LA
DÉCOUVERTE ET L'APPRENTISSAGE
DE LA MAGIE
dans Ça
de Stephen King (2ème partie) .. ..
Le pouvoir des
mots.
Selon la conception magique, la foi dans la puissance des mots est
primordiale, avant la parole. Pour que quelque chose existe, et
puisse être objet de parole, il faut le nommer. D'où le
choix des mots, ceux qu'on peut dire et ceux qu'on ne peut pas dire.
Dans le domaine de la magie, l'utilisation des mots tire toujours
à conséquence. Le mieux est parfois de se taire.
Après avoir analysé quelques ouvrages de ses
collègues dans Anatomie de l'horreur, une conclusion s'impose d'elle-même à
King : "Tous ces livres (...) ont
certaines choses en commun, et tous s'intéressent au fondement
même de l'histoire d'horreur : des secrets qu'il vaut mieux
taire et des choses qu'il vaut mieux ne pas dire." (63)
.. du site ..
.. 1ère
partie.
Car dans le domaine magique, toute
confrontation se fait sur un plan verbal. La puissance de la parole
agit sur la réalité. Il est d'ailleurs significatif que
celui qui a pour travail de jouer avec les mots, l'écrivain,
soit presque toujours au centre de la confrontation magique. Comme
dans Ça, où la fonction de l'écrivain est
déterminante pour l'action : "L'écrivain était le plus fort, celui qui,
d'une certaine façon, avait entraîné son esprit
au cours des années en vue de cette
confrontation." (993) ou :
"Elle [l'araignée/Ça] s'était imaginé que seul
l'écrivain était en mesure de la
défier." (Ça, 1041)
"En sorcellerie, la parole, c'est la
guerre", constate
Favret-Saada. Par leurs intermédiaires humains, le conflit
entre les forces s'exerce souvent par la charge potentielle des mots.
La puissance de la parole agit et transforme la
réalité. Le langage détient une part
d'énergie qui procède de l'officiant, mais surtout de
la force, du mana, de la divinité ou du totem. La
malédiction, arme ultime, avait naguère une puissance
terrible, et crainte : elle plaçait le maudit non seulement en
dehors de sa société, mais aussi du sacré. Dans
les rituels religieux, la portée de la parole est
considérable, et il existe nombre de sectes ou religions
où certains mots ou expressions restent secrets et ne sont
connus que des grands initiés. Le rituel religieux
contemporain comporte des formules à réciter pour tous
les cas prévisibles. On éloigne le diable par la parole
consacrée, qui ne fonctionne évidemment que si elle a
une force de conviction suffisante.
Hors des formules rituelles magiques
socialement reconnues, l'inattendu des mots peut être une
surprise qui désarçonne l'adversaire, comme ceux
qu'utilise Richie l'imitateur : "Richie
bondit vers Ça, un grand sourire sur les lèvres, et
l'interpella avec la voix du flic irlandais à son meilleur
:
«Allons, allons voyons ma petite dame! Par le diable et l'enfer,
que croyez-vous donc que vous allez faire ? Rentrez-moi cet engin et
plus vite que cela avant que j'aille tirer sur vos cotillons et
défriser un peu vos bouclettes!» (...)
Richie sentit monter en elle un
hurlement de colère et de douleur. «Je l'ai
blessée! pensa-t-il triomphalement." (Ça, 1040) De
même, nommer un être équivaut à prendre
pouvoir sur lui. Yahvé est celui qui n'a pas de nom. Ça
n'en a pas davantage, et quand Beverly l'interpelle en faisant
allusion à son nom, il fuit : "Elle devait rêver...
Elle comprit qu'il n'en était rien, juste avant que le doigt
à l'ongle crochu du clown ne la touche. C'était bien
réel; il pouvait la tuer. Comme il avait tué les
enfants.
«Les mainates connaissent ton nom véritable!»
hurla-t-elle soudain. Il recula, et il lui sembla que pendant
quelques instants, le sourire qui étirait ses lèvres
à l'intérieur du grand sourire peint autour de sa
bouche se transformait en une grimace de haine et de douleur... et
peut-être également de peur." (Ça, 554)
Connaître le nom donne mystérieusement prise sur la
personne33. Aussi longtemps que l'adversaire reste innommé,
sa force est considérable. Par la nomination seulement, la
manipulation symbolique de la force a des chances d'être
opérante.On ne peut pas comprendre pourquoi si on n'entre pas
dans la mentalité magique, l'univers de Ça
partagé par les enfants. Le mot équivalant à la
chose, ce qu'ont compris les Ratés, l'araignée, qui se
veut monstre, se retrouve réduite par la sortie de Richie
à un être grotesque et ridicule. Ainsi, magiquement, les
mots sont parfois plus puissants que les moyens techniques mis en
oeuvre, qu'ils renforcent ou remplacent. Quand Bill et Richie
affrontent Ça, transformé en loup-garou, le premier lui
tire dessus avec le revolver de son père, et le blesse, mais
sans résultat apparent. Puis Richie lui jette de la poudre
à éternuer : "Richie
écrasa alors le paquet et cria, avec la voix du flic irlandais
: «Barre-toi chez toi, morpion!» Un nuage blanc vola dans
la figure du loup-garou. Il arrêta instantanément de
rugir. (...) On lisait toujours de la colère sur le visage de
la bête, mais à cela s'ajoutait la douleur, impossible
de s'y tromper. Bill l'avait peut-être blessée avec le
revolver de son père, mais Richie lui avait davantage fait
mal... tout d'abord avec la voix du flic irlandais, puis avec la
poudre à éternuer."
(Ça, 374)
Même situation : le loup-garou ridiculisé se retrouve
pou dans un univers devenu pour lui incertain. Situation typique en
magie, quand les moyens ordinaires se montrent inefficaces :
Ça est une entité insensible aux balles et aux
techniques des hommes, mais vulnérable à la parole et
peut-être à l'humiliation.
