Sac d'os.
FANTÔME
AIMANT CONTRE REVENANT MALÉFIQUE.
"Je tins le
négatif encore un moment devant la lumière,
me refusant à rompre le contact." (533)
Certaines habitations semblent
renfermer les ombres du passé, comme si les passions, les
amours et les haines les avaient marquées de manière
indélébile. Ainsi Sara Laughs, hantée à
la fois par un fantôme et un revenant...
À première vue, ces
deux substantifs, «fantôme» et «revenant»,
renvoient à la même réalité: un
fantôme n'est-il pas un revenant? En fait, si l'on reprend
certaines analyses de Jacques Goimard1, ce sont des entités différentes. Le
revenant est un défunt qui a eu une mauvaise mort: injustement
atteint dans sa vie, ou assassiné, ou mal enterré. Le
revenant est de retour pour venger l'injustice, l'humiliation, le
déshonneur, le sang répandu. Le revenant est une
victime, mise à mal au moment ou au-delà de la mort,
parce que les rites de deuil n'ont pas été
respectés. Sa mort a marqué la collectivité d'un
trouble, et il crie vengeance. Le revenant est par essence tragique:
c'est pour cette raison que le gothique et le mélodrame aiment
les revenants, généralement doublement liés au
mal: ils en ont été victimes de leur vivant et,
passés de l'autre côté, reviennent
généralement maléfiques.
.. du site ..
Le fantôme est d'une autre
essence, coulés dans "le moule romantique", comme le remarque
Goimard. Le fantôme, c'est le passé avec ses regrets. Le
plus souvent le mort revient faire ou faire faire n'a pas pu
réaliser de son vivant, rattraper ses erreurs. Parfois il
revient, comme dans Sac
d'os, par grand amour...
Car l'originalité de ce roman est de présenter une
lutte entre des entités dont les projets sont
différents2 : se servir d'un romancier et lui faire accomplir de
sombres desseins pour l'une; l'informer et le sauver pour l'autre.
oeuvre d'autant plus intéressante que les fantômes ne
sont pas nombreux dans les romans de King et qu'ils sont rarement
utilisés par les autres écrivains du genre pour se
livrer à un tel conflit.
1. Une maison
hantée.
La première piste que King
veut nous faire suivre est celle de la maison hantée. Le
rapprochement entre le Manderley du roman Rebecca de
Daphné du Maurier sert à amorcer littérairement
le processus. Mike, l'écrivain populaire récemment veuf
de Sac d'os, possède un chalet au bord d'un
lac3 , Sara Laughs, où il n'a plus mis les pieds
depuis la mort de son épouse. Bon moyen de reprendre un
thème illustré par Shirley Jackson4 ou James Herbert5, et qu'il avait déjà traité
brillamment dans Shining.
Manderley.
En exergue, est citée la
première phrase du roman qui assure une transition facile:
"La nuit dernière, j'ai
rêvé que je retournais à Manderley...
S'il existe dans la littérature anglaise une première
phrase plus belle et plus envoûtante, je ne l'ai jamais lue.
C'est une phrase à laquelle j'eus de bonnes raisons de penser
souvent, pendant l'automne 1997 et l'hiver qui suivit. Je ne
rêvais évidemment pas de Manderley, mais de Sara Laughs,
que Johanna appelait parfois «la Planque». Description qui
lui rendait justice, au fond, car l'endroit est perdu tellement loin
dans les forêts du Maine occidental que l'on ne peut même
pas en parler comme d'une ville ou d'un bourg, mais plutôt
comme d'un lieu-dit, sans réelle administration, d'ailleurs
désigné sur les cartes comme le TR-90." (46)
Mike, qui ne sait plus écrire depuis quatre ans, rêve
à plusieurs reprises de ce chalet: "Je me surprenais à penser: Manderley, j'ai encore
rêvé de Manderley. Cette réflexion avait quelque
chose d'inquiétant (j'ai le sentiment que les rêves qui
se répètent - et le fait de sentir son inconscient
s'acharner obsessionnellement sur un objet qu'il n'arrive pas
à déloger - ont toujours quelque chose
d'inquiétant), mais je mentirais si je ne disais pas aussi
qu'une autre partie de moi-même goûtait ce calme
étouffant d'une nuit d'été dans lequel le
rêve m'enveloppait toujours, goûtait aussi tristesse et
l'impression de mauvais augure que j'éprouvais à mon
réveil. Il y avait dans ce rêve un exotisme
étrange qui manquait à ma vie
éveillée."
(54) Mais ce sentiment d'"exotisme étrange" va bientôt cesser, pour laisser place à
l'inquiétude.
Des
rêves.
Ses rêves sont riches de faits
qu'il n'a pu connaître, comme ces tournesols qui poussent sur
le perron de Sara Laughts et qui n'existaient pas jadis, qu'il voit
en songe avant que plus tard leur existence soit prouvée par
une photo que lui envoie son gardien: "Cependant, ce sur quoi mon oeil ne cessait de revenir,
c'était les marches du perron de bois, au bout de
l'allée. On pouvait parler de coïncidences pour les
autres points de ressemblance entre les photos et mes rêves de
Sara Laughs (ou à la rigueur de l'imagination tombant souvent
étonnamment juste de l'écrivain), mais je ne pouvais
pas davantage expliquer les tournesols poussant entre les planches du
perron que j'avais pu expliquer la coupure au dos de ma main.
(...)
Je regardai de nouveau le cliché. Trois tournesols
s'étaient ouvert un chemin entre les planches du perron. Pas
deux, pas quatre, mais trois énormes tournesols avec des
têtes comme des projecteurs.
- Exactement comme ceux de mon rêve." (87)
Plus surprenant encore, il voit d'abord en rêve des aspects de
son physique qui ne se révéleront que plus tard, une
petite coupure assez récente, juste derrière les
articulations. Cette coupure est à "la main droite, parfois à la main gauche. Je me
dis que si c'est un rêve, les détails sont
soignés. Toujours cette même idée: si c'est un
rêve, les détails sont soignés. C'est l'absolue
vérité. Ce sont des détails de romancier... mais
dans les rêves, peut-être tout le monde est-il romancier.
Comment savoir?" (53)
Quelque temps plus tard, il se découvre réellement une
égratignure, sorte de stigmate le marquant de son empreinte,
qui "ne cadrait pas avec le
démantèlement précis auquel je m'étais
livré sur les rêves de Sara Laughs; ne pouvant lui
donner d'explication, je m'efforçai de l'ignorer. Sans
beaucoup de succès, à vrai dire; j'étais
toujours un écrivain, quelque part, et un écrivain est
un type éduqué dans l'art de penser au pire."
Dans le cas présent,
il y a de quoi s'inquiéter, puisque cette égratignure
ne peut être apparue qu'à la suite d'une
singulière attention de puissances obscures. Pour les esprits
religieux, les stigmates sont la marque d'un choix divin, qui
reproduit sur le corps de certains mystiques les plaies du Christ
crucifié. Bien sûr, ici le «stigmate» n'est
qu'une égratignure. Mais dans un cas comme celui-là,
où ce qui est rêve psychiquement apparaît ensuite
physiquement, un psychologue évoquerait
l'hystérie6... "Il
s'agissait de l'égratignure au dos de ma main. Elle avait
figuré dans tous mes rêves, j'en aurais juré...
après quoi, elle était vraiment apparue. Ce genre de
connerie n'est pas décrit dans les oeuvres du Dr Freud
7; des trucs comme
ça, c'est uniquement chez les allumés du paranormal
qu'on les trouve. (...)
Une coïncidence, c'est
tout, me dis-je. (...)
Simple coïncidence...
combien de fois t'es-tu égratigné ainsi le dos de la
main, au cours de ta vie? N'oublie pas qu'elles sont toujours
à s'agiter en première ligne, à croire presque
qu'elles cherche les coups... .
Ce raisonnement aurait dû sonner juste, et pourtant, il
n'arrivait pas tout à fait à me convaincre. Parce qu'il
n'était pas tout à fait juste, peur-être.
C'étaient les gars, dans le sous-sol. Eux, ils n'y croyaient
pas. Les p'tits gars du sous-sol n'y croyaient pas du
tout." 8 (81)
Puis ses rêves deviennent éprouvants (il se trouve dans
le sentier qui mène à Sara Laughts) et semblent mettre
en cause l'apparition de sa femme Jo: "Mais avant que je puisse bouger, la porte de Sara Laughs
s'ouvre et une silhouette effrayante en surgit pour s'élancer
dans l'obscurité croissante. Humaine, cette silhouette, mais
aussi inhumaine. Une forme brouillée, froissée, avec
deux manches flottantes tendues vers le ciel. Aucun visage là
où il devrait y en avoir un, et cependant elle crie, un son
guttural qui rappelle le gémissement du plongeon. Je me rends
compte que c'est Johanna. Elle a réussi à
s'échapper de son cercueil, mais pas à se
débarrasser des replis de son linceul. Elle
y est tout empêtrée."
