LA DÉCOUVERTE ET L'APPRENTISSAGE

DE LA MAGIE dans Ça

de Stephen King (2ème partie) .. ..

 

Le pouvoir des mots.
Selon la conception magique, la foi dans la puissance des mots est primordiale, avant la parole. Pour que quelque chose existe, et puisse être objet de parole, il faut le nommer. D'où le choix des mots, ceux qu'on peut dire et ceux qu'on ne peut pas dire. Dans le domaine de la magie, l'utilisation des mots tire toujours à conséquence. Le mieux est parfois de se taire. Après avoir analysé quelques ouvrages de ses collègues dans
Anatomie de l'horreur, une conclusion s'impose d'elle-même à King : "Tous ces livres (...) ont certaines choses en commun, et tous s'intéressent au fondement même de l'histoire d'horreur : des secrets qu'il vaut mieux taire et des choses qu'il vaut mieux ne pas dire." (63)

 

.. du site .. .. 1ère partie.

Car dans le domaine magique, toute confrontation se fait sur un plan verbal. La puissance de la parole agit sur la réalité. Il est d'ailleurs significatif que celui qui a pour travail de jouer avec les mots, l'écrivain, soit presque toujours au centre de la confrontation magique. Comme dans Ça, où la fonction de l'écrivain est déterminante pour l'action : "L'écrivain était le plus fort, celui qui, d'une certaine façon, avait entraîné son esprit au cours des années en vue de cette confrontation." (993) ou : "Elle [l'araignée/Ça] s'était imaginé que seul l'écrivain était en mesure de la défier." (Ça, 1041)

"
En sorcellerie, la parole, c'est la guerre", constate Favret-Saada. Par leurs intermédiaires humains, le conflit entre les forces s'exerce souvent par la charge potentielle des mots. La puissance de la parole agit et transforme la réalité. Le langage détient une part d'énergie qui procède de l'officiant, mais surtout de la force, du mana, de la divinité ou du totem. La malédiction, arme ultime, avait naguère une puissance terrible, et crainte : elle plaçait le maudit non seulement en dehors de sa société, mais aussi du sacré. Dans les rituels religieux, la portée de la parole est considérable, et il existe nombre de sectes ou religions où certains mots ou expressions restent secrets et ne sont connus que des grands initiés. Le rituel religieux contemporain comporte des formules à réciter pour tous les cas prévisibles. On éloigne le diable par la parole consacrée, qui ne fonctionne évidemment que si elle a une force de conviction suffisante.

Hors des formules rituelles magiques socialement reconnues, l'inattendu des mots peut être une surprise qui désarçonne l'adversaire, comme ceux qu'utilise Richie l'imitateur : "Richie bondit vers Ça, un grand sourire sur les lèvres, et l'interpella avec la voix du flic irlandais à son meilleur :
«Allons, allons voyons ma petite dame! Par le diable et l'enfer, que croyez-vous donc que vous allez faire ? Rentrez-moi cet engin et plus vite que cela avant que j'aille tirer sur vos cotillons et défriser un peu vos bouclettes!»
(...) Richie sentit monter en elle un hurlement de colère et de douleur. «Je l'ai blessée! pensa-t-il triomphalement." (Ça, 1040) De même, nommer un être équivaut à prendre pouvoir sur lui. Yahvé est celui qui n'a pas de nom. Ça n'en a pas davantage, et quand Beverly l'interpelle en faisant allusion à son nom, il fuit : "Elle devait rêver...
Elle comprit qu'il n'en était rien, juste avant que le doigt à l'ongle crochu du clown ne la touche. C'était bien réel; il pouvait la tuer. Comme il avait tué les enfants.
«Les mainates connaissent ton nom véritable!» hurla-t-elle soudain. Il recula, et il lui sembla que pendant quelques instants, le sourire qui étirait ses lèvres à l'intérieur du grand sourire peint autour de sa bouche se transformait en une grimace de haine et de douleur... et peut-être également de peur."
(Ça, 554) Connaître le nom donne mystérieusement prise sur la personne33. Aussi longtemps que l'adversaire reste innommé, sa force est considérable. Par la nomination seulement, la manipulation symbolique de la force a des chances d'être opérante.On ne peut pas comprendre pourquoi si on n'entre pas dans la mentalité magique, l'univers de Ça partagé par les enfants. Le mot équivalant à la chose, ce qu'ont compris les Ratés, l'araignée, qui se veut monstre, se retrouve réduite par la sortie de Richie à un être grotesque et ridicule. Ainsi, magiquement, les mots sont parfois plus puissants que les moyens techniques mis en oeuvre, qu'ils renforcent ou remplacent. Quand Bill et Richie affrontent Ça, transformé en loup-garou, le premier lui tire dessus avec le revolver de son père, et le blesse, mais sans résultat apparent. Puis Richie lui jette de la poudre à éternuer : "Richie écrasa alors le paquet et cria, avec la voix du flic irlandais : «Barre-toi chez toi, morpion!» Un nuage blanc vola dans la figure du loup-garou. Il arrêta instantanément de rugir. (...) On lisait toujours de la colère sur le visage de la bête, mais à cela s'ajoutait la douleur, impossible de s'y tromper. Bill l'avait peut-être blessée avec le revolver de son père, mais Richie lui avait davantage fait mal... tout d'abord avec la voix du flic irlandais, puis avec la poudre à éternuer." (Ça, 374) Même situation : le loup-garou ridiculisé se retrouve pou dans un univers devenu pour lui incertain. Situation typique en magie, quand les moyens ordinaires se montrent inefficaces : Ça est une entité insensible aux balles et aux techniques des hommes, mais vulnérable à la parole et peut-être à l'humiliation.

