Stephen KING, le gothique

et les fantômes de Peter STRAUB

2ème partie : Ghost Story. 25

"Nous avons rencontré le monstre,
et comme Peter Straub le fait remarquer dans
Ghost story,
le monstre, c'est nous-mêmes."
(Anatomie de l'horreur, 59)

À la lecture du prologue, le lecteur a l'impression de retrouver Julia : une petite fille entourée d'une étrange atmosphère, et qui n'a pas de nom. Le protagoniste n'est pas le même : une femme qui a perdu son enfant et retrouve son semblable dans Julia; un homme qui se livre à un kidnapping et en trouve un dans Ghost story. Mais alors que la première fillette ne parle pas, la seconde, qui a une conduite adulte, tient des propos étranges. Au conducteur, Don26, qui lui demande son nom, elle répond d'abord : «Tu le sais», puis précise : «Je suis toi.» Car les deux romans partagent l'idée, d'essence freudienne, à la manière de Henry James, que les fantômes s'emparent des mobiles et peut-être des âmes de ceux qui les voient. Les fantômes de Straub sont possessifs. Ils prennent le contrôle de ceux qui les rencontrent et deviennent le mal en eux.

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LES INTENTIONS.

Les références passées.

Ghost Story n'a pu naître, dans sa perfection achevée, qu'après l'écriture des deux romans de fantômes précédents. Entre-temps, Straub avait lu ou relu "tous les contes et romans fantastiques américains" qu'il avait pu trouver : Hawthorne27 et James, tout Lovecraft ainsi que "pas mal de livres des membres de son «gang»", de façon à étudier la tradition du domaine du fantastique dans lequel il était résolu à écrire. Il a lu aussi Bierce28, les histoires de fantômes d'Edith Wharton29, et des auteurs européens. Lui est venue l'idée d'un groupe de vieillards en train de se raconter des histoires dans un club baptisé la Chowder Society : "J'espérais pouvoir trouver un truc me permettant ensuite de lier ces histoires entre elles. J'aime bien l'idée d'une histoire enchâssée dans un roman - apparemment, j'ai passé une bonne partie de ma vie à écouter des personnes âgées me raconter des histoires sur leur famille, leur jeunesse..." Il a ensuite pensé "cannibaliser" quelques classiques du fantastique pour le répertoire d'histoires des sociétaires, pensant que les conteurs feraient suivre ces histoires des leurs propres - le monologue de Lewis sur la mort de sa femme, les monologues croisés de Sears et de Ricky sur la mort d'Eva Galli. Il emprunta ainsi des récits à divers auteurs, Hawthorne, James, Poe. Mais le résultat lui parut envahissant. Il ne garda que l'emprunt à James, dont l'idée est sous-jacente au fantôme de Gregori, dans la première histoire racontée par Sears (chap. 2 et 4 de la première partie).

Pour la construction, Straub signale dans une interview qu'il a été beaucoup inspiré par la nouvelle d'Arthur Machen, Le grand Dieu Pan, qu'il dit "avoir plagié sans scrupules dans Ghost Story" 30. Il en a repris le préambule, qui aiguille dans une direction - celle d'un kidnapping - qui ne sera pas suivie au chapitre suivant, et le roman fonctionne, suivant une structure que Straub reprendra souvent ensuite, un puzzle dont des pièces manquent. De même que dans la nouvelle de Machen, Hélène est la femme-araignée capturant ses proies dans sa toile, femme fatale qui concrétise les avatars des pulsions sexuelles, le point central de Ghost Story est une femme mystérieuse et indéterminée, figure caractéristique du personnage fantastique féminin démoniaque, aux flottements identitaires, qui est peut-être Eva Galli, ou ses réincarnations, Alma Mobley, Ann-Veronica Moore, ou Anna Mostyn, ou encore une petite fille en robe rouge censée s'appeler Angie Maule. Ces filles (initiales A.M.) sont dissemblables bien que parfaites physiquement, mais elles présentent une caractéristique commune : "leur air d'être hors du temps." (395) Voilà pour les sources classiques reconnues.

L'influence de King.

Les intentions de Straub sont devenues plus complexes que pour les romans précédents, sous l'influence surtout de King. Jusqu'à présent, les romans de Straub ne comportaient qu'un nombre de personnages restreint, et se montraient plutôt réservés dans les effets littéraires fantastiques. L'ambition de Straub était de peindre une toile plus grande : "Salem m'avait montré comment y parvenir sans se perdre au sein de tous les personnages secondaires. En outre, je voulais développer des effets plus tonitruants. (...) On m'avait inculqué l'idée suivant laquelle une histoire d'horreur est d'autant plus réussie qu'elle est sobre, retenue et ambiguë." En lisant Salem, Straub s'est rendu compte des possibilités nouvelles offertes, qu'il délaissait à tort en suivant une tradition dépassée, qu'une histoire d'horreur est d'autant plus réussie qu'elle est violente et bariolée, et qu'on lui permet d'exprimer "toutes celles de ses qualités qui la rapprochent de l'opéra. J'ai donc décidé d'étendre le registre de mes effets - d'amener des scènes chocs, de créer une tension insoutenable, d'écrire des scènes de terreur glaçante." 31 Straub s'est donc donné le projet ambitieux d'écrire un roman qui serait à la fois très littéraire tout en abordant les divers aspects possibles de l'histoire de fantômes. Il se proposait d'organiser ces matériaux autour d'une ligne narrative où les personnages auraient à faire face à diverses situations, dont certaines leur apparaîtraient comme irréelles, de construire une telle intrigue à partir de l'image d'un groupe d'hommes en train de se raconter des histoires - une forme d'autoréférence que Straub utilisera constamment dans ses romans.

LA MYTHOLOGIE DE STRAUB.

Les êtres maléfiques.

