LA
DÉCOUVERTE ET L'APPRENTISSAGE
DE LA
MAGIE dans Ça de Stephen King
"Le thème principal du fantastique,
ce n'est pas la possession et l'usage de la magie; (...)
c'est la découverte et l'apprentissage de la
magie." (Pages Noires,
145)
Le merveilleux et le prodigieux sont
liés depuis des millénaires au
sacré2 et à la force du numineux3. Par eux, l'imagination peut rêver
à une surpuissance dont les hommes voudraient bien disposer
pour satisfaire leurs désirs et leurs projets. Les hommes des
temps anciens ne s'expliquaient pas le monde, dont ils craignaient
les manifestations imprévues. Ils ne pouvaient justifier son
fonctionnement que par l'intervention de puissances
mystérieuses. Les actions humaines, même correctement
conduites, donc à l'efficacité assurée par les
réussites antérieures pour tout esprit positif, ne
peuvent réussir pour l'esprit «primitif» que si
elles bénéficient d'un surcroît
énergétique imaginé, mystérieux,
procuré par des pratiques magiques complémentaires pour
s'assurer leur bonne réalisation, le mana4.
.. du site ..
Quand le numineux est lié
à un être dont le monde est la création, la
marche de ce monde s'explique par les lois qui lui ont
été données pour assurer son fonctionnement. Ces
lois «naturelles», instaurées par le personnage
divin, pourront être occasionnellement transgressées.
Mais cette transgression, très limitée, ne peut se
faire qu'avec l'accord divin, ou par l'action directe de la
divinité, sans que cela puisse changer le sens global de
l'histoire, réalisation divine. Ce qui arrive est
nécessairement lié aux significations humainement
inconnues d'une histoire qui se réalise suivant les desseins
divins. Le miracle ou le prodige, dans cette perspective, est la
transgression momentanée par la divinité
elle-même, et pour des raisons imprévisibles, des lois
ordinaires qui assurent la bonne marche du monde. Les hommes
chercheront, par divers moyens, à faire en sorte qu'une telle
transgression, dont ils admettent la rareté, se fasse d'abord
à leur profit.
King se situe dans dans ces
perspectives qu'il a utilisées très souvent : lier la
magie et l'action, dans un environnement surnaturel, afin de
régler des problèmes difficiles ou de supprimer des
intentions extérieures malfaisantes ou mortifères. Pour
régler de manière efficace leurs problèmes de
survie, les habitants des nations industrialisées peuvent
certes utiliser la science officielle et les techniques. Mais si
vaste et si rapide que soit leur développement, science et
techniques n'arrivent pas à combler les souhaits ou les
aspirations de nos contemporains, devenus de plus en plus exigeants.
Et si une prière ou une visite à un lieu de culte
peuvent aider un patient en mauvaise posture, qu'un chirurgien
efficace vient d'opérer pourtant dans les meilleures
conditions, pourquoi se priver d'un complément de certitude?
Pourquoi ne pas tenter magiquement de modifier le destin, en
sollicitant une intervention miraculeuse? En utilisant les pouvoirs
de la magie? Cette situation est constamment reprise dans les romans
cosmiques5 de King, partie par conviction personnelle, partie
parce que tout écrivain habile sait utiliser au mieux les
conduites, primitives ou même régressives, de ses
lecteurs...
King possède une forme de
pensée surtout intuitive, marquée par des impressions
sensorielles et affectives. Son enfance a été
imprégnée par les légendes
judéo-chrétiennes de son éducation religieuse
(La Bible est souvent citée dans son oeuvre).
Simultanément, il fut profondément influencé par
le cinéma et les Comics de sa jeunesse et de son adolescence.
Chez lui, la force de l'imaginaire et de l'émotion l'emportent
très largement sur le rationnel. Il n'éprouve aucune
difficulté à se glisser dans la pensée magique,
comme son double, l'écrivain Bill Denbrough, revenu à
Derry pour affronter Ça. Bill explique à un ami son
comportement rationnellement déroutant : "C'est bien ce que je suis censé faire, non? S'il
faut certaines conditions préalables à la magie,
celles-ci doivent inévitablement se mettre en place
d'elles-mêmes."
(Ça,
587) Cette mise en place est un
jeu apprécié de King, excité par la
duplicité - pratiques millénaires opposées
à la rationnelle modernité - propre au travail du
romancier du genre fantastique, qui doit allier surnature et
réalité, agencer les éléments de son
récit par analogie avec les procédures magiques, ce
dont le lecteur attentif n'est pas dupe.
Ça est le festival des transformations d'une
entité, et un véritable catalogue des
possibilités magiques. La plus vaste entreprise
d'écriture de l'auteur6, qui se ressent de Shadowland et de
la collaboration avec Peter Straub pour la réalisation de
Le Talisman des
Territoires présente de
multiples variations sur l'être surnaturel kingien, reprises un
peu partout dans de nombreux romans sous diverses formes, avec des
procédés analogues cependant. Le Fléau et lui ont
permis d'explorer des univers nouveaux depuis Shining. En
rédigeant Ça, King
possède la plénitude de ses moyens pour un roman,
où, comme dans Shadowland, l'utilisation de la magie ne
survient pas pour corser le récit, mais constitue le
récit.
Ce qui est
imaginé est possible.
Il n'y a pas de magie sans la
croyance en une puissance extraordinaire, avec des pouvoirs
particuliers; et pas de pratique magiques sans utilisation normative
de ses forces occultes.
Un monde
double?
Pour les mentalités magiques, le monde est double. Nous vivons
dans le monde quotidien, visible, profane. Mais nous sentons aussi la
présence d'un «monde-autre»7, habituellement invisible pour les hommes
ordinaires. Les mythes décrivent ce monde-autre, le monde du
sacré, peuplé de multiples esprits (terrestres,
célestes ou chthoniens comme Ça), bienveillants ou
porteurs de maux. Les êtres qui l'habitent sont animés
par les mêmes désirs et les mêmes appétits
que les hommes. Les esprits du monde-autre sont capables d'exercer
une influence sur les objets animés ou inanimés de ce
monde-ci, par des liaisons différentes que celles que nous
connaissons habituellement, qui appartiennent à la
sphère de la magie. Dans cette perspective, notre monde-ci ne
tire sa signification que par le «monde-autre», toujours
présent en coulisse. Les esprits voient ce qui se passe dans
ce monde, soit parce qu'ils l'habitent, soit parce qu'ils l'animent
en partie magiquement, ou le gouvernent à partir du
monde-autre. Notre monde-ci serait celui de la causalité, le
«monde-autre» celui de la finalité8.
Dans la "dialectique
rationalité/magie", comme l'appelle Jean
Fabre9, coexistent de nos jours deux conceptions mentales de
ce monde absolument différentes et irréductibles. D'une
part, celle d'un univers unique, s'imposant aux hommes comme une
globalité, qui est régi par des lois objectives,
déterminables par des moyens appropriés. L'infiniment
petit comme l'infiniment grand s'y unissent en un seul système
d'explications. Cette vision du monde s'affine grâce à
nos progrès scientifiques et a permis aux techniciens les
objets et possibilités de notre monde occidental. A
côté, irréductible, se trouverait un monde
imaginaire historiquement dépassé, un monde d'esprits,
de follets, de magiciens et de «médiums», qui serait
son contraire, où les lois de l'univers se trouveraient
suspendues ou modifiées par des interventions au profit
d'individus, qui en tireraient des avantages particuliers. La
gravitation, l'action de la lumière, les lois de notre
organisation psycho-physique, s'imposent à la pensée
rationnelle, indépendantes de nos désirs ou de
l'intervention d'esprits. Or, dans le cas d'une intervention magique,
elles sont susceptibles de ne pas fonctionner un certain temps.
Ainsi dans Ça, des
événements singuliers se produisent, qui offusquent la
raison : "Il y a des choses qui
n'auraient pas dû exister. Elles offensaient le sens de l'ordre
de toute personne saine d'esprit, elles offensaient cette idée
fondamentale que Dieu avait donné une chiquenaude sur l'axe
terrestre afin que le crépuscule dure douze minutes à
l'équateur et plus d'une heure ou davantage là
où les esquimaux construisent leurs igloos. Il avait fait cela
et Il avait dit : «Très bien, si vous pouvez imaginer
l'inclinaison de l'axe terrestre, vous pouvez vous représenter
n'importe quoi. Parce que même la lumière possède
un poids, parce que, lorsque le sifflet d'un train baisse
soudainement d'un ton, on a affaire à un effet Dopler.
