Stephen King: l'homme, 3.
LES
PERSONNAGES KINGIENS
POSITIFS
3
.
LES AGENTS
DE LA LUMIÈRE.
«Je ne sais
pourquoi, je n'y comprends rien.
Et vous non plus. Probable que Dieu lui-même n'y comprend
rien.
C'est des trucs officiels. Le gouvernement, quoi»".
-Interview d'un homme de la rue au sujet de la guerre du
Viêt-nam, vers 1967"1
Une
étude détaillée de Jack Sawyer2, agent de la Lumière, a
été faite précédemment3. Rappelons brièvement le récit:
la possession du Talisman peut éviter un désastre. Si
une reine meurt, il y aura "une horreur noire dans les deux mondes. Une horrible
noirceur" (905). Le Talisman,
qui doit guérir la reine, sera l'objet de "la quête" de Jack ( p. 974). Jack a compris que la marche du
cosmos vient du conflit duel entre des "personnages opposés, comme des statues
allégoriques et symétriques, personnifiant le JOUR et
la NUIT, la LUNE et le SOLEIL-l'obscurité et la
lumière" (51). Les
agents de la Lumière sont des personnages sympathiques, enjeux
de forces opposées les unes aux autres qui les
dépassent infiniment, suivant l'archétype
millénaire de la lutte du Bien contre les forces du Mal.
.. du site ..
Ces «justes» s'inscrivent
dans un vaste ensemble cosmique, où les
ordres4 se servent des humains pour réaliser leurs
desseins. Les ordres de Le
Fléau,
5 et de Désolation 6 s'inspirent de la religion biblique7. Ceux d'Insomnie
8 appartiennent à une métaphysique beaucoup
plus complexe, celle de la Tour Sombre, où l'influence de
Lovecraft est importante9.
Jack Sawyer sera laissé de côté, pour les
mêmes raisons que pour Danny Torrance (voir § 2): ses
préoccupations d'enfant sont limitées au désir
d'éviter la mort de sa mère. De même Roland de
Giléad, l'épopée de La Tour Sombre n'étant pas achevée. Seront retenus trois
personnages qui, à des degrés divers,
représentent les forces du bien, de la lumière, dans la
lutte contre le mal, les forces des ténèbres.
Abigaël
Fremantle10.
Quand le Seigneur me voudra.
C'est une des plus vieilles femmes
des Etats-Unis, 108 ans, une noire vive et enjouée, cheveux
blancs cotonneux, "toute menue
dans sa robe-tablier" (570)
et qui a "conservé
toute sa tête" (479).
Elle a vécu durement: elle a eu trois maris, de nombreux
enfants et toujours fait ce qu'elle devait. "Le plus beau jour de sa vie" a été celui où, à
vingt ans, elle est montée sur scène à
l'occasion d'une fête d'agriculteurs où il n'y avait que
des blancs: elle a joué de la guitare et chanté, avec
un succès total. "J'ai
joué et j'ai chanté de mon mieux, j'ai bien
joué, j'ai bien chanté" (484).
Ce n'est pas une femmelette: centenaire, elle sait ce qu'elle veut.
Elle s'occupe seule d'elle-même et elle est capable
d'égorger un cochon alors que les hommes ne veulent pas le
faire (516). Elle est entièrement soumise à la
volonté divine: "Quand
le Seigneur me voudra, le Seigneur viendra me
chercher" (486).
Elle
n'avait pas à juger les actes de Dieu.
Dieu est venu la
"visiter en
songe", lui
demandant de lutter contre l'homme noir, "le serviteur du
démon", actuellement
derrière les Montagnes Rocheuses (468). Elle contacte par
télépathie en rêve des individus choisis, pour
qu'ils viennent la rejoindre: "Le temps des grands malheurs approche. Maintenant...
maintenant, le temps presse"
(371).
Dieu est tout-puissant, il peut châtier durement la race
humaine. Il l'a déjà fait "une fois par l'eau" et Il le fera un jour par le feu: "Elle n'avait pas à juger les actes de
Dieu" (478). Elle sait que
"son heure était venue
maintenant, l'heure de faire quelque chose" et qu'elle va mourir. Mais avant, elle doit lutter
contre "l'homme sans
visage", qui lui
paraît "à peine
moins fort que Dieu lui-même" (479). "Dieu est
grand, dit Mère Abigaël, Dieu est bon... Merci pour le
soleil. Pour le café. Pour m'avoir permis d'aller à la
selle hier soir. Vous aviez raison, une poignée de dattes, et
le tour était joué, mais mon Dieu, comme je n'aime pas
les dattes" (480).