Lorsqu'il veut faire peur aux adultes revenus le tuer, Ça dans
cette logique magique, utilise des arguments qui nous paraissent
dérisoires, mais qui illustrent pour King l'appauvrissement de
l'imagination adulte. La croyance en l'imaginaire disparue, plus
d'efficacité magique possible. L'efficacité, pour lui,
se situe en grande partie au niveau d'un verbal pratiqué lors
de l'enfance : "Jamais vous ne trouverez
les bonnes blagues et les bonnes devinettes. Jamais vous ne me ferez
rire, Mikey. Vous avez oublié comment crier à l'envers
: Bip-bip, Mikey, qu'est-ce que t'en dis? Tu te souviens de l'oiseau?
Un simple moineau, ouais, mais tu parles d'un morceau! Grand comme
une grange, comme un monstre dans ces films japonais imbéciles
qui te faisaient peur, quand tu étais petit. L'époque
où tu as su détourner cet oiseau de ta porte est
révolue pour toujours. Crois-moi, Mikey... Si vous savez vous
servir de votre tête, vous allez ficher le camp de Derry
sur-le-champ." (Ça, 674) Rappel de la puissance de Ça,
maître en apparitions. Et en opposition, la situation
démunie des adultes qui ne sont plus des enfants, ne
pratiquent plus le verlan, les blagues et les
devinettes34, et seront en conséquence
désarmés. Car Ça craint plus les mots que le
reste. Il a emmené Bill vers les lumières-mortes. Quand
Bill, le futur romancier, a compris le pouvoir dont il dispose par
les mots, il domine Ça : "Ramène-nous! Ramène-nous ou je te tue...
je te vitupère à mort! »" (Ça, 1044) Et Ça se voit obligé de
céder.
L'utilisation ludique du verbe utilisé par certains auteurs du
fantastique s'apparente ainsi étroitement à l'esprit
magique, où le contact métaphorique est important et
fonctionne à distance, par la mise en oeuvre de mots ou de
phrases symboliques. Les paroles ne sont pas que des paroles, elles
ont aussi un pouvoir secret identique à celui que l'on
trouvera dans les rituels pratiqués.
Les
rites.
Pour atteindre les forces occultes, les individus ne sont pas libres
dans le choix des objets qui leur permettront de réussir. Une
tradition existe, qu'il doit connaître. L'initiation magique
est fournie par un membre du groupe spécialisé, un
ancien, le chamane ou le sorcier, qui affirment souvent tenir leurs
formules et leurs rites de rêves ou de visions, ce qui garantit
leur valeur sacrée. Pour que la puissance magique puisse
s'exercer dans tous ses effets, il est donc nécessaire pour
les protagonistes de suivre des règles variées lors des
actions ou cérémonies religieuses ou magiques : les
paroles à prononcer, les attitudes à prendre, les
gestes précis à effectuer, le déroulement des
opérations, les vêtements à porter, etc. Le rite
est destiné à assurer l'intervention de l'occulte. Deux
rituels sont utilisés dans Ça, celui de Chüd, le
plus développé, et celui de la "petite
fumée".
Ce rituel permet de prévoir et
d'organiser l'avenir : "«Ces
Indiens avaient des cérémonies
spéciales. (...)
A chaque fois qu'ils avaient des
décisions Importantes à prendre (...), ils creusaient un grand
trou, qu'ils recouvraient de branches en laissant juste un petit
passage pour la fumée. Quand l'installation était
terminée, ils allumaient un feu dans la fosse. Ils se
servaient de bois vert pour qu'il y ait beaucoup de
fumée.»" Les guerriers les plus braves étaient
choisis pour avoir des visions : "«En principe, ces visions expliquaient à la
tribu ce qu'elle devait faire, reprit Ben. Et je ne sais pas si c'est
vrai ou non, mais d'après le livre, elles faisaient presque
toujours prendre la bonne décision.»
L'histoire de la petite fumée de
Ben était quelque chose de plus qu'un exemple qu'on prend dans
un livre pour ensuite jouer soi-même à l'apprenti
chimiste ou magicien. Il le savait, tous le savaient. C'était
quelque chose qu'ils étaient censés faire."
(Ça, 707) Dans
le cas présent, le rituel permettra aux deux enfants les plus
résistants d'avoir la vision cosmique de Ça venant sur
terre - et donc une information cruciale sur sa nature.
Quand Eddie a agressé verbalement Ça, la
réaction a été double : "Je l'ai blessée, qu'est-ce que vous en dites les
mecs, hein? Et devinez quoi! JE LUI AI CHOPÉ LA
LANGUE!" (Ça, 1040) Comme Bill l'avait fait avant lui, il a
utilisé le «rituel de Chüd», employé
intensivement dans Ça.
King commence par l'expliquer : "Les
Himalayens ont un rituel pour s'en débarrasser, plutôt
répugnant. Ça s'appelle le rituel de Chüd. Les
chamanes de l'Himalaya traquaient ainsi un tællus : le
tællus tirait la langue; le chamane la tirait à son
tour; les deux langues se superposaient, les deux protagonistes
s'avançant l'un vers l'autre en mordant dedans, et
bientôt en quelque sorte agrafés ensemble. Ils
commençaient alors à raconter des blagues et à
poser des devinettes, par télépathie. Tout d'abord le
monstre en dit une, après le chamane en dit une, chacun son
tour. Si l'homme rit le premier en dépit de la douleur, le
tællus le tue et le mange. Enfin son âme, je crois. Mais
si l'homme fait rire le tællus le premier, il doit
disparaître pour cent ans." (Ça, 645)35
Dans le rituel tel qu'il est
décrit, la morsure est réelle. King va l'utiliser
symboliquement (compte tenu de la nature de Ça), et Bill, qui
pratique le rituel, se rendra compte de son fonctionnement
particulier : "Il n'y a que Chüd,
avait déclaré la Tortue. Et si c'était vrai,
s'ils s'étaient mordu mutuellement la langue, non pas
physiquement, mais mentalement, spirituellement?" La Tortue avait encouragé Bill en ce
sens : "Mords si tu veux, mords si tu
l'oses. Si tu peux avoir ce courage, si tu peux supporter... mords
dedans, fils!