(...) J'ai donné la
chiquenaude et j'ai été un peu plus loin pour assister
au spectacle 10. Je n'ai rien
d'autre à déclarer, sinon que deux et deux font quatre,
que les lumières dans le ciel sont des étoiles, que
s'il y a du sang, les adultes doivent le voir aussi bien que les
enfants.»"
11 (Ça, 422). Or
il se fait que Ça, bafouant le sens de l'ordre
divin12, projette ici et là du sang que les enfants sont
seuls à voir... La magie est le moyen d'action ordinaire des
forces antagonistes qui entrent en jeu, et changent
intentionnellement des réalités particulières.
Les hommes vont essayer d'utiliser des moyens pour échapper
à leurs desseins ou obtenir leur faveur, dans un processus
d'actions/réactions, où s'affrontent un pouvoir et un
contre-pouvoir.
La négation du magique n'est
admise que dans notre civilisation occidentale ou dans la partie de
la civilisation orientale qui a subi notre influence. Pour les
esprits scientifiques occidentaux, l'attitude magique est propre aux
premiers âges de la vie ou à l'adulte non
rationalisé qui pense qu'une intervention quelconque venue
d'ailleurs peut changer la
réalité à son profit13. Les héros de Ça sont des préadolescents, mais leurs esprits ne
sont pas vierges. L'esprit enfantin a, comme le rappelle
Bachelard14 , "l'âge de ses
préjugés". Les
enfants projettent spontanément sur le monde tout ce qu'on
leur a enseigné. Quand leur culture est en grande partie
cinématographique, comme ceux de Ça, ils acceptent sans problèmes majeurs les
apparences surnaturelles créées par Ça, parce
que les icônes fantastiques leur sont familières. Au
Moyen-Âge, on voyait des diables cornus à tous les
détours des chemins. Les enfants admettent de même que
Ça soit venu dans un engin d'un lointain espace, par l'effet
d'une culture pseudo-scientifique mal assimilée,
baignée de toute l'angoisse des temps modernes, comme les
adultes «voient» des «soucoupes volantes».
Individu vulnérable, l'homme
à l'esprit magique ne rencontre dans son environnement et son
histoire qu'intentionalités15. Il pose un monde métaphysique parallèle
au sien comme s'il était «quand même»
possible, comportant des formes de réalité qui le
visent en tant qu'individu. Dans notre civilisation (quand elle reste
fidèle au caractère de rationalité qui la
désigne historiquement), cette visée personnelle n'a
aucune valeur culturelle et se trouve rationnellement niée :
"Ces choses-là ne sont jamais
réelles, elles n'accèdent à l'existence qu'entre
les pubs des programmes de nuit de la télé ou le samedi
en matinée, au cinéma; là, avec un peu de
chance, on avait droit à deux monstres pour vingt-cinq cents.
(...) Non, ils n'avaient aucune réalité. Les
monstres de la télé, du cinéma et des BD
n'étaient pas réels... du moins jusqu'au moment
où on allait au lit sans pouvoir dormir; jusqu'au moment
où étaient sucés jusqu'au dernier les quatre
bonbons que l'on avait placés sous son oreiller contre les
sortilèges de la nuit; jusqu'au moment où le lit
lui-même se transformait en un lac de rêves
méphitiques tandis qu'au-dehors hurlait le vent et que l'on
redoutait de regarder vers la fenêtre de peur d'y voir un
visage, un ancien visage ricanant qui n'aurait pas pourri mais se
serait desséché comme une feuille, les yeux
réduits à deux diamants enfoncés au plus creux
d'orbites ténébreuses; jusqu'au moment où l'on
voyait une main noueuse comme une patte de rapace
tenant..." (Ça, 222) Cette attitude - affirmer ne pas croire, tout
en y croyant quand même - est la source de multiples variations
pour King.
Des faits
inexplicables.
Quand il nous présente ses
divers personnages, King n'annonce pas les particularités
remarquables qui concernent les membres du groupe d'enfants devenus
adultes. Elles ne se dévoilent que peu à peu. Certains
étaient des gosses défavorisés socialement, qui
s'étaient appelés par autodérision le Club des
Ratés. Alors que rien ne les prédestinait à
réussir socialement, ils occupent maintenant des situations
non négligeables et n'ont pas de problèmes d'argent,
comme s'ils avaient été marqués par une
destinée particulière : "J'en conclus que votre réussite trouve son
origine dans ce qui s'est passé il y a vingt-sept ans
ici." (Ça, 498) Ils ont tous oublié ce qui s'est
passé, mais ils ont cependant le sentiment d'une dette
à rembourser : "J'ai peur
à en être fou de tout ce que je risque de me rappeler
avant la fin de la nuit, mais peu importe à quel point je
crève de frousse, car les souvenirs vont remonter. Tout est
là, comme une grosse bulle qui ne cesse de croître dans
ma tête. Mais je vais y aller, parce que tout ce que j'ai
jamais eu et tout ce que j'ai maintenant, c'est d'une manière
ou d'une autre à ce que nous avons fait alors que je le dois;
et dans ce monde, on paie toujours pour ce qui nous est
donné." (Ça, 90)
Quoique géographiquement éloignés les uns des
autres, ils vivent collectivement une osmose étrange et
perçoivent simultanément la mort d'un de leurs
camarades de classe : "Bien qu'aucun ne
se souvînt par la suite l'avoir fait, tous levèrent la
tête à l'instant précis où mourut Eddie
Corcoran..., comme s'ils venaient d'entendre un cri
lointain." (Ça, 258) Les
membres du Club des Ratés sont entrés dans une bulle
originale, qui aura dès lors ses propres lois dans un monde
qui continue à tourner normalement autour d'eux. Vue de
l'extérieur, comme le voit le lecteur, leur bulle sera
jalonnée de transformations et de transgressions
extraordinaires.
Le passé ressuscité les transforme. Bill porte dans les
paumes les cicatrices d'une cérémonie organisée
par des gamins pour devenir frères de sang : "Il tendit vers elle [son épouse] ses
mains ouvertes, et elle vit, au creux de chacune d'elles, comme un
petit treillis de lignes blanches : du tissu cicatriciel. Elle avait
tenu cette main - ces deux mains - un nombre incalculable de fois,
mais jamais encore elle n'avait remarqué ces
cicatrices. (...)
«Tu as raison. Elles n'y
étaient pas. Je ne pourrais pas en jurer, mais il me semble
bien que je ne les avais pas non plus hier soir. (...)
Je pense qu'elles sont revenues lorsque
Mike m'a appelé. C'est ce que je crois. - Ce n'est pas
possible, Bill.»"
(Ça, 144) Cette
anomalie n'est pas la seule. Autre particularité, Bill
s'était mis à bégayer à la mort de son
frère. Il a perdu son bégaiement en quittant Derry :
"Bégaiement et souvenirs ont
disparu simultanément. Quelqu'un a essuyé le tableau
noir, et toutes les vieilles équations se sont
effacées."
(Ça, 147)
Maintenant qu'il y retourne, son bégaiement est revenu...
"Un mouvement péristaltique
terrible/merveilleux vient de commencer. Il pense : Mon Dieu, je suis
digéré par mon propre passé." (Ça, 174) Le temps ordinaire a disparu, voici revenu le
temps exceptionnel des prodiges et des miracles.16
Jadis, de multiples faits surprenants se sont produits avec des
objets concernant les membres du groupe. Par exemple, quand deux
gamins regardent un album contenant des photos anciennes de Derry :
"Il abandonna au bout d'une minute, mais
les pages continuèrent à se tourner, toutes seules,
lentement mais régulièrement, avec un fort bruit de
froissement qui avait quelque chose de délibéré.
Bill et Richie échangèrent un regard, l'un et l'autre
l'oeil exorbité, et revinrent à l'album.
Il arriva de nouveau à la dernière image, et les pages
arrêtèrent de tourner."