Lorsqu'il veut faire peur aux adultes revenus le tuer, Ça dans cette logique magique, utilise des arguments qui nous paraissent dérisoires, mais qui illustrent pour King l'appauvrissement de l'imagination adulte. La croyance en l'imaginaire disparue, plus d'efficacité magique possible. L'efficacité, pour lui, se situe en grande partie au niveau d'un verbal pratiqué lors de l'enfance : "
Jamais vous ne trouverez les bonnes blagues et les bonnes devinettes. Jamais vous ne me ferez rire, Mikey. Vous avez oublié comment crier à l'envers : Bip-bip, Mikey, qu'est-ce que t'en dis? Tu te souviens de l'oiseau? Un simple moineau, ouais, mais tu parles d'un morceau! Grand comme une grange, comme un monstre dans ces films japonais imbéciles qui te faisaient peur, quand tu étais petit. L'époque où tu as su détourner cet oiseau de ta porte est révolue pour toujours. Crois-moi, Mikey... Si vous savez vous servir de votre tête, vous allez ficher le camp de Derry sur-le-champ." (Ça, 674) Rappel de la puissance de Ça, maître en apparitions. Et en opposition, la situation démunie des adultes qui ne sont plus des enfants, ne pratiquent plus le verlan, les blagues et les devinettes34, et seront en conséquence désarmés. Car Ça craint plus les mots que le reste. Il a emmené Bill vers les lumières-mortes. Quand Bill, le futur romancier, a compris le pouvoir dont il dispose par les mots, il domine Ça : "Ramène-nous! Ramène-nous ou je te tue... je te vitupère à mort! »" (Ça, 1044) Et Ça se voit obligé de céder.
L'utilisation ludique du verbe utilisé par certains auteurs du fantastique s'apparente ainsi étroitement à l'esprit magique, où le contact métaphorique est important et fonctionne à distance, par la mise en oeuvre de mots ou de phrases symboliques. Les paroles ne sont pas que des paroles, elles ont aussi un pouvoir secret identique à celui que l'on trouvera dans les rituels pratiqués.

Les rites.

Pour atteindre les forces occultes, les individus ne sont pas libres dans le choix des objets qui leur permettront de réussir. Une tradition existe, qu'il doit connaître. L'initiation magique est fournie par un membre du groupe spécialisé, un ancien, le chamane ou le sorcier, qui affirment souvent tenir leurs formules et leurs rites de rêves ou de visions, ce qui garantit leur valeur sacrée. Pour que la puissance magique puisse s'exercer dans tous ses effets, il est donc nécessaire pour les protagonistes de suivre des règles variées lors des actions ou cérémonies religieuses ou magiques : les paroles à prononcer, les attitudes à prendre, les gestes précis à effectuer, le déroulement des opérations, les vêtements à porter, etc. Le rite est destiné à assurer l'intervention de l'occulte. Deux rituels sont utilisés dans Ça, celui de Chüd, le plus développé, et celui de la "petite fumée".

Ce rituel permet de prévoir et d'organiser l'avenir : "«Ces Indiens avaient des cérémonies spéciales. (...) A chaque fois qu'ils avaient des décisions Importantes à prendre (...), ils creusaient un grand trou, qu'ils recouvraient de branches en laissant juste un petit passage pour la fumée. Quand l'installation était terminée, ils allumaient un feu dans la fosse. Ils se servaient de bois vert pour qu'il y ait beaucoup de fumée.»" Les guerriers les plus braves étaient choisis pour avoir des visions : "«En principe, ces visions expliquaient à la tribu ce qu'elle devait faire, reprit Ben. Et je ne sais pas si c'est vrai ou non, mais d'après le livre, elles faisaient presque toujours prendre la bonne décision.»
L'histoire de la petite fumée de Ben était quelque chose de plus qu'un exemple qu'on prend dans un livre pour ensuite jouer soi-même à l'apprenti chimiste ou magicien. Il le savait, tous le savaient. C'était quelque chose qu'ils étaient censés faire." (Ça, 707) Dans le cas présent, le rituel permettra aux deux enfants les plus résistants d'avoir la vision cosmique de Ça venant sur terre - et donc une information cruciale sur sa nature.

Quand Eddie a agressé verbalement Ça, la réaction a été double : "
Je l'ai blessée, qu'est-ce que vous en dites les mecs, hein? Et devinez quoi! JE LUI AI CHOPÉ LA LANGUE!" (Ça, 1040) Comme Bill l'avait fait avant lui, il a utilisé le «rituel de Chüd», employé intensivement dans Ça. King commence par l'expliquer : "Les Himalayens ont un rituel pour s'en débarrasser, plutôt répugnant. Ça s'appelle le rituel de Chüd. Les chamanes de l'Himalaya traquaient ainsi un tællus : le tællus tirait la langue; le chamane la tirait à son tour; les deux langues se superposaient, les deux protagonistes s'avançant l'un vers l'autre en mordant dedans, et bientôt en quelque sorte agrafés ensemble. Ils commençaient alors à raconter des blagues et à poser des devinettes, par télépathie. Tout d'abord le monstre en dit une, après le chamane en dit une, chacun son tour. Si l'homme rit le premier en dépit de la douleur, le tællus le tue et le mange. Enfin son âme, je crois. Mais si l'homme fait rire le tællus le premier, il doit disparaître pour cent ans." (Ça, 645)35