Ghost Story apparaît ainsi comme un mélange de toutes les conventions de l'horreur et du gothique comme on les aime dans les films de série B, et qu'on rencontre évidemment dans King, qui en est nourri. On y trouve des cas de possession démoniaque , des vampires, des goules (au sens littéral du terme : les victimes sont dévorées après avoir été tuées), des loups-garous, des araignées monstrueuses, des mutilations animales : "Straub semble conscient du caractère potentiellement horrifique de son matériau de base, mais c'est une situation qu'il retourne à son avantage d'une façon digne d'éloges", remarque King, en connaisseur (PN, 45). La démarche est cependant classique : Gregory Bate, un de ces possédés rencontrés fréquemment dans le récit, a passé un accord avec une Mme de Peyser, qui lui a évité, comme il le dit dans un délicat euphémisme, "les divers outrages accompagnant la mort." (435) Rencontré d'abord dans un trou perdu par Sears quand il était instituteur au début de sa carrière (l'histoire a été racontée par Sears au début du récit à la Chowder Society), il a entraîné avec lui son petit frère. Il prétend être un Manitou, accompagnant, sous une apparence humaine, Alma à Berkeley où il a été vu par Don. Il est maintenant à Milburn, toujours avec ses lunettes noires, habillé en matelot. Une Mme de Peyser, souvent citée par les êtres maléfiques, a contribué directement à la mort de la femme de Lewis, membre du club, dans des circonstances mystérieuses. Enfin il faut ajouter l'épisode de la créature antérieure à la série des femmes A.M., Eva Galli, dont le lecteur n'aura que tardivement connaissance dans le roman.

Ces personnages fantastiques perdent leur efficacité si on n'y croit pas. Mais qui n'a pas un doute? Quand l'être maléfique Gregori demande à Peter s'il a peur des vampires, ou des loups-garous, il nie : "Menteur, entendit-il dans son esprit." Et l'être se transforme aussitôt en loup-garou : "Peter vit avec toutes les cellules de son corps que ce qu'il voyait n'était pas simplement un loup, mais un être surnaturel ayant pris la forme d'un loup et dont l'unique but était de tuer, de créer la terreur et le chaos, de prendre la vie avec un maximum de sauvagerie; il vit que la douleur et la mort étaient ses seuls centres d'intérêt. Il vit aussi que cet être n'avait rien d'humain, et qu'il se revêtait seulement du corps qui avait jadis été le sien. (...) Cette machine à détruire n'était pas davantage son propre maître que ne l'est un chien : un autre esprit le possédait et le dirigeait aussi sûrement que cette créature manifestait la terrifiante pureté du mal qui l'habitait. Tout cela, Peter le vit en l'espace d'une seconde. Et la seconde qui suivit le contraignit à une prise de conscience encore plus terrifiante : cet abîme de noirceur recelait une séduction fatale." (435) D'autres êtres fantomatiques apparaissent, des parents et amis morts, qui conversent avec les vivants, mais qui éclatent comme une bulle de savon quand on les touche.

Leur histoire.

Don a une culture littéraire plus importante que celle des membres du Club ou de Peter et se fait le porte-parole de la mythologie fantastique de Straub, qui n'a rien de particulier. Elle se situe dans une perspective moderne qui n'évoque plus le diable et ses suppôts, mais suggère des êtres non-humains, gardant les mêmes caractéristiques maléfiques. En présence des événements, il explique que ces créatures ne sont pas des nouveaux venus, qu'elles existent depuis des siècles, et qu'on en parle depuis tout ce temps. Straub appelle génériquement «fantômes» non seulement les êtres qui apparaissent sous la forme traditionnelle de revenants, mais aussi les vampires et les loups-garous, se nourrissant souvent de sang. Autour d'eux règne la puanteur de la mort. Il y aurait une hiérarchie parmi eux, des êtres puissants, dotés de pouvoirs insoupçonnés, qui permettent à certains hommes de revenir sous une forme semblable à l'apparence humaine, sortes de manitous, des «métamorphes» capable de se transformer, de fasciner, de s'introduire dans les esprits, de forcer les possédés à faire ce qu'ils demandent. Ils peuvent faire voir des morts, ceux que l'on appelle ordinairement les fantômes, qui explosent et disparaissent quand on les touche. Mais les manitous n'explosent pas, ont une force exceptionnelle, peuvent tuer. Ils sont les serviteurs de l'entité qui les anime, dont les projets sont à longue échéance, qui dispose ses pièces sur l'échiquier des dizaines d'années ou des siècles à l'avance, sachant ce qui se passe et modifiant son jeu en conséquence (la future épouse de l'adolescent Peter, qui doit, par vengeance, vivre adulte les pires calamités, existe déjà, sous l'apparence d'une fillette repérée par Don dans un jardin). La femme qui prend, au cours des années, diverses apparences sous les initiales de A.M. n'est qu'un échelon dans la hiérarchie des êtres au service de l'entité, chargée de remplir une mission à un endroit donné. Comme la Gorgone pétrifiait, elle a le pouvoir de donner la mort en se montrant sous sa véritable forme (483). Leur seule joie de ces êtres est le jeu de la destruction et de sa mise en scène.

David, le frère de Don, devenu un mort-vivant, explique que ces créatures, qui vivent éternellement, nous ont observés depuis longtemps et nous connaissant par coeur : "Essaie de considérer la possibilité d'une autre race - des êtres puissants, omniscients, magnifiques. (...) Ils vivraient des siècles, des millénaires, et pour eux nous ne serions que de méprisables enfants. Ils ne seraient pas limités par des coïncidences accidentelles, par une aveugle combinaison de gènes." (605) Comme l'écrivain de Shining qui s'est soumis à l'entité de l'hôtel Overlook et veut réussir dans la hiérarchie, David a appris l'humilité et la soumission, puisqu'il n'y a pas d'autre issue : "Quand tu crois que tu les a coincés, ils s'en sortent, frais comme des roses" (631), pour réapparaître ailleurs.