Ce n'est pas tout : une photo s'anime, les voitures roulent,
disparaissent du cadre, les piétons marchent. Les bruits de la
rue deviennent perceptibles. Puis le clown/Ça apparaît,
essayant d'attraper un enfant : "«N-N-N-NON!» cria Bill en
portant la main à la photo.
En mettant la main dans la photo.
Il s'en fallut d'un rien. Il vit le bout des doigts de Bill
pénétrer la surface de la photo et passer dans un autre
monde." Bill n'a que le temps
de retirer la main : "Une série
de coupures entaillait son index, son majeur et son annulaire. Le
petit doigt avait à peine effleuré la surface de la
photographie (en avait-elle une?) et n'avait pas été
touché, apparemment; Bill confia plus tard à Richie que
l'ongle avait cependant été coupé aussi
nettement qu'avec des ciseaux de manucure." (Ça, 335/8) Ces
coupures ont été évidemment produites par
l'action magique de Ça.
Les entités et les personnages
de King utilisent ainsi, à divers degrés, des pratiques
magiques immémoriales, qui ont pour but de modifier le cours
habituel des choses, hors des moyens ordinaires, en bouleversant
ainsi les faits les plus solidement établis par les lois
scientifiques, au profit ou au détriment des hommes. Il n'est
pas possible d'énumérer les transgressions de la
normalité qui se produisent à chaque instant, dans un
mépris total de la réalité quotidienne : le
clown, apparence surnaturelle, ne fait pas d'ombre, ses ballons
flottent contre le vent (220), les paumes
des mains de ses apparitions humaines sont lisses (419). Des
visions horribles surgissent, comme la tête dans le
réfrigérateur (673), l'apparition
de nombreux objets, dont une Plymouth Fury rouge de 1958 (926), la
transformation d'une maison (829), etc. Ces
irruptions ou transgressions appartiennent à une conception
magique du monde.
Transformations et
transgressions.
Ça «hante» les
égouts de la petite ville de Derry, à la fois son
dortoir et son garde-manger. Il est apparu la première fois au
lecteur et à Georges, le petit frère de Bill, sous la
forme d'un clown : "George se pencha et
regarda de nouveau. Il n'en croyait pas ses yeux; c'était
comme dans un conte de fées, ou comme dans ces films où
les animaux parlent et dansent. Il aurait eu dix ans de plus, il
serait resté incrédule : mais il avait six ans, et non
seize.
Un clown se tenait dans l'égout. (...)
Un clown, comme au cirque, ou à
la télé.
(...) Le visage du clown
était tout blanc; il avait deux touffes marrantes de cheveux
rouges de chaque côté de son crâne chauve et un
énorme sourire clownesque peint par-dessus sa propre
bouche." (Ça, 23/4) Le
clown est habillé d'un ample vêtement avec de gros
pompons orange en guise de boutons, et porte les gants de personnages
de dessins animés.
Comme les entités de
l'imaginaire magique, Ça se transforme à volonté
et modifie l'environnement, ici en atmosphère de cirque :
"«Ne sens-tu pas l'odeur de cirque,
Georgie?»
Georgie se pencha, Ça sentait les cacahuètes, les
cacahuètes grillées! Et le vinaigre, ce vinaigre blanc
que l'on verse sur les frites d'une bouteille avec un petit trou!
Ça sentait aussi la barbe à papa et les beignets frits,
tandis que montait, encore légère mais prenant à
la gorge, l'odeur des déjections de bêtes fauves. Sans
oublier celle de la sciure. Et cependant...
Et cependant, en dessous, flottaient les senteurs de l'inondation,
feuilles en décomposition et de tout ce qui grouillait dans
l'ombre de l'égout. Odeur d'humidité et de pourriture.
L'odeur de la cave.
Mais les odeurs du cirque étaient plus
fortes." (Ça, 24/5)
La vision et l'imagination l'emportent sur la réalité.
Cependant le réel demeure en toile de fond. Chez King subsiste
toujours quelque imperfection dans les transformations d'une
entité maléfique et des insuffisances dans les visions
qu'elle crée. Expression de la vieille idée
théologique que la contre-création diabolique est
toujours une imitation imparfaite de la Création divine, que
le Malin ne peut refaire.
Les transformations de Ça ne sont pas quelconques. Elles ont
leur logique propre et se trouvent toujours rattachées
à une peur liée à l'imaginaire, persistant
depuis l'enfance. Ses apparitions fréquentes se font dans
certaines conditions : Ça prend la forme la plus proche d'une
image permanente ou récente liée à la peur.
Ainsi Mike, qui a vu la veille au soir à la télé
le film Rodan17 (276) se voit agressé par un oiseau
gigantesque : "L'oiseau ne ressemblait
pas à Rodan, mais il sentait que c'était le même
esprit qui venait de jaillir de la fosse." (Ça, 280) Et,
preuve qu'il s'agit bien d'un avatar de Ça, sur la langue de
l'oiseau "étaient posés un
certain nombre de pompons orange." (Ça, 283), ceux
qu'on remarque sur la tenue du clown. En fait, la peur de Mike ne
vient pas seulement du film de la veille, mais d'un épisode de
son enfance : "Il ne s'en souvenait pas
consciemment, mais sa mère aurait pu lui dire d'où
venait l'oiseau qu'il avait vu aux aciéries. Alors qu'il
n'avait que six mois, elle l'avait laissé endormi dans son
berceau, d'un côté de la cour, pendant qu'elle
étendait draps et couches sur le fil à linge. Elle
avait accouru à ses cris. Un gros corbeau 18 s'était posé
sur le rebord du berceau et picorait le bébé comme une
créature diabolique dans un conte de fées. Il hurlait
de souffrance et de terreur, incapable de chasser l'oiseau qui avait
senti la faiblesse de sa proie. (...)
Le souvenir était resté
enfoui dans la mémoire profonde de l'enfant -
bébé minuscule, oiseau gigantesque - et lorsque
Ça l'avait attaqué, Mike avait vu de nouveau le monstre
d'autrefois." (Ça, 991)
Parfois ces transformations
comportent des aspects grotesques en même temps que
terrifiants19 . Richie a vu un loup-garou le samedi
précédent, sur l'écran du cinéma Aladdin.
"Sauf que ce n'était pas Michael
Landon20, le visage grimé,
le corps couvert d'une fausse fourrure. C'était bien
réel." (Ça, 373) Le
loup-garou a la veste d'écolier de Landon; mais elle ne
comporte aucun système de fermeture : "Au lieu de cela, il y avait ces espèces de gros
boutons orange, duveteux comme des pompons. Le deuxième
détail était encore pire; il fut sur le point de lui
faire perdre connaissance, ou du moins, il faillit s'abandonner au
monstre et se laisser tuer. Un nom, cousu avec du fil d'or,
apparaissait sur le revers de la veste - le genre de truc qu'on peut
se faire faire chez Machen's pour un dollar si la fantaisie vous en
prend.
Sur la partie gauche et ensanglantée de la veste,
tachés mais lisibles, figuraient les mots RICHIE TOZIER." Son nom.
(Ça, 376) Suit
enfin la dernière transformation de Ça, en
"clown au ricanement hideux, dont la
figure dégoulinait de fond de teint, dont les lèvres se
retroussaient sur un sourire ignoble de vampire et dont les yeux
étaient deux pièces d'argent brillantes. Un clown qui,
pour quelque invraisemblable raison, portait une veste aux couleurs
du lycée de Derry par dessus son costume argenté aux
pompons orange." (Ça, 37/8) Ce
procédé est fréquent chez King, qui adore
ajouter quelque dérision à l'horrible. En plus, il
suggère que les transformations de Ça suivent des lois
particulières, en cohérence avec les apparences que
l'entité souhaite se donner. Ça se transforme
successivement en loup-garou, lépreux, en
momie21 "avec des effluves de
cannelle et d'épices, de suaires pourrissants
imprégnés de drogues étranges, de sable et d'un
sang si vieux qu'il s'était desséché en granules
de rouille..." (Ça, 220), en
oiseau, en araignée, en Créature du Lagon
Noir22 qui assassine le jeune Eddie.