Description classique du
fantôme recouvert d'une robe blanche9 flottante ou d'un linceul. Mais, pour corser le
récit, ce fantôme est décrit -au conditionnel-
comme un mort-vivant, en état de putréfaction:
"À quelle hideuse
vitesse cette créature se déplace! Elle ne flotte pas
à la dérive comme on s'imagine que le font les
fantômes, mais se rue vers le perron et l'allée. Pendant
tous ces rêves où je restais pétrifié sur
place elle a attendu, et à présent que j'ai pu enfin
descendre l'allée, elle a l'intention de m'avoir. Je vais
hurler lorsqu'elle m'enveloppera dans ses bras de soie, bien
sûr, je vais hurler quand je sentirai l'odeur de
putréfaction qui monte de sa chair mangée d'asticots et
verrai les trous noirs de ses yeux me regardant à travers la
toile fine. Je hurlerai et je perdrai définitivement la
raison. Je hurlerai mais il n'y a personne ici pour m'entendre. Seuls
les plongeons arctiques seront alertés par mes cris. Je suis
de retour à Manderley et, cette fois-ci, je n'en repartirai
jamais." (68)
L'être fantomatique revient sans cesse dans ses rêves:
"Mon épouse
défunte s'y cache et elle se précipite sur moi en en
hurlant, encore emmêlée dans son linceul, pour
m'attaquer10 . Cinq semaines plus tard et à plus de quatre
mille kilomètres de Derry 11, le souvenir de cette chose blanche filant
à toute vitesse et de ses manches qui flottaient me fait
encore frissonner et regarder par-dessus mon épaule.
Mais était-ce Johanna? Je n'en ai aucune preuve, n'est-ce pas?
Le Fantôme était complètement enveloppé
dans le linceul. Le cercueil ressemblait à celui dans lequel
elle a été enterrée, mais ce pourrait être
juste pour me fourvoyer."
(78)
Les
manifestations dans la maison.
Mike arrive à Sara Laughs le
soir: "Au moment où
j'allais toucher l'interrupteur, un enfant se mit à sangloter
quelque part dans l'obscurité. Ma main resta
pétrifiée et je sentis tout mon corps se glacer. Je ne
fus pas pris de panique, pas tout à fait, si ce n'est que je
n'arrivais plus à penser rationnellement. J'entendais
pleurnicher, des pleurs d'enfant, mais je n'avais aucune Idée
d'où cela pouvait venir.
Puis les sanglots
allèrent en diminuant - non, ils ne se mirent pas à
devenir moins forts, mais ils s'éloignèrent, comme si
quelqu'un avait pris l'enfant dans ses bras pour l'entraîner
dans un long corridor... bien qu'il n'y en eût pas de semblable
à Sara Laughs."
(104)
D'autres faits le surprennent, un souffle qui passe dans la
pièce, des mots à peine murmurés:
"Je me tournai pour quitter la
pièce, lorsqu'une soudaine bouffée d'air frais,
phénomène stupéfiant par cette chaleur, me
frôla le visage. Pas le corps; seulement le visage. Une
sensation tout à fait extraordinaire, comme si deux mains
avaient, pendant un bref instant, doucement tapoté mes joues
et mon front. En même temps, je crus entendre une sorte de
soupir tout contre mon oreille... mais le mot ne convient pas
vraiment. Ce fut plutôt un susurrement qui passa devant mes
oreilles, comme un message soufflé très vite dans un
murmure." Évidemment
la pièce parait vide:
"Ce fut néanmoins en cet instant que je commençai
à croire réellement due je n'étais pas seul
à Sara Laughs."
(153)
Pour concrétiser les bruits, Mike branche un
magnétophone la nuit et l'enregistrement est
positif: "«Oh,
Mike», murmura une voix d'un ton affligé, presque
endeuillé; je dus me mettre la main sur la bouche pour
réprimer un cri. C'était ce que j'avals cru entendre
dans le bureau de Johanna, lorsque le courant d'air m'avait
effleuré le visage... si ce n'est que les mots, à
présent, étaient prononcés juste assez lentement
pour que je puisse les distinguer. «Oh, Mike»,
répéta la voix enregistrée." (160) Le romancier
préfère ne pas se livrer à des conjectures
concernant cet enregistrement...
L'inventaire des manifestations prendrait de la place, d'autant plus
qu'elles se montrent répétitives, mais de plus en plus
complètes, quelquefois isolées, quelquefois en
synergie. Ce passage peut servir de récapitulatif, avec de
nombreux éléments qui s'entremêlent à
quelques lignes d'intervalle: la cloche "Bunter se mit à retentir
frénétiquement.
(...) La cloche
interrompit sa sonnerie. Il y eut un moment de silence, puis un
hurlement de femme. Il me parvenait de partout à la fois,
jaillissant de l'air ensoleillé dans lequel dansaient les
poussières comme de la sueur d'une peau surchauffée.
C'était un cri outragé dans lequel il y avait de la
colère et du chagrin... mais surtout, je crois, de
l'horreur. (...)
Le hurlement ne s'acheva
jamais: il alla en diminuant, comme les sanglots d'enfant
étaient allés en diminuant; à croire qu'on
transportait rapidement. La personne qui le poussait le long d'un
corridor qui s'éloignait de moi. (...)
Les sanglots reprirent - les
sanglots d'un enfant terrifié. Au même instant, ma
bouche et mon nez s'emplirent du goût métallique du lac.
Je portai la main à ma gorge, m'étouffant,
effrayé, puis je me penchai sur l'évier et crachai. Ce
fut comme la première fois; au lieu d'expulser une grande
gerbe d'eau, il ne sortit qu'un minuscule crachat de ma bouche.
L'impression d'avoir de l'eau jusqu'au fond de la gorge disparut
comme si elle n'avait jamais existé. (...) Je
tendis la main vers la poignée et n'achevai pas mon geste. Les
plots magnétiques en forme de fruits et de légumes
formaient une fois de plus un cercle. Au milieu, il y avait
ceci:
aide le noyé
La coupe est pleine, pensai-le. Je
fiche le camp d'ici. Tout de suite." (297/8)
Comme le lui signale son gardien: "«Sara Laughs a toujours été
hantée, Mike. Vous les avez réveillés. Vous
devriez peut-être repartir pour Derry et les laisser se calmer.
Je me demande si ce ne serait pas mieux.» Il se tut un instant,
comme s'il se répétait ses deux dernières
phrases pour voir s'il était d'accord avec, puis
acquiesça. «Ouais, je crois que ce serait la meilleure
solution.»" (325) Et cela rend
d'autant plus inquiétants les propos de Jo à son
frère peu avant son décès que "quand la maison l'avait voulu", elle avait "appelé"
Mike. (402)
Fantômes.
À sa voisine qui
s'étonne de manifestations semblables dont elle est aussi
l'objet, Mike hésite à lui dire ce qui se passe chez
lui: "J'ouvris la bouche pour
lui dire ce qui était arrivé à Sara Laughs, puis
la refermai. J'en étais au point où il me fallait
choisir: soit nous nous lancions dans une conversation sur le
paranormal, soit nous revenions vers le monde visible. (...)
«Oui, dis-je, les esprits sont sur le point de
parler." (218) Les
esprits sont ceux de deux fantômes, liés à Sara
Laughs, mais mus par des intentions antagonistes. Car
conventionnellement les fantômes sont liés aux lieux
où ils ont vécu, et là où un
événement significatif s'est produit.
Les fantômes ne sont pas nombreux chez King, moins que les
morts-vivants. Pour la grande presse, juré, King fait semblant
d'y croire. À la question posée: a-t-il jamais vu un
fantôme?, il répond sans se faire prier:
"J'en ai vu un. C'est une
vraie histoire de fantômes, mais ce n'est pas une histoire de
Stephen King." (Sans entrer
dans les détails, en 1984, à une soirée de
charité pour le parti Démocrate, Stephen King se rend
au premier étage pour aller chercher son manteau et celui de
sa femme.) "J'ai
réalisé qu'il y avait un homme assis devant la
fenêtre, de l'autre côté de la pièce.
Alors, j'ai relevé la tête pour mieux le voir. À
travers mes lunettes, je voyais un homme de soixante-dix ans, avec
des lunettes rondes, portant un costume bleu à rayures. J'ai
commencé à sentir que l'homme pensait que je fouillais
dans les manteaux pour voler et je me sentais de plus en plus mal
à l'aise; alors j'ai dit: «Dieu, c'est difficile de
retrouver son manteau dans un tas pareil». Dès que les
mots eurent dépassé la barrière de mes
lèvres, j'ai réalisé que la chaise était
vide - personne n'était assis là. Ma réaction a
été de prendre les manteaux et de ne rien dire de cet
incident.
Nous avions parcouru la moitié du chemin pour arriver au
restaurant où nous devions dîner et, dans mon esprit, je
me suis arrêté et je me suis dit : Attends une minute,
le mec était la, tu l'as vu. Pourquoi essaies-tu de le nier?
Tu n'as jamais détourné les yeux.
J'imagine que cela doit être un phénomène
psychique excitant."
12.
La littérature consacrée aux fantômes s'accorde
sur un certain nombre de caractéristiques qui forment les
«lois du genre». On en a rencontré quelques-unes
dans les passages précédents, d'autres
apparaîtront maintenant, en même temps que seront
notées certaines innovations kingiennes. Les fantômes se
voient ou s'entendent. Un exemple de fantômes en conflit,
interprété par King sans discrétion et de
façon peu orthodoxe (les fantômes sont
généralement plus discrets): "Il y eut un hurlement de protestation, aigu à
crever les tympans - il provenait de Sara, cette fois -, j'en
étais sûr."
(530)
Les fantômes disparaissent subitement et réapparaissent
aussi facilement. Ils s'évanouissent souvent sur place, comme
de la vapeur, ou bien s'en vont en traversant un mur ou une porte
close. Ils peuvent se montrer distinctement, mais ordinairement, ils
sont transparents: "Silhouette
indistincte à travers laquelle j'apercevais à
présent le lac."
