercheur dès dix ans dans les environs d'Aulny
et de Robinson, Seignolle a bénéficié d'une
petite réputation dans l'archéologie avant de se
tourner vers l'ethnologie sur les conseils d'Arnold van
Gennep.
40 Sur lequel il a écrit au crayon de
charpentier"en tirant la langue" :"Abraxas, garraze, eglatus."
(340),
remède qui produit son effet... L'abraxas, pierre
taillée et gravée, originaire du Proche-Orient antique,
est encore de nos jours considérée comme une amulette
aux grands pouvoirs protecteurs en Egypte, en Orient et en Espagne.
L'explication du mot est discuté (du persan abrasas, dieu?
d'Abraxas, dieu syrien et perse? de Al braxas, pierre de
bénédiction? Le mot magique dérivé
«abracadabra»servait à protéger des maladies
et guérir de la fièvre.
41 Explication de la transgression de Moarc'h :
profanation la nuit du marais.
Fée à queue de poisson
(ou queue de serpent), Mélusine est un archétype
indo-européen lié à la
déesse-mère, avec de nombreuses interprétations.
En Vendée et en Bretagne, l'interprétation de
l'archétype a fait que Mélusine est née des
amours de Merlin et de Viviane (il existe d'autres filiations,
liées aux Lusignan). Mélusine est devenue en
conséquence la femme légendaire des romans de
chevalerie. Paracelse raconte que la Mélusine était
à l'origine une nymphe qui fut entraînée par le
Diable à s'adonner à la sorcellerie, ce qui pourrait
expliquer la nature maléfique qu'elle a dans le
récit.
42 La femme de Moarc'h a touché la statue, qui
lui"a fait du
bien" :"Une moiteur part de ses tempes, court sur son
cou, sa poitrine et ses hanches pour s'effacer sur ses cuisses;
depuis longtemps, elle n'a connu un tel plaisir. (...) Sa voix est
changée. Elle sonne gaiement et fait tressaillir l'oreille.
Ses lèvres sont ouvertes sur des dents joliment
alignées, blanches et aiguës. Son corsage s'est fait plus
ample." (283) Quant à
Moarc'h :"Pas vrai, lui dit-il
à l'oreille, pas vrai que t'as envie qu'on soit vite seuls ce
soir..." (285) En portant la
pierre, il a ressenti son magnétisme minéral. Voir
aussi p. 296 sur la croyance aux statues donnant la
fécondité.
43 Autre expression de l'ignorance populaire, le
fossoyeur, qui a le statut particulier dans le village d'homme des
morts, dit à Jeanne :"Ne cherche pas à comprendre ce qu'un vieux
compagnon des morts comme moi ne comprend pas
toujours. (...)
Avec les défunts, on ne
sait jamais rien... (...)
On en voit et on en comprend
des choses quand on vit dans un cimetière... Y a belle lurette
que je ne m'inquiète plus... Les morts peuvent faire ce qu'ils
veulent, ici, ils sont chez eux..." (364)
à l'article.
Roland Ernould © 2001
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