À partir d'icônes contemporaines, King reprend et
transforme à des fins littéraires la fonction que le
magisme, les mécanismes de la pensée magique en tant
que réalité historique et étape de l'esprit
humain, a exercée dans le cadre général des
civilisations. L'être surnaturel, rappelle Jean Fabre, est
généralement "tributaire d'une épiphanie." 23 L'utilisation des avatars d'une entité en
fonction d'un imaginaire individuel enfantin cinématographique
paraît une idée intéressante. Elle l'est
davantage encore quand King passe de l'individualité au groupe
: "Pour Stan, personne n'aurait pu voir
cet oiseau avant Mike; c'était son monstre personnel, en
quelque sorte. Mais maintenant, cet oiseau était la
propriété de tout le Club des Ratés, non?
N'importe qui d'entre nous pouvait le voir. Pas forcément sous
la même forme, mais voir un oiseau
géant." (Ça, 684)
L'intrusion d'une entité avec les interventions et les
comportements de l'âge magique provoquera le drame existentiel
qui le caractérisait historiquement jadis. Ce drame est aussi
celui des peurs de notre enfance, et leur souvenir n'est pas
totalement effacé de nos esprits d'adultes rationnels - quand
nous le sommes!
Cette intrusion se produit en deux temps (et, pour les personnages,
à deux niveaux de prise de conscience). Le lecteur
découvre, lors de la première, les réactions des
adultes qui savent ce qui s'est produit vingt-sept ans plus
tôt. Ils n'abordent plus le problème avec innocence, et
en sont complètement perturbés. Ils passent tous, dans
une belle image brutale, du "bleu au noir",
du bleu du ciel lumineux et de sa lumière au monde des
ténèbres (Ça, 63,
79). Réunis, ils basculent
rapidement dans leur ancien monde magique24, où les choses peuvent, au contraire du monde
normal, se prolonger effectivement au-delà de ses limites
sensibles, en ce sens que la réalité perçue
viole effectivement la certitude et l'assurance de l'actuellement
perceptible. L'expérience magique du retour de la
présence-autre les met sous tension et trouve son expression
immédiate dans la représentation ancienne d'un
«ailleurs» de la présence, d'une «ombre»,
d'un «reflet mauvais», celui de Ça : nom inscrit en
lettres de sang sur le mur de la salle de bains où Stan s'est
suicidé, incapable de supporter une deuxième fois le
choc d'un affrontement. Et une autre expression dans un
«écho», le nom de la Tortue25, qui revient à chaque instant dans
leurs souvenirs évanescents. La deuxième intrusion,
découverte peu à peu par le lecteur (qui est, pour les
enfants, chronologiquement la première), est celui des enfants
qui, rassemblant divers faits, en arrivent à faire la
synthèse des données, et à penser qu'il existe
quelque chose de mauvais à Derry. À la
différence des adultes, ils vivent l'intrusion avec
l'acceptation facile du surnaturel grâce à l'imaginaire
de l'enfance. Et ils acceptent les «lois-autres» de ce
monde particulier, pour les utiliser à leur profit.
L'imposition du
surnaturel.
Mike a trouvé des traces de
sang sur la pelouse d'un parc et deux traces nettes de jambes
traînées sur le sol : "Et
en supposant que ce n'était pas un homme mais un monstre qui
l'avait fait? Un monstre comme ceux des BD ou des livres d'horreur ou
des films d'horreur ou
(un mauvais rêve)
Il décida que l'histoire ne lui plaisait pas, qu'elle
était stupide. Il essaya de la chasser de son esprit, mais
elle s'accrochait.
(...) Il ferait mieux de
repartir. C'était exactement ce qu'il allait faire.
Mais au lieu de revenir à sa bicyclette, de rentrer à
la maison et de se mettre au travail, il suivit les sillons dans
l'herbe." (Ça, 268) Le
propre de la mentalité enfantine est d'explorer le monde et de
suivre ses intuitions plutôt que la voie dite
«raisonnable».
Les enfants font individuellement des
découvertes différentes, mais convergentes, qui les
conduisent à désigner un auteur commun. Faute de
pouvoir définir cette chose protéiforme dont les
comportements échappent à l'analyse, ils finissent par
l'appeler d'un nom indéterminé, Ça. Le nom est
particulièrement heureux, celui d'un objet qui ne se
présente pas sous des contours définis, dans des
limites stables qui permettraient de le saisir en tant qu'être
explicite. Ses confins sont sous le coup de possibilités
infinies et inconnues, qui suggèrent un monde-autre
chargé d'angoissant mystère. Ça
représente l'expérience d'une tension ou d'une force
propre à ces choses et à ces événements
liés à un univers dangereux, d'une foule de
possibilités obscures qui tourmentent l'horizon humain.
D'après ce qu'il vient de lire
à la bibliothèque, Bill pense que Ça est un
«glamour» : "D'après
les renseignements qu'il avait glanés, c'était le nom
gaélique de la créature qui hantait Derry; d'autres
races et d'autres cultures lui donnaient d'autres noms, mais tous
signifiaient la même chose. Pour les Indiens des plaines,
c'était un manitou, qui pouvait prendre la forme d'un lion des
montagnes, d'un élan ou d'un aigle; ils croyaient que l'esprit
d'un manitou pouvait les posséder; ils étaient alors
capables de donner aux nuages la forme des animaux d'après
lesquels ils désignaient leurs demeures. Dans l'Himalaya,
c'était un tallus ou tællus, un esprit mauvais ayant le
pouvoir de lire dans vos pensées et de prendre la forme de la
chose qui vous effrayait le plus. En Europe centrale, on parlait
d'eylak, frère du vurderlak, ou vampire. Et si en France on
disait «loup-garou», il pouvait en fait aussi bien prendre
la forme d'un faucon, d'un mouton ou même d'un insecte que d'un
loup." (Ça, 655)
Ça est une créature lovecraftienne venue d'ailleurs.
Quand Bev est poursuivie par le clown/Ça, ses ballons
habituels à la main : "Sur chacun
des ballons figurait cette phrase : JE VIENS DU LOINTAIN ESPACE."
Et Ça précise :
«Dis à tes amis que je suis le dernier d'une race qui se
meurt. (...) L'unique survivant d'une planète en train de
mourir.»" (554)
Ça, virtuose de l'impossible, dispose d'un monstrueux pouvoir
psychique : "Je crois Ça capable
de nous manipuler et de laisser sa marque sur les gens du fait qu'il
est." (Ça, 499).
"Ça a laissé sa marque sur
nous. Ça nous a imposé sa volonté, exactement
comme Ça impose sa volonté sur toute cette ville, la
semaine comme les jours fériés, même au cours de
ces longues périodes où Ça dort, hiberne ou je
ne sais quoi, entre ses périodes... plus actives." (Ça, 500), constatent les héros de cette
histoire. On l'a signalé plus haut, Ça prend
l'apparence de l'objet de la peur la plus forte d'un individu, celle
qui le paralyse et l'annihile. Mais il a aussi ses images
collectives, celle, standard, séductrice, du clown Pennywise,
qui lui a permis de traverser les derniers siècles. Ou celle
de l'Araignée, à la fonction terrifiante plus
particulière, qui témoigne à la fois de la
puissance et des limites de l'imagination : "Ça descendait à toute allure le rideau
arachnéen de sa toile, araignée de cauchemar venue
d'au-delà du temps et de l'espace, d'au-delà de ce
qu'aurait pu imaginer l'esprit enfiévré du dernier des
pensionnaires de l'enfer. (...) Cette forme ne fait
pas partie de celles que Ça a puisées dans nos esprits;
c'est simplement la plus proche de celles que nos esprits peuvent
concevoir comme étant celle des lumières-mortes, de
Ça, sa vraie forme." (Ça,
1025) L'Araignée est la forme qui cache celle
inconcevable du Ça dissimulé, le simulacre qu'ils
doivent combattre et si possible vaincre. En effet, derrière
cette ultime apparence de l'arachnéide, destinée aux
humains, "il y a quelque chose, une
forme que l'on peut presque voir comme l'on devine la forme d'un
homme qui se déplace derrière un écran de
cinéma pendant la projection, une autre forme, mais je ne veux
pas voir Ça, mon Dieu je Vous en prie, ne me laissez pas voir
Ça." (Ça, 1024/5)
26
Pendant de courtes périodes,
Ça vit de chair humaine rendue meilleure par la peur. Ensuite
il s'endort longtemps. Mais pour qu'il s'endorme, il lui faut un
sacrifice, une destruction ou un massacre collectif, quand un cycle
de sa existence se termine : "Comme s'il
fallait un sacrifice monstrueux à la fin de chacun pour
apaiser la terrible puissance à l'oeuvre ici... pour envoyer
Ça dormir pendant un nouveau quart de
siècle." (Ça, 615)
Ses pouvoirs permettent en
outre à Ça, qui dispose de tous les moyens
énumérés plus haut et inhérents à
l'être magique, d'avoir à son service des humains. Il y
a principalement Henry, le "gosse
démoniaque"
(85), agent du mal, et sa bande, dont Patrick, le
psychopathe assassin de son petit frère (791), qui cherche
sans cesse des créatures vivantes à tuer (chap. 17, 5); Al Marsh, le père "prédateur" (Ça, 390) de
Bev, qui la martyrise parce qu'il la convoite incestueusement
(Ça, 882) :
"Ça était bel et bien
présent et oeuvrait par son
intermédiaire."