(566) ou d'une transparence suspecte: "Je portai mon regard sur les silhouettes
vacillantes et translucides, derrière lui, gaze de chairs sur
des os brillants.
(...) Ils n'étaient pas juste des fantômes, mais
des fenêtres aux verres miroitants donnant sur un autre
temps." (548)
Dans d'autres cas, ce ne sont que des ombres à l'allure
humaine. King utilise plutôt le mode d'apparition des
morts-vivants en l'adaptant, comme lorsque Mike a la vision d'un
jeune fantôme: "L'adolescent découvrit ses dents et siffla comme
un chat. Ses yeux n'avaient pas de pupilles; comme ceux du petit
noyé, ou comme ceux d'une statue, ils étaient
entièrement blancs. Et il secouait la téte. Ne viens
pas ici, homme blanc. Laisse les morts reposer en paix.
«Mais tu ne reposes pas en paix», dis-je, braquant le rayon
de lumière sur lui. J'aperçus brièvement quelque
chose de véritablement hideux. Je pouvais voir à
travers lui, mais aussi en lui: les restes en putréfaction de
la langue dans sa bouche, les yeux dans leurs orbites, la cervelle,
gluante comme un oeuf cassé, dans sa boîte
crânienne. Puis il disparut, et il n'y eut plus que les
tourbillons de poussière." (531)
Pendant tout le temps où un fantôme est visible, on peut
le toucher et il peut le faire13 . Alors que Mike pense quitter Sara Laugs, un conflit
violent se produit entre les fantômes, dans un désordre
extraordinaire, dont il subit les effets: "Je fus violemment frappé dans le dos et
propulsé en avant par ce qui me fit l'effet d'être un
poing gigantesque et mou. Je basculai sur la
table...", etc. (444) On
le traverser de part en part avec n'importe quel objet sans que cela
le dérange.
Ils sont capables d'entrer à la seconde en syntonie mentale
avec ceux qui les distinguent. Leur manifestation est presque
toujours précédée de la vague sensation d'une
présence qui s'empare de vous et vous pousse à vous
tourner du côté où se se tient le fantôme;
et si ce dernier s'approche, vous sentez un vent glacé passer
sur vous: "Je
n'éprouvais plus aucun besoin de me rafraîchir,
d'ailleurs, car la température de Sara Laughs venait de
dégringoler furieusement.
Ma respiration se mit à former un petit nuage de vapeur, comme
par une journée froide de janvier. Une bouffée, deux
peut-être, puis il n'y eut plus rien - mais je n'avais pas
rêvé et, pendant ce qui dura peut-être cinq
secondes, la transpiration dont j'étais couvert me donna
l'impression que j'étais enrobé de
glace." (378)
Les apparitions de fantômes peuvent s'accompagner de
manifestations acoustiques de diverses natures: coups, bruits de
chaînes, gémissements, ricanements
caractéristiques, etc . Ainsi des hurlements que Mike entend:
"C'était un cri
outragé dans lequel il y avait de la colère et du
chagrin... mais surtout, je crois, de l'horreur. (...)
L'idée qui me vint
à l'esprit, même sur le moment, fut que c'était
Johanna que j'avais entendue hurler, que Sara Laughs était
hantée par ma femme défunte, et que celle-ci souffrait.
Morte ou non, elle souffrait." (297)
Une des caractéristiques les plus courantes des fantômes
est leur apparente indifférence à l'égard des
vivants qui les observent ou, mieux encore, leur
désintérêt flagrant vis-à-vis du milieu
dans lequel ils se trouvent. Cette règle comporte un certain
nombre d'exceptions. Il y a des cas où le fantôme fait
comprendre qu'il voit les personnes présentes, auxquelles il
s'adresse intentionnellement par des gestes et des paroles, en
prenant part à la conversation en se comportant comme s'il
était encore en vie. Des messages verbaux très clairs
sont formulés, en suscitant parfois de singuliers dialogues
entre êtres de deux mondes: "Retourne-t'en! Finis ton boulot! Fais ce que tu es venu
faire!", adjure le
fantôme.
"Je ne sais pas ce que je suis
venu faire.", proteste
l'humain. "Et tant que je ne
l'aurai pas trouvé, je ne ferai rien." (525) Ces dialogues
deviennent nombreux dans la dernière partie de
Sac d'os, où les fantômes sont
particulièrement actifs et sans cesse que le qui-vive.
Des
fantômes actifs.
Différents critères
permettent de classer les fantômes en subjectifs et objectifs,
en actifs et en passifs. Les premiers sont de simples images mentales
visibles pour une seule personne. Ils n'ont donc pas, apparemment du
moins de réalité extérieure et rentrent dans la
même catégorie que les hallucinations et les
rêves. Les amis imaginaires de certains enfants
particulièrement sensibles et imaginatifs appartiennent
à ce groupe (un exemple kingien serait Tony, que le jeune
Danny «voit» dans Shining).
Les fantômes objectifs sont vus par plusieurs personnes, comme
par Mike et la petite Kyra, auxquels ils transmettent
simultanément des sensations: "«ll y a un garçon. Je l'ai vu
là. (...)
Il était noir comme
dans la série rigolote que ze regarde avec Mattie. Y avait
d'autres gens noirs. Une dame avec un grand chapeau. Un homme, il
avait un pantalon bleu. Les autres, ze les voyais pas bien. Mais ils
regardent. Ils nous regardent. Tu les vois
pas?»" (514).
Autre exemple, qui se passe dans un espace-temps différent,
où l'enfant que le père va noyer voit Mike sans que
l'adulte le voit14 : "Je crie : Ne
fais pas ça! Je sais qu'il est hors de mon pouvoir de changer
le cours des choses, mais je le lui crie néanmoins, je tente
néanmoins de le changer. Rebelle-toi! Pour l'amour du ciel,
rebelle- toi!
« Papa, qui c'est, le
monsieur?» demande Carla, me montrant du doigt. (...)
Fred regarde dans la direction
qu'elle indique et je vois passer sur son visage un spasme de
culpabilité. Il sait ce qu'il fait, c'est cela qui est
terrible - tout au fond de lui, il sait exactement ce qu'il fait
ici. (...)
Il le sait, et il a peur que
son geste ait un témoin. Mais il ne voit
rien." (537)
Les fantômes «passifs» ne se présentent
qu'à la suite de techniques d'action utilisées par les
hommes qui les appellent pour susciter leur présence, pour
communiquer avec eux. Il n'y en a pas dans Sac d'os.
Les «actifs» sont ceux qui se manifestent d'eux-mêmes
sans que des hommes les aient appelés ou invoqués. Les
raisons de leur retour sont nombreuses, mais la vengeance ou le
désir de réparation les motive le plus souvent.
Enfin leur caractéristique est
de ne pas être, ou de ne pas pouvoir aller dans un lieu de
repos des morts. Ne pouvant passer dans l'au-delà, ils restent
en marge de la terre, dans une sorte de monde
intermédiaire15, "univers que
nous frôlons parfois mais ne voyons jamais
vraiment." (513).
Dans Sac d'os, King fournit une explication:
"Il se peut, parfois, que les
fantômes soient des esprits et des désirs vivants,
détachés de leur corps, des pulsions qui flottent dans
l'air, libres et invisibles. Des fantômes venus du Ça,
des spectres des zones intérieures." (263)
Ce qui ne touche pas particulièrement Mike: "Et alors? me demandai-je. Même si
c'était vrai? Les fantômes ne peuvent faire de mal
à personne.
C'était du moins ce que je pensais." (153) Et il se trompe lourdement. Des forces
invisibles régissent maintenant sa vie, ainsi que celles de la
tentante jeune veuve et de sa jolie petite fille qu'il vient de
rencontrer.
2.
Fantômes et communication.
L'histoire de Sac d'os
peut se résumer à la communication d'un message, ce que
ne devine Mike que longtemps après le début du
récit: "Johanna avait
pu découvrir quelque chose d'angoissant concernant la maison,
le lac et peut-être même tout le TR, puis mourir sans
avoir eu le temps de me le dire." (403) Cette
transmission d'un message aurait
pu facilement être faite clairement et décodée
entre deux humains sans problèmes autres que, dans le cas
présent, l'effarement et le doute concernant son contenu. Mais
dans Sac d'os, la communication, qui n'a pu se faire entre
humains, doit se faire entre un homme et des fantômes...
Humain
et fantôme.
L'épouse de Mike, maintenant
décédée et fantomatique, n'a pas su ou pu, de
son vivant, délivrer à son mari des informations
d'importance vitale. Mais elle a pu cacher des documents capitaux.
Morte, elle essaie, avec les moyens limités dont elle dispose
dans le monde parallèle de l'au-delà, de donner les
informations qui permettront à son époux de retrouver
ces documents et de comprendre le mystère qui entoure Sara
Laughs. Mais en même temps elle en est empêchée
par une autre puissance de son univers parallèle dont la
volonté est que ces documents ne soient pas
retrouvés.
