Stephen KING,
le gothique
et les
fantômes de Peter STRAUB
2ème partie
: Ghost Story. 25
"Nous avons
rencontré le monstre,
et comme Peter Straub le fait remarquer dans Ghost
story,
le monstre, c'est
nous-mêmes." (Anatomie de l'horreur, 59)
À la lecture du prologue, le
lecteur a l'impression de retrouver Julia : une petite fille entourée d'une étrange
atmosphère, et qui n'a pas de nom. Le protagoniste n'est pas
le même : une femme qui a perdu son enfant et retrouve son
semblable dans Julia; un homme
qui se livre à un kidnapping et en trouve un dans Ghost story. Mais alors que la première fillette
ne parle pas, la seconde, qui a une conduite adulte, tient des propos
étranges. Au conducteur, Don26, qui lui demande son nom, elle répond d'abord :
«Tu le sais», puis précise : «Je suis
toi.» Car les deux romans partagent l'idée, d'essence
freudienne, à la manière de Henry James, que les
fantômes s'emparent des mobiles et peut-être des
âmes de ceux qui les voient. Les fantômes de Straub sont
possessifs. Ils prennent le contrôle de ceux qui les
rencontrent et deviennent le mal en eux.
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.. .bibliographie..
LES
INTENTIONS.
Les
références passées.
Ghost
Story n'a pu naître, dans
sa perfection achevée, qu'après l'écriture des
deux romans de fantômes précédents. Entre-temps,
Straub avait lu ou relu "tous
les contes et romans fantastiques américains" qu'il avait pu trouver :
Hawthorne27 et James, tout Lovecraft ainsi que "pas mal de livres des membres de son
«gang»", de
façon à étudier la tradition du domaine du
fantastique dans lequel il était résolu à
écrire. Il a lu aussi Bierce28, les histoires de fantômes d'Edith
Wharton29, et des auteurs européens. Lui est venue
l'idée d'un groupe de vieillards en train de se raconter des
histoires dans un club baptisé la Chowder Society :
"J'espérais pouvoir
trouver un truc me permettant ensuite de lier ces histoires entre
elles. J'aime bien l'idée d'une histoire
enchâssée dans un roman - apparemment, j'ai passé
une bonne partie de ma vie à écouter des personnes
âgées me raconter des histoires sur leur famille, leur
jeunesse..." Il a ensuite
pensé "cannibaliser"
quelques classiques du fantastique pour le répertoire
d'histoires des sociétaires, pensant que les conteurs feraient
suivre ces histoires des leurs propres - le monologue de Lewis sur la
mort de sa femme, les monologues croisés de Sears et de Ricky
sur la mort d'Eva Galli. Il emprunta ainsi des récits à
divers auteurs, Hawthorne, James, Poe. Mais le résultat lui
parut envahissant. Il ne garda que l'emprunt à James, dont
l'idée est sous-jacente au fantôme de Gregori, dans la
première histoire racontée par Sears (chap. 2 et 4 de la première
partie).
Pour la construction, Straub signale
dans une interview qu'il a été beaucoup inspiré
par la nouvelle d'Arthur Machen, Le grand Dieu Pan, qu'il dit "avoir plagié sans scrupules dans Ghost Story" 30. Il en a repris le préambule, qui aiguille dans
une direction - celle d'un kidnapping - qui ne sera pas suivie au
chapitre suivant, et le roman fonctionne, suivant une structure que
Straub reprendra souvent ensuite, un puzzle dont des pièces
manquent. De même que dans la nouvelle de Machen,
Hélène est la femme-araignée capturant ses
proies dans sa toile, femme fatale qui concrétise les avatars
des pulsions sexuelles, le point central de Ghost Story est une femme mystérieuse et
indéterminée, figure caractéristique du
personnage fantastique féminin démoniaque, aux
flottements identitaires, qui est peut-être Eva Galli, ou ses
réincarnations, Alma Mobley, Ann-Veronica Moore, ou Anna
Mostyn, ou encore une petite fille en robe rouge censée
s'appeler Angie Maule. Ces filles (initiales A.M.) sont dissemblables
bien que parfaites physiquement, mais elles présentent une
caractéristique commune : "leur air d'être hors du temps." (395) Voilà
pour les sources classiques reconnues.