Bill mordit - non pas avec ses dents, mais avec les incisives de son
esprit. (...)
Après avoir pris une grande
inspiration, il cria : «LES CHEMISES DE L'ARCHIDUCHESSE SONT
SÈCHES ARCHlSÈCHES!»
Il sentit Ça qui hurlait dans son esprit, hurlement de rage et
de frustration... mais aussi de peur et de souffrance. Ça
n'était pas habitué à ne pas être
maître de la situation; jamais rien de tel ne lui était
arrivé et jusqu'aux événements les plus
récents de son existence, il n'avait pas
soupçonné que cela puisse lui arriver." (Ça, 1034) Après le combat avec Ça, Bill
le bègue ne bégaie plus. La phrase que l'orthophoniste
peinait à lui faire répéter, il a su la dire,
affirmant du même coup sa maîtrise de la situation. C'est
en arrivant à se vaincre lui-même (prononcer une phrase
difficile, avec ici un effet magique) qu'il est arrivé
à dominer Ça, parce qu'il s'est dominé
lui-même. (1030)
Manifestement King prend plaisir
à lier Chüd à la croyance : "Chüd, c'est cela, Chüd, tiens le coup, sois
courageux, sois honnête, tiens pour ton frère, tiens
pour tes amis; crois, crois en toutes les choses en lesquelles tu as
déjà cru." Dans
une énumération hétéroclite où
Bill mêle le père Noël, la petite souris et le
marchand de sable, il veut croire que "les mots [lui] viendront tout le
temps avec facilité." (Ça, 1034) "«ET MERDE,
JE CROIS EN TOUS CES TRUCS!» clama-t-il, et c'était vrai
: même à onze ans, il avait déjà
remarqué que les choses tournaient bien, une invraisemblable
quantité de fois. Une lumière flamboya autour de lui.
Il tendit les bras au-dessus de sa tête, leva le visage, et
sentit soudain un torrent de puissance le traverser." (Ça, 1035) Le moyen utilisé importe finalement peu
au croyant : "Les croix passent pour
tuer les vampires - ceux qui sucent le sang, du moins - mais une
croix, ce n'est que deux bouts de bois ou de métal
placés à angle droit. Une tête de laitue serait
peut-être aussi efficace... convenablement
utilisée." (Le
Policier des
bibliothèques,
217)
Le nombre, le
cercle et la répétition.
Les symboles ont une grande importance dans la magie. Le nombre
d'abord a des particularités complexes, notamment le nombre
sept, chiffre sacré des sumériens et omniprésent
dans La Bible. D'abord les enfants sont sept :
"Voici que nous sommes sept."
(Ça, 677),
"Sept, c'est le nombre magique
36. Il faut que nous soyons sept. C'est comme ça que
cela doit être."
(Ça, 710). "L'ultime pièce d'une machine aux fonctions
inconnues venait de se mettre en place." (Ça, 669). Le nombre sept donne le pouvoir et le groupe
en ressent l'effet puissant : "Nous nous
sommes montrés capables, à un moment donné,
d'exercer une sorte de volonté de groupe." (Ça, 501), constate Mike
Il faut en plus noter cette caractéristique, signalée
par Chevalier-Gheerbrant, que le chiffre "sept comporte cependant une anxiété par le
fait qu'il indique le passage du connu à l'inconnu : un cycle
s'est accompli, quel sera le suivant?" King utilise ce passage du connu à l'inconnu, en
ramenant le nombre des participants de sept à cinq dans la
seconde expédition, de façon à ménager un
suspense, tout en insistant sur le fait que ce nombre n'est pas
quelconque, comme y réfléchit Ça :
"Rien ne justifiait cette peur; ils
étaient actuellement âgés, leur nombre
était réduit de sept à cinq. Cinq restait un
chiffre de pouvoir, mais il n'avait cependant pas la même
qualité de talisman mystique que sept." (Ça, 990). Reste à voir si la
répétition de l'action menée avec cinq
participants au lieu de sept sera aussi efficace.
Ça
est le roman par excellence de la répétition, selon le
"principe magique de
réduplication",
qu'évoque Jean Fabre37. La répétition ou le retour tiennent une
grande place dans le symbolisme cosmique, ainsi que le cercle,
représentant le cycle céleste comme le cycle
vital38. Les adultes du Club des Ratés dispersés
sont retournés à leur point de départ. Mais ils
ne sont pas là par hasard, comme le père de Mike revenu
à Derry après des années d'absence :
"Le souvenir de Derry ne l'avait jamais
quitté. Et maintenant, je me demande si cette chose aveugle
n'était pas alors déjà entrée en action,
l'attirant dans cette région pour que je puisse tenir ma place
dans le cercle, au coeur des Friches, un certain soir
d'août." (Ça, 438) Ils
ont à refaire la même tâche
répétitive : "Reste
seulement à en finir avec Ça, à achever notre
tâche, à faire se refermer le présent sur le
passé, à boucler cette boucle mal foutue. (...)
Notre boulot, ce soir, c'est de
reconstituer cette boucle; nous verrons demain si elle tourne
toujours... comme elle a tourné" dans le passé. (Ça, 671)
"Ce qui
s'est produit se répète," (Ça, 906), dit
Bill. La pensée magique est une pensée de
répétition. Il s'agit de reproduire, par des rites
appropriés, une temporalité particulière,
d'importance cosmique, qui est en même temps actualisation et
expérience d'éternité. Le passé est
revécu dans le présent, et simultanément, dans
la mesure où le rite se répète tel quel dans le
temps et de génération en génération, il
est le témoignage de la solidité de la pratique
magique. La pensée magique (ou certaines formes religieuses
qui en sont dérivées) est rassurante puisqu'elle fait
vivre les hommes dans un univers clos39, dont les actions répétitives sont gages
de certitude. Ça peut utiliser les circonstances, créer
des aléas, mettre en place des gadgets avec les interdits les
plus divers, fondamentalement il ne gouverne pas leur réel
faute de pouvoir lutter contre les actions répétitives
à caractère de rituel. Ainsi se mettent en place, pour
assurer le succès, des combinaisons complexes de mises en
situation, qui ne peuvent se faire ou se défaire que suivant
certains rites à caractère répétitif,
où aucun accessoire ne doit manquer. Comme au
théâtre, pour que la répétition soit
réussie.