Pour Mike, le récepteur vivant, les données resteront
longtemps brouillées. Au début de sa recherche, il ne
dispose que de peu d'éléments, plus déroutants
que véritablement informateurs, qui posent des questions
plutôt qu'apporter des réponses. Les composants
fragmentaires qui lui sont peu à peu délivrés ne
font que le déconcerter. D'autant plus, que pour utiliser les
termes de la théorie de l'information, il y a du
«bruit», des éléments perturbateurs dans la
transmission du message (lettres manquantes dans les messages
incomplets écrits sur la porte des
réfrigérateurs, influences psychiques contradictoires,
résistance psychologique de sa part à ce qui
apparaît tout à fait anormal). Non seulement les
messages sont brouillés dans leur signification, mais ils sont
en plus codés pour décourager la curiosité
maligne de l'adversaire. Face à ces messages obscurs dont le
sens se dérobe, Mike, le romancier, est aidé par sa
facilité a accepté l'impensable16. Il a beaucoup d'imagination, sa
mentalité n'est pas totalement rationnelle17 et il admet facilement les manifestations
surnaturelles. Mais il éprouve des difficultés à
comprendre la stratégie de communication de ses
interlocuteurs. Mais Mike n'est pas le seul à recevoir ces
informations. Il a rencontré par hasard Kyra, petite fille de
trois ans de la ravissante jeune veuve Mattie, que Mike se met
à fréquenter. Kyra est, comme l'enfant que Mike aurait
dû avoir si sa femme n'était morte. Car elle est la
dernière descendante maintenant d'individus criminels
poursuivis par une puissance particulière depuis le
début du siècle.
Mike se trouve rassuré par le fait que Kyra, second
récepteur, reçoit des informations semblables aux
siennes, vérifiées par sa mère Mattie. Ne
sachant pas les décoder, Kyra ne peut les comprendre, mais au
moins le romancier est-il certain de ne pas perdre la tête...
Ce qu'il découvre à Sara Laughs ressemble à ce
que constate Mattie, la mère de Kyra, dans sa caravane:
"Je me suis
réveillée plusieurs fois dans la nuit, ces temps
derniers, certaine de ne pas être seule dans ma chambre. Une
fois, j'étais même sûre de ne pas être seule
dans mon lit. Ce n'est parfois qu'une sensation, parfois, comme un
mal de tête qui serait dans les nerfs, mais à d'autres
moments j'ai l'impression d'entendre murmurer, ou pleurer. J'ai fait
un gâteau, un soir - il y a environ deux semaines - et j'ai
oublié de ranger la farine. Le lendemain, le pot était
renversé, la farine répandue sur le comptoir. Une main
avait écrit hello dedans." (217)
Les
canaux.
Les canaux utilisés par King
sont divers, et ne seront examinés que ceux qui
présentent une certaine originalité. Bien sûr est
pratiqué l'équivalent de l'usage du guéridon,
souvent utilisé au XIXè pour obtenir une réponse
des esprits. On entrerait ainsi en communication avec une
entité par le biais de coups frappés en réponse
à des questions, la première étant
évidemment: si tu es là, frappe un coup... On
établirait ainsi une sorte de code alphabétique avec un
esprit qui s'exprimerait en disant «Oui, non, je ne sais»,
etc. grâce à un nombre préalablement
défini de coups. On peut même faire dire des phrases
courtes par ce procédé. On trouve donc la
définition du code (182) et divers
objets (pendule) ou êtres (corbeau) répondant par leur
cri, leur sonnerie ou divers moyens, en plus des coups de poing dans
les murs...
King intègre aussi l'écriture semi-automatique:
"Je fus saisi au poignet par
quelque chose de chaud à la consistance d'oreiller. Ma main,
propulsée en avant, atterrit brutalement sur le bloc-notes. Je
la vis le tripoter avec maladresse, à la recherche d'une page
blanche, puis attraper le crayon posé à
côté. Elle s'en saisit comme d'une dague et quelque
chose se mit à écrire par ce truchement, non pas en
guidant ma main, mais en la violant.(...)
J'avais quasiment atteint le
bas de la page lorsque le froid tomba, ce froid extérieur qui
était comme une averse de grésil en
janvier. (...)
Il y eut aussi un
étrange double pop! comme si deux bouchons de champagne
venaient de sauter. Puis ce fut terminé. J'étais de
nouveau seul." (444) Au
cours de cette lutte entre fantôme glacé et
fantôme chaud, Mike a eut le temps de griffonner quelques mots,
en une sorte d'écriture automatique: aide-la, ne pars pas.
La télépathie et la clairvoyance sont bien sûr
présentes. Entre Mike et Mattie, qui, par exemple,
décrochent leur téléphone en même temps:
"Mais combien de fois, me
demandai-je, cela se produit-il lorsque la personne qui vous appelle
est précisément celle que vous vous proposiez
d'appeler? Phénomène paranormal, ou numéro de
music-hall? D'une manière ou d'une autre, cela paraissait
presque magique."
(207) On constatera en temps utile que les vieux de la ville
communiquent ainsi entre eux, sans s'en rendre compte, sur les faits
concernant l'histoire de Sara:
"La conscience collective au niveau d'une ville, cela
existe. (...)
Et là où se
trouve une conscience, n'est-il pas vraisemblable qu'il y ait aussi
un subconscient? De plus, si Kyra et moi pouvions faire le bon vieux
coup de la télépathie, pourquoi d'autres personnes du
TR n'auraient-elles pas pu le faire, éventuellement à
leur insu?" (437) Et
la télépathie entre époux se montrera bien utile
pour la conclusion de l'affaire (565).
La clairvoyance est venue à Mike inopinément, et il la
pratique sans problème. Un exemple spectaculaire:
"Je traçai de petits
gribouillis sur le carnet de sténo que je garde toujours
à portée de la main, pour y prendre mes
notes." Il dessine,
écrit des noms, des signes. Puis à un moment le
mécanisme se déclenche: "Je dessinai un petit téléphone, avec
au-dessus une bulle dans laquelle j'inscrivis D-R-R-R-RING! A
peine avais-je terminé que le téléphone sans fil
sonna. Il était posé sur ]e garde-fou de la terrasse.
J'encerclai MATTIE et décrochai.
«Mike?» Elle paraissait excitée. Heureuse.
Soulagée.
«Ouais. Comment ça va?
- Sensationnel!»
J'encerclai L.B. sur le bloc-notes.
«Lindy Briggs vient de m'appeler. Je raccroche à
l'instant." (428) Et
ainsi de suite, jusqu'à ce que Mike ait barré les
éléments qu'il avait machinalement écrits sur
son papier et qui prévoyaient, mais sans ordre logique
apparent, la suite des événements. La petite Kyra
possède le même don, évidemment. Ainsi Mattie lui
communique un message incompréhensible qui était sur
son frigo pour que Mike le déchiffre parce qu'il fait des mots
croisés: "Avais-je dit
à Kyra que je faisais des mots croisés? J'étais
presque certain que non. Sûr et certain,
même." (394)
Mais la place la plus grande est consacrée aux rêves.
Certains sont très longs (l'un d'entre eux fait neuf pages,
244-252) donnent des détails sur les
événements passés et sont, par certains aspects,
prémonitoires. Par exemple Mike, à la suite d'un
rêve, découvre sa baignoire pleine d'eau (255):
aurait-il agi ainsi dans un moment de somnambulisme? Ce n'est que
plusieurs centaines de pages plus loin que le lecteur saura à
qui était destinée l'eau de la baignoire...
Kyra a fait partiellement de son côté les mêmes
rêves, dont elle peut évoquer avec Mike les
péripéties: "«Ze t'ai attrapé à la foire,
Mike! (...) Tu y
étais aussi, toi.
(...) On a vu les danseuses-serpents... le poteau avec la
closse, en haut... on est entrés dans la maison des
revenants... t'es tombé dans le tonneau ! C'était pas
un rêve,... si?
(...)
«Il vaut mieux ne pas
trop parler de ce rêve, je crois, ni à maman ni à
personne d'autre - sauf à moi. (...) C'est
pareil avec les bonshommes du réfrigérateur,
d'accord?»" (431)
Certains de ces rêves sont d'une grande qualité
littéraire, et éprouvants émotionnellement. Mais
les éléments vraiment originaux de la communication
dans Sac d'os sont la formation de mots avec des plots sur
les portes des réfrigérateurs de Mike et de Kyra, et le
roman écrit par Mike dès son arrivée.
Plots
magnétiques.
L'écriture directe rentre dans
la catégorie des phénomènes
psychokinétiques et se produit sans l'intervention physique
des participants. D'après les tenants du spiritisme, on trouve
des mots ou des signes écrits sur des feuilles que personne
n'a touchées; ou un crayon se met à écrire tout
seul sur une feuille de papier. Bien d'autres manifestations
d'écriture directe ont été décrites. La
trouvaille de King est intéressante: il y a des plots
magnétiques sur tous les réfrigérateurs, et son
idée a été de les utiliser pour faire passer des
messages, limités évidemment au nombre de lettres
utilisables. "Il y avait bien
quatre douzaines de plots magnétiques éparpillés
au hasard sur la porte, représentant des fruits, des lettres
et des chiffres, et même une bonne sélection des raisins
de Californie - éparpillés au hasard? Plus maintenant.
Ils étaient disposés en cercle sur la porte du
réfrigérateur. Quelqu'un était venu ici.
Quelqu'un était entré et avait...
... redisposé les plots magnétiques? Dans ce cas, mon
voleur avait sérieusement besoin de consulter un psy. J'en
touchai un, prudemment, du bout du doigt. Puis, soudain en
colère contre moi-même, je les éparpillai de
nouveau, avec si peu de ménagement que deux ou trois
tombèrent sur le sol."