Il en
sera selon Ta volonté.
Elle a continuellement Dieu pour
interlocuteur: elle suit ses conseils, ce qui ne veut pas dire
qu'elle accepte sans rechigner et sans montrer ses
contrariétés: "Seigneur, mon Dieu, s'il te plaît, écarte
cette coupe de mes lèvres si Tu le peux. Je suis vieille et
j'ai peur. Et surtout, je voudrais rester là, chez moi. Je
veux bien partir tout de suite si telle est Ta volonté. Il en
sera selon Ta volonté, Seigneur, mais Abby est une pauvre
négresse bien fatiguée. Que Ta volonté soit
faite". Et elle pleure des
"larmes
amères" (488).
Dieu l'a prévenue que quelqu'un de spécial doit venir
vers elle. Nick Andros et quelques survivants viennent la rejoindre:
"En le regardant, elle
éprouvait une sensation paisible d'achèvement, de
certitude, comme si ce moment avait été depuis toujours
décidé par le destin" (509). "J'ai su
que c'était toi quand je t'ai vu, Nick. Dieu a touché
ton coeur de Son doigt. Mais Il a plusieurs doigts, et d'autres s'en
viennent, loué soit Dieu, car Il a posé Son doigt sur
eux aussi" (512).
Les
voies de Dieu sont impénétrables.
Dieu la commande en
rêve: "La
prophétie est un don de Dieu (...). Dans mes
rêves, je m'en allais vers l'Ouest. D'abord avec quelques
personnes, puis avec d'autres, et d'autres encore" (511). L'homme noir va ausssi rassembler ses
troupes: "C'est le diable en
personne. Les autres méchants ne sont que des diablotins. Des
petits voleurs, des petits violeurs, des petits voyous. Mais il va
les appeler (...).
Pas seulement les
méchants, comme lui, mais les faibles ... les solitaires...
ceux qui ont chassé Dieu de leurs coeurs" (512).Et tôt ou tard, l'homme noir
passera à l'Est: "Et
notre mission est de lui faire face" (513).
Peut-être porrait-on fuir, au contraire, pense Nick Andros.
"Nick, répondit-elle
patiemment, toute chose obéit au Seigneur. Ne crois-tu pas que
l'homme noir lui obéit aussi? Il Lui obéit, même
si nous ne comprenons pas Ses desseins. L'homme noir te suivra,
où que tu ailles, car il obéit aux desseins de Dieu et
Dieu veut que tu le rencontres. Il ne sert à rien de fuir la
volonté de Dieu Tout-Puissant" (512). "Les voies
de Dieu sont impénétrables. Il ne les explique pas aux
petites gens, comme Abby Fremantle" (513).
Quand Nick lui dit qu'il ne croit pas en Dieu, elle n'est pas
troublée: "Béni
sois-tu, Nick. Ça n'a pas d'importance. Il croit en toi"
(514).
L'orgueil, la mère du
péché.
Quand les survivants viennent la
rencontrer, elle pense: "«C'est moi qu'ils sont venus voir». Sur les
talons de ce péché, une série d'images
blasphématoires surgit toute seule dans son esprit: ils
entraient un par un, comme des communiants" (659). Elle, qui avait toujours "été
fière", commet le
péché d'orgueil.
"L'orgueil était le
côté féminin de Satan dans la race humaine,
l'oeuf paisible du péché, toujours fertile. C'est
l'orgueil qui avait empêché Moïse de
connaître le pays de Canaan (...). «Qui
a fait jaillir l'eau du rocher quand nous avions soif?» avaient
demandé les enfants d'Israël. Et Moïse avait
répondu: «moi»" (658). Abigaël vient de commettre le même
péché d'orgueil: "Elle était fière de sa vie, mais ce
n'était pas elle qui l'avait faite. La fierté
était la malédiction des forts (...). Malgré son grand âge, elle n'avait pas
encore appris toutes ses illusions, pas encore maîtrisé
ses chants de sirène"
(659).
Dieu ne communique plus, se retire d'elle. Abigaël part se
cacher dans les bois, comportement équivalent aux retraites
bibliques dans le désert.
L'argile du potier.