(Ça, 877).
À ajouter Tom, le mari brutal de Bev (Ça, 962). Tous reçoivent matériels et
directives.
A Henri par exemple, les instructions sont données par
"des voix de la lune. (...) Elles viennent de la lune.
Des tas de voix. (...) Des tas, mais en
réalité une seule. Ce sont ses voix." (Ça, 892) Le
matériel destiné à effectuer les actions
meurtrières arrive par des moyens divers, par exemple le
couteau avec lequel Henri tue son père. Henri a trouvé
le couteau à cran d'arrêt dans un colis dans la
boîte aux lettres familiale, signalé par un ballon
insolite, l'ouverture spontanée de la boîte aux lettres,
dévoilant un colis nominatif dans la boîte alors que le
facteur n'est pas encore passé (Ça, 922). Henry tue son père avec le couteau;
ensuite le couteau disparaît. Quelques dizaines d'années
plus tard, Henry s'échappe de la prison où il
était enfermé : "Juste
à l'entrée de Derry, j'ai entendu cette voix. J'ai
regardé dans une bouche d'égout. Y avait ces frusques.
Et le couteau. Mon vieux couteau." (Ça, 893). Avec ce couteau, il blesse grièvement
Eddy. Le couteau, qui aurait pu servir de pièce à
conviction, disparaît magiquement à nouveau.
(Ça, 970)
Ces agents maléfiques sont
marqués par Ça de diverses manières. Par
exemple, le père de Bev apparaît ainsi à un
gosse27 : il
"vit quelque chose d'effroyable et
d'inhumain sur le visage de Mr. Marsh, au point qu'il en eut des
cauchemars pendant trois semaines; il voyait Mr. Marsh se transformer
en araignée 28 sous ses vêtements." (Ça, 882)
Au-delà de la mise en scène littéraire,
Ça correspond à l'essence du sorcier tel qu'il est
défini dans la tradition magique29. Comme le magicien, le sorcier capte et utilise des
forces invisibles, de l'ordre de la «surnature», afin de
les intégrer à une action pour en favoriser le cours.
La Tortue, comme Ça, pratique des procédés
magiques. Mais alors que le magicien/La Tortue emploie une magie
blanche sociale et positive, le sorcier/Ça utilise sa magie
noire pour des actions qui visent à désintégrer
le groupe social à son profit ou celui des siens.
Générateur d'anomie, le sorcier pratiquant la magie
noire détruit l'équilibre des forces normales du monde.
Usant des maléfices redoutables pour des fins inavouables, il
a pour domaine le dépérissement et de la mort. Il est
particulièrement dangereux et la société essaie
de neutraliser ses méfaits. Inversement, le magicien se sert
de ces forces invisibles afin de les intégrer à une
action humaine positive et pour en favoriser le cours. Certains
enfants, sentant le danger qui les menace après la disparition
de nombreux enfants, se révoltent. Les autres, après
avoir renâclé, acceptent de lutter contre Ça. Le
groupe vient de faire l'expérience du danger collectif
causé par l'action de l'entité maléfique. La
pression d'un pouvoir négatif ou destructif magique signale
l'urgence du risque. Mais une autre magie doit intervenir pour
arrêter le chaos imminent et rétablir l'ordre.
Considérée sous cet aspect, la magie blanche peut
restaurer un horizon mis en crise par la magie noire. Et, avec la
démiurgie qui lui est propre, elle récupérera au
profit des individus le monde familier qui était en train de
se perdre.
La magie de
l'enfance et les mots.
La magie des gestes opère
rarement seule. Formules, invocations, rituels récités
ou chantés, les mots peuvent changer la réalité,
agir sur les choses avec un moyen surnaturel, les mots magiques
chargés de pouvoirs. La psychanalyse a en effet donné
son interprétation de cette spécificité
infantile qu'est la «magie-désir». La
première expression de la libido de l'être humain est
orale. Hors d'état physiquement d'assurer sa survie, le petit
d'homme n'obtient ce qu'il désire (se nourrir, prendre un
objet, jouer) qu'en le demandant, par les mots et les gestes
appropriés. Il découvre ainsi la toute-puissance du mot
ou de la gestuelle qui permet de réaliser
«magiquement» ses désirs. Le monde
«objectif» est à côté de son monde
subjectif, le seul qu'il connaisse, correspondant à des
demandes suivies de leur réalisation, par lesquelles il croit
agir. La toute-puissance du désir exprimé est à
l'origine de la croyance en une réalisation concrète,
et, pour Freud, source du narcissisme. Ce narcissisme se rattache
à la pensée magique archaïque. Durant cette phase,
naît chez l'enfant la conscience que se trouvent à
côté de lui des puissances qui lui apportent ce qui le
comble, mystérieuses d'abord, puis s'identifiant à la
mère, au père, aux proches. La pratique magique va
ainsi s'associer à cette force protectrice qui a d'abord
été indifférenciée, occulte, avant
d'être identifiée. La compréhension de cette
genèse est fondamentale pour l'interprétation de
l'esprit magique30.
On comprend ainsi que si l'univers
magique adulte est resté archaïque, il n'est pas absurde.
Il existe imaginairement, il comporte ses règles, conscientes
ou inconscientes, celles d'un monde différent de lui pour
l'enfant, du «monde-autre» pour les spirites, du monde
créé par le romancier pour ses lecteurs. Et qui dit
règles dit «lois» particulières. La
mentalité infantile, comme l'esprit populaire,
n'évoluent pas dans le même plan que la mentalité
scientifique, comme King le remarque dans Pages Noires : "L'enfance, nous dit
Bradbury, est la seule période où on peut croire en des
choses qu'on sait être fausses. (...) Ils
[les enfants] y croient; leur coeur est encore capable de triompher
de leur tête."
(130)
King va ainsi opposer des irréductibles : le populaire et le
savant, l'enfant et l'adulte, comme s'il s'agissait là de
positions bien définies. «Un enfant sommeille en chacun
de nous» est son leitmotiv. King considère que
l'évolution de l'enfance vers l'adulte est une
régression importante sur certains plans.
Les yeux de
l'enfance.
Les enfants, qui ont
vaincu Ça trente ans plus tôt à l'aide de leur
imaginaire enfantin ont dû le perdre maintenant qu'ils sont des
adultes, suppute l'entité avide de revanche. Ils avaient
depuis, pense-t-il, bridé le pouvoir de leur imagination, qui
"se serait affaibli, se serait
tu." Les diverses croyances
de leur enfance se seraient dissoutes et auraient été
remplacées par des convictions adultes : "Ils croiraient aux assurances. (...) Ils croiraient que les
petites pastilles du Dr Machin détruisent quarante-sept fois
leur poids d'acidité excessive de l'estomac. Au lieu de cela,
ils croiraient à la télévision publique,
à Gary Hart faisant de la course à pied pour lutter
contre les maladies cardiaques et renonçant à la viande
rouge pour éviter le cancer du côlon. Ils croiraient au
Dr Ruth quand il s'agirait de bien baiser et au
révérend Jerry Falwell quand il s'agirait d'être
bien sauvé. Et avec chaque année qui passait, leurs
rêves deviendraient plus médiocres." (Ça, 993)
Le rôle de l'enseignement est
de préparer les enfants à devenir des adultes qui
puissent affronter le monde avec les outils mentaux adéquats.