Alma a donné une explication complémentaire. Les êtres de son espèce n'aiment pas les hommes, qu'ils trouvent prétentieux, ennuyeux et faux : "En surface, vous êtes si débonnaires et suffisants, mais au fond de vous, vous êtes tellement névrosés et angoissés. (...) Nous préférons vivre dans vos rêves et votre imagination, car c'est uniquement là que vous devenez intéressants 32. (...) Tu es prisonnier de ton imagination humaine; lorsque tu nous cherches, tu devrais toujours regarder dans les lieux de ton imagination. Dans les lieux de tes rêves." (534) Le romancier Don pense plus prosaïquement que, dans leurs distractions et leurs jeux, le comportement des créatures de Milburn confine à l'aberration : "Ils étaient tombés dans une dimension où la folie donnait une image plus exacte de la réalité que la raison. Et si son esprit et celui de Peter s'étaient fissurés, la ville de Milburn souffrait elle aussi du même mal. Et par ces fissures, étaient arrivés Gregory, Fenny et leur «bienfaitrice» - et il fallait absolument détruire ces trois-là." (464) Les hommes les plus vaillants ont toujours procédé ainsi et essayé d'échapper à leurs intrigues et de les tuer une seconde fois, avec des moyens variés, les pieux enfoncés dans le coeur ou les balles d'argent étant les plus connus. D'autres moyens plus ordinaires seront utilisés ici. Straub veut nous montrer que les humains sont des êtres d'imagination, et que c'est dans le lieu imaginaire de nos rêves qu'ils ont cherché jadis et doivent continuer à chercher la solution de leurs problèmes.

On constate avec intérêt que King a trouvé dans Straub, en plus de ses autres modèles, le système de transformation de l'être maléfique, qu'il a utilisé pleinement dans
Ça, avec exactement le même esprit. Le lecteur qui n'a pas lu Ghost Story trouvera en outre des situations semblables à celle de Le Talisman, par exemple le loup-garou conduisant une voiture, comme le frère de Wolf.

LES SITUATIONS.

Straub a précisé ses intentions : "Je voulais aussi m'amuser un peu avec la réalité, me débrouiller pour que mes personnages ne sachent plus distinguer ce qui était réel de ce qui ne l'était pas. J'ai donc créé des situations où ils avaient l'impression de : 1) jouer des rôles de personnages romanesques; 2) regarder un film; 3) être en proie à des hallucinations; 4) être en train de rêver; 5) être transportés dans un monde imaginaire." (PN, 50) Le plus simple est de reprendre l'ordre que Straub vient de nous donner.

Jouer des rôles de personnages romanesques.

Quatre vieux messieurs respectables se rencontrent chaque quinzaine chez chacun d'eux à tour de rôle, pour se raconter des histoires et boire un verre entre amis. Depuis la disparition d'un membre de leur club dans des circonstances inexpliquées, apparemment d'une crise cardiaque, après avoir participé à une soirée en l'honneur d'Ann-Veronica Moore, une mystérieuse actrice, qui a disparu.

Ils se sentent menacés, font des rêves épouvantables similaires et vont se retrouver bientôt dans une histoire de réincarnation d'un esprit. Les personnages eux-mêmes ont l'impression de se trouver au coeur d'une histoire d'horreur. : "Leurs histoires avaient tendance à devenir de plus en plus horribles. Chaque fois qu'ils se retrouvaient, ils se faisaient peur, mais ils n'en continuaient pas moins à se voir parce que cesser de se voir eut été encore plus effrayant." (103) Un personnage, Ricky, éprouve le sentiment qu'il va se passer quelque chose dans la ville, l'impression par moments que des yeux le suivent alors qu'il n'y a personne autour de lui, et a peur de l'avenir.

Neveu du défunt, Don Wanderley, un écrivain qui a écrit un roman proche de l'étrange, est convoqué par les quatre vieillards. Il a écrit Veilleur de nuit à partir d'un fait réel, et ne sait pas trop, comme la plupart des gens, s'il croit au surnaturel ou non. La femme de son roman est, transposée, Alma Mobley, une fille étrange avec laquelle il a vécu quelque temps et qui l'a quitté : "Elle n'avait pas de nom, pas de famille, pas d'histoire; elle aurait pu aussi bien être un fantôme." (297). Elle a rejoint le frère de Don, qui est mort mystérieusement tombé de la fenêtre d'une chambre quelque temps plus tard. Leur histoire, ainsi que celle de Don, se trouve dans le roman, histoire que Don pense raconter à la Chowder Society, pour faire le point de ses relations étranges avec Alma. Avec une certaine réserve cependant : "Je me trouve dans la même situation que les membres de la Chowder Society; je ne sais plus ce que je dois croire. (...) Il serait destructeur de m'imaginer dans le cadre et dans l'atmosphère d'un de mes propres livres." (297) Quand Don arrive au club, deux membres sont morts depuis la demande de les rejoindre qui lui a été faite. Et Don a l'impression que son histoire personnelle, passée, va rejoindre ce qui se produit à Milburn. Il se demande s'il ne va pas découvrir, en même temps, ce qui a précipité David par la fenêtre.

Au milieu du roman, les survivants de la Chowder Society ont pris conscience d'être les personnages d'une mise en scène, "une sorte de jeu, de divertissement pour quelque créature mystérieuse. Mon hypothèse, c'est que les enjeux ont monté; (...) il y a des mois, j'avais déjà l'impression que nos histoires déclenchaient quelque chose... et j'ai peur, très peur. (...) Ce que je crois, c'est que l'arrivée de Don a été comme la mise en place de la dernière pièce d'un puzzle - que la présence de Don en notre sein a libéré ou augmenté les... les forces (...) que nous avions invoquées, si vous préférez. Nous, avec nos histoires; Don, par ses livres et son imagination." (369) Les présences suspectes, les rêves, les hallucinations, chacun refuse de les voir, et trois personnes sont mortes de cette volonté d'oubli. Puisque Don est le neveu d'Édouard, mort inexplicablement il y a un an, c'est dans une action de la Chowder Society qu'on doit rechercher la cause de cet enchaînement de circonstances. Car les membres du Club ont commis une action douteuse alors qu'ils avaient une vingtaine d'années : l'affaire Galli est au centre du drame, chacun s'en doute, mais personne n'en parle jamais.

Regarder un film.