Plus tard, quand elle revient, elle
juge sévèrement les efforts du groupe pour s'organiser
et constituer une communauté: "Dieu disposera comme Il le juge bon. Vous n'êtes
pas le potier, mais l'argile du potier" (933).
Et elle leur communique les instructions divines. "Avons-nous vraiment le choix? demanda Larry
d'une voix remplie d'amertume.
-Le choix? Il y a toujours un choix. Ainsi Dieu a-t-il toujours
procédé, ainsi le fera-t-il toujours. Vous conservez
votre libre-arbitre. Faites comme vous voulez (...). Mais... vous savez maintenant ce que Dieu attend de
vous" (936).
David Carver11.
La main
de Dieu.
David, onze ans, est un enfant
étrange, qui ne ressemble pas à ses parents,
"intelligent, mais un peu
particulier" (56). Le pasteur
est très intéressé par l'enfant "qui par moments semblait un petit
garçon ordinaire et tout à coup montrait une
maturité exceptionnelle. Et ce n'était pas tout: il
pensait que David Carter avait été touché par
Dieu, et que la main de Dieu était toujours sur
lui" (160).
David se prend d'un
intérêt soudain pour le religieux, comportement que sa
mère, agnostique comme son père, appelle son
"trip
mystique" (50). Il va
à l'église depuis un accident survenu à son ami
Brian, dont il pense avoir obtenu la guérison par Dieu:
"Pas au catéchisme, ni
au groupe de jeunes du jeudi soir, juste à l'église, et
le dimanche après-midi au presbytère, pour parler
à son nouvel ami le pasteur" (159). Il prie Dieu et lit la Bible en voyage
(50).
Un
élu de Dieu.
Après avoir visité
à l'hôpital son copain gravement accidenté, il
s'est retiré dans une cabane qu'il avait édifiée
avec lui dans un arbre. Il est accablé de douleur, mais sent
comme une présence:"Il
y a quelqu'un? Je vous en prie, répondez!". Et quelque chose s'est manifeste:
"Oui, avait dit cette voix. Je
suis là.
- Qui êtes-vous?
- Qui je suis, dit la voix avant de se taire comme si cela expliquait
tout" (152).
Le pasteur le renseigne: "Dieu
nous parle toujours à travers notre conscience. On croit
généralement, David, que la conscience n'est qu'une
sorte de censeur, un lieu où sont engrangées les
sanctions sociales, mais en fait, c'est en soi une sorte
d'étranger, qui nous guide souvent vers les bonnes solutions,
mais dans des situations qui dépassent notre
compréhension"
(159).
La guérison miraculeuse de son copain Brian va pousser
David, "parfait
illettré religieux de cette fin du XXè siècle,
à chercher des réponses, à chercher
Dieu" (160). "Il était toujours sous l'emprise de
ce sentiment puissant (...)
qu'une personne plus
expérimentée que lui le guidait " (142). Dieu lui parle par une voix
intérieure : "Il
était dans l'obscurité, aveugle,mais pas sourd. Dans
l'obscurité, il écoutait son Dieu" (139).
Le
dessein de Dieu.
Il leur faut éliminer Tak,
sorte de démon qui se trouve dans une mine, près du
village de Désolation.
Tak "étranger complet,
tellement différent de nous que nous ne pouvons même pas
y appliquer notre esprit"
(515) est en voie de reconquérir son ancien territoire :
"Il y a des forces, dehors,
que vous ne pouvez même pas imaginer" (138).
Ce que Dieu ne veut pas:
"C'est le champ empoisonné (...). Il n'y
aura aucun moyen de faire revivre cette terre. Elle doit être
éradiquée - ensemencée de sel et
labourée. Tu sais pourquoi? (...) Parce que
c'est un affront envers Dieu.
Fin de l'histoire. Il n'y a
pas d'autre raison. Rien de caché, ni de dissimulé, pas
de petits caractères au dos du contrat. Le champ
empoisonné est une perversité et un affront envers
Dieu" (417).
Il a
choisi ses alliés.
"Dieu nous a
amenés, dit David.
Pour
l'arrêter" (431).
Alors que sur la Nationale 50 passent des voitures et des camions,
certains seulement se font arrêter par l'avatar Tak-flic, et
tous ne sont pas tués: "Alors, pourquoi est-ce qu'il nous a
épargnés, nous?" (295). Il nous a choisis, répond David, parce
qu'un signe que nous avions sur nous lui signifiait "de nous arrêter et de se saisir de nous
au lieu de nous laisser passer" (433).