Dans le rituel tel qu'il est décrit, la morsure est réelle. King va l'utiliser symboliquement (compte tenu de la nature de Ça), et Bill, qui pratique le rituel, se rendra compte de son fonctionnement particulier : "Il n'y a que Chüd, avait déclaré la Tortue. Et si c'était vrai, s'ils s'étaient mordu mutuellement la langue, non pas physiquement, mais mentalement, spirituellement?" La Tortue avait encouragé Bill en ce sens : "Mords si tu veux, mords si tu l'oses. Si tu peux avoir ce courage, si tu peux supporter... mords dedans, fils!
Bill mordit - non pas avec ses dents, mais avec les incisives de son esprit.
(...)
Après avoir pris une grande inspiration, il cria : «LES CHEMISES DE L'ARCHIDUCHESSE SONT SÈCHES ARCHlSÈCHES!»
Il sentit Ça qui hurlait dans son esprit, hurlement de rage et de frustration... mais aussi de peur et de souffrance. Ça n'était pas habitué à ne pas être maître de la situation; jamais rien de tel ne lui était arrivé et jusqu'aux événements les plus récents de son existence, il n'avait pas soupçonné que cela puisse lui arriver."
(Ça, 1034) Après le combat avec Ça, Bill le bègue ne bégaie plus. La phrase que l'orthophoniste peinait à lui faire répéter, il a su la dire, affirmant du même coup sa maîtrise de la situation. C'est en arrivant à se vaincre lui-même (prononcer une phrase difficile, avec ici un effet magique) qu'il est arrivé à dominer Ça, parce qu'il s'est dominé lui-même. (1030)

Manifestement King prend plaisir à lier Chüd à la croyance : "Chüd, c'est cela, Chüd, tiens le coup, sois courageux, sois honnête, tiens pour ton frère, tiens pour tes amis; crois, crois en toutes les choses en lesquelles tu as déjà cru." Dans une énumération hétéroclite où Bill mêle le père Noël, la petite souris et le marchand de sable, il veut croire que "les mots [lui] viendront tout le temps avec facilité." (Ça, 1034) "«ET MERDE, JE CROIS EN TOUS CES TRUCS!» clama-t-il, et c'était vrai : même à onze ans, il avait déjà remarqué que les choses tournaient bien, une invraisemblable quantité de fois. Une lumière flamboya autour de lui. Il tendit les bras au-dessus de sa tête, leva le visage, et sentit soudain un torrent de puissance le traverser." (Ça, 1035) Le moyen utilisé importe finalement peu au croyant : "Les croix passent pour tuer les vampires - ceux qui sucent le sang, du moins - mais une croix, ce n'est que deux bouts de bois ou de métal placés à angle droit. Une tête de laitue serait peut-être aussi efficace... convenablement utilisée." (Le Policier des bibliothèques, 217)

Le nombre, le cercle et la répétition.

Les symboles ont une grande importance dans la magie. Le nombre d'abord a des particularités complexes, notamment le nombre sept, chiffre sacré des sumériens et omniprésent dans
La Bible. D'abord les enfants sont sept : "Voici que nous sommes sept." (Ça, 677), "Sept, c'est le nombre magique 36. Il faut que nous soyons sept. C'est comme ça que cela doit être." (Ça, 710). "L'ultime pièce d'une machine aux fonctions inconnues venait de se mettre en place." (Ça, 669). Le nombre sept donne le pouvoir et le groupe en ressent l'effet puissant : "Nous nous sommes montrés capables, à un moment donné, d'exercer une sorte de volonté de groupe." (Ça, 501), constate Mike
Il faut en plus noter cette caractéristique, signalée par Chevalier-Gheerbrant, que le chiffre "
sept comporte cependant une anxiété par le fait qu'il indique le passage du connu à l'inconnu : un cycle s'est accompli, quel sera le suivant?" King utilise ce passage du connu à l'inconnu, en ramenant le nombre des participants de sept à cinq dans la seconde expédition, de façon à ménager un suspense, tout en insistant sur le fait que ce nombre n'est pas quelconque, comme y réfléchit Ça : "Rien ne justifiait cette peur; ils étaient actuellement âgés, leur nombre était réduit de sept à cinq. Cinq restait un chiffre de pouvoir, mais il n'avait cependant pas la même qualité de talisman mystique que sept." (Ça, 990). Reste à voir si la répétition de l'action menée avec cinq participants au lieu de sept sera aussi efficace.

Ça est le roman par excellence de la répétition, selon le "principe magique de réduplication", qu'évoque Jean Fabre37. La répétition ou le retour tiennent une grande place dans le symbolisme cosmique, ainsi que le cercle, représentant le cycle céleste comme le cycle vital38. Les adultes du Club des Ratés dispersés sont retournés à leur point de départ. Mais ils ne sont pas là par hasard, comme le père de Mike revenu à Derry après des années d'absence : "Le souvenir de Derry ne l'avait jamais quitté. Et maintenant, je me demande si cette chose aveugle n'était pas alors déjà entrée en action, l'attirant dans cette région pour que je puisse tenir ma place dans le cercle, au coeur des Friches, un certain soir d'août." (Ça, 438) Ils ont à refaire la même tâche répétitive : "Reste seulement à en finir avec Ça, à achever notre tâche, à faire se refermer le présent sur le passé, à boucler cette boucle mal foutue. (...) Notre boulot, ce soir, c'est de reconstituer cette boucle; nous verrons demain si elle tourne toujours... comme elle a tourné" dans le passé. (Ça, 671)

"Ce qui s'est produit se répète," (Ça, 906), dit Bill. La pensée magique est une pensée de répétition. Il s'agit de reproduire, par des rites appropriés, une temporalité particulière, d'importance cosmique, qui est en même temps actualisation et expérience d'éternité. Le passé est revécu dans le présent, et simultanément, dans la mesure où le rite se répète tel quel dans le temps et de génération en génération, il est le témoignage de la solidité de la pratique magique. La pensée magique (ou certaines formes religieuses qui en sont dérivées) est rassurante puisqu'elle fait vivre les hommes dans un univers clos39, dont les actions répétitives sont gages de certitude. Ça peut utiliser les circonstances, créer des aléas, mettre en place des gadgets avec les interdits les plus divers, fondamentalement il ne gouverne pas leur réel faute de pouvoir lutter contre les actions répétitives à caractère de rituel. Ainsi se mettent en place, pour assurer le succès, des combinaisons complexes de mises en situation, qui ne peuvent se faire ou se défaire que suivant certains rites à caractère répétitif, où aucun accessoire ne doit manquer. Comme au théâtre, pour que la répétition soit réussie.