Dans le roman se trouve enchâssé l'univers du Rialto, un cinéma comme il y en aura par la suite beaucoup dans Straub. Mulligan, son directeur, aime et passe de temps en temps les vieux films de l'âge d'or, que "Ricky avait vu dans sa jeunesse et n'avait jamais cessé de chérir d'une façon juvénile." (172) La spécialité de Ricky, grand amateur du cinéma d'antan, est de vivre dans les références cinématographiques, citées fréquemment dans la conversation.
Alors que la ville de Milburn se trouve isolée par la neige et envahie par les morts-vivants, le Rialto programme précisément - signe d'humour de l'entité? -
La nuit des morts-vivants... Dans une série de séquences cauchemardesques, les survivants de la Chowder Society entreprennent, avec des armes dérisoires, le dernier combat contre les serviteurs du mal : "La bande son du film emplissait son esprit de cris et de hurlements. Il n'y avait pas un seul spectateur. De tous les spectacles que leur ennemi leur avait imposés, il sembla que celui-ci était le plus étrange - ce mélange d'images horribles, de cris et de musique se déversant dans l'obscurité sur cette salle de cinéma vide." (570)

Cette série de séquences d'un festival d'horreurs, avec ses scènes sanglantes, est admirée par King : "Ça ne devrait pas marcher; ça devrait sembler ringard et grotesque. Mais ça marche, et ce grâce au style ferme et élégant de Straub." (PN, 46). S'il fallait une justification pour nous prouver qu'il maîtrisait maintenant parfaitement l'art de la monstration et en était un grand maître, ces chapitres d'anthologie de scènes littéraires d'horreur véritablement cinématographiques se passant dans un cinéma projetant un film d'horreur, remarquable effet de miroir, nous apportent la preuve qu'on peut couper en morceaux des êtres à la hache sans tomber dans le ridicule : "Il leva sa hache sans effort et l'abattit d'un coup franc, puis il la releva et l'abattit encore et encore, et encore 33. Puis il passa à Fenny. Lorsqu'il ne resta plus que des lambeaux de peau et des débris d'os, un vent glacial jaillit des corps massacrés." (582)

Être en proie à des hallucinations.

Les hallucinations foisonnent, comme les rêves, et ne contribuent pas peu à alourdir le climat général. Don voit la tombe de son frère à un carrefour (35), ou son frère, mort-vivant, dans la rue (40) ou assister à un de ses cours, "le visage couvert de sang et le veston déchiré, approuvant chaleureusement de la tête mes brillantes conclusions." (296). Sears voit le fantôme de Fenny Bates, qu'il n'avait plus vu depuis sa première année d'enseignement dans un village perdu (141). Les apparitions sont tantôt muettes, tantôt interviennent dans la vie des hommes, leur font des observations, leur adressent des ordres. La plupart sont traumatisantes, comme pour le jeune Peter, qui voit tour à tour l'amant de sa mère, sa mère qui se justifie, tous deux avec les apparences de la vie, mais disparaissant dès qu'on les touche. Image spectaculaire, Peter voit la nuit, de sa fenêtre, une longue file de gens l'attendant à la lumière de la lune : "Rien n'aurait pu l'empêcher de reconnaître ceux qui l'attendaient ainsi, alignés sur la neige fraîche qui ensevelissait toute la rue. La bouche ouverte, les yeux creux, ils regardaient, tous les morts de la ville, et il ne lui serait à jamais impossible de savoir s'ils n'existaient que dans son esprit ou si Gregory Bates ou sa bienfaitrice avaient trouvé le moyen d'animer leurs images." (552)

Être en train de rêver.

Il n'est pas possible de relever tous les rêves. Un exemple : "Une araignée. Une araignée géante. Son corps flasque heurta la porte de la chambre et elle commença à pousser des gémissements plaintifs. (...) Une multitude de pattes griffèrent la porte tandis que le gémissement s'intensifiait." Les visions sont accompagnées des sentiments leur correspondant : "Ricky avait l'impression d'avoir l'estomac rempli de glace; il avait peur de vomir : de vomir des glaçons. Sa gorge se serra. Il aurait voulu hurler, mais il pensa, tout en sachant que ce n'était pas vrai, que s'il ne faisait aucun bruit, la créature ne le trouverait peut-être pas. (...) Ricky sut alors ce qu'était l'épouvante à l'état pur, une peur absolue, originelle, pire que tout ce qu'il avait jamais éprouvé." Dans le même rêve, Rick voit aussi ses amis : "Sous les cagoules noires, il reconnut les traits familiers. Sears James, et John Jaffrey, et Lewis Benedikt se trouvaient devant lui, et il sut qu'ils étaient morts." (109/10)

Depuis la mort de l'oncle de Don, tous font des rêves identiques, à cette différence près qu'au lieu d'eux-mêmes, ils voient un autre membre du groupe parmi les morts. Une caractéristique cependant : Ricky ne figure dans aucun des rêves.

Être transportés dans un monde imaginaire.

Le romancier Don a été sensible à un des aspects d'Alma, femme étrange avec laquelle il vit : "Un des symptômes de la singularité d'Alma (...), c'est qu'elle suggérait un monde où il pouvait exister des choses telles que des fantômes donneurs de conseils ou des loups déguisés en hommes. (...) Non qu'elle me fît croire à tout le fatras de l'occultisme et du surnaturel, mais sa seule présence suggérait que de tels phénomènes nous entouraient peut-être de leur présence invisible." (276) Une autre caractéristique est sa froideur mêlée à une sexualité troublante. Don en fait la curieuse expérience quand, après avoir fait l'amour avec Alma, il la touche durant la nuit : "Ce fut comme si je recevais une secousse, non pas électrique, mais une sorte de sentiment de révulsion, comme si j'avais touché une limace." (272). Durant un week-end qu'il passe avec elle, il se réveille et voit Alma debout près de la fenêtre, contemplant la brume. Il lui demande ce qui ne va pas, et elle lui répond quelque chose. Il tente d'abord de se persuader qu'elle lui a dit : «J'ai vu un fantôme.» Ensuite, il est bien forcé d'admettre qu'elle a peut-être dit : «Je suis un fantôme.» Mais bien plus tard, il achève de se convaincre qu'elle lui a dit quelque chose de beaucoup plus révélateur : «Tu es un fantôme.» (492) Ce qui voudrait dire, selon Goimard et Stragliati34, que Don est "celui qui, par sa propre névrose, confère l'existence à ce spectre."