Mais
Dieu leur laisse leur libre-arbitre.
"Maintenant, Tak veut qu'on parte,
et il [Dieu]
sait qu'on peut partir. A
cause de la clause du libre arbitre. L'important est que jamais Dieu
ne nous force à faire ce qu'il veut qu'on fasse. Il nous le
dit, c'est tout, et puis il s'efface et il regarde ce qui se passe
(...) «Dieu dit : prenez ce que vous voulez et
payez-le» (434).
Lorsque Dieu propose l'assentiment au sujet, il s'attend à ce
que sa créature se sente obligée par une
adhésion intérieure et ainsi que librement, il fasse de
la loi divine sa loi individelle. Il leur laisse ainsi leur
décision: après diverses péripéties,
Marinville, écrivain sceptique, a cette expérience
décisive : "Il se
divisait littéralement en deux. Il y avait le John Edward
Marinville qui ne croyait pas en Dieu et ne voulait pas que Dieu
croie en lui (...). Et il y
avait Johnny qui voulait rester. Plus encore : qui voulait se battre.
Qui avait progressé assez loin dans cette folie surnaturelle
pour vouloir mourir dans le Dieu de David" (pp. 504/505).
Un Dieu
Tout-Puissant.
Tak lui-même obéit
finalement aux ordres de ce Dieu. L'écrivain est dans l'ini et
va être entraîné par Tak : "De la fumée sortant de l'entonnoir
s'insinua entre ses jambes et tenta de le saisir (...).
«Lâche, dit-il, Dieu l'ordonne». La fumée
brune retomba" (351).
David a rempli sa tâche: "Seigneur, apprends-moi à m'aider moi-même
et aide-moi à me rappeler que tant que je ne m'aiderai pas
moi-même, je ne saurai être utile aux autres. Aide-moi
à ne pas oublier que tu es mon créateur. je suis ce que
tu as fait -parfois le pouce de ta main, parfois la langue dans ta
bouche. Fais de moi un vaisseau qui soit entièrement à
ton service" (162).
Mais un
Dieu truqueur er cruel.
"Un Dieu qui aime les ivrognes et déteste les
petits garçons !",
c'est le cri de la mère de Brian, écrasé par un
chauffard et qui se meurt à l'hôpital (147). Aussi David
demande au pasteur : "Dieu
n'est pas très indulgent, n'est-ce pas? - Si, en fait, il
l'est. Il le faut bien parce qu'il est tellement exigeant. - Mais il
est cruel, aussi, non?.- Oui, Dieu est cruel" (161).
David se souvient qu'il avait promis à Dieu de faire ce qu'il
voudrait si son copain Brian ne mourait pas. "Le pire, c'est que Dieu savait que je
viendrais là, et il savait déjà ce qu'il
voudrait que je fasse
12. Et il savait
qu'il faudrait que je le sache pour le faire (...).
L'ennuyeux, ce n'est pas que Dieu m'ait mis en position de lui devoir
une faveur, mais qu'il ait blessé Brian pour y
parvenir" (514).
Ralph Roberts13.
Programmé depuis le
début.
Le sommeil abandonne Ralph, veuf de
soixante-dix ans, sorte de Stu Redman vieilli. Il se
démoralise. De plus, il voit des aura, des panaches autour de
la tête des gens, et même deux petits docteurs chauves en
blouse blanche, invisibles pour les autres... Il s'imagine perdre la
raison.
A la suite d'un événement où tout se
déroule trop parfaitement, Ralph ressent "cette impression d'être poussé
par des mains invisibles vers la gueule d'un tunnel
ténébreux"
(222). Et plus tard: "Au fur
et à mesure qu'il parlait, Ralph était envahi par la
conviction de plus en plus forte qu'il existait des relations entre
toutes ces choses qui lui arrivaient, relations qu'il pouvait presque
percevoir" (272).
A l'hôpital où il est allé, avec sa vieille amie
Loïs, visiter un ami mourant, il retrouve les deux petits hommes
chauves. Ce sont des équivalents des Parques antiques, qui
leur annoncent que Ralph et Loïs sont "attendus" et
qu'ils se trouvent de ce fait "dans un plan de la réalité
différent" (425).
Ralph "avait peur et
était très en colère -on les avait constamment
manipulés. Cette rencontre ne devait rien au hasard. Elle
était programmée depuis le
début" (418).