Trois exemples de ces détails
répétitifs. Richie, qui a remplacé les lunettes
qu'il portait enfant par des lentilles, les perd et doit revenir aux
lunettes, rafistolées avec un adhésif comme lorsqu'il
était petit. Les sept casques de mineur "dotés d'une puissante lampe
électrique"
prévus par Mike pour l'expédition dans les
égouts (671) ne seront pas utilisés lors de la
poursuite de Ça, qui se fera, la deuxième fois comme la
première fois, avec des allumettes. Eddie a jadis eu le bras
cassé, lors de la première expédition. Pour que
la seconde intervention opère, Eddie doit avoir le bras
cassé, et il se le casse effectivement... Ces techniques de
répétition sont un moyen pour entrer en rapport avec le
risque en ordonnant et en modelant le chaos psychique par lequel les
participants se sentent envahir, en essayant de créer dans ce
chaos les formes ou les figures connues, répétitives,
qui ont fait leurs preuves, pour s'en rendre maîtres.
La foi dans les
moyens magiques.
Des membres du groupe
possèdent un talent particulier (d'ingénieur pour Ben;
de tireuse à la fronde pour Beverly; d'imitateur vocal pour
Richie, etc.) ou un objet, sorte de fétiche ou de bouclier
protecteur, qui joueront un rôle dans l'existence collective et
contribueront à la mise à mort de Ça : entre
autres, l'inhalateur d'Eddie ou le catalogue d'oiseaux de Stan. La
force de ces objets quotidiens, mystiques ou magiques selon l'angle
où ils sont considérés, vient de
l'investissement affectif et de la foi en ces objets, et non de leur
puissance propre. D'où la démonstration
répétée de la toute-puissance de l'imaginaire
qui se trouve dans Ça.
La foi et la croyance,
qui sont de l'ordre de l'affectif, l'emportent dès lors sur le
rationnel, et le déterminisme qui régit normalement les
actions. Bev enregistre le fait, mais ne s'étonne pas de voir
une balle dévier de sa trajectoire fort opportunément
pour elle. Les limites d'un projet rationnel ordinaire
s'arrêtent aux difficultés ou impossibilités
prévisibles qui engendrent le doute, la menace et le rejet du
projet. Mais avec la foi, on peut tout risquer.
Certains objets tirent leur vertu de la tradition du genre, comme des
moyens connus de lutte contre certains monstres : "Que faire pour se débarrasser d'un monstre?
D'après les films, lui tirer dessus une balle d'argent
était une solution radicale." (Ça, 684) Que
les balles d'argent soient efficaces est une conviction bien
ancrée : "Pour tout ce qui est
loups-garous, vampires et autres entités qui ne rôdent
qu'à la lumière des étoiles, c'est de l'argent
qu'il faut, du bon argent. Il faut de l'argent pour arrêter un
monstre." (Ça, 174) Mais
est-on bien certain que le truc fonctionne toujours? "Les gosses qui fondent des balles d'argent, c'est des
trucs romanesques, des trucs de BD, même... en un mot, que
c'était que dale. Bien sûr, ils pouvaient toujours
essayer. Dans un film, ça marcherait, ouais.
Mais..." (704) Au
delà du doute, ils y croient et fondent eux-mêmes les
balles. Qui obtiennent le résultat voulu : "La bille d'argent avait été efficace parce
qu'ils partageaient tous les sept la conviction absolue qu'elle le
serait. Mais elle n'avait pas tué Ça. Et la prochaine
fois, Ça se présenterait sous une autre forme, sur
laquelle les billes d'argent seraient sans aucun
pouvoir." (Ça, 844/5)
Procédé efficace, mais insuffisant contre une puissance
redoutable. Il faudra essayer autre chose. Comme l'inhalateur
d'Eddie, par exemple, idée qui paraît pourtant bien
saugrenue : "Il bondit vers Ça en
déclenchant en même temps l'inhalateur et pendant un
instant, toute sa confiance d'enfant dans le produit lui permettait
de se sentir mieux quand les grands le tarabustaient ou lorsqu'il se
faisait renverser dans la bousculade des sorties de classe.
(...) C'était un bon médicament, un
médicament puissant, et, tandis qu'il sautait à la
tête de l'Araignée, assailli par son immonde puanteur
jaune, se sentant lui-même submergé par la fureur et la
détermination avec lesquelles Ça s'efforçait de
tous les massacrer, il propulsa une giclée d'Hydrox dans l'un
des yeux rubis." (Ça, 1046)
L'essentiel pour le groupe est
d'avoir la foi : foi en l'entreprise, foi dans les
autres40. Dès l'instant où un de ses membres
faiblit, le groupe est en péril. L'équipe ne parvient
à triompher de Ça qu'en surmontant constamment ses
défaillances. Ainsi, ce n'est pas l'objet ou le moyen
utilisé qui a réellement de l'importance. Un des
principes fondamentaux de la magie est que les mêmes effets
sont produits par des causes similaires, mais pas entièrement
semblables. Le rationaliste fort rira à gros éclats de
l'inhalateur d'Eddy mettant en danger un monstre de cinq
mètres. En fait, ce n'est pas le contenu du
pulvérisateur qui agit (H2O, un
placebo), mais la foi dans le produit et la peur inspirée
à l'adversaire par cette force de conviction. Si Eddy croit
que son inhalateur, sorte de talisman, peut le protéger, et
lutter efficacement contre ce qui le menace, comme cela s'est
toujours produit, il en sera encore de même. Chacun peut ainsi
s'appuyer, selon ses convictions et sa foi personnelle, sur tel
objet, telle image ou telle formule qui l'a personnellement
marqué. On comprend dès lors que lorsque
l'intensité de la foi baisse, le tonus de l'adversaire
augmente41. La diminution de la foi et le doute entraînent
immédiatement l'affaiblissement et le rejet de celui qui ne
croit plus en ce qu'il est ou ce qu'il fait : "Ils ne peuvent pas me faire de mal s'ils n'y croient
qu'à moitié. (...) Je peux m'en occuper
s'ils croient seulement à moitié." (Ça,
596)
La croyance, facile pour l'enfant, se réduit ou
disparaît chez l'adulte. Les religions l'ont depuis longtemps
compris, qui portent leurs efforts sur l'enfance : "Le problème, cependant, est que les enfants
grandissent. Dans l'Eglise, la perpétuation et le
renouvellement du pouvoir se font au cours de
cérémonies rituelles périodiques. Il semble en
aller de même à Derry. Se pouvait-il que Ça se
protège du simple fait que, comme les enfants deviennent des
adultes, ils deviennent également soit incapables d'un acte de
foi, soit handicapés par une sorte de
dégénérescence spirituelle, une atrophie de
l'imagination?" (Ça,
865) Ça a
été mis en péril par des enfants, qui croyaient
d'abord en sa nature surnaturelle et à la force magique des
procédés utilisés. Ils avaient foi dans leur
puissance énergétique collective. Le calcul de
Ça d'attendre que les enfants devenus adultes et
séparés aient perdu leurs moyens d'enfants était
faux. Comme Bill le constate plus tard :
"Foi et puissance, en était-il
venu à croire, étaient interchangeables." (Ça, 889) Quand la foi manque, rien n'est
possible42 .