(159)
Mais surtout l'usage des plots aux lettres insuffisantes permettra de
développer un suspense particulier: "J'entrai dans la cuisine et tendis déjà la
main vers le frigo lorsque je me pétrifiai. Les plots
magnétiques étaient de nouveau disposés en
cercle, mais, cette fois-ci, avec quatre lettres et un chiffre
alignés au milieu. Et formant un unique mot
approximatif:
hel10
Il se passait quelque chose, ici.
même dans la grande lumière du jour, je
n'éprouvais pas le moindre doute là-dessus, j'avais
voulu savoir si j'étais en sécurité à
Sara Laughs et avais eu droit à une réponse
ambiguë... mals cela ne faisait rien. (...)
C'était ici que les choses devaient être
réglées. Cela aussi, je le savais.
«Hello, dis-je, ouvrant le frigo pour y prendre un soda. Qui que
tu sois ou quoi que tu sois, hello.»" (186)
Manifestement, le fantôme manque de lettres et Mike doit en
acheter: "Deux jeux de
consonnes et de voyelles, plus un supplément de voyelles. J'en
pris deux paquets, puis, réflexion faite, un
troisième..."
(209)
Et curieusement, le même
phénomène se produit dans la caravane de Mattie, avec
ce que Kyra appelle ses "bonshommes": " Mattie la suivit des yeux,
puis se tourna vers moi. "«Je n'ai jamais parlé à personne des
bonshommes du frigéateur de Ki. Elle non plus, jusqu'à
aujourd'hui. Ce n'est pas de bonshommes qu'il s'agit, simplement du
fait que les lettres ont l'air de se déplacer
d'elles-mêmes, comme dans ce jeu de divination, le
Ouija 18.
- Est-ce qu'elles forment des
mots?» (...)
«Pas toujours, mais des
fois... La plupart du temps, en réalité. Ki dit que
c'est le courrier des bonshommes dans le
réfrigérateur.» Elle sourit, mais il y avait un
peu d'angoisse dans ses yeux. «Est-ce que ce serait des lettres
magnétiques spéciales, d'après vous? Ou bien y
aurait-il un esprit malin genre Poltergeist 19 qui hanterait le
lac?»" (385)
Des messages particuliers peuvent
être ainsi communiqués de Mattie à Mike, parvenus
à un domicile différent pour échapper ainsi
à la vigilance de l'adversaire. Et les plots porteurs
d'information donneront l'occasion d'une belle bataille entre les
deux fantômes, celui qui veut faire passer le message et celui
qui veut le brouiller...
Le
tapuscrit.
Divers indices ont montré
à Mike qu'il est attendu à son chalet: la machine
à écrire est prête pour taper son prochain livre
(155), l'inspiration lui vient sans problème alors
qu'il était en panne d'écriture depuis quatre
ans (257), les pages s'additionnent, comme avant. Jusqu'au jour
où, brusquement, son travail s'arrête et que Mike se
rende compte qu'il n'a fait que remplir une tâche qui lui avait
été fixée, commençant à
écrire au moment voulu par une puissances, s'arrêtant le
jour où ses objectifs étaient atteints.Son
épouse continue à lui transmettre ses messages:
"Une voix soupira, dans la
pièce faiblement éclairée. Des mots que je ne
pus distinguer. Mais quelle importance? Quel intérêt
pouvait avoir une manifestation d'air chaud en provenance du Grand
Au-Delà?
Le tonnerre gronda et la voix
soupira de nouveau. Cette fois- ci, au moment où le
générateur calait et où les lumières
s'éteignaient, un mot me parvint clairement:
Dix-neuf." (521) Ce
chiffre renvoie à une page du tapuscrit. Il se rend alors
compte que son texte est codé: "Ma femme me passant des messages dans le dos des
gardiens, priant avec tout son vaste coeur pour que je voie et
comprenne." (523) Le
contenu de son texte, ainsi que la disposition de ses lignes,
délivrent le même message: "Hibou sous atelier. C'était partout, sur chaque
page." (523)
En effet, les premiers des caractères de chaque ligne de
certaines pages donnent verticalement le même message: hibou
sous atelier. Car Jo a acheté deux hiboux en plastique,
capables selon les croyances indiennes de chasser les mauvais esprits
(522). L'un d'eux recèle des informations
précieuses pour la suite de l'histoire.
Il serait trop long de résumer
le récit, et inutile pour le lecteur qui la connait: le viol
et le meurtre raciste d'une chanteuse noire, l'assassinat par noyade
de son fils sous ses yeux avant sa mort,et enfin un second meurtre
d'enfant, celui du fils d'un des musiciens noirs de son orchestre.
Cela dans un climat de xénophobie suscitée
paradoxalement par un nordiste revenu vainqueur de la guerre de
Sécession contre les Sudistes... C'est la vengeance que veut
Sara, la chanteuse noire qui a donné son nom au chalet du
couple Nooman. Et depuis, la malédiction les poursuit et ne
s'arrêtera que quand le dernier rejeton de la petite bande
criminelle qui a agressé Sara et son fils auront péri
de mort violente, noyés soit dans le lac, soit par un autre
moyen. De là l'explication du flux d'eau qui surgit de temps
en temps dans la gorge de Mike.
C'est le destin que Jo veut révéler à Mike: il
est un descendant des assassins de Sara et de son fils. Tout enfant
éventuel dont il serait le père serait menacé
s'il ne mettait pas bon ordre à la situation. Et ce faisant,
il éviterait aussi la mort de Kyra, la dernière
survivante.
3.
Fantômes en lutte.
"J'ai le sentiment que l'existence
des maisons se déroule selon un mode d'écoulement du
temps différent de celui de leurs propriétaires; un
temps plus lent. Dans une maison, en particulier une maison ancienne,
le passé est plus proche." (109) À Sara Laughs coexistent en effet deux
espaces-temps: celui du début du siècle et le
passé récent. Chacun est occupé par son
fantôme, qui coexistent avec des intentions
particulières antagonistes.
Le premier combat se livre pour la mise en circulation des
informations qui permettront à Mike de régler le
problème. Par le canal matériel le plus visible, les
plots qui se déplacent sur le réfrigérateur pour
former un message: "Cela ne
dura qu'une seconde. Une présence, démesurée
mais invisible, me frôla comme un obus. (...)
Lettres, fruits et
légumes magnétiques se mirent à sauter du frigo
et à pleuvoir dans la cuisine. Pendant quelques instants,
l'explosion de violence à l'origine de cet
éparpillement emplit l'air au point que j'arrivais presque
à la sentir, comme l'odeur de la poudre à canon.
Puis quelque chose céda devant cette tempête et
s'éloigna avec un soupir, un murmure mélancolique que
j'avais déjà entendu: Oh, Mike... Oh, Mike... La
même voix que celle qu'avait enregistrée le
magnétophone, et si je n'en avais pas été
sûr alors, je l'étais maintenant: la voix de Johanna.
Mais l'autre? Qui était l'autre? Et pourquoi avait-il
dispersé les lettres?
Johanna avait voulu que je
sache. Quelque chose d'autre ne l'avait pas voulu. Quelque chose
m'avait frôlé comme l'homme-obus de la foire, essayant
de disperser les lettres avant que j'aie le temps de lire le
message." (378)
King réussit brillamment à représenter le combat
de ces êtres impalpables dans notre univers, mais qui
pourraient se battre et souffrit dans le monde parallèle qu'il
imagine: les voix sont étouffées, paraissent sortir
d'un tunnel, l'air réagit comme lors d'un passage
supersonique. Dans l'atelier de Johanna, "je sentais des forces monter en puissance, des
présences se rassembler. (...) Le
vent se mit à souffler, un vent froid, bientôt rejoint
par un autre, chaud celui-ci, presque brûlant, pour former un
cyclone. La valse folle vint tourbillonner autour de mol comme une
réplique de la tempête qui se déchaînait
toujours à l'extérieur. (...) Le
bruit de l'air en mouvement se mit alors - comment exprimer cela? -
à se concentrer, en quelque sorte, à se ramasser sur
lui-même pour devenir un bruit de voix, des voix haletantes,
des voix d'outre-tombe pleines de fureur. Elles auraient hurlé
si elles avaient eu des poumons. (...) Un
bref instant, j'entendis Sara qui grondait de sa voix rauque de
fumeuse : Barre-toi, salope! Barre-toi, j'te dis! Ce truc-là
ne te regarde... Puis il y eut un étrange bruit sourd, mais
sans substance, comme si de l'air venait d'entrer en collision avec
de l'air. Il fut suivi d'un cri - poussé, aurait-on dit,
à l'intérieur d'un tunnel de soufflerie - que je
reconnus; je l'avais entendu au milieu de la nuit, Johanna hurlait.
Sara lui faisait mal, Sara la punissait parce qu'elle intervenait, et
Johanna hurlait."