Don suspecte un monde-autre, mais le passage dans ce monde s'opère lors de la scène où meurt Lewis. Il marche dans la forêt, quand il aperçoit une porte formée par un tapis d'aiguilles de pin. Dans un "tourbillon qui se solidifiait devant ses yeux, elles formaient un large panneau de bois précieux. (...) La porte voulait qu'il l'ouvre." (440) Lorsqu'il franchit cette porte, il se retrouve plongé dans un univers aussi fantastique que meurtrier, la chambre de l'hôtel où sa femme est morte dans des conditions jamais élucidées, qui l'ont fait longtemps suspecter de crime. Il y revoit une partie de ceux qui l'ont connu, et meurt, de la même mort que sa femme. De même Don, à New York pendant une hallucination, se trouve "face à une grande porte en bois plantée dans le sable" qui porte une inscription (632), qui le fait passer en Floride, porte qui fait penser à celle de la plage aux homards monstrueux de Les trois cartes, de King35.

LES AUTRES ÉLÉMENTS.

Le narcissisme.

Straub rappelle de diverses façons que le visage qu'on voit dans le miroir est aussi le visage de celui qui regarde et nous suggère, idée qui paraît d'abord étrange et paradoxale, que si nous avons besoin d'histoires de fantômes, c'est parce que nous sommes nous-mêmes des fantômes et que, s'ils se révèlent maléfiques, le mal qu'ils expriment vient cependant de nous. King nous en fournit une judicieuse analyse : "Si le fantôme nous semble si terrifiant, n'est-ce pas parce qu'il nous donne à voir notre propre visage? Quand nous l'observons, nous devenons pareils à Narcisse, qui fut frappé si fort par la beauté de son reflet qu'il en perdit la vie. Si nous redoutons le Fantôme, c'est pour la même raison que nous redoutons le Loup Garou : il représente une partie enfouie au fond de nous et que les restrictions apolliniennes sont impuissantes à maîtriser. Il peut passer à travers les murs, disparaître, parler avec la voix d'un inconnu. C'est notre part dionysiaque... mais c'est quand même nous." (PN, 45)

Le narcissisme constitue le motif spectaculaire de ce livre (trois des épigraphes forment une libre adaptation de la légende de Narcisse, 299,457, 537) Conclusion à laquelle arrive Narcisse après une discussion avec un ami interrogé, qui lui répond que l'innocence est d'imaginer que sa vie est un secret partagé entre l'individu et son miroir : "C'est la maladie dont on se guérit en se regardant dans un miroir." À la manière de Narcisse, l'écrivain peut se délivrer d'un épisode de sa vie dans une histoire : "Deux ans plus tôt, le monde avait déjà une fois ramassé ses forces de cette façon menaçante et résolue; c'était après l'épisode Alma Mobley, après la mort de son frère. D'une façon ou d'une autre, littéralement ou pas, elle avait tué David Wanderley, et lui-même avait eu la chance d'échapper à ... ce qui avait fait passer David par la fenêtre de la chambre à Amsterdam. Il n'avait réussi à s'en sortir qu'en écrivant - en écrivant sur cela, sur cet affreux et complexe gâchis qu'avaient été les relations entre Alma, David et lui-même : oui, seul le fait de coucher cela sur le papier, d'en faire une histoire de fantômes l'en avait délivré. Du moins, il l'avait cru." (34)

Même en proie à la terreur, les personnages de Straub sont conscients de ce cousinage et se renvoient sans cesse en miroir : "Ricky regarda par une fenêtre du premier étage et faillit laisser tomber sa tasse en voyant un visage désespéré le regarder, pour disparaître au premier mouvement qu'il fit. L'instant d'après, il réalisa que c'était son propre visage." (306)

Ou Lewis par exemple, au moment de sa mort, entend son père lui faire des reproches qu'il a dû entendre dans le passé : "N'oublie pas ce que je te dis, mon fils, cela reviendra te hanter. Tu as été séduit par toi-même, Lewis. C'est la chose la plus triste que l'on puisse dire d'un homme. Un visage bien fait, des plumes dans la tête." (447) Il a mené une vie de séducteur. Seule femme naturelle, Stella cherche le plaisir sexuel, mais dans ses relations renvoie à chacun son juste reflet et ne joue pas de comédie. Lewis a couché avec elle et a été surpris de voir qu'elle se contentait de lui "renvoyer son image de play-boy." (205) sans faire de sentiment. Et encore au moment de sa mort, quand il demande à sa femme ce qu'elle a vu de si terrible qu'elle en est morte, elle répond : "Toi, Lewis, ce que tu étais censé voir." (448)

Chaque personnage est ainsi mis face à lui-même par les êtres fantomatiques. Peter s'entend dire par l'être Gregori, auquel il a demandé qui il était, la réponse énigmatique : "Je suis toi." (434) Tous, à un moment ou à un autre, sont ainsi renvoyés à eux-mêmes.

La faute.

Se raconter des histoires terrifiantes est pour eux le seul moyen d'exorciser la peur qui les tenaille. Inconsciemment ils savent qu'une tempête se prépare à ravager leurs vies et leur ville. Les fantômes reviennent et leur colère, due à une humiliation subie cinquante ans plus tôt, est sans limites. Peu à peu la ville est coupée du reste du monde : le règlement de comptes peut commencer.

Car ceux qui ont formé la Chowder Society ont commis, cinquante ans plus tôt, une action en commun, qui, juridiquement, pourrait être qualifiée d'homicide involontaire, recel de cadavre et dissimulation de preuves... Eva Galli, une inconnue venue habiter Milburn, fiancée à un autochtone, reçoit les jeunes gens qui, suivant les moeurs de l'époque, la considèrent comme intouchable : "Nous vivions une sorte de paradis asexué, préfreudien. C'était un véritable enchantement. Il nous arrivait parfois de danser avec elle, mais même lorsque nous la tenions, lorsque nous regardions ses mouvements, nous ne pensions pas au sexe. Du moins pas consciemment. Nous n'étions en tout état de cause pas prêts à l'admettre." (472). Le fiancé meurt, et un soir, Eva vient les voir, en véritable bacchante, se met nue, veut les séduire ensemble. L'un d'eux la repousse trop violemment, sa tête heurte la cheminée, elle est morte. Ils vont jeter une voiture contenant le cadavre dans une mare, en ayant la surprise de la voir pparaître vivante dans le véhicule, qui, vérification faite, ne recèle plus de cadavre au fond de l'eau. Un lynx est apparu mystérieusement de l'autre côté de la mare. Ils ne parleront jamais de cette étrange histoire.