Elle est d'autant plus
opérante que les méritants bénéficient
presque toujours chez King d'un appui de la force positive. Parfois,
comme dans Ça, le groupe a conscience d'être
utilisé, manipulé par cette force. L'efficacité
du groupe sera d'autant plus grande que, dans un conflit cosmique de
forces, il sera soutenu par celle qui lui inspire une action conforme
à ses intérêts. Les membres du groupe se sont
choisis parce qu'ils se trouvent être des élus :
"Je crois que nous avons
été désignés. Pour quelque obscure
raison, nous avons été choisis pour y
mettre un
terme définitif
[à l'existence de
Ça]." (Ça, 157), dit Mike qui
est celui qui a le mieux analysé la situation. Ou :
"Nous sommes attirés dans quelque
chose. Nous avons été choisis, élus. Il n'y a
là rien d'accidentel."
(Ça,
359). Si la foi les soutient tout
au long de l'entreprise, quand ils ont opéré au mieux,
la force les soutient à nouveau en cas de péril.
Chacun des membres du groupe ressent
cette force supérieure. Par exemple Eddie : "Il y avait eu quelque chose à l'oeuvre à
l'intérieur de lui, à l'oeuvre à travers lui
(...). Rien ne laissait supposer
que cette force était maligne, mais son énorme force
avait quelque chose de terrifiant. Comme s'il était
monté sur un de ces engins de foire conçus pour donner
des sensations fortes et s'était aperçu que
c'était réellement dangereux une fois installé
dedans; impossible de faire quoi que ce soit, sinon attendre la fin
du tour, advienne que pourra."
(Ça,
765) C'est dans cet état
d'esprit que le groupe accepte le miracle, acte d'une force
transcendante vécue; non plus seulement espérée,
mais devenue le signe de l'alliance et du salut. Magiquement, quand
un groupe atteint cette unité, le mana qui en résulte
est plus puissant que la simple addition des énergies
individuelles, produit une totalité autre : "Si sa volonté a de l'effet sur nous, notre
volonté a également de l'effet sur Ça, à
un moment donné. Nous avons arrêté Ça
avant que Ça en ait fini, c'est une
certitude." (500) Et
souvent le groupe s'interrogera sur sa force particulière :
"Sommes-nous assez forts, Bill?
demanda-t-il. Sommes-nous capables de faire une chose
pareille?" (Ça,
1024) Ça, qui subit leur
assaut, est conscient de cette force : "S'ils ne s'étaient pas présentés
ensemble, Ça aurait pu les cueillir sans difficulté un
par un." (Ça, 992).
Le conflit
magique.
L'affrontement magique se produit
quand un être "faible",
"dépourvu de force
magique" 43, aux prises avec une force négative,
sollicite l'aide et l'intervention d'une force positive. Le combat
s'engage entre les deux forces par partenaires interposés. La
lutte entre les forces s'opère selon le procédé
connu de l'attaque de sorcellerie et du
désensorcellement.
Force
maléfique contre force bénéfique.
Contre la force maléfique de
Ça, une force bénéfique s'est
révélée : "Tout ce
que je sais, c'est qu'il existe une autre force - en tous cas il en
existait une lorsque nous étions mômes - qui voulait que
nous restions en vie pour faire le travail. Elle est peut-être
toujours là." (Ça, 870) En fait, la structure du récit est plus
compliquée et deux forces positives existent44, l'une subordonnée à l'autre :
"Il y avait quelque chose d'autre, ici.
Bill le sentait par tous ses sens, odorat compris : une
présence immense devant lui dans l'obscurité. Une
Forme. Il n'éprouvait pas de peur, mais un sentiment
d'émerveillement religieux : là se trouvait une
puissance qui ridiculisait celle de Ça, et Bill eut seulement
le temps de penser, de façon incohérente: Je vous en
prie, je vous en prie, qui que vous soyez, souvenez-vous que je suis
très petit."
(Ça, 1030)
Cette force positive
subordonnée est celle de la Tortue : "Il se précipita vers la forme et vit
qu'il s'agissait d'une grande tortue à la carapace
constellée de couleurs éclatantes. Son antique
tête reptilienne en surgit et Bill se dit qu'elle devait
éprouver une vague surprise méprisante pour la chose
qui l'avait propulsée là. On lisait la bonté
dans les yeux de la Tortue
45. Bill songea qu'elle
devait être la chose la plus vieille que l'on puisse imaginer,
infiniment plus vieille que Ça qui prétendait pourtant
être éternel."