Et il faut bien reconnaître que, sauf dans les milieux
artistiques ou dans celui (assez proche, mais plus lié au
réel) de l'invention scientifique et technique, les
mécanismes mis en place font une place restreinte à
l'imagination qui ne se trouve plus sollicitée comme elle
l'était chez l'enfant. Car les enfants sont des voyants, ils
«voient» ce que les adultes ne voient pas et n'osent pas
leur en parler : "Les gosses morts dans
le château d'eau. Du sang que seuls les gosses peuvent voir,
pas les adultes. Des clowns qui se promènent sur le canal
gelé. Des ballons qui avancent contre le vent. Des momies. Un
lépreux sous un porche, Borton [le chef de police] va
crever de rire... après quoi il nous fera enfermer chez les
cinglés. " (Ça, 421)
Pour les adultes, "les enfants sont tordus. Ils pensent autour des coins.
Mais à partir de huit ou neuf ans, lorsque débute la
deuxième époque de l'enfance, ils commencent à
se redresser, insidieusement. Les frontières se dessinent peu
à peu dans notre esprit, les oeillères se placent
doucement autour de nos yeux. Et finalement, incapables de retirer un
quelconque profit du Pays imaginaire, nous nous contentons d'un
quelconque ersatz, à savoir la boîte de nuit la plus
proche... ou un séjour à Disney World. (...)
Nous avons dit adieu à
l'enfance." (Pages
Noires, 214)
Non seulement les enseignants, mais
aussi les parents jouent quotidiennement un rôle
négatif. Après leur avoir inculqué la croyance
au Père Noël, ou à la Petite Souris, leur attitude
change quand l'enfant grandit : "Ce
qu'il y a d'étrange dans notre culture, c'est que la
majorité des parents se sentent obligés de casser,
dès que possible, ces fables charmantes de la tête de
leurs enfants." Les parents
n'ont pas le temps, dit King, d'aider leurs rejetons à faire
leurs devoirs ou de leur raconter des histoires avant le coucher,
mais ils les laissent regarder les "fariboles" de la
télé, la meilleure des baby-sitters : "La majorité des adultes en sont venus à
confondre l'éducation et la chasse à
l'imagination." Ils ne se
sentent satisfaits que lorsque les yeux de leurs enfants ont perdu
toute lueur d'émerveillement. La plupart des parents savent
que les enfants sont des fous, au sens classique de ce terme, qu'ils
ont à à acquérir une démarche
rationnelle. Mais aux yeux des enfants, le rationalisme de la folie
est un outil remarquablement efficace : "C'est grâce à lui, entre autres choses, que
le monstre ne sort jamais de son placard." 31 (Anatomie, 104)
Mike Hanlon, le bibliothécaire, le gardien de Derry, n'a pas
entièrement perdu son esprit d'enfance. Il croit, il sait que
quand le moment sera venu, ses équipiers adultes entendront
l'appel et qu'ils retrouveront la mentalité de leur enfance.
Car pour King, l'adulte est un mutilé de l'esprit par rapport
à l'enfant : "Devenir adulte,
à mes yeux, c'est se confectionner des oeillères
mentales et encourager l'ossification de ses facultés
imaginatives. (...) Les enfants voient tout, perçoivent
tout. (...) Un enfant n'a pas encore acquis les formes de
comportement obsessionnel que nous appelons «les bonnes
habitudes». Il ou elle n'a pas encore assimilé la notion
selon laquelle la ligne droite est le plus court chemin d'un point
à un autre. (...) Les
changements s'instaurent peu à peu, à mesure que la
logique et le rationalisme prennent le dessus." (Pages Noires, 211)
Dans le cycle magique de la
répétition, retrouver leur âme d'enfant est le
seul moyen dont disposent les adultes pour vaincre Ça, qui l'a
bien perçu : "Ils avaient grandi
et leur imagination s'était affaiblie, mais pas autant que
Ça l'aurait cru. Ça avait ressenti un menaçant
accroissement de leur pouvoir lorsqu'ils s'étaient
réunis." (Ça, 993). Ce pouvoir se révèle dans
toute sa puissance dans le combat final, quand Ça est mis
à mort, avec l'aide de l'Ultime, mais aussi par
l'efficacité de l'enfance revenue, force additionnelle et
décisive.
L'enfant est celui qui ressent avec le plus de profondeur ses
émotions, pendant la longue période où son
cortex n'a pas encore la commande des opérations mentales.
Dans le combat magique contre Ça, garder son esprit d'adulte
équivaut à la mort : "Faut
redevenir un môme, pensa-t-il, hagard. Seule façon de ne
pas devenir cinglé. Faut redevenir un môme... faut
l'accepter, n'importe comment." (Ça, 1026) Si
la force magique se configure comme un effort pour vaincre le malin,
l'efficacité protectrice est garantie par le statut de
l'enfance.
L'imaginaire
enfantin.
Qu'est Ça au juste? Une réalité d'un
monde-autre? Peut-être le produit de l'imaginaire? D'ou son
statut ambigu : "Qu'est-ce que Ça
mange, réellement, par exemple? Je sais que quelques-uns des
enfants ont été partiellement dévorés;
ils présentent des traces de morsure, au moins. Mais
peut-être est-ce nous qui poussons Ça à agir
ainsi. Il ne fait aucun doute que tous nous savons depuis l'enfance
ce que nous fait le monstre lorsqu'il nous attrape au fond des bois :
il nous dévore. C'est peut-être la chose la plus
épouvantable que nous sommes capables de
concevoir." (Ça, 864) Car on peut s'interroger sur la forme
d'existence d'un monstre, et ses rapports d'interaction avec
l'imaginaire, et, dans le cas présent si le choix de sa
nourriture n'est pas copié sur celle des êtres du monde
où il se trouve.
De même, les formes magiques de
la réalité, notamment les apparitions, trouvent leur
sens grâce aux systèmes de participation. Les avatars de
Ça sont directement liés aux productions
fantasmagoriques individuelles des enfants. Ça apparaît
sous la forme d'un loup-garou parce que Richie, dans sa peur, l'a vu
ainsi : "C'était comme dans un
film d'horreur et pourtant pas vraiment. La momie lui avait paru
différente, à certains points de vue... des points de
vue qui confirmaient sa réalité fondamentale. Il en
allait de même avec le loup-garou : de cela il pouvait en
témoigner. (...) Il avait
plongé les mains dans les crins ébouriffés de
son pelage, il avait aperçu une petite lueur orange
maléfique (comme un pompon!) briller dans l'un de ses yeux
verts. Ces choses étaient... comment dire? des rêves
concrétisés. Et une fois que de tels rêves
accédaient à la réalité, ils
échappaient à la maîtrise du rêveur et
acquéraient une autonomie mortelle leur permettant d'agir
indépendamment." (Ça, 844/5) Les
émotions humaines ont une force telle que la peur peut, par
participation, revêtir une réalité en dehors de
l'esprit humain qui l'a éprouvée. Certains craignent
des fantômes, et leurs fantômes imaginaires deviennent
réels. L'enfant, qui regarde la nuit le vêtement
accroché à la porte de son placard, peut trouver que sa
forme ressemble à celle d'un monstre. Et tant qu'il pense
cela, il y a un monstre à la porte du placard dans son
imaginaire. Quand il croit entendre le bruit d'une respiration dans
le noir, la respiration devient réelle, avec l'image
particulière qu'elle inspire, et tant qu'il en a peur, l'objet
évoqué par l'image conservera son existence
réelle.
Ainsi Ça, qui, sous les
diverses apparences qu'il est contraint de prendre (puisqu'il est
lié par participation à la peur des enfants), garde des
signes particuliers, liés à l'apparence du clown, la
plus passe-partout. Mike a été poursuivi par un oiseau
gigantesque : "«Vous vous souvenez
de ce qu'il a dit à propos de la langue de l'oiseau?»