Trois exemples de ces détails répétitifs. Richie, qui a remplacé les lunettes qu'il portait enfant par des lentilles, les perd et doit revenir aux lunettes, rafistolées avec un adhésif comme lorsqu'il était petit. Les sept casques de mineur "dotés d'une puissante lampe électrique" prévus par Mike pour l'expédition dans les égouts (671) ne seront pas utilisés lors de la poursuite de Ça, qui se fera, la deuxième fois comme la première fois, avec des allumettes. Eddie a jadis eu le bras cassé, lors de la première expédition. Pour que la seconde intervention opère, Eddie doit avoir le bras cassé, et il se le casse effectivement... Ces techniques de répétition sont un moyen pour entrer en rapport avec le risque en ordonnant et en modelant le chaos psychique par lequel les participants se sentent envahir, en essayant de créer dans ce chaos les formes ou les figures connues, répétitives, qui ont fait leurs preuves, pour s'en rendre maîtres.

 

La foi dans les moyens magiques.

Des membres du groupe possèdent un talent particulier (d'ingénieur pour Ben; de tireuse à la fronde pour Beverly; d'imitateur vocal pour Richie, etc.) ou un objet, sorte de fétiche ou de bouclier protecteur, qui joueront un rôle dans l'existence collective et contribueront à la mise à mort de Ça : entre autres, l'inhalateur d'Eddie ou le catalogue d'oiseaux de Stan. La force de ces objets quotidiens, mystiques ou magiques selon l'angle où ils sont considérés, vient de l'investissement affectif et de la foi en ces objets, et non de leur puissance propre. D'où la démonstration répétée de la toute-puissance de l'imaginaire qui se trouve dans Ça. La foi et la croyance, qui sont de l'ordre de l'affectif, l'emportent dès lors sur le rationnel, et le déterminisme qui régit normalement les actions. Bev enregistre le fait, mais ne s'étonne pas de voir une balle dévier de sa trajectoire fort opportunément pour elle. Les limites d'un projet rationnel ordinaire s'arrêtent aux difficultés ou impossibilités prévisibles qui engendrent le doute, la menace et le rejet du projet. Mais avec la foi, on peut tout risquer.
Certains objets tirent leur vertu de la tradition du genre, comme des moyens connus de lutte contre certains monstres : "
Que faire pour se débarrasser d'un monstre? D'après les films, lui tirer dessus une balle d'argent était une solution radicale." (Ça, 684) Que les balles d'argent soient efficaces est une conviction bien ancrée : "Pour tout ce qui est loups-garous, vampires et autres entités qui ne rôdent qu'à la lumière des étoiles, c'est de l'argent qu'il faut, du bon argent. Il faut de l'argent pour arrêter un monstre." (Ça, 174) Mais est-on bien certain que le truc fonctionne toujours? "Les gosses qui fondent des balles d'argent, c'est des trucs romanesques, des trucs de BD, même... en un mot, que c'était que dale. Bien sûr, ils pouvaient toujours essayer. Dans un film, ça marcherait, ouais. Mais..." (704) Au delà du doute, ils y croient et fondent eux-mêmes les balles. Qui obtiennent le résultat voulu : "La bille d'argent avait été efficace parce qu'ils partageaient tous les sept la conviction absolue qu'elle le serait. Mais elle n'avait pas tué Ça. Et la prochaine fois, Ça se présenterait sous une autre forme, sur laquelle les billes d'argent seraient sans aucun pouvoir." (Ça, 844/5) Procédé efficace, mais insuffisant contre une puissance redoutable. Il faudra essayer autre chose. Comme l'inhalateur d'Eddie, par exemple, idée qui paraît pourtant bien saugrenue : "Il bondit vers Ça en déclenchant en même temps l'inhalateur et pendant un instant, toute sa confiance d'enfant dans le produit lui permettait de se sentir mieux quand les grands le tarabustaient ou lorsqu'il se faisait renverser dans la bousculade des sorties de classe. (...) C'était un bon médicament, un médicament puissant, et, tandis qu'il sautait à la tête de l'Araignée, assailli par son immonde puanteur jaune, se sentant lui-même submergé par la fureur et la détermination avec lesquelles Ça s'efforçait de tous les massacrer, il propulsa une giclée d'Hydrox dans l'un des yeux rubis." (Ça, 1046)

L'essentiel pour le groupe est d'avoir la foi : foi en l'entreprise, foi dans les autres40. Dès l'instant où un de ses membres faiblit, le groupe est en péril. L'équipe ne parvient à triompher de Ça qu'en surmontant constamment ses défaillances. Ainsi, ce n'est pas l'objet ou le moyen utilisé qui a réellement de l'importance. Un des principes fondamentaux de la magie est que les mêmes effets sont produits par des causes similaires, mais pas entièrement semblables. Le rationaliste fort rira à gros éclats de l'inhalateur d'Eddy mettant en danger un monstre de cinq mètres. En fait, ce n'est pas le contenu du pulvérisateur qui agit (H2O, un placebo), mais la foi dans le produit et la peur inspirée à l'adversaire par cette force de conviction. Si Eddy croit que son inhalateur, sorte de talisman, peut le protéger, et lutter efficacement contre ce qui le menace, comme cela s'est toujours produit, il en sera encore de même. Chacun peut ainsi s'appuyer, selon ses convictions et sa foi personnelle, sur tel objet, telle image ou telle formule qui l'a personnellement marqué. On comprend dès lors que lorsque l'intensité de la foi baisse, le tonus de l'adversaire augmente41. La diminution de la foi et le doute entraînent immédiatement l'affaiblissement et le rejet de celui qui ne croit plus en ce qu'il est ou ce qu'il fait : "Ils ne peuvent pas me faire de mal s'ils n'y croient qu'à moitié. (...) Je peux m'en occuper s'ils croient seulement à moitié." (Ça, 596)