(528)
Pris dans cette lutte, Mike réagit comme il peut, plutôt
porté par les évènements que les
devançant: "J'avais la
conviction que nous ne pourrions pas quitter le TR, tous les trois,
tant que toute cette histoire ne serait pas terminée... Je
commençais à avoir mon idée du moment où
la question serait réglée. Une tempête
approchait. Un gros orage d'été, voire même une
tornade." (454)
Divers événements ont lieu, qui amènent
l'assassinat de Mattie. Mike a maintenant la garde de l'enfant et
revient à Sara Laughs avec Kyra, pour tomber "dans la zone" (499), sous son l'emprise de Sara sans s'en rendre
compte. Il donne un somnifère à Kyra et on peut se
poser des questions sur ses intentions: "J'allai dans la salle de bains remplir la baignoire,
comme je l'avais remplie une fois dans mon sommeil. Elle dormirait
pendant tout ce temps. J'espérais obtenir suffisamment d' eau
chaude avant que le générateur ne tombe
définitivement en panne. (...) Je
n'avais que des rasoirs jetables; insuffisants, pour la tâche
que j'avais à accomplir. Pas assez efficaces. L'un des
couteaux de cuisine ferait l'affaire, cependant. En remplissant la
baignoire d'eau suffisamment chaude, je ne sentirais rien du tout. La
lettre T tracée sur chaque bras, la barre supérieure en
travers des poignets...
Un instant, je sortis de la zone. Une voix - la mienne, mais
s'exprimant comme si elle combinait celle de Johanna et de Mattie
s'écria: Mais à quoi veux-tu en venir? Oh, Mike, au nom
du ciel à quoi penses-tu?" (519)
Au moment où il comprend le
code -et le message- du tapuscrit, Sara veut prévenir ses
intentions en le détruisant: "Une violente rafale d'un air glacé m'arracha les
pages des mains et les dispersa dans toute la
pièce. (...)
Non! cria la chose quand je
soulevai la lanterne. Non, finis le travail! (...)
Tu n'as rien à faire à t'occuper de hiboux, mon mignon!
Retourne-t'en! Finis ton boulot! Fais ce que tu es venu
faire!" (524)
Mike parait alors un moment sous
l'emprise de Sara et comprend la crainte de sa femme à
l'encontre de la malédiction, qui les poursuivra lui aussi,
avec l'enfant qu'elle porte: "Raison pour laquelle, au début, Johanna avait
cherché à me tenir éloigné du TR-90 et de
Sara Laughs. Raison pour laquelle elle ne m'avait pas parlé de
son éventuelle grossesse, aussi. C'était comme si elle
avait découvert un vampire dissimulé en moi, une
créature qui se moquait bien de ce qui n'était pour
elle que baratin et moralité de pacotille. Une créature
qui n'avait qu'un désir, que je conduise Kyra dans la salle de
bains, où je la plongerais dans la baignoire et la
maintiendrais sous l'eau. (...)
Une créature, en mot,
qui n'avait qu'un désir, payer l'ultime traite de cette
vieille dette.
«Mon Dieu, marmonnai-je, me passant une main tremblante sur la
figure. Elle connaît tellement de tours... Et elle est
tellement forte, la salope!»" (543)
Les exigences de revenant de Sara
sont élémentaires: "« Combien en as~tu eu? lui demandai-je. Combien, en
plus de Carla Dean, de Kerry Auster et de notre petite
Kia 20? Deux? Trois ? Cinq ? Combien t'en
faudra-t-il, avant que tu trouves le repos? Il me les faut tous! fut
la réplique."
(544)
4. Un monde
parallèle.
Les spirites n'arrivent
évidemment pas à s'entendre pour préciser dans
quel univers parallèle vivent les fantômes, comment ils
évoluent, et quelles sont les lois qui les régissent.
King peut donc développer à son aise une idée
qui lui est familière, l'existence d'un champ de forces
particulier, appliquée déjà à propos de
Derry.
Les
lignes de forces.
Un champ magnétique est
composé de lignes de forces. Un tel champ de forces enveloppe
ainsi notre globe, pris dans une sorte de filet d'énergie
invisible. Oberto Ariaudi, fondateur du Centre de recherches et
d'informations parapsychologiques Horus, parle de "lignes synchroniques" qui, sont des "courants, des fleuves où ne s'écoulent ni
air, ni eau, mais des substances beaucoup plus subtiles, des
énergies difficilement mesurables. (...) Les
lignes synchroniques sont capables de conserver une quantité
infinie de connaissances, comme si elles constituaient la
bibliothèque tout ce qui a été pensé et
organisé au niveau de l'esprit..." 21
La rue le long du lac est ainsi "la voie principale de communication, le câble
primaire d'un réseau qui court sous tout le secteur. J'avais
senti la présence de ces câbles depuis le début;
même lorsque Johanna était en vie, je les avais
devinés, sous la surface, et ici se trouve leur point
d'origine." (548) On
se rappellera que le lac s'appelle Dark Score Lake22... D'après certains spirites, les
lieux de culte et les temples se dressaient sur un croisement
spécifique de lignes de ce type, pour permettre aux
prêtres de manipuler les forces liées aux diverses
divinités et entités terrestres...
Cette idée d'un champ de forces est rappelée de
nombreuses fois, généralement sous l'appellation
imagée de liaisons invisibles: "Il me vint à l'esprit une image de câbles
invisibles courant sous la surface du sol, dans le TR,
s'étendant dans toutes les directions, invisibles mais
très puissants."
(234) ou "Puis me vint
à l'esprit l'image du TR sillonné de câbles
invisibles, de connexions secrètes mais aussi solides que de
l'acier." (305)
Les petites villes, plus que d'autres, seraient
déterminées par ces structures: "«Dans les petites villes, les choses sont
plus ou moins reliées, sous la surface... »
Oui, comme des câbles qu'on n'arrive pas à distinguer
nettement.
«... et le passé meurt lentement.»" (320)
23
Les vieux du coin, influencés par ce réseau, sont au
courant: "«Pour le salut
de votre âme, faites machine arrière et laissez les
choses aller leur cours. C'est de toute façon ce qui arrivera,
que vous.le vous le vouliez ou non. Ce fleuve-là est presque
arrivé à la mer; ni vous ni vos semblables ne pourront
y faire barrage. Laissez tomber, Mike. Pour l'amour du
Christ»" (441) Mike
ne veut pas les écouter et finit par se trouver dans la
«zone»: "J'étais dans le monde de Sara, non dans le mien,
et encore, seulement à ses marges: chaque pas qui me
rapprochait de la rue et du lac le rapprocherait du coeur de cet
univers, où le temps était sans consistance et
où régnaient les esprits. Mon Dieu, que
s'était-il produit pour provoquer cela?" (525)
Dans la
zone.
Les fantômes viendraient d'un
autre endroit d'où ils disparaîtraient par
conséquent simultanément, pour y retourner leur affaire
faite. On aurait donc affaire à un mystérieux
déplacement d'une matière d'une place à une
autre, une sorte d'inexplicable transfert d'un monde parallèle
au notre, où les distinctions de temps et de continuité
qui sont les nôtres n'auraient pas court. C'est la situation
dans laquelle va se trouver Mike, qui, bien que vivant, passera d'une
époque et d'un espace à l'autre, tantôt acteur,
tantôt spectateur, passage signalé typographiquement par
l'utilisation de l'italique, procédé déjà
utilisé (et notamment systématiquement dans
Ça).
Il est passé une première fois, brièvement, par
un renversement intéressant, dans ce monde -réel ou
imaginé?- où Mike est le fantôme. Fantôme
sans action directe possible, qui ne parvient pas à sauver une
autre petite fille, Kia24, qu'un père, victime de la vengeance, va noyer
dans un moment d'aberration. C'est une histoire passée dans ce
monde qui est le nôtre, mais revécue par Mike qui, dans
la position du fantôme, ne peut pas intervenir:
"J'oublie que je suis un
fantôme. Je crie: «Kia! Tiens bon, Ki!» Je plonge. Je
l'atteins, je vois son visage terrorisé, ses yeux bleus
exorbités, son bouton de rose de bouche d'où un
chapelet de bulles argentées monte vers la surface, vers Fred
qui a encore pied mais tout juste et qui la maintient sous l'eau tout
en se répétant sans fin qu'il essaie de la sauver, que
c'est la seule façon. Je tente vainement d'attraper l'enfant
(...) et à chaque fois mes bras passent à travers elle.
Pire, oh, bien pire encore, c'est elle qui me tend maintenant les
bras, ses petits bras à fossettes flottent vers moi, appelant
à l'aide, suppliant. Ses mains se mêlent aux miennes.
Nous ne pouvons nous toucher, parce que c'est moi qui suis le
fantôme, cette fois, je suis le fantôme et, tandis
qu'elle s'affaiblit, je me rends compte que je ne peut pas, oh, je ne
peux
pas respirer - je me noyais."
(539) Retour à notre monde.
Le chapitre 28 est
entièrement consacré à de tels passages. Sur le
chemin du lac, Mike rencontre les fantômes, les anciens
agresseurs de Sara et de son fils: "Pas question de passer, dit Devory, levant les deux
mains. (...) Vous n'êtes pas de ce monde. Ce monde est le
nôtre.»
Je m'arrêtai et l'examinai avec
curiosité."
(547) De même qu'il a vu, à une autre
époque, la noyade de la petite Kia par son père,
descendant maudit, il assistera, témoin impuissant, à
ce qui s'est passé en 1901. Ce qui lui permettra -et le
lecteur avec lui!- de comprendre ce qui s'est passé et ce que
sa femme avait essayé de lui révéler. Et aussi
de mettre fin à la malédiction, en détruisant
les ossements des victimes, puisqu'il sait maintenant où ils
se trouvent.
L'énergie des fantômes.
Les vieux du TR-90 se sont rendus en
voiture à proximité de Sara Laughs où se passent
ces événements. Mike comprend pourquoi, ils servent de
réservoir d'énergie: "Les vieux ne bougeaient pas, ne disaient rien. Des vieux
qui étaient dans la zone, exactement comme moi. Des vieux qui
envoyaient leurs vibrations.