Bill et Ben acquiescèrent. Des pompons orange dessus.
«C'est l'indice, reprit Richie. Comme le méchant dans une
BD. Il laisse toujours une carte de visite.»
Bill hocha la tête, songeur. Comme un méchant de BD.
Parce qu'ils le voyaient ainsi? L'imaginaient ainsi? Oui,
peut-être. C'étaient des mômeries, mais il
semblait bien que c'était grâce à des
mômeries que la chose prospérait." (Ça, 683)
L'énergie et la croyance
enfantines.
Chez l'adulte, non seulement l'imaginaire se sclérose, mais
l'énergie vitale, la coïncidence avec le monde et le
«mana» diminuent : "Il suppose
que s'il avait pu jamais s'interroger sur ce flux souterrain
d'énergie, étant enfant (il ne se souvient pas l'avoir
fait), il l'aurait considéré comme parfaitement
naturel. (...) Cette énergie dans
laquelle on puise avec tant de profusion quand on est enfant, cette
énergie qui paraît inépuisable, elle
disparaît en douce entre dix-huit et vingt-quatre ans pour
être remplacée par quelque chose qui n'en a pas
l'éclat, loin s'en faut, et d'aussi factice qu'une euphorie
à la coke : des intentions ou des buts, peu importe le terme,
c'est l'esprit chambre de commerce. Ça se passe sans
histoires, la disparition n'est pas instantanée, elle ne
s'accompagne d'aucun éclat. Et peut-être, se dit Richie,
est-ce là ce qui fait le plus peur. Cette façon de ne
pas arrêter d'un seul coup d'être un enfant, avec un gros
boum! comme un de ces ballons de clown qui explosent pour les besoins
d'un gag. L'enfant qui est en soi fuit comme crève un pneu
sans chambre : lentement. Un jour, on se regarde dans un un miroir,
et c'est un adulte qui vous renvoie votre regard." (Ça, 699)
On comprend que dans la situation
éprouvante de devoir affronter à nouveau Ça des
années plus tard avec la mentalité modifiée des
adultes, le groupe à nouveau rassemblé regrette d'abord
le suicide de Stan, le plus organisé de la bande d'enfants :
"Si seulement Stan était ici!
Quelque chose me dit qu'avec son esprit ordonné, Stan aurait
peut-être une idée...
- Peut-être en avait-il une, en effet, dit Beverly, Et
peut-être est-ce qui l'a tué. Peut-être avait-il
compris qu'il s'agissait d'une forme de magie inaccessible aux
adultes." (501) Le groupe sentira vite qu'il n'a aucune chance de
vaincre Ça s'il ne retrouve pas l'esprit enfantin perdu. Et au
lieu de se fier à des raisonnements d'adultes, il va
procéder avec l'intuition, le «coeur» au sens
pascalien du terme : "Se fier à
son intuition, c'est comme assimiler un rythme et se mettre à
danser dessus. Se fier à son intuition, c'est difficile pour
des adultes, c'est pourquoi je considère fondamental de le
faire. Après tout, c'est ainsi que fonctionnent les gosses
dans quatre-vingts pour cent des cas, en gros, du moins jusque vers
l'âge de quatorze ans."
(Ça, 510)
Un exemple particulièrement intéressant nous est
donné avec l'utilisation des noms d'oiseaux que pratique Stan.
Il aime les oiseaux, les observe longuement, et a toujours dans la
poche un guide qu'il consulte fréquemment. Le choix des
oiseaux, qui interviennent dans plusieurs oeuvres de King n'est pas
anodin. La symbolique de l'oiseau est liée à son vol.
L'oiseau n'est pas une créature terrestre. Sa présence
dans le ciel établit une relation (toujours la
contiguïté!) entre le ciel et la terre. Les anges et de
nombreux êtres mythiques volent. Les oiseaux sont donc
reliés aux états spirituels, aux niveaux
supérieurs de l'homme. Dans l'ordre cosmique, l'oiseau
s'oppose au monstre initial, le serpent, que certains oiseaux
chassent et dévorent, comme le symbole de la
matérialité du monde terrestre. King s'est probablement
souvenu de la place que les oiseaux tiennent dans Shadowland de Peter Straub.
Quand Ça s'en prend à
Stan sous la forme d'un oiseau monstrueux (forme qu'il a prise dans
la peur des oiseaux qu'éprouve Mike, becqueté
nourrisson par un merle), Stan va riposter dans ce registre. Pour se
protéger dans sa fuite, bloqué par une porte
fermée, lui viennent spontanément à la bouche
des noms d'oiseaux, liées à son amour pour eux et au
refus de la forme du monstre : "«
Je crois au mainate écarlate même si je n'en ai jamais
vu un seul», dit-il d'une voix haute et claire. L'oiseau cria et
vira brusquement pour s'éloigner comme s'il venait de recevoir
un coup de fusil. Je crois aussi aux vautours, à l'alouette de
Nouvelle-Guinée et aux flamants du Brésil.»
L'oiseau se mit à caqueter sauvagement, s'éleva et
s'enfonça soudain dans le tunnel. «Je crois à
l'aigle chauve d'Amérique! hurla Stan à pleins poumons
derrière Ça. Et je crois même que le
phénix pourrait bien exister quelque part. Mais je ne crois
pas en toi, alors fous le camp d'ici! Barre-toi! Mets les voiles,
salopard!»" (Ça, 1006)
"Je suis irrésistiblement conduit
à cette conclusion : la nourriture donne peut-être la
vie, mais la source de la puissance se trouve dans la foi, non dans
la nourriture. Et qui est davantage capable d'un acte absolu de foi
qu'un enfant?" (Ça, 865)
Cette réflexion de
Bill explique le mécanisme de l'efficacité de toute
lutte contre les puissances maléfiques. Par
la force de sa croyance, Stan est l'adversaire allégorique du
désordre et du chaos cosmique. Ce n'est qu'ainsi que le
lecteur peut comprendre les commentaires des équipiers de Stan
lors de circonstances semblables alors que dans sa fuite, il
était bloqué par une porte : «Tu t'en es sorti en
leur criant des noms d'oiseaux, non?
- Peut-être, admit Stan comme à regret. Ou
peut-être la porte était-elle simplement coincée
et a fini par céder.
(...)
«Moi, je crois que ce sont les noms
de ces oiseaux que tu leur as criés, insista Eddie. Mais
pourquoi les oiseaux? Dans les films, on brandit une croix...
- Ou on dit le Notre Père, ajouta Ben.
- Ou le vingt-troisième psaume, fit Beverly.
- Je con
nais le vingt-troisième psaume,
dit Stan d'un ton de colère, mais je ne m'en sortirais pas
aussi bien avec la croix. Je suis juif, je vous le
rappelle.»" (Ça, 421) Une méthodiste, un catholique, un
juif, avec chacun leurs croyances. Peu importe. Tous trois
participent à l'ordre de la création, et,
au-delà de divergences sans importance, ils ont droit en tant
que croyants à la protection de l'«Autre», la
puissance supérieure pour ceux qui soutiennent l'ordre de sa
création32.
D'ailleurs Ça, contraint de prendre des formes
particulières correspondant aux peurs individuelles des divers
enfants, finit par comprendre que cette transformation obligatoire se
retourne contre lui, chacun n'éprouvant pas la même peur
: "Ça comprenait vaguement que
ces enfants avaient, d'une façon ou d'une autre,
retourné ses propres instruments contre lui; que, par
coïncidence, (certainement pas intentionnellement, certainement
pas guidés par la main d'un Autre) et grâce aux liens
formés entre sept esprits extraordinairement imaginatifs,
Ça s'était retrouvé dans une zone de grands
dangers." (Ça,
992)
La
suite.
Notes :
1 Ce texte réorganise des éléments
de Stephen King et le
surnaturel, 1. La mise en scène, à paraître aux éditions
Naturellement.
2 Le sacré, sorte de synthèse entre la
forme numineuse (les dieux, ou les archétypes divins) et la
condition humaine, permet de donner une interprétation de la
condition humaine avec l'intervention d'une présence
transcendantale (supérieure) qui fonde l'ordre humain sans y
être asservi. Jung attribuait un caractère sacré,
indicible, mystérieux à la numinosité. Dans
Totem et Tabou, Freud voyait l'image du pouvoir paternel
transposée dans la divinité.