Les deux docteurs chauves14, Clotho et Lachésis, expliquent leur rôle
à Ralph et Loïs: le temps venu, ils mettent fin à
la vie des hommes avec "amour
et respect" (422). Ils le
font parce qu'ils sont "programmés" pour le faire: "Et vous (...)
ferez ce que vous êtes
programmés pour faire aussi" (427).
Rien ne
peut être changé.
Loïs s'inquiète pour un
ami susceptible de mourir et demande ce que les docteurs peuvent
faire pour lui: "Rien ne peut
être changé"
(424). Et quand Raph proteste qu'il n'y a plus alors pour les hommes
de liberté de choix, Lachésis répond:
"Il ne faut pas voir les
choses ainsi! C'est simplement que ce que vous appelez la
liberté de choix fait partie de ce que nous appelons le ka, la
grande roue des existence"
(427).
Et Clotho précise que dans l'univers il y a "quatre constantes (...), la Vie,
la Mort, l'Intentionnel et l'Aléatoire (...).
Lachésis et moi sommes des agents de la Mort (...). On nous représente parfois comme d'effrayants
squelettes, ou des personnages encapuchonnés au visage
invisible" (428). Mais ils
sont aussi des agents de l'Intentionnel.
Intentionnel et aléatoire.
Clotho donne d'autres
précisions: "Il y en a
parmi vous (...)
qui croient que tout arrive
par nécessité, et d'autres qui pensent que les
événements ne sont qu'une question de hasard et de
chance. La vérité est que la vie est à la fois
aléatoire et intentionnelle, mais pas dans des proportions
égales" (429).
La tâche de Clotho et Lachésis est de s'occuper de la
mort intentionnelle, chaque homme ayant une durée de vie
déterminée, manifestée par une «aura»,
sorte d'horloge vitale dont les Parques tiennent compte.
Mais il y a un troisième docteur chauve, Atropos, agent de
l'Aléatoire: toutes les morts que les hommes appellent
«idiotes», «inutiles» ou «tragiques»
sont de son ressort (432). Atropos est entouré de
"forces bien plus grandes que
lui-même, des forces mauvaises et puissantes" (442).
En temps normal, les agents de l'Intentionnel n'interviennent pas
dans ce que fait l'agent de l'Aléatoire et
réciproquement: "Nous
ne pourrions interférer avec lui, même si nous le
voulions, car l'Aléatoire et l'Intentionnel sont comme les
cases blanches et noires d'un échiquier, qui se
définissent mutuellement par leur contraste de
couleur" (438). Il se produit
ainsi une sorte d'équilibre cosmique.
Les
hautes sphères.
Mais Atropos, agent de
l'Aléatoire, essaie de modifier cet équilibre: il
"cherche à
interférer avec la manière dont fonctionnent les choses
-interférer étant au fond très
précisément la fonction pour laquelle il a
été créé- et exceptionnellement
l'occasion se présente de le faire de manière
spectaculaire. Les efforts pour contrer ces
interventions (...)
ne sont décidés
que si la situation dans laquelle il veut intervenir est
délicate; une situation comportant des questions nombreuses et
sérieuses en suspens"
(438).
C'est le cas actuellement. Une
"chose terrible" est sur le
point de se produire, elle intéresse les "hautes sphères": "Nous
savons que quelque chose dans les hautes
sphères"
prépare une action, et
"que quelque chose d'autre, de ces mêmes sphères, a
lancé une contre-attaque. Cette contre-attaque, c'est vous
deux" (441).
Les hommes sont ainsi des "agents opérants" (432) des forces qui conduisent le monde.
Les
hommes et l'Intentionnel.
Si ordinairement, les hommes sont
seulement de tels agents, "de
temps en temps apparaît un homme ou une femme dont la vie
affectera non seulement ses proches (...), mais
aussi des êtres qui sont sur de nombreux niveaux au-dessus de
ce niveau. Ces personnes d'exception servent l'Intentionnel. Si elles
meurent avant leur heure, tout est changé. Les plateaux de la
balance ne sont plus en équilibre" (625). Et King cite plusieurs hommes
célèbres qui ont modifié le cours de l'histoire,
rien ne pouvant être pareil s'ils avaient disparu avant le
terme fixé. Dans le cas présent, l'être
d'exception à préserver est un enfant: "Si l'enfant meurt, la Tour des Existences
s'écroulera, et les conséquences d'un tel effondrement
sont au-delà de votre compréhension" (625).