Manifestement, Eva Galli était venue à Milburn avec des intentions maléfiques : "Nous nous sentîmes vaincus par elle : elle avait gagné. Sa haine nous avait entraîné à un acte qui ressemblait fort à un meurtre." (479) Et maintenant, cinquante ans plus tard, ses pions en place, elle exerce méthodiquement sa vengeance, tuant les uns près les autres tous ceux qui, de près ou de loin, ont été concernés par le crime, même sans le savoir, comme par exemple les descendants du propriétaire de la voiture engloutie empruntée...

Le jazz et Rabbitfoot.

Quand l'être maléfique Gregori se présente à Peter, il lui donne des indications qui sont liées au roman que Don écrit actuellement : "Vous pouvez m'appeler le Dr. Rabbitfoot si vous voulez, dit la créature. Ou bien vous dire que je suis le veilleur de nuit." (435) Le veilleur de nuit est le titre du roman de Don, et le Dr. Rabbitfoot un personnage inventé pour le prochain, que Don voit ainsi : "Pas de doute, c'est un noir. (…) Sa présence est un peu inquiétante - un croquemitaine. Si vous ne faites pas très attention, il vous possédera. Il a cent tours dans son sac pour vous amener là où il veut. (...) Vous ne le rencontrerez que la nuit, en passant devant un terrain vague généralement désert, et le voilà, debout sur une estrade derrière laquelle se dresse sa tente, faisant tourner sa canne tandis que le petit orchestre joue du jazz. La musique l'entoure, siffle à travers ses cheveux noirs, un saxophone pend à sa lippe. Il vous regarde, vous, bien en face, et vous invite à entrer pour le spectacle et acheter une bouteille d'élixir à un dollar. Il dit qu'il est le célèbre Dr. Rabbitfoot et qu'il a juste ce dont votre âme est assoiffée." (188)
C'est la première fois que Straub associe le jazz à sa trame littéraire, et le procédé sera repris de nombreuses fois ultérieurement (notamment dans la trilogie
Blue Rose et la nouvelle Pork Pie Hat).

La musique de cet orchestre sera entendue uniquement par les personnages liés à l'histoire. Les autres habitants n'entendent et ne voient rien. Peter et son ami Jim, venus visiter la maison d'Anna, l'entendent : "Soudain, venant de nulle part, inexplicable, une musique éloignée se fit entendre. Un trombone vibrant, un saxophone caressant : du jazz joué quelque part au loin." (362) Durant le même temps, Don, à la fenêtre de son hôtel, entend au loin les saxophones et les trombones tracer des "arabesques sonores dans le ciel glacial, et pensa : le Dr Rabbitfoot arrive en ville." (367) Il en arrive à la conclusion, difficile à partager par les membres de la Chowder Society, que les événements dont la ville est le théâtre sont les péripéties d'un livre pas encore écrit et se trouvent rattachés aux fantasmes d'un romancier. La musique scande les phases du récit : "Tard dans la nuit, chacun d'eux (...) entendit la musique qui déferlait sur la ville, trompettes triomphales et saxophones rauques, musique arcadienne de l'âme de la nuit, musique liquide de la face cachée de l'Amérique, empreinte cette fois d'un sentiment de délivrance et de détente. L'orchestre du Dr Rabbitfoot célébrait la victoire." (550)

Don verra son personnage inventé et son orchestre dans la scène finale, dans la curieuse situation d'un auteur qui a effectivement à tuer le personnage qu'il avait créé pour se libérer d'une situation pénible à vivre, et qui était devenu son cauchemar.

La ville de Milburn.

La petite ville est renfermée sur elle-même, vit dans un "passé sorti d'un roman gothique", et constitue un cadre idéal pour la Chowder Society, et le personnage de roman, le Dr Rabbitfoot. Milburn, enneigée, devient sinistre avec son ciel noir, les gens s'enferment chez eux pour fuir la neige envahissante. Et Don pense, en voyant le ciel sombre envahi de raies pourpres : "Milburn, où son oncle était mort et où les amis de son père faisaient des rêves épouvantables; Milburn, à l'écart du siècle, renfermée sur elle-même, de plus en plus semblable au contenu de son esprit." (350)
Milburn est traitée à la manière dont Straub traitera ultérieurement ses petites villes inventées, comme King d'ailleurs, avec ses caractéristiques, ses quartiers riches et les pauvres, les habitudes des populations, ses changements de temps et son histoire. Milburn annonce Millhaven, qui tient une grande place dans la trilogie
Blue Rose et d'autres oeuvres, et qui, on le sait, est la copie de la ville où est né et a vécu Straub dans sa jeunesse, Milwaukee, dans le Wisconsin. Alors que King situe fréquemment ses actions l'été, favorable au temps chaud et à l'orage, il faut signaler que le récit se passe en hiver, par un temps froid et une période de neige exceptionnelle, ce qui procure l'occasion d'effets littéraires qui ne se rencontrent pas fréquemment.

Bilan.

Sur le travail d'utilisation de matériaux courants, King raconte une anecdote
(PN,51) que lui a confiée Straub. Alors qu'il écrivait le roman, deux Témoins de Jéhovah ont frappé à sa porte et lui ont remis des brochures, dont La Tour de Garde, qui portait une manchette relative à un certain Dr Rabbitfoot, un joueur de trombone dans un orchestre. Le nom lui a plu, ainsi que l'association musicale et il les a récupérés. Et, pour ne rien perdre, il a aussi utilisé un Témoin de Jéhovah rondouillard qui prend en auto-stop le jeune Peter Barnes, personnage qui est soit Alma Mobley soit une de ses créatures. Il donne à Peter un exemplaire de La Tour de garde, ce que le lecteur s'empresse de vitoublier, les événements se précipitant sur plusieurs dizaines de pages. Plus tard, alors qu'il raconte son histoire à Don Wanderley, Peter lui montre la brochure, qui porte évidemment la manchette suivante : LE DR RABBITFOOT M'A ENTRAÎNÉ DANS LE PÉCHÉ. Sauf que maintenant le Dr Rabbifoot n'est plus un titre, mais un personnage maléfique dans la rue...