Elle y puisait ses forces. Elle les leur volait. (...)
Bon nombre des manifestations
dont j'avais été victime depuis mon retour avaient
vraisemblablement été créées à
partir de mon énergie psychique." (527)
Ce procédé de
vampirisme psychique a été plusieurs fois
utilisé par King, systématiquement dans
Insomnie et Les
Régulateurs. Dans
Sac d'os, il est plus discret. Évidemment la
femme procède de même avec lui: "Johanna hurla de nouveau, de colère
plus que de peur, cette fois, et je battis maladroitement en retraite
vers la porte fermée avec le sentiment d'avoir
été vidé de toute énergie. Sara
n'était pas la seule, apparemment, à savoir s'emparer
de la force des vivants." (530) Ou à un
autre moment lorsque sa femme se matérialise: "J'éprouvais une curieuse sensation de
me vider à hauteur de la nuque et crus comprendre
pourquoi." (560)Cette
énergie est utilisée en retour pour exercer un
contrôle psychique sur l'esprit des humains
Avantage pour le revenant, son influence psychique peut s'exercer sur
les humains. Mike ressent la tentation de noyer dans la baignoire
Kyra, elle aussi poursuivie par la vengeance d'outre-tombe de Sara.
Au point de voir l'esprit du fantôme se confondre avec le sien,
dans le même recherche de vengeance, alors que pour lui elle
n'a aucune raison d'être. Quand il lui demande à quel
moment elle trouvera le repos, c'est par sa voix que la
réponse passe: "Il me
les faut tous! fut la réplique qui me vint
instantanément. Et pas seulement avec la voix de Sara, mais
aussi avec la mienne. Elle était entrée en moi, elle
s'était faufilée par le sous-sol comme un voleur... et
déjà je me disais que même si la baignoire
était vide et la pompe temporairement hors d'usage, il restait
toujours le lac.
Évidemment. Cela seul la satisferait. Jusque-là, il n'y
aurait aucun repos pour Sara Laughs.
«Je t'aiderai à trouver la paix de l'âme, dis-je.
Je te le promets.»"
(544)
Les
extérieurs.
Le monde intermédiaire
où vivent les fantômes subit, suggère King,
d'autres intrusions.
Sara devient "l'hallucination
d'un dément qui se serait matérialisée, une
chose monstrueuse d'un noir verdâtre glissant à chaque
pas qu'elle tentait de faire sur la Rue. (...) La
fiancée de Frankenstein sculptée par Picasso, telle
apparaissait la créature qui en était issue; le visage
de Sara, au milieu, se dissolvait et se recomposait, se dissolvait et
se recomposait.
La Forme, pensai-je.
(...) L'entité qui n'avait eu jusqu'ici qu'une vague
ressemblance avec une femme jeta complètement son masque. Une
chose élémentaire et grotesquement inhumaine
commença à se former dam ce maelström et bondit
sur ma femme." (560) Jo
lui explique ce qui vient de se passer et elle donne l'impression de
connaître ce dont il s'agit: "Ce n'est plus elle, plus du tout elle. Elle s'est
laissé envahir par l'un des Extérieurs et ils sont
très dangereux." Et
Mike a l'occasion de s'en rendre compte: "La Forme laissait échapper des hurlements de
fureur, ma femme des hurlements de douleur. Sara avait renoncé
à une partie de son moi désincarné pour assouvir
sa vengeance, s'était laissé envahir par quelque chose
que Johanna avait appelé !'Extérieur. Je n'avais aucune
idée de ce que c'était préférais toujours
rester dans l'ignorance. Sara lui servait de vecteur, j'avais au
moins compris cela. Et si je parvenais à régler son cas
à temps..."
(561)
Peut-être cette «forme» qu'ont entrevue certains
personnages dans les monstres (Ça,
Insomnie ou ailleurs) finira-t-elle par prendre des
aspects résolument lovecraftiens?
En
conclusion.
Ce roman classique du genre gothique, qui reprend la lutte entre les
forces du bien et celles du mal, ne comporte pas, contrairement
à ce que pratique généralement King, de
références à Dieu ou à d'autres
puissances, comme dans Fléau
ou Désolation. Mais l'appel à Vénus, déesse de
l'amour, ou l'étoile du berger, est constant: c'est que
d'abord ce roman est un roman d'amour.
Des quatre parties qui le composent -
la vie flottante d'un écrivain en panne d'inspiration, une vie
conjugale de rêve, la lutte juridique pour la garde d'une
petite fille qu'un grand-père horrible veut arracher à
la mère et la lutte entre deux entités pour sauver ou
détruire cette petite fille-, les deux premières sont
indiscutablement les meilleures, et les plus tendres25, en ce qui concerne l'amour conjugal, et les
plus pertinentes -mezza voce- en ce qui concerne les milieux de
l'édition. La partie juridique ne présente ni
intérêt, ni suspense réel. Celle consacrée
aux puissances cachées du monde parallèle des
fantômes, objet de cet article, comporte de grands moments
d'intensité et plusieurs trouvailles. La première vraie
histoire de fantôme de King est indiscutablement
réussie. Il n'a pas esquivé les difficultés,
alors que la plupart des histoires de fantômes sont
décevantes. Dans un jeu de fiction pure, comme le conflit
entre fantômes et leur coopération ou leur
hostilité à l'égards d'humains, encore faut-il
que le jeu conserve de l'intérêt. Il est difficile au
lecteur d'accepter que le fantôme qui l'avait fait
frémir n'était qu'un comparse, ou un fantôme
d'opérette, pour la figuration. Ce n'est pas le cas ici et les
deux images de Sara et de Jo resteront dans nos mémoires.
Bien sûr, à son
habitude, King ne sait pas éviter les excès (encore
qu'ils soient moins nombreux que d'habitude). Plusieurs passages ne
mènent nulle part, et ne figurent à leur place que pour
susciter des émotions sans perspectives26. Dans un roman aussi remarquable que
celui-ci, le roman -encore bien gros- aurait beaucoup gagné en
puissance et en efficacité. Mais est-il bien utile de demander
à King de renoncer à ses manies?
notes
:
1 La Grande Anthologie du fantastique, vol. 2, article Des monstres aux fantômes, pp.
907/935.
2 La croyance aux fantômes infère la
conviction que l'âme survit au corps et peut communiquer avec
les vivants tant qu'elle n'a pas trouvé le repos. Cette
croyance est ancienne: c'est l'image, l'apparence du défunt,
ce qu'on appelait l'ame, le souffle vital, le ka égyptien, qui
sort du corps au moment de la mort.
3 Un des quelques clins d'oeil de King: Sara Laughs, la
résidence d'été de Mike Nooman, est à
Dark Score Lake, l'endroit où Jessie Burlingame se trouvait
lors de l'éclipse dans Jessie.
4 L'américaine Shirley Jackson (1919-1965) a connu
la notoriété avec La Maison Hantée (The Haunting of
Hill House, 1959, Pocket
9092) que Robert Wise a adapté pour le cinéma sous le
titre de Nous avons toujours
habité le château (Whe Have Always
Lived in the Castle,
1962).
5 Écrivain britannique (né en 1943). James
Herbert est, avec Clive Barker, un auteur majeur du fantastique
anglais contemporain. Outre sa trilogie sur les rats, il a repris les
thèmes du fantôme (Le Survivant, The Survivor, 1976, Pocket 9036) et de la maison hantée
(Dis-moi qui tu hantes,
Haunted, 1988, Pocket 9083),
un rares romans du genre capable de rivaliser avec La Maison Hantée de Shirley Jackson et La Maison des damnés de Richard Matheson (né en
1926).
6 Classiquement, l'hystérie est une névrose
(étudiée par Charcot, fin du XIXè). Mais
l'hystérie est beaucoup pIus et aussi autre chose qu'une
névrose. C' est un langage symbolique, extrêmement
archaïque, par le moyen duquel l'hystérique exprime, sur
le plan des viscères, des muscles, de la peau, etc., ses
confiits affectifs intériorisés dans
l'inconscient.
7 Mais si! Par exemple cette citation de son article
Sur les mécanismes de
l'hystérie
(Über den psychischen
Mechanismus hysterischer Phänomene, 1893): "Il y a
une complète analogie entre la paralysie traumatique et
l'hystérie commune, non traumatique. La seule
différence est que dans le premier cas un traumatisme majeur a
été opérant, tandis que dans le second, c'est
rarement un seul événement majeur qui doit être
signalé, mais plutôt une série d'impressions
affectives. (...) Ce qui
produit le résultat n'est pas le facteur mécanique,
mais l'affect d'effroi, le traumatisme psychique."
8 Les lecteurs ont remarqué que, pratiquement dans
tous les romans de King, quand le personnage pense ou agit, une
deuxième voix -parfois une troisième- vient se
superposer, interférer pour influencer la décision.
King explique cette façon de procéder au travers le cas
de Mike, le sien évidemment: "J'entends des voix dans ma tête et j'en ai
toujours entendu, d'aussi longtemps que je me souvienne. J'ignore si
cela fait partie ou non de l'équipement dont doit être
doté tout bon écrivain; je n'ai jamais posé la
question à un confrère. Je n'en ai jamais ressenti le
besoin, car je sais que toutes ces voix ne sont que des versions
différentes de moi-même." (109) Dans le cas
présent, les voix des
"p'tits gars du sous-sol"
imagent l'expression des réactions instinctives, par
opposition à la rationalité.