La croyance, facile pour l'enfant, se réduit ou disparaît chez l'adulte. Les religions l'ont depuis longtemps compris, qui portent leurs efforts sur l'enfance : "
Le problème, cependant, est que les enfants grandissent. Dans l'Eglise, la perpétuation et le renouvellement du pouvoir se font au cours de cérémonies rituelles périodiques. Il semble en aller de même à Derry. Se pouvait-il que Ça se protège du simple fait que, comme les enfants deviennent des adultes, ils deviennent également soit incapables d'un acte de foi, soit handicapés par une sorte de dégénérescence spirituelle, une atrophie de l'imagination?" (Ça, 865) Ça a été mis en péril par des enfants, qui croyaient d'abord en sa nature surnaturelle et à la force magique des procédés utilisés. Ils avaient foi dans leur puissance énergétique collective. Le calcul de Ça d'attendre que les enfants devenus adultes et séparés aient perdu leurs moyens d'enfants était faux. Comme Bill le constate plus tard : "Foi et puissance, en était-il venu à croire, étaient interchangeables." (Ça, 889) Quand la foi manque, rien n'est possible42 .

Elle est d'autant plus opérante que les méritants bénéficient presque toujours chez King d'un appui de la force positive. Parfois, comme dans Ça, le groupe a conscience d'être utilisé, manipulé par cette force. L'efficacité du groupe sera d'autant plus grande que, dans un conflit cosmique de forces, il sera soutenu par celle qui lui inspire une action conforme à ses intérêts. Les membres du groupe se sont choisis parce qu'ils se trouvent être des élus : "Je crois que nous avons été désignés. Pour quelque obscure raison, nous avons été choisis pour y mettre un terme définitif [à l'existence de Ça]." (Ça, 157), dit Mike qui est celui qui a le mieux analysé la situation. Ou : "Nous sommes attirés dans quelque chose. Nous avons été choisis, élus. Il n'y a là rien d'accidentel." (Ça, 359). Si la foi les soutient tout au long de l'entreprise, quand ils ont opéré au mieux, la force les soutient à nouveau en cas de péril.

Chacun des membres du groupe ressent cette force supérieure. Par exemple Eddie : "Il y avait eu quelque chose à l'oeuvre à l'intérieur de lui, à l'oeuvre à travers lui (...). Rien ne laissait supposer que cette force était maligne, mais son énorme force avait quelque chose de terrifiant. Comme s'il était monté sur un de ces engins de foire conçus pour donner des sensations fortes et s'était aperçu que c'était réellement dangereux une fois installé dedans; impossible de faire quoi que ce soit, sinon attendre la fin du tour, advienne que pourra." (Ça, 765) C'est dans cet état d'esprit que le groupe accepte le miracle, acte d'une force transcendante vécue; non plus seulement espérée, mais devenue le signe de l'alliance et du salut. Magiquement, quand un groupe atteint cette unité, le mana qui en résulte est plus puissant que la simple addition des énergies individuelles, produit une totalité autre : "Si sa volonté a de l'effet sur nous, notre volonté a également de l'effet sur Ça, à un moment donné. Nous avons arrêté Ça avant que Ça en ait fini, c'est une certitude." (500) Et souvent le groupe s'interrogera sur sa force particulière : "Sommes-nous assez forts, Bill? demanda-t-il. Sommes-nous capables de faire une chose pareille?" (Ça, 1024) Ça, qui subit leur assaut, est conscient de cette force : "S'ils ne s'étaient pas présentés ensemble, Ça aurait pu les cueillir sans difficulté un par un." (Ça, 992).

Le conflit magique.

L'affrontement magique se produit quand un être "faible", "dépourvu de force magique" 43, aux prises avec une force négative, sollicite l'aide et l'intervention d'une force positive. Le combat s'engage entre les deux forces par partenaires interposés. La lutte entre les forces s'opère selon le procédé connu de l'attaque de sorcellerie et du désensorcellement.

Force maléfique contre force bénéfique.

Contre la force maléfique de Ça, une force bénéfique s'est révélée : "Tout ce que je sais, c'est qu'il existe une autre force - en tous cas il en existait une lorsque nous étions mômes - qui voulait que nous restions en vie pour faire le travail. Elle est peut-être toujours là." (Ça, 870) En fait, la structure du récit est plus compliquée et deux forces positives existent44, l'une subordonnée à l'autre : "Il y avait quelque chose d'autre, ici. Bill le sentait par tous ses sens, odorat compris : une présence immense devant lui dans l'obscurité. Une Forme. Il n'éprouvait pas de peur, mais un sentiment d'émerveillement religieux : là se trouvait une puissance qui ridiculisait celle de Ça, et Bill eut seulement le temps de penser, de façon incohérente: Je vous en prie, je vous en prie, qui que vous soyez, souvenez-vous que je suis très petit." (Ça, 1030)

Cette force positive subordonnée est celle de la Tortue : "Il se précipita vers la forme et vit qu'il s'agissait d'une grande tortue à la carapace constellée de couleurs éclatantes. Son antique tête reptilienne en surgit et Bill se dit qu'elle devait éprouver une vague surprise méprisante pour la chose qui l'avait propulsée là. On lisait la bonté dans les yeux de la Tortue 45. Bill songea qu'elle devait être la chose la plus vieille que l'on puisse imaginer, infiniment plus vieille que Ça qui prétendait pourtant être éternel." (Ça, 1030) La Tortue, qui est la veilleuse de l'Ultime (Ça, 1031), se manifeste comme Ça de diverses manières. De façon allusive aux enfants du Club des Ratés (couvercle de boîte (Ça, 19); dessin sur le trottoir à la craie (Ça, 520), etc). Le plus souvent sous forme de suggestions aux mêmes enfants devenus adultes (pensées fugitives diverses, la voix de la Tortue). Seul Mike Hanlon, demeuré à Derry, subit une action directe. Il est devenu "le veilleur" du groupe (Ça, 154) : "Je suis le seul à entendre la voix de la Tortue, le seul qui se rappelle, car je suis le seul à être resté à Derry." (Ça, 156).