En dépit de la complexité de l'intrigue et de l'abondance des personnages, le plan et le déroulement du conflit entre les forces en présence est d'une clarté parfaite. Le nombre de pièces du puzzle est certes important, mais elles sont présentées au fur et à mesure des besoins du lecteur pour venir satisfaire ses demandes au moment le plus opportun. Il faut cependant ouvrir l'oeil sur les petits détails. Par exemple, un personnages, mort d'avoir vu Eva Galli sous sa vraie apparence, répète plusieurs fois la phrase "
il faut la couper en morceaux", et les deux mots incompréhensibles "Ophrys abeille" (473). Aucune autre allusion se rapporatnt à ces mots mystérieux au cours du livre. Quand, dans les dernières pages, Don vient de tuer Rabbitfoot d'un coup de couteau, l'esprit de ce dernier fuit sous la forme d'une guêpe36, que Don attrape, coupe en morceaux "jaunes et noirs qui se tortillaient inlassablement dans le sable. (...) Du bout de sa chaussure, Don écrasa les morceaux et les enfouit dans le sable humide, qui continua à se soulever par endroits, tandis que de grosses bulles crevaient la surface : la chose continuait à se débattre." (636) La chose ne veut pas mourir.

ophrys noire

Voilà pour le lien entre l'abeille, à couper en morceaux, et la guêpe de Don. Mais il faut se souvenir de aussi de l'histoire du couteau, racontée brièvement par Ricky, le spécialiste du cinéma (561). Dans le film pour lequel il a été fabriqué, il était censé avoir été fait à partir d'un morceau de météorite, "une substance dotée de propriétés particulières, plus dure que le diamant. Une sorte de magie venue de l'espace. le genre de bêtises typiques de certains films". C'est la force imaginaire de ce couteau qui a permis de mettre fin à l'existence des êtres diaboliques.
King, qui vient de lire ce roman, ne s'est pas trompé sur sa valeur. Transporté dans une construction impitoyable qui le prend au piège, le lecteur, identifié intensément aux personnages qui voient leur psychologie bien plus développée que dans Julia, ne peut qu'assister à cette lutte ancestrale, où le pouvoir du passé et ses survivances accablantes prend une part essentielle.

Fidèle à sa méthode, King ne donne ni synthèse, ni abrégé des caractéristiques du gothique moderne. On pourrait les résumer ainsi :

- une accentuation de l'insertion du quotidien dans le fantastique, mouvement amorcé depuis l'époque victorienne, et que Anne-Rivers Siddons, l'auteur de
La Maison d'à côté (1978) définit comme "la juxtaposition du terrifiant et de l'ordinaire". (Ana, chap 9) Comme le remarque Jean-Pierre Conquet : "Diables et fantômes, débarrassés de leurs oripeaux de conventions y apparaissent, non pas dans un prieuré hanté, dans un château en ruine ou dans un cimetière abandonné, mais dans le quotidien d'aujourd'hui." (PN, préface, III)

- l'utilisation d'hommes ordinaires, ou qui en ont l'apparence, luttant difficilement contre des forces qui les dépassent.

- la mise en place d'un microcosme (petite ville, demeure) assimilable à une arène où s'affrontent des forces universelles.

- la présence d'un narcissisme étouffant, les personnages manifestant une obsession de plus en plus grande pour leurs problèmes et fonctionnant en circuit fermé, sans s'ouvrir à l'extérieur. Ils manifestent à la fois de l'intérêt pour soi et la crainte de soi, des pulsions obscures qui s'agitent à l'intérieur : "
La principale différence entre l'horreur ancienne et l'horreur moderne, c'est le narcissisme; que les monstres ne sont pas seulement attendus dans Maple Street 37, mais qu'ils peuvent aussi apparaître dans notre miroir - d'un instant à l'autre." (PN 39)

- le but de l'horreur n'est plus d'explorer le tabou ou le péché, mais de montrer l'image du désordre, pour nous renforcer dans notre goût de l'ordre. "
Les romans que Stephen King étudie, parce qu'ils l'«ont terrifié en même temps qu'ils [l]'enchantaient» continuent de s'organiser autour du «mal intérieur», (façon Jekyll et Hyde) ou du «mal extérieur» (façon Dracula). De toute façon, derrière les intrigues, perdure l'incessant combat que se livrent Apollon et Dionysos, l'ordre et le désordre." (Jean-Pierre Conquet, PN, préface, II).

- le nouveau gothique se caractérise également par une mise en place de scènes chocs et par un grossissement des effets terrifiants. Ainsi, l'histoire d'horreur moderne, tournant le dos à l'ambiguïté et aux effets retenus des anciennes ghost story, est d'autant plus réussie "qu'elle est violente et bariolée", qu'on lui permet d'exprimer toutes celles de ses "qualités qui la rapprochent de l'opéra." Qu'une telle esthétique - baroque s'il en est - conduise parfois à des excès ou des surenchères n'a rien d'étonnant. Stephen King le reconnaît volontiers quand il ironise sur la tendance de ses confrères et de lui-même à "verser dans le mélodrame pantelant." Mais "l'horreur et l'humour sont les frères siamois de la littérature (...) l'un ne va pas sans l'autre." (Ana, chap. 9) Tout cela n'est qu'un jeu.

- enfin l'écrivain complet a quelque chose à dire : "
Le principal devoir de la chose littéraire : nous dire la vérité sur nous-mêmes tout en nous racontant des mensonges à propos de personnes n'ayant jamais existé." (PN, 38)

On ne peut pas conclure sans signaler que l'essai de King ne présente pas seulement l'intérêt de savoir ce qu'il aime. Il ne cherche pas à nous présenter quelques auteurs exceptionnels, qui éclipsent tout ce qui s'est fait avant eux. Il a, au contraire, le souci de montrer la place des auteurs du passé dans la grande chaîne du fantastique. Comme le remarque pertinemment Conquet, son dessein est de nous montrer que le genre s'est établi comme "
une grande chaîne dont chaque maillon, qu'il soit le fait d'un obscur auteur de pulps ou d'un écrivain mondialement célèbre, est à sa manière utile et irremplaçable. Grands et petits maîtres ont contribué à l'élaboration du genre, et, glorieux ou oubliés, il s'en réclame et leur rend confraternellement hommage. " (Ana, préface, IV) Sans eux, ni Straub ni lui ne seraient devenus ce qu'ils sont.