(Ça, 1030) La
Tortue, qui est la veilleuse de l'Ultime (Ça, 1031), se manifeste comme Ça de diverses
manières. De façon allusive aux enfants du Club des
Ratés (couvercle de boîte (Ça, 19); dessin sur le trottoir à la craie
(Ça, 520),
etc). Le plus souvent sous forme de suggestions aux mêmes
enfants devenus adultes (pensées fugitives diverses, la voix
de la Tortue). Seul Mike Hanlon, demeuré à Derry, subit
une action directe. Il est devenu "le
veilleur" du groupe
(Ça, 154) :
"Je suis le seul à entendre la
voix de la Tortue, le seul qui se rappelle, car je suis le seul
à être resté à Derry." (Ça, 156).
Diverses phases d'action
interviennent selon cette logique entre les forces dans le
récit kingien : un fort (une entité, un esprit, de
l'ordre des Ténèbres), et un faible
présumé (un être humain) sont entrés dans
une «bulle» magique et la mort du faible est en jeu. En cas
de défaite du faible, le fort s'emparera de sa force - son
mana. Pour éviter sa perte, l'être faible qui veut
résister n'a qu'une voie à sa disposition : aller
délibérément aux limites de son être, au
risque de sa mort, et transformer ces moments critiques de l'individu
qui se perd au monde en une décision courageuse et dramatique,
celle de se resituer dans le monde, par d'autres moyens que les voies
ordinaires. L'appel à une force positive est souvent
nécessaire. Pour éviter que le chaos s'étende et
l'engouffre dans ses ténèbres, le faible qui se refuse
comme tel engage la lutte, favorisé par un supplément
de force ou par des gadgets magiques efficients. Il peut prendre
ainsi le dessus sur ses adversaires humains négatifs, voire
sur son adversaire surnaturel véritable.
Ça craint cette force
vaguement soupçonnée : sa quiétude ne peut
être troublée uniquement par un groupe de gamins
attachés à sa perte. En effet, jusqu'alors, Ça
avait pu considérer la Tortue comme une puissance
négligeable et se considérer sans rival :
"Comment une créature de ce monde
(ou de tout autre monde) pouvait-elle déjouer Ça, faire
mal à Ça, aussi légèrement et
brièvement que ce fût? Comment était-ce
possible?
Et finalement quelque chose de nouveau avait surgi en Ça, non
pas une émotion, mais une froide spéculation : et si
Ça n'était pas seul comme il l'avait toujours cru?
S'il y avait un Autre?
Et si ces enfants n'étaient que
les agents de cet Autre?"
(Ça, 984). Et
Ça essaie de se rassurer: "Non.
Il n'y avait pas d'Autre. Sûrement pas." (Ça, 984).
Sans y parvenir: "Quelque chose que
Ça n'avait pas prévu était également de
retour : cette peur qui l'affolait et le taraudait... cette
impression d'un Autre." (Ça, 990)
Quand Yahvé a imposé sa présence au peuple
d'Israël, il lui a interdit le culte des autres dieux
rivaux46. Rien n'a changé depuis. Entre le sorcier noir
issu des Ténèbres et le magicien blanc,
défenseur de la Lumière, la conquête que
représente une position unique ne laisse pas la place pour
deux. Et pour qu'un effet de conviction et de fascination puisse
être produit dans ces récits pour le lecteur, il faut
bien que l'expérience subjective en soit faite, sous quelque
forme que ce soit. La plus simple tient dans cette morale naïve
de la vie quotidienne que, lorsqu'un agresseur intervient, quoiqu'il
subisse lui-même par la suite, ce n'est que justice. Le bon
droit est toujours du côté de l'agressé. Mais
à un niveau plus élevé se déploie aussi
toute l'efficacité du mythe héroïque du chevalier
au combat, auréolé d'une sorte de don mystique propre
à l'être supérieur, participant à la lutte
à la fois cosmogonique et ontologique entre la Lumières
et les Ténèbres. Cette spiritualisation du
combat47 se retrouve souvent chez King, mais pas avec autant de
force que dans Ça.
Quand Bill et Richie se battent contre l'entité venue de
l'espace, "ce n'était pas avec
leurs deux poings en réalité qu'ils frappaient;
c'était avec leurs forces combinées, augmentées
des forces de cet Autre; avec la force du souvenir et du
désir, avec, au-dessus de tout, la force de l'amour et des
souvenirs retrouvés de l'enfance." (Ça, 1072) Et
quand l'Araignée est enfin tuée, Bill entendit la voix
de l'Autre : "«Fils, tu as
été remarquable».
Puis il n'y eut plus rien. La puissance disparut
avec." (Ça, 1073) Le Dieu assistant au spectacle qu'il a mis en
scène et qui a apprécié le choix qu'il a fait de
son interprète terrestre quitte la salle.
Le monde à
rétablir selon des lois cosmiques
particulières.
Si le romancier a emprunté
l'essentiel de son décor et de sa mise en scène aux
procédés de la magie, il apporte sa touche originale,
intéressante dans le cas présent. Sorte d'hommage rendu
aux lois scientifiques établies dans ce monde, King postule
l'existence dans le monde-autre des lois différentes, tout
aussi contraignantes que les nôtres. En dépit de sa
puissance, Ça devient paradoxalement prisonnier des lois
particulières de son monde, inconnues dans ce monde-ci. Elles
ont été utilisées par des jeunes sans
parti-pris, à l'esprit ouvert, acceptant l'impensable, qui ont
employé les seules liaisons qu'ils peuvent établir
entre les phénomènes, dans une démarcation floue
entre ce réel et l'autre : ce qui est imaginé est
possible. Cette loi fondamentale, que leurs peurs ont utilisée
sans le savoir, c'est "la seule chose
que Ça eût en commun avec la vieille et stupide Tortue
et la cosmologie du macronivers (...)
à l'extérieur était
ceci : toutes les formes vivantes doivent respecter les lois des
formes qu'elles habitent."