Diverses phases d'action interviennent selon cette logique entre les forces dans le récit kingien : un fort (une entité, un esprit, de l'ordre des Ténèbres), et un faible présumé (un être humain) sont entrés dans une «bulle» magique et la mort du faible est en jeu. En cas de défaite du faible, le fort s'emparera de sa force - son mana. Pour éviter sa perte, l'être faible qui veut résister n'a qu'une voie à sa disposition : aller délibérément aux limites de son être, au risque de sa mort, et transformer ces moments critiques de l'individu qui se perd au monde en une décision courageuse et dramatique, celle de se resituer dans le monde, par d'autres moyens que les voies ordinaires. L'appel à une force positive est souvent nécessaire. Pour éviter que le chaos s'étende et l'engouffre dans ses ténèbres, le faible qui se refuse comme tel engage la lutte, favorisé par un supplément de force ou par des gadgets magiques efficients. Il peut prendre ainsi le dessus sur ses adversaires humains négatifs, voire sur son adversaire surnaturel véritable.

Ça craint cette force vaguement soupçonnée : sa quiétude ne peut être troublée uniquement par un groupe de gamins attachés à sa perte. En effet, jusqu'alors, Ça avait pu considérer la Tortue comme une puissance négligeable et se considérer sans rival : "Comment une créature de ce monde (ou de tout autre monde) pouvait-elle déjouer Ça, faire mal à Ça, aussi légèrement et brièvement que ce fût? Comment était-ce possible?
Et finalement quelque chose de nouveau avait surgi en Ça, non pas une émotion, mais une froide spéculation : et si Ça n'était pas seul comme il l'avait toujours cru?
S'il y avait un Autre?

Et si ces enfants n'étaient que les agents de cet Autre?" (Ça, 984). Et Ça essaie de se rassurer: "Non. Il n'y avait pas d'Autre. Sûrement pas." (Ça, 984).
Sans y parvenir: "
Quelque chose que Ça n'avait pas prévu était également de retour : cette peur qui l'affolait et le taraudait... cette impression d'un Autre." (Ça, 990)

Quand Yahvé a imposé sa présence au peuple d'Israël, il lui a interdit le culte des autres dieux rivaux
46. Rien n'a changé depuis. Entre le sorcier noir issu des Ténèbres et le magicien blanc, défenseur de la Lumière, la conquête que représente une position unique ne laisse pas la place pour deux. Et pour qu'un effet de conviction et de fascination puisse être produit dans ces récits pour le lecteur, il faut bien que l'expérience subjective en soit faite, sous quelque forme que ce soit. La plus simple tient dans cette morale naïve de la vie quotidienne que, lorsqu'un agresseur intervient, quoiqu'il subisse lui-même par la suite, ce n'est que justice. Le bon droit est toujours du côté de l'agressé. Mais à un niveau plus élevé se déploie aussi toute l'efficacité du mythe héroïque du chevalier au combat, auréolé d'une sorte de don mystique propre à l'être supérieur, participant à la lutte à la fois cosmogonique et ontologique entre la Lumières et les Ténèbres. Cette spiritualisation du combat47 se retrouve souvent chez King, mais pas avec autant de force que dans Ça. Quand Bill et Richie se battent contre l'entité venue de l'espace, "ce n'était pas avec leurs deux poings en réalité qu'ils frappaient; c'était avec leurs forces combinées, augmentées des forces de cet Autre; avec la force du souvenir et du désir, avec, au-dessus de tout, la force de l'amour et des souvenirs retrouvés de l'enfance." (Ça, 1072) Et quand l'Araignée est enfin tuée, Bill entendit la voix de l'Autre : "«Fils, tu as été remarquable».
Puis il n'y eut plus rien. La puissance disparut avec."
(Ça, 1073) Le Dieu assistant au spectacle qu'il a mis en scène et qui a apprécié le choix qu'il a fait de son interprète terrestre quitte la salle.

Le monde à rétablir selon des lois cosmiques particulières.

Si le romancier a emprunté l'essentiel de son décor et de sa mise en scène aux procédés de la magie, il apporte sa touche originale, intéressante dans le cas présent. Sorte d'hommage rendu aux lois scientifiques établies dans ce monde, King postule l'existence dans le monde-autre des lois différentes, tout aussi contraignantes que les nôtres. En dépit de sa puissance, Ça devient paradoxalement prisonnier des lois particulières de son monde, inconnues dans ce monde-ci. Elles ont été utilisées par des jeunes sans parti-pris, à l'esprit ouvert, acceptant l'impensable, qui ont employé les seules liaisons qu'ils peuvent établir entre les phénomènes, dans une démarcation floue entre ce réel et l'autre : ce qui est imaginé est possible. Cette loi fondamentale, que leurs peurs ont utilisée sans le savoir, c'est "la seule chose que Ça eût en commun avec la vieille et stupide Tortue et la cosmologie du macronivers (...) à l'extérieur était ceci : toutes les formes vivantes doivent respecter les lois des formes qu'elles habitent." (Ça, 983) Quand Ça a été obligé de prendre la forme du loup-garou que la peur de de Richie48 lui avait imposée, Bev l'avait blessée avec une balle d'argent : "S'était produit quelque chose de totalement inattendu, impensable, et il avait ressenti une douleur, une grande douleur rugissante au travers de toute la forme qu'il avait empruntée, et pendant un instant il avait également connu la peur." (Ça, 983) Ça tombe à la merci de ses adversaires, s'ils savent utiliser leurs convictions.