Roland Ernould
© août 2001.

Notes :

1 GhostStory (Le fantôme de Milburn) (1979), trad. fr. : id, Seghers 1979. Oswald éd. 1988. GhostStory : Pocket Terreur n°9033, 1990. La pagination des romans de Straub est celle de l'édition Pocket.

25

Bibliographie : romans de fantômes de Peter Straub.

Julia, 1975 (autre titre Full circle). Trad. Fr. Julia (le cercle infernal), Seghers éd., 1979.

If you could see me now, 1977. Trad. Fr. : Tu as beaucoup changé, Alison, J'ai lu, 1990.

Ghost story, 1979. Trad. Fr. Ghost story (Le fantôme de Milburn) Seghers, 1979.

L'anthologie Peter Straub's Ghosts, 1995, non traduite, comprend une nouvelle de Straub (Hunger : an introduction, trad. Fr. La faim, introduction, in Magie de la terreur, nouvelles, 2000) et 14 nouvelles d'autres auteurs.

bibliographie
26 Lewis Benedikt, Ricky Hawthorne, John Jaffrey, et James Sears font partie d'une sorte de club, la Chowder Society. Un cinquième membre, Edward Wanderley, est mort une année plus tôt. Ils sont rejoints, au cours du récit, par le romancier Don, neveu du défunt, et le lycéen Peter.

27 (USA, 1804-1864) petit-fils d'un des juges de Salem, il fut marqué fortement par le puritanisme. L'omniprésence du mal et le thème de la malédiction marquent son oeuvre : La lettre écarlate (The Scarlet Lutter, 1850) est son roman le plus célèbre. Des contes fantastiques ont aussi été publiés en français.

28 Ambroise Bierce (USA, 1842-1914), journaliste et écrivain, maître de l'humour noir, considéré à l'égard de Poe aux USA, avait un sens de l'horreur psychologique, de la terreur et de l'histoire à chute qui lui valut l'admiration de Lovecraft. Histoires impossibles a été publié chez Grasset en 1978.

29 Comme James, Edith Wharton (USA, 1862-1937) n'écrivit que quelques oeuvres fantastiques dans une production considérable (une cinquantaine de romans et de recueils de nouvelles). Ses récits fantastiques ont été publiés sous le titre de Ghost Stories of Edith Wharton, et publiés en deux volumes en France : Le triomphe de la nuit (1989) et Grain de grenade (1990) aux éditions du terrain Vague.

30 Interview de Stanley Wiater, World Fantasy Convention, Providence, 1979 : "I remember the Arthur Machen story "The Great God Pan", and that really affect me. (...) In fact, I cribbled from it unmercifully in "Ghost Story".

31 Cité par Stephen King, Pages Noires, 50.

32 On trouve la même remarque dans Ça. Ça, créature venue d'un autre monde, a découvert sur la Terre une nourriture plus goûteuse grâce au fait que sur cette planète la qualité de l'imagination est exceptionnelle et donne "une grande richesse à la nourriture. Ses dents déchiraient des chairs raidies de terreurs exotiques et de voluptueux effrois."(982)

33 Cet épisode fait penser à un passage d'Accouchement à domicile, de King, qui date de 1989 (Rêves et Cauchemars, 1993. Édition fr. Albin Michel 1994. Une épouse frappe à coups de hache son mari mort-vivant : "Sa tête se sépara en deux, la cervelle éclaboussant les carreaux comme de la bouillie avariée; une cervelle dans laquelle grouillait des limaces de mer et des vers marins gélatineux, une cervelle qui dégageait les odeurs de fermentation d'une souche pourrie dans la chaleur estivale d'une prairie.
Ses mains n'en continuaient pas moins à griffer et cliqueter sur le carrelage, en produisant des bruits d'insectes.
Elle fendit... fendit... fendit..."
, 379. À noter la surabondance de détails nauséeux par rapport à Straub.

34 Jacques Goimard et Roland Stragliati, La grande anthologie du fantastique, Omnibus1997, tome III, 1335.

35 "Cette porte. Qui se dressait là où nulle porte n'aurait dû se trouver. banalement posée sur le sable grisâtre à quelque dix pas des marées les plus hautes, apparemment aussi éternelle que la mer elle-même." Les trois cartes, La Tour Sombre 2 (The Drawing of the Three, 1987). Édition fr. J'ai lu 1991, Le prisonnier, 1,4..

36 Dans le récit, les créatures maléfiques tuées disparaissent sous des formes diverses : lynx, chien, oiseau...

37 Allusion à un épisode de la Quatrième Dimension : les habitants d'une petite ville, se soupçonnent les uns les autres d'être des monstres venus d'une autre planète.

Roland Ernould © août 2001

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

différentes saisons

 # 13  automne 2001.

   

Straub en 1977

lors de la rédaction de

Ghost story

l'auteur : Peter Straub est né à Milwaukee, dans le Wisconsin, le 2 mars 1943. Il est l'aîné d'une fratrie de 3 garçons. Son père était commerçant, sa mère infirmière. Le père voulait qu'il devienne un athlète, la mère un docteur ou un ministre Luthérien. Lui voulait était lire et apprendre, et il leur fit espérer un métier de professeur. Études à l'université de Wisconsin, Colombia University, et au University College de Dublin. A résidé pendant trois ans en Irlande, à Dublin (1969-1972) et sept ans en Angleterre à Londres (1972-1979), puis aux USA dans le Connecticut, où sa femme Susan était née. Il habite aujourd'hui New York (3 enfants). Il a écrit à ce jour 14 romans, 2 recueils de nouvelles, des nouvelles et de la poésie. Nombreuses récompenses littéraires. En particulier, Mr. X a reçu le Bram Stoker Award. Le plus littéraire des romanciers de terreur attire à la fois les amateurs du fantastique et les inconditionnels du polar.

Le nouveau Talisman 2, écrit en collaboration avec Stephen King, s'appelle Black House. Sortie prévue en Octobre 2001. L'ouvrage devrait être long de 576 pages et sera publié par Random House.

Roland Ernould, mai 2001.

voir sa bibliographie américaine, et les traductions françaises

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