(Ça, 983) Quand
Ça a été obligé de prendre la forme du
loup-garou que la peur de de Richie48 lui avait imposée, Bev l'avait blessée
avec une balle d'argent : "S'était produit quelque chose de totalement
inattendu, impensable, et il avait ressenti une douleur, une grande
douleur rugissante au travers de toute la forme qu'il avait
empruntée, et pendant un instant il avait également
connu la peur." (Ça, 983) Ça tombe à la merci de ses adversaires,
s'ils savent utiliser leurs convictions.
En dernier ressort, Ça se
trouve "emprisonné" dans sa forme finale, celle de l'Araignée, du
fait de "leur vision partagée,
une vision voulue et sans paternité. (...) D'une
manière mystérieuse, le ça-Araignée et le
Ça qui se désignait lui-même comme
lumières-mortes étaient liés. Quelle que
fût la chose qui vivait dans ces ténèbres, elle y
était peut-être invulnérable... mais Ça se
trouvait également sur la terre, sous Derry, dans un organisme
physique. Aussi repoussant qu'il fût, à Derry, la
présence de Ça était physique... et ce qui
était physique pouvait être tué." (Ça, 1033)
Il faut bien voir que, dans cette
lutte cosmique, ce n'est que l'ordre humain qui subit un
bouleversement apparent de ses lois «ordinaires», alors que
l'ordre divin s'est poursuivi sans altération et en se
réalisant selon son plan. En ce sens, le miracle et le prodige
n'ont de sens que pour les humains. Le bouleversement qui a introduit
la contingence dans la nécessité des lois de la nature,
n'a rien remis en cause d'essentiel : ce qui est arrivé l'a
été suivant la volonté divine.
L'action d'une certaine magie a donné ainsi l'occasion aux
individus de participer de manière spectaculaire non seulement
à leur sauvegarde, mais au rétablissement du monde,
symbolisé ici par la survie de Derry. La lutte
terminée, Ça et ses pouvoirs n'existent plus comme
menace.
Bill le bègue, le futur
romancier, le chef naturel de la bande est celui qui permet la
disparition du mal menaçant en utilisant au mieux les forces
du groupe : "Richie ignorait le sens de
termes comme «charisme» ou «magnétisme»,
il sentait simplement que la force de Bill avait des racines
profondes (...). Bill était bon. Stupide de penser une chose
pareille (il la sentait d'ailleurs davantage qu'il ne la pensait),
mais le fait était là. Bonté et force semblaient
émaner de Bill. Il était comme le chevalier d'un de ces
vieux films." (Ça, 360) A
noter que Bill éprouve fortement le sentiment que non
seulement il domine ses camarades, mais qu'il les utilise (il est le
seul qui ait des raisons personnelles d'en vouloir à Ça
qui a tué son frère). Il se trouve dans une situation
psychologique similaire à celle du Pistolero de La Tour Sombre
: "Il se servait d'eux, ses amis; il risquait leur vie pour
venger son frère mort." (Ça, 698). Mais
simultanément il a le sentiment d'une tâche cosmique qui
dépasse infiniment son seul désir de vengeance. Bill
est celui qui permet la disparition d'un mal menaçant, une
sorte d'équivalent d'un chamane, un être d'exception,
qui prend en charge l'action collective. Il va au-delà de
lui-même, se rend présent aux autres et peut influencer
le cours des événements.
****
Dans Ça, et d'autres oeuvres, King a interprété
à sa façon l'univers magique. Il en a gardé le
fonctionnement, mais modifié le cadre, en établissant
un lien entre l'univers magique et l'univers religieux. Dans l'esprit
de King intervient une certaine distinction entre l'esprit magique et
l'esprit religieux, tel que Frazer l'a signalé dans
Le rameau
d'or.49 Par la magie, l'homme espère augmenter ses
forces et conquérir le monde par des moyens autres que
scientifiques ou techniques, mais semblables dans leur
déterminisme. Le principe fondamental de la magie est que le
fait de suivre un certain nombre de comportements ou de rites dans
l'espoir d'obtenir un résultat provoque l'effet attendu,
nécessairement obtenu quand les formes de l'action magique ont
été rigoureusement respectées. Inversement, les
religions judéo-chrétiennes introduisent l'arbitraire,
puisque l'omnipotence divine peut répondre ou non aux
pratiques rituelles, modifier à son gré ses propres
lois50. D'autre part, la religion est liée au monde,
dont elle présente un aspect positif, garant de l'ordre des
choses. Alors que la magie noire, contrairement au sacré
religieux, tourne souvent à la transgression et à la
profanation51.
Le dessein de King en écrivant Ça apparaît clairement dans ses propos :
"Le thème principal du
fantastique, ce n'est pas la possession et l'usage de la magie;
(...) c'est la découverte et l'apprentissage de la
magie." (Pages Noires, 145) Il y a dans
le pouvoir du romancier de créer des mondes qui contiennent
les pouvoirs que l'esprit magique accorde au surnaturel :
"Le fantastique et la science-fiction
relèvent tous deux de la littérature de l'imaginaire,
et tous deux tentent de créer des univers qui n'existent pas,
qui ne peuvent pas exister, ou qui n'existent pas
encore." (Anatomie, 24)
Le prodigieux, on l'a vu, ne se
réduit pas aux manifestations imitées bafouant
l'ordonnance d'une existence ordinaire. Une part de la puissance de
suggestion d'une oeuvre gratuite vient de l'inspiration romanesque,
qui peut agir par l'habileté à intervenir hors des
conventions ordinaires. C'est le privilège de la
gratuité que de pouvoir faire surgir l'insolite, l'inhabituel,
le merveilleux et la fabulation dans les stéréotypes de
l'univers quotidien. L'important, ce n'est plus la
réalité qui sert de support, mais la lecture
elle-même et ses suggestions, les émotions qu'elle
procure et le déchiffrage des faits qu'elle entraîne,
comparatif ou métaphorique.
1ère partie.
Notes :
33 Pour une analyse plus complète, voir l'article
nom dans le
Dictionnaire des symboles,
Jean Chevalier-Alain Gheerbrant, op.cit.