9 D'après les explications fournies par certains
spirites, la robe blanche traduit l'accession de l'âme du
défunt à un stade supérieur de
spiritualité. (Les fantômes nus n'existent nullepart!
Auraient-ils encore de la pudeur?) Les témoignages recueillis
sur les fantômes au cours des âges par des gens qui
prétendaient en avoir vus les représentent vêtus
de blanc ou, le plus souvent, des habits de l'époque.
Tradition fort ancienne, puisque les Egyptiens disposaient, autour du
corps momifié, non seulement de la nourriture, mais aussi ses
vêtements préférés, les bijoux et les
objets qu'il utilisait quotidiennement. Jo se matérialise lors
d'un épisode du récit "habillée de la blouse blanche et du pantalon bleu
qu'elle portait le jour de sa mort." (561)
10 On comprend le choix du linceul blanc: le souci de King
est de laisser planer le doute sur l'identité de ce
fantôme qui dans le cas présent d'un fantôme qui
agresse ne peut être que Sara, facilement reconnue si elle
avait porté ses vêtements d'époque.
11 Mike prend pour la première fois des vacances
depuis quatre ans, sur le conseil de Ralph Roberts le
"petit vieux" d'Insomnie, que
l'on retrouve dans ce roman pendant trois pages.
12 Conférence à Pasedona (Californie, 1986),
dans George Beahm, Tout sur
Stephen King, trad. Lefrancq
1996, 236.
13 King n'évoque qu'une fois l'ectoplasme. On
appelle ainsi la matière dont sont constituées les
diverses émanations liant fantôme et médium. Les
premières allusîons à une substance
indéfînie et amorphe faisant penser à
l'ectoplasme des réunions spirites figurent dans les
écrits des alchimistes du XVlle siècle qui
évoquent l'existence d'une espèce de substance froide
et passive, d'une lymphe trouble, d'une espèce de glaise molle
et subtile, d'une masse visqueuse et gluante qui prend diverses
formes: masse fluide, amas de filets, gaze; tantôt grise,
tântôt blanchâtre ou au contrâire d'une
blancheur éclatante, parfois lumineuse: "Une matière séminale
blanchâtre - ectoplasmique, je suppose - se mit à
s'écouler des compartiments du bureau en une douzaine de
petits courants." (530)
14 De tels dons spéciaux sont volontiers
accordés par King aux enfants: "Je pense que tous les enfants en ont. Ils n'ont pas
encore mis de limite à leur perception des choses. Nous avons
quelque chose qui ressemble à cette perception. Nous voyons ce
que nous voyons. L'enfant voit tout. C'est un spectre très
large." Phénix 2, 54.
15 Cette croyance est très ancienne et le Styx
romain, fleuve qui permettait de passer au séjour des morts
moyennant obole à Achéron, était peuplé
d'âmes errantes condamnées à y rester dans la
peine pour des raisons diverses.
16 "Ce
n'était pas la première fois que le jouais à me
faire peur ainsi. Je vois des choses, c'est tout. Passez votre temps
à écrire des histoires et vous prendrez pour une
empreinte de pied la moindre ombre sur le sol; la moindre trace dans
la poussière vous fera l'effet d' un message secret. Ce qui
tendait encore moins facile la tâche consistant à trier
ce qui était vraiment spécial à Sara Laughs de
ce qui était spécial simplement parc~ que mon esprit
l'était." (150).
17 La mentalité de Mike est, sur certains plans,
«pré-rationnelle», ne trace pas bien la limite entre
le réel et l'imaginé, le psychologique. La
première connaissance spontanée que les hommes ont eu
du réel, dont on trouve encore des traces importantes dans les
mentalités plus ou moins superstitieuses d'aujourd'hui, est
bien éloignée de la pensée scientifique. Nous
projetons spontanément sur le monde tout ce que
l'éducation nous a fourni. La raison occidentale, qui n'a que
quelques siècles d'existence dans l'histoire de
l'humanité, a été la première à
séparer nettement ce qui est imaginé de ce qui peut
être expliqué et prouvé par des moyens
irréfutables. C'est ce qui explique que les esprits de Mike et
de la petite Kyra se rejoignent si facilement: la mentalité
pré-rationnelle est proche de la psychologie enfantine. Et
aussi que King est resté un grand enfant...
18 Le ouija est un appareil en bois de forme triangulaire,
équipé de roulettes et éventuellement d'un
crayon qui est utilisé lors de séances spirites. Les
participants touchent le ouija avec l'extrêmité d'un
index (peu importe que ce soit la main droite ou la main gauche),
sans exercer aucune pression. Des déplacements peuvent
apparaître (ou non), qui, préalablement codés,
serviront de réponses aux questions posées. Le nom
proviendrait de l'alliance des «oui» français et
allemand. King a plusieurs fois cité le ouija dans ses
romans.
19 L'esprit frappeur (ou poltergeist) saurait créer
des effets psychokinétiques susceptibles de provoquer la chute
ou le déplacement d'objets, des bris divers, des sonneries,
pourrait éteindre et allumer les lumières, etc.
20 Mike est persuadé que le pouvoir de Sara
pourrait aller jusque là: "Quelque chose l'a suivie jusqu'à Derry,
peut-être parce qu'elle était enceinte... ou
peut-être parce qu'elle en savait trop." (440)
21 Le linee
sincroniche, cité par
L. Pavesi, Cours pratique de
spiritisme, 164, éditions
De Vecchi, 1996.
22 Deux traductions, au choix, toutes deux
intéressantes: lac de la brèche noire, ou lac de la
marque noire...
23 "Je pensais au réseau de câbles
que l'on ne voyait pas mais qu'on sentait,
plutôt..." (313). Voir aussi
466,
548.
24 Autre influence du lieu, tous les descendants des
assassins de Sara ont un prénom qui commence par K
(466).
C'est un prénom commençant par K que le couple Noonan
avait projeté de donner à leur enfant.
25 Cette partie conforte mes hypothèses sur
l'évolution psychologique de King concernant le sexe et la vie
de couple, que j'ai tenté d'analyser dans King et le sexe.Avec des idées aussi originales que celle-ci,
à laquelle il fallait penser dans une histoire de
fantômes: le négatif de la photo
préférée de Mike. Jo a caché des
documents que Mike vient de découvrir: "Un élastique les maintenait ensemble.
Sur le tout était posé un rectangle noir et brillant.
Il fallut que je le prenne et le présente devant la
lumière de la lanterne pour comprendre qu'il s'agissait d'un
négatif.
Fantomatique, dans une nuance orangée, je vis l'image
inversée de Johanna dans son maillot de bain deux
pièces. Debout sur le ponton, les mains derrière la
tête.
«Jo... », dis-je, mais ma voix s'étrangla.
J'étouffais de sanglots. Je tins le négatif encore un
moment devant la lumière, me refusant à rompre le
contact." (533)
26 Un exemple de procédé facile:
"Lorsque je me retrouve
à mi-chemin, et que s'élève devant moi la masse
imposante, plongée dans l'obscurité, du chalet en
rondins, la peur s'est infiltrée jusque dans mes os comme une
fièvre. Quelque chose cloche ici, quelque chose ne va pas du
tout. (...)
J'entends une respiration
enchifrenée derrière moi, dans le crépuscule
grandissant, et des bruits de pas. La chose des bois est maintenant
la chose dans l'allée. Elle est juste dans mon dos. Si je me
retourne, sa seule vue me fera perdre la raison d'un coup. Quelque
chose avec des yeux rouges, quelque chose de pesant et
d'affamé."
(68) Ce
passage est gratuit et ne débouche sur rien.
Roland Ernould © 1999.
(roland.ernould@neuf.fr).
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Stephen KING, le
gothique et les fantômes de Peter
STRAUB 1ère partie : Julia
Quand King rencontre Straub
à Londres en 1977, et amorce leur projet de livre
commun (Le talisman des territoires), ce jeune romancier de son
âge a publié deux romans de fantômes
Julia
(1975) et Tu as beaucoup changé, Alison
(1977). Il travaille sur
Ghost
Story, qui
paraîtra en 1979, l'année pendant laquelle King
préparait ses cours sur le fantastique moderne qu'il
donnait alors à l'université, et qui
deviendront Anatomie de l'horreur et Pages Noires. Les romans de Straub, qu'il analyse,
constituent pour King des tentatives pour moderniser le
fantastique, qu'il appelle aussi, à la manière
américaine, le «gothique», occasion pour
mon lecteur de voir le contenu de cette notion.
Stephen KING, le
gothique et les fantômes de Peter
STRAUB 2ème partie : Ghost Story
Julia
comporte peu de personnages, et l'intrigue n'est que
modérément compliquée. Avec
Ghost
Story, écrit dans
la foulée, se produit l'achèvement de
l'évolution de Straub: "Ce qui distingue Ghost Story, ce qui en fait une telle
réussite,
écrit King,
c'est que Straub semble désormais avoir compris - de
façon consciente - la nature du roman gothique et ses
relations avec le reste de la littérature. En
d'autres termes, il a découvert le mode de
fonctionnement de ce fichu levier, et Ghost Story est un manuel d'instructions
extraordinairement passionnant." Ce texte donne l'occasion de voir comment
Straub, continuateur de la tradition, a su en tirer le
meilleur tout en la transformant pour l'adapter à son
temps.
|
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
# 5 : automne 1999
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Stephen King et littératures de l'imaginaire :
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