3 Rudolph Otto définit le numineux comme
"l'objet irrationnel et
indicible qui, dépassant les bornes communes de toute
expérience, est à l'origine, par la terreur qu'il fait
éprouver, du sentiment religieux.", cité par Denis Mellier, L'Écriture de
l'excès, op. cit.,
385.
4 On ne peut pas comprendre cette situation sans faire
appel à quelques notions sociologiques, à la croyance
archaïque au mana,
universelle sous diverses
appellations, sorte de force spirituelle immatérielle et
surnaturelle. Cette notion est liée un problème
d'énergie et de puissance vitale. L'anthropologie nous a
montré que, pour les hommes archaïques, un dieu a pour
fonction de distribuer le mana,
élément de vie essentiel. Le dieu n'a de valeur aux
yeux de ses fidèles que s'il peut distribuer le mana
efficacement. Or un dieu qui agit consomme de l'énergie. Le
sacrifice a pour fonction de la lui restituer, pour le rendre
opérationnel et à nouveau prêt à
intervenir avec puissance pour ses fidèles. Avoir plusieurs
dieux permettait de disposer d'énergies multiples. D'où
la difficulté pour les Hébreux d'abandonner leurs
divers dieux primitifs pour un seul, même très
performant comme Yahvé. Qu'on songe à tous les saints
occidentaux qui remplissent la même fonction dans une religion
judéo-chrétienne pourtant monothéiste. Certains
hommes (guerriers, prêtres et guérisseurs), disposent
aussi du mana. Voir notamment Claude Lévi-Strauss,
Anthropologie
structurale, op. cit. et
Marcel Mauss, Sociologie et
anthropologie, PUF,
1966.
5 Je propose d'appeler romans «cosmiques» ceux,
nombreux, où King fait intervenir la surnature. Il y reprend
l'idée lovecraftienne (idée religieuse très
ancienne) d'un mal extérieur aux hommes, caché, qui
fait irruption dans leur vie en y introduisant le chaos et la
violence, contre lequel certains hommes entrent en lutte,
aidés généralement par une autre puissance
contraire.
6 Le
Fléau, plus long de
quelques pages, n'a pas une structure aussi complexe que
Ça. Sa composition temporelle chronologique
facilite la lecture. Ça, par
sa construction habilement agencée, ses glissements continuels
du temps de l'enfance à l'âge adulte, demande au lecteur
un effort particulièrement important pour suivre les multiples
personnages à différents stades du récit.
7 Ce terme convient mieux que l'expression le «monde
au-delà», qui suggère simultanément une
conception de la vie «ailleurs» après la mort. Le
terme «monde-autre» n'a pas de connotation religieuse
particulière.
8 De nature anthropomorphique, cette notion suppose une
intelligence qui définisse une fin, suivie par une
volonté et une puissance qui agencent les choses en vertu du
dessein poursuivi.
9 Sur la dialectique rationalité/magie, voir Jean
Fabre, Le miroir de
sorcière, Corti, 1992,
5ème partie, Vers l'abstraction tragique.
10 Dans certaines illustrations des manuscrits de la
Bible, Dieu a été représenté un compas
à la main, en tant qu'architecte cosmique. On notera ici que,
pour beaucoup de croyants, les lois de l'univers sont celles
imposées par Dieu : il n'y a que lui qui peut les
transgresser. Ce qui explique que, dans La Bible,
Yahvé proscrit toute magie autre que la sienne.
11 Allusion à un épisode où Beverly
entend des voix par le trou d'évacuation du lavabo et voit du
sang jaillir de l'orifice, sang que ses parents ne voient pas, mais
qu'aperçoivent parfaitement ses copains du Club des
Ratés.
12 L'ethnologue reliera Ça à la survivance
d'une société primitive de chasse, où
s'élabore spontanément l'idée d'entités
du monde-autre se comportant comme des prédateurs à
l'égard des humains. Comme Ça, ces entités
pourchassent les hommes pour se nourrir, ou pour se venger d'eux
quand ils l'en empêchent. Voir Denis Duclos, Le complexe du loup-garou, la fascination de
la violence dans la culture américaine, Pocket Agora 1998.
13 Magistralement étudié par Bruno
Bettelheim, The Uses of
enchantement (1976), trad.
fse Psychanalyse des contes de
fées, Robert Laffont
éd., 1976. Le titre signifie littéralement : Du bon
usage du merveilleux.
14 Gaston Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, contribution
à une psychanalyse de la connaissance, Vrin, 1993.
15 Ce qui le vise personnellement (finalité).
L'explication scientifique est sans intentionnalité ni
finalité, dans un univers indifférent aux hommes.
Cependant de nombreux esprits modernes rigoureux perdent leur
rationalité quand les événements les
contrarient, leur imputant des réactions anthropomorphiques
d'antagonisme à caractère souvent
paranoïaque.
16 Le prodige est un événement surnaturel
spectaculaire. Le miracle est octroyé par une puissance divine
et témoigne d'une grâce, d'un accord, liés au
salut ou à la réalisation du dessein divin.
17 Film d'épouvante japonais (1957) du
réalisateur Inoshiro Honda, qui présente un oiseau
géant.
18 Oiseau maléfique, lié aux entités
du mal, et parfois un de leurs avatars.
19 Sur les rapports entre le grotesque et le fantastique,
voir Dominique Iehl, Le
grotesque, Puf, 1997.
20 I Was a Teenage
Werewolf, suivi de
The Curse of the
Werewolf (1960), inspira
à King en 1965 I Was a
Teenage Robber, sa
première nouvelle publiée (dans un fanzine). On notera
l'importance prise par ces films d'épouvante dans l'imaginaire
de King, qui les a vus quand il avait l'âge des
préadolescents de Ça.
21 Référence au film du même nom de
Terence Fisher, The
Mummy, 1959, (La malédiction des
pharaons).
22 La place occupée par ce film de Jack Arnold de
1954, L'Étrange
Créature du lac noir,
a été signalée longuement et à plusieurs
reprises dans Anatomie de
l'horreur, op.cit.
23 Jean Fabre, Le
miroir de sorcière,
op. cit., 183.
24 Qui retrouve ses lois particulières jadis mises
à jour, qui devront être à nouveau
pratiquées telles quelles maintenant. Littérairement,
King utilise des procédés particuliers :
décrochages typographiques et des marqueurs d'une narration
autre.
25 La seconde entité du roman, favorable aux
enfants. Une troisième entité, l'Ultime, joue un
rôle de régulateur et rétablit l'ordre en faisant
éliminer Ça par les enfants devenus adultes.
26 King reprend le jeu lovecraftien de
l'impossibilité de l'imagination d'aller au-delà de son
stock d'images ou de leur réorganisation (objet de la
création artistique novatrice).
27 Les gosses n'aiment pas Ça ou ses avatars, y
compris le clown, en ont peur et s'en écartent. Les adultes ne
voient évidemment rien.
28 On fera le rapprochement avec la transformation de Rose
Madder en araignée, Rose Madder,
1997.
29 A lire la remarquable étude de la sorcellerie
dans nos terroirs contemporains par Jeanne Favret-Saada,
Les mots, la mort, les
sorts, 1977, Folio,
346 sv.
30 Voir Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, op. cit., introduction, passim et le
chapitre "Le besoin de magie chez l'enfant", Livre de Poche,
85/119.
31 King a maintes fois cité ou utilisé le
thème de la peur enfantine du placard, susceptible de cacher
un monstre. Par exemple dans Cujo, la peur de
Tad, quatre ans : "Dans le
placard de Tad Trenton, une créature aux yeux ambre
était aux aguets."
(17)
Cette peur suit des personnages devenus adultes. Le placard est
utilisé par un adulte dans Le Croquemitaine.
32 Car Stan, l'amateur d'oiseaux, est juif, donc ne croit
pas au Saint-Esprit et sa représentation symbolique, sous
forme d'oiseau, une colombe.
Roland Ernould © 2001
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 14 -
hiver 2001.
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