34 Effectivement, le jet de poudre à
éternuer qui a fait reculer Ça s'apparente à une
blague. Pour les devinettes, l'explication est plus difficile,
puisqu'elles n'ont pas été utilisées, dans
l'affrontement avec Ça, comme elles seront utilisées
par Blaine, le monorail, avec Roland et ses compagnons. Il y est
simplement fait allusion dans l'explication du rituel de Chüd
(645).
35 Sous une forme différente, c'est le rituel
utilisé par Blaine le monorail dans Terres Perdues,
et Magie et
Cristal.
36 Chez les Hébreux, le nombre 7, qui symbolise
l'alliance avec Dieu, est utilisé sans cesse dans
La Bible : par exemple, le sabbat est le 7ème
jour, comme le chandelier rituel a 7 branches. Mais le nombre 7 a une
symbolique plus générale dans l'Antiquité: en
vrac, les 7 planètes, les 7 filles d'Atlas qui forment les
Pléiades célestes, les 7 sages de la Grèce, les
7 merveilles du monde, les 7 notes de la gamme occidentale, les 7
vertus, les 7 péchés capitaux, etc...
37 Jean Fabre, Le
miroir de sorcière,
op. cit., 182.
38 Pour une analyse plus complète, voir l'article
cercle dans le Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier-Alain Gheerbrant, op.cit.
39 On oppose à cette conception celle de l'homme
moderne prométhéen, qui se sert de sa pensée non
pas pour reprendre ce qui a déjà été,
mais l'utilise pour faire apparaître ce qui n'a jamais
été perçu, analysé, construit ou mis en
oeuvre, avec le projet de maîtriser toujours davantage le
monde. C'est cette forme de pensée que combattent encore
maintenant nombre de religions «bloquées» dans le
monde, dont l'opposition à la pensée occidentale
dissimule mal leur désir de garder leurs conservatismes. De
même, un nombre de plus en plus grand de nos contemporains
souhaitent stopper, par crainte d'un avenir imprévisible, tout
nouveau développement en préservant ce qui est, en
sauvegardant une création à maintenir en l'état
(dont ils sont en quelque sorte les gardiens) ou se réfugient
dans des formes religieuses dont la répétitivité
leur semble un garant de leur durée.
40 L'importance de la force du groupe sera
exploitée systématiquement dès le
deuxième tome de la Tour Sombre. King baptisera son groupe
ka-tet, et l'efficacité du ka-tet est
directement liée à sa force de cohésion.
41 Jean Favre évoque la "naïveté optimiste qui domine la
littérature américaine comme le cinéma
hollywoodien : contre la force du mal, la pureté suffit. La
foi, l'eau bénite et le sang du juste sont la
panacée.",
Le miroir de
sorcière, op. cit.,
114.
42 Cette position métaphysique de King est à
rattacher au calvinisme strict (et au puritanisme) qui
imprègne la Nouvelle-Angleterre et l' a
particulièrement influencé.
43 Favret-Saada, op. cit., chap.
XII, L'attaque de sorcellerie et sa parade.
44 Il ne parait pas que ce soit pour un simple effet
littéraire : dans plusieurs oeuvres de King, on retrouve cette
triade, de tradition mazdéenne (qui sera analysée dans
Stephen King, le Mal et les
Mythes, en
préparation).
45 King a emprunté la Tortue à la mythologie
orientale. Sa carapace est interprétée comme la
représentation mentale jadis en usage de la structure de
l'univers: la partie en dôme correspond à l'image de la
voûte céleste, qui, selon les conceptions antiques,
s'élève au-dessus du disque plat qu'est la Terre,
symbolisée par la partie ventrale. Ensuite, la tortue sur ses
pattes passe pour le soutien du monde et du trône
céleste. Autrement dit - et c'est le cas dans le récit
- la tortue est l'intermédiaire entre le ciel et la terre.
Comme c'est le cas ici, puisqu'au dessus d'elle se trouve
l'Ultime.
46 On peut dire que ces conflits entre le Dieu
d'Israël et ses rivaux a historiquement entraîné le
sentiment de sa puissance, et par là même, de son
omnipotence. La confrontation entre Dieu (ou son équivalent),
et ses rivaux (sous diverses appellations) se retrouve dans les
divers romans cosmiques de King.
47 Le patron des chevaliers était l'archange saint
Michel, souvent représenté terrassant le démon,
symbolisé par un dragon. Son image de héros,
casqué et cuirassé, une lance à la main,
opère encore de nos jours en dépit du
matérialisme ambiant.
48 Il avait vu le film le samedi précédent.
Autre exemple : à un moment, Ça se transforme en oeil,
provoquant la frayeur de Richie qui a vu le film L'oeil qui rampe : "La
confrontation avec cet oeil avait été catastrophique;
il incarnait de multiples peurs et angoisses pour Richie. Peu de
temps après, une nuit, il avait rêvé qu'il se
regardait dans un miroir et enfonçait une grosse aiguille dans
l'iris de son oeil, lentement, sentant un écoulement aqueux et
paralysant au fond de son orbite remplie de sang. Il se rappelait
(...) s'être
réveillé pour découvrir qu'il avait
mouillé son lit."(567)
49 James George Frazer, Le Rameau d'or,
op. cit.
50 Ainsi la magie apparaît comme une technique et
elle suppose des forces surnaturelles immanentes subies, mais
modifiables, tandis que la religion chrétienne postule, au
moins implicitement, une certaine transcendance du sacré, et
l'arbitraire de ce sacré par rapport aux lois établies,
puisque seul Dieu peut modifier ce qui aurait dû se produire.
La religion est une relation avec un esprit qui doit être
supplié ou flatté. Par rapport à la magie, elle
est prise de conscience d'une impuissance.
51 La magie a un caractère clandestin et il n'y a
pas d'Eglise magique. Mais iI y a des confréries de magiciens,
de sorciers, à l'intérieur desquelles se transmettent
des traditions et se font les initiations. 1ère
partie.
Roland Ernould ©
2001.
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 14 -
hiver 2001.
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