Le
marché.
Mais Ralph ne veut plus être
qu'un simple exécutant. Il désire intervenir dans le
jeu et forcer le destin. Ralph subordonne son intervention à
un échange: la vie d'une petite fille qu'il aime et a des
problèmes contre la vie de l'enfant que l'Intentionnel veut
sauver. Et il veut faire valoir le point de vue d'un humain:
"Pour moi, l'une est aussi
importante que l'autre (...).
Toutes les vies sont
différentes, mais toutes ont de la valeur ou aucune n'en a.
C'est ma vision des choses
(...), mais je crois que vous
allez devoir faire avec, les gars, vu que c'est moi qui tiens le
marteau. Résumons-nous: la vie de votre protégé
contre celle du mien. Vous n'avez qu'à le promettre et
l'affaire est conclue"
(627).
L'intervention suprême.
Les docteurs chauves sont bien
ennuyés: ce problème dépasse leur
compétence. Mais ils sont tirés d'embarras:
"Soudain, le flanc de la
colline s'illumina d'une lumière blanche éclatante.
Loïs crut tout d'abors qu'elle provenait du ciel, très
certainement parce que les mythes et la religion lui avaient appris
à croire que le ciel était la source de toutes les
manifestations surnaturelles. En réalité, elle semblait
naître de partout, en plus du ciel: des arbres, du
sol (...). Une voix s'éleva alors... ou
plutôt la Voix s'éleva. Elle ne proféra que
quelques mots, mais ils retentirent en elle comme des cloches de
fer:
[ IL PEUT EN ÊTRE AINSI
]".
L'arbitre suprême, inconnu des
hommes et même des petits docteurs chauves, a tranché
(627).
Mais le plus important est qu'un homme a réussi à
toucher la puissance suprême en modifiant ainsi l'ordre des
choses prévu.
Nous voici donc en présence d'une autre variété
d'homme positif: le religieux qui a admis l'existence d'une
réalité autre, qui vaut qu'on lui sacrifie. La
prière conjure et appelle le divin dans une relation
affective, où la confiance, l'obéissance et le respect
forment une expérience si intense que le croyant y
reconnaît la puissance du divin appelé et subi.
Vis-à-vis des autres hommes, Abigaël a le statut social
et surnaturel du Shaman15, intermédiaire entre les esprits, un
monde-autre, par la possession ou l'extase. A la fois prêtre et
magicien, le Shaman suscite le respect dans le groupe où il
exerce ses fonctions d'intermédiaire entre les hommes et les
puissances invisibles et aussi de guérisseur. Une
différence importante cependant: le shaman établit
à volonté une communication avec le monde-autre. Ce
n'est pas le cas d'Abigaël qui, bien qu'élue et
désignée, ne fait que subir les interventions de Dieu
dans le cas présent.
David et Abigaël ont en commun le charisme, don particulier
accordé par Dieu à un homme ou une femme et
l'habilitant à exercer une action conforme à ses
desseins. Ils procèdent par kérygmes, interpellation
directe sous formes de messages mentaux qui ont le sens d'une
exhortation à l'action. «Dieu me parle» et sa parole
appelle un engagement authentique. «Je réponds»
m'engage à vivre le message. Il y a à la fois
indication du salut et provocation au salut, mécanisme que
nous retrouverons plus tard dans la distinction entre liberté
et libre-arbitre.
La discussion avec la puissance divine n'est évidemment pas
possible. De même, c'est le respect strict de la parole de
Dieu, sans discussion ni délibération, qui rend un
homme positif. La décision divine obligée est le
contraire du processus démocratique de la prise de
décision, qui dépend de chacun des membres du groupe,
sur la base de la compréhension du problème et des
connaissances acquises. Il s'agit ici d'une éthique
autoritaire, d'exhortation et non de persuasion.
Le comportement qu'a David avec son Dieu n'est pas différent
dans son principe que celui d'Abigaël. Le Dieu d'Abigaël
est plus coercitif, celui de David fait davantage appel au
libre-arbitre: Dieu "L'important est que jamais Dieu ne nous force à
faire ce qu'il veut qu'on fasse. Il nous le dit, c'est tout, et puis
il s'efface"(434).