En dernier ressort, Ça se trouve "emprisonné" dans sa forme finale, celle de l'Araignée, du fait de "leur vision partagée, une vision voulue et sans paternité. (...) D'une manière mystérieuse, le ça-Araignée et le Ça qui se désignait lui-même comme lumières-mortes étaient liés. Quelle que fût la chose qui vivait dans ces ténèbres, elle y était peut-être invulnérable... mais Ça se trouvait également sur la terre, sous Derry, dans un organisme physique. Aussi repoussant qu'il fût, à Derry, la présence de Ça était physique... et ce qui était physique pouvait être tué." (Ça, 1033)

Il faut bien voir que, dans cette lutte cosmique, ce n'est que l'ordre humain qui subit un bouleversement apparent de ses lois «ordinaires», alors que l'ordre divin s'est poursuivi sans altération et en se réalisant selon son plan. En ce sens, le miracle et le prodige n'ont de sens que pour les humains. Le bouleversement qui a introduit la contingence dans la nécessité des lois de la nature, n'a rien remis en cause d'essentiel : ce qui est arrivé l'a été suivant la volonté divine.

L'action d'une certaine magie a donné ainsi l'occasion aux individus de participer de manière spectaculaire non seulement à leur sauvegarde, mais au rétablissement du monde, symbolisé ici par la survie de Derry. La lutte terminée, Ça et ses pouvoirs n'existent plus comme menace.

Bill le bègue, le futur romancier, le chef naturel de la bande est celui qui permet la disparition du mal menaçant en utilisant au mieux les forces du groupe : "Richie ignorait le sens de termes comme «charisme» ou «magnétisme», il sentait simplement que la force de Bill avait des racines profondes (...). Bill était bon. Stupide de penser une chose pareille (il la sentait d'ailleurs davantage qu'il ne la pensait), mais le fait était là. Bonté et force semblaient émaner de Bill. Il était comme le chevalier d'un de ces vieux films." (Ça, 360) A noter que Bill éprouve fortement le sentiment que non seulement il domine ses camarades, mais qu'il les utilise (il est le seul qui ait des raisons personnelles d'en vouloir à Ça qui a tué son frère). Il se trouve dans une situation psychologique similaire à celle du Pistolero de La Tour Sombre : "Il se servait d'eux, ses amis; il risquait leur vie pour venger son frère mort." (Ça, 698). Mais simultanément il a le sentiment d'une tâche cosmique qui dépasse infiniment son seul désir de vengeance. Bill est celui qui permet la disparition d'un mal menaçant, une sorte d'équivalent d'un chamane, un être d'exception, qui prend en charge l'action collective. Il va au-delà de lui-même, se rend présent aux autres et peut influencer le cours des événements.

****

Dans Ça, et d'autres oeuvres, King a interprété à sa façon l'univers magique. Il en a gardé le fonctionnement, mais modifié le cadre, en établissant un lien entre l'univers magique et l'univers religieux. Dans l'esprit de King intervient une certaine distinction entre l'esprit magique et l'esprit religieux, tel que Frazer l'a signalé dans Le rameau d'or.49 Par la magie, l'homme espère augmenter ses forces et conquérir le monde par des moyens autres que scientifiques ou techniques, mais semblables dans leur déterminisme. Le principe fondamental de la magie est que le fait de suivre un certain nombre de comportements ou de rites dans l'espoir d'obtenir un résultat provoque l'effet attendu, nécessairement obtenu quand les formes de l'action magique ont été rigoureusement respectées. Inversement, les religions judéo-chrétiennes introduisent l'arbitraire, puisque l'omnipotence divine peut répondre ou non aux pratiques rituelles, modifier à son gré ses propres lois50. D'autre part, la religion est liée au monde, dont elle présente un aspect positif, garant de l'ordre des choses. Alors que la magie noire, contrairement au sacré religieux, tourne souvent à la transgression et à la profanation51.

Le dessein de King en écrivant
Ça apparaît clairement dans ses propos : "Le thème principal du fantastique, ce n'est pas la possession et l'usage de la magie; (...) c'est la découverte et l'apprentissage de la magie." (Pages Noires, 145) Il y a dans le pouvoir du romancier de créer des mondes qui contiennent les pouvoirs que l'esprit magique accorde au surnaturel : "Le fantastique et la science-fiction relèvent tous deux de la littérature de l'imaginaire, et tous deux tentent de créer des univers qui n'existent pas, qui ne peuvent pas exister, ou qui n'existent pas encore." (Anatomie, 24) Le prodigieux, on l'a vu, ne se réduit pas aux manifestations imitées bafouant l'ordonnance d'une existence ordinaire. Une part de la puissance de suggestion d'une oeuvre gratuite vient de l'inspiration romanesque, qui peut agir par l'habileté à intervenir hors des conventions ordinaires. C'est le privilège de la gratuité que de pouvoir faire surgir l'insolite, l'inhabituel, le merveilleux et la fabulation dans les stéréotypes de l'univers quotidien. L'important, ce n'est plus la réalité qui sert de support, mais la lecture elle-même et ses suggestions, les émotions qu'elle procure et le déchiffrage des faits qu'elle entraîne, comparatif ou métaphorique.

1ère partie.

Un des films qui a pu

suggérer à

King l'idée de Ça

 

Article : King et le cinéma de son enfance.

Notes :

33 Pour une analyse plus complète, voir l'article nom dans le Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier-Alain Gheerbrant, op.cit.

34 Effectivement, le jet de poudre à éternuer qui a fait reculer Ça s'apparente à une blague. Pour les devinettes, l'explication est plus difficile, puisqu'elles n'ont pas été utilisées, dans l'affrontement avec Ça, comme elles seront utilisées par Blaine, le monorail, avec Roland et ses compagnons. Il y est simplement fait allusion dans l'explication du rituel de Chüd (645).

35 Sous une forme différente, c'est le rituel utilisé par Blaine le monorail dans Terres Perdues, et Magie et Cristal.

36 Chez les Hébreux, le nombre 7, qui symbolise l'alliance avec Dieu, est utilisé sans cesse dans La Bible : par exemple, le sabbat est le 7ème jour, comme le chandelier rituel a 7 branches. Mais le nombre 7 a une symbolique plus générale dans l'Antiquité: en vrac, les 7 planètes, les 7 filles d'Atlas qui forment les Pléiades célestes, les 7 sages de la Grèce, les 7 merveilles du monde, les 7 notes de la gamme occidentale, les 7 vertus, les 7 péchés capitaux, etc...

37 Jean Fabre, Le miroir de sorcière, op. cit., 182.

38 Pour une analyse plus complète, voir l'article cercle dans le Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier-Alain Gheerbrant, op.cit.

39 On oppose à cette conception celle de l'homme moderne prométhéen, qui se sert de sa pensée non pas pour reprendre ce qui a déjà été, mais l'utilise pour faire apparaître ce qui n'a jamais été perçu, analysé, construit ou mis en oeuvre, avec le projet de maîtriser toujours davantage le monde. C'est cette forme de pensée que combattent encore maintenant nombre de religions «bloquées» dans le monde, dont l'opposition à la pensée occidentale dissimule mal leur désir de garder leurs conservatismes. De même, un nombre de plus en plus grand de nos contemporains souhaitent stopper, par crainte d'un avenir imprévisible, tout nouveau développement en préservant ce qui est, en sauvegardant une création à maintenir en l'état (dont ils sont en quelque sorte les gardiens) ou se réfugient dans des formes religieuses dont la répétitivité leur semble un garant de leur durée.

40 L'importance de la force du groupe sera exploitée systématiquement dès le deuxième tome de la Tour Sombre. King baptisera son groupe ka-tet, et l'efficacité du ka-tet est directement liée à sa force de cohésion.

41 Jean Favre évoque la "naïveté optimiste qui domine la littérature américaine comme le cinéma hollywoodien : contre la force du mal, la pureté suffit. La foi, l'eau bénite et le sang du juste sont la panacée.", Le miroir de sorcière, op. cit., 114.

42 Cette position métaphysique de King est à rattacher au calvinisme strict (et au puritanisme) qui imprègne la Nouvelle-Angleterre et l' a particulièrement influencé.

43 Favret-Saada, op. cit., chap. XII, L'attaque de sorcellerie et sa parade.

44 Il ne parait pas que ce soit pour un simple effet littéraire : dans plusieurs oeuvres de King, on retrouve cette triade, de tradition mazdéenne (qui sera analysée dans Stephen King, le Mal et les Mythes, en préparation).

45 King a emprunté la Tortue à la mythologie orientale. Sa carapace est interprétée comme la représentation mentale jadis en usage de la structure de l'univers: la partie en dôme correspond à l'image de la voûte céleste, qui, selon les conceptions antiques, s'élève au-dessus du disque plat qu'est la Terre, symbolisée par la partie ventrale. Ensuite, la tortue sur ses pattes passe pour le soutien du monde et du trône céleste. Autrement dit - et c'est le cas dans le récit - la tortue est l'intermédiaire entre le ciel et la terre. Comme c'est le cas ici, puisqu'au dessus d'elle se trouve l'Ultime.

46 On peut dire que ces conflits entre le Dieu d'Israël et ses rivaux a historiquement entraîné le sentiment de sa puissance, et par là même, de son omnipotence. La confrontation entre Dieu (ou son équivalent), et ses rivaux (sous diverses appellations) se retrouve dans les divers romans cosmiques de King.

47 Le patron des chevaliers était l'archange saint Michel, souvent représenté terrassant le démon, symbolisé par un dragon. Son image de héros, casqué et cuirassé, une lance à la main, opère encore de nos jours en dépit du matérialisme ambiant.

48 Il avait vu le film le samedi précédent. Autre exemple : à un moment, Ça se transforme en oeil, provoquant la frayeur de Richie qui a vu le film L'oeil qui rampe : "La confrontation avec cet oeil avait été catastrophique; il incarnait de multiples peurs et angoisses pour Richie. Peu de temps après, une nuit, il avait rêvé qu'il se regardait dans un miroir et enfonçait une grosse aiguille dans l'iris de son oeil, lentement, sentant un écoulement aqueux et paralysant au fond de son orbite remplie de sang. Il se rappelait (...) s'être réveillé pour découvrir qu'il avait mouillé son lit."(567)

49 James George Frazer, Le Rameau d'or, op. cit.

50 Ainsi la magie apparaît comme une technique et elle suppose des forces surnaturelles immanentes subies, mais modifiables, tandis que la religion chrétienne postule, au moins implicitement, une certaine transcendance du sacré, et l'arbitraire de ce sacré par rapport aux lois établies, puisque seul Dieu peut modifier ce qui aurait dû se produire. La religion est une relation avec un esprit qui doit être supplié ou flatté. Par rapport à la magie, elle est prise de conscience d'une impuissance.

51 La magie a un caractère clandestin et il n'y a pas d'Eglise magique. Mais iI y a des confréries de magiciens, de sorciers, à l'intérieur desquelles se transmettent des traditions et se font les initiations. 1ère partie.



Roland Ernould
© 2001.

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 14 - hiver 2001.

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