Mais quoi qu'il en soit, ce sont les desseins divins qui doivent
être réalisés et ceux-là seuls. Il
n'apparaît nulle part dans Le Fléau, et Désolation qu'il soit possible à un humain de conclure un
quelconque marché avec la divinité. C'est la rigoureuse
observation des prescriptions -sans orgueil- ou l'exécution de
la mission acceptée -libre-arbitre-; qui sont les seules
possibilités de relation avec un Dieu des Lumières.
Dans cette perspective, l'homme positif est celui, comme David ou
Marinville, qui utilise son libre-arbitre pour aller dans le sens du
divin.
Plus complexe est la situation de Ralph dans Insomnie: il parvient à obtenir de la puissance
supérieure une modification à l'ordre prévu des
choses, sorte d'intrusion acceptée -tolérée?- de
l'humain dans la fonction du Coordinateur inconnu16, qui est de maintenir un équilibre
entre les ordres de l'Intentionnel et de l'Aléatoire.
Après l'intervention de Ralph: "A tous les niveaux de l'univers, les affaires reprirent
leur cours ordinaire (...).
Des mondes qui avaient un
moment tremblé sur leur orbite reprirent leur
assiette" (667).
Alors qu'avec Abigaël l'action des hommes s'accomplissait
rigoureusement dans le cadre prévu, les perspectives pour
l'action des hommes deviennent ici tout à fait
différentes, avec une possibilité nouvelle
donnée aux humains.
Après Insomnie ,
j'attendais une ouverture plus grande de l'imaginaire kingien dans
l'interaction possible humain/divin. Désolation a été une déception, dans la
mesure où l'aporie majeure semble être le rôle du
libre-arbitre, sans modifier quoi que ce soit en ce qui concerne les
espérances et la possibilité d'initiatives
humaines.
La suite
à : ESSAI
d'INTERPRÉTATION.
Roland Ernould © 1997.
(roland.ernould@neuf.fr). Revu septembre 1999.
Armentières, le 12 novembre
1997.
Ces opinions n'engagent que leur
auteur, qui reçoit avec reconnaissance toutes les remarques
qui pourraient lui être faites.
Notes :
1 En exergue du prologue de ROADWORK 1981,
Richard Bachman, éd. fr. CHANTIER Albin
Michel 1987, page 9.
2 THE
TALISMAN 1984, Stephen King
& Peter Straub, éd. fr. LE TALISMAN DES TERRITOIRES Robert Laffont 1986.
3 La Cosmogonie de
King dans THE TALISMAN, Steves
Rag n° 15, juillet
1997.
4 Une définition des ordres a été
proposée dans mon étude Les humains et les ordres, in The Green
Mile, Steves Rag hors-série n° 2, pages 13/6.
5 THE
STAND 1990, the Complete
& Uncut Edition, éd. fr. LE FLÉAU,
Lattès 1991.
6 DESPERATION
1996, éd. fr. DÉSOLATION, Albin Michel 1996.
7 Le conflit entre le Bien et le Mal "est la pierre de touche de la religion
chrétienne",
DANSE MACABRE 1981, éd. fr. tome.1. ANATOMIE DE L'HORREUR , éd. du Rocher 1995, page 91.
8 INSOMNIA 1994,
éd. fr. INSOMNIE, Albin
Michel 1995.
9 "Ses meilleures
nouvelles nous font appréhender limmensité de lunivers
où nous demeurons et suggèrent lexistence de forces
obscures et assoupies dont le moindre soupir suffirait à nous
détruire", in
ANATOMIE DE
L'HORREUR , éd. du
Rocher 1995, page 77.
10 THE
STAND, op. cit.
11 DESPERATION, op.
cit.
12 Dix mois avant les événements
présents.
13 INSOMNIA, op.
cit.
14 Cest volontairement que na pas été
utilisé le vocabulaire particulier -michrone, machrone, etc,
employé par King dans INSOMNIA. Ceux
qui connaissent louvrage traduiront spontanément. Ceux qui ne
lont pas lu comprendront du moins lessentiel.
15 Sur le rôle du shaman, une des premières
autorités religieuses, voir Michel Perrin, LE CHAMANISME, 1995, PUF ? n° 2968.
16 Comme dans THE
STAND: Toute chose obéit au Seigneur. Ne
crois-tu pas que lhomme noir lui obéit aussi? "
dit Abigaël (page 512);
ou DESPERATION, où Tak obéit aux ordres de
Dieu.
4ème
partie
:
ESSAI
d'INTERPRÉTATION.
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 5 -
hiver 1999.
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