L'influence
de King.
Les intentions de Straub sont
devenues plus complexes que pour les romans précédents,
sous l'influence surtout de King. Jusqu'à présent, les
romans de Straub ne comportaient qu'un nombre de personnages
restreint, et se montraient plutôt réservés dans
les effets littéraires fantastiques. L'ambition de Straub
était de peindre une toile plus grande : "Salem m'avait montré comment y parvenir sans se perdre
au sein de tous les personnages secondaires. En outre, je voulais
développer des effets plus tonitruants. (...)
On m'avait inculqué
l'idée suivant laquelle une histoire d'horreur est d'autant
plus réussie qu'elle est sobre, retenue et
ambiguë." En lisant
Salem, Straub s'est rendu compte des
possibilités nouvelles offertes, qu'il délaissait
à tort en suivant une tradition dépassée, qu'une
histoire d'horreur est d'autant plus réussie qu'elle est
violente et bariolée, et qu'on lui permet d'exprimer
"toutes celles de ses
qualités qui la rapprochent de l'opéra. J'ai donc
décidé d'étendre le registre de mes effets -
d'amener des scènes chocs, de créer une tension
insoutenable, d'écrire des scènes de terreur
glaçante."
31 Straub s'est donc donné le projet ambitieux
d'écrire un roman qui serait à la fois très
littéraire tout en abordant les divers aspects possibles de
l'histoire de fantômes. Il se proposait d'organiser ces
matériaux autour d'une ligne narrative où les
personnages auraient à faire face à diverses
situations, dont certaines leur apparaîtraient comme
irréelles, de construire une telle intrigue à partir de
l'image d'un groupe d'hommes en train de se raconter des histoires -
une forme d'autoréférence que Straub utilisera
constamment dans ses romans.
LA MYTHOLOGIE
DE STRAUB.
Les
êtres maléfiques.
Ghost
Story apparaît ainsi comme
un mélange de toutes les conventions de l'horreur et du
gothique comme on les aime dans les films de série B, et qu'on
rencontre évidemment dans King, qui en est nourri. On y trouve
des cas de possession démoniaque , des vampires, des goules
(au sens littéral du terme : les victimes sont
dévorées après avoir été
tuées), des loups-garous, des araignées monstrueuses,
des mutilations animales : "Straub semble conscient du caractère
potentiellement horrifique de son matériau de base, mais c'est
une situation qu'il retourne à son avantage d'une façon
digne d'éloges",
remarque King, en connaisseur (PN, 45). La
démarche est cependant classique : Gregory Bate, un de ces
possédés rencontrés fréquemment dans le
récit, a passé un accord avec une Mme de Peyser, qui
lui a évité, comme il le dit dans un délicat
euphémisme, "les divers
outrages accompagnant la mort." (435) Rencontré d'abord dans un trou perdu
par Sears quand il était instituteur au début de sa
carrière (l'histoire a été racontée par
Sears au début du récit à la Chowder Society),
il a entraîné avec lui son petit frère. Il
prétend être un Manitou, accompagnant, sous une
apparence humaine, Alma à Berkeley où il a
été vu par Don. Il est maintenant à Milburn,
toujours avec ses lunettes noires, habillé en matelot. Une Mme
de Peyser, souvent citée par les êtres
maléfiques, a contribué directement à la mort de
la femme de Lewis, membre du club, dans des circonstances
mystérieuses. Enfin il faut ajouter l'épisode de la
créature antérieure à la série des femmes
A.M., Eva Galli, dont le lecteur n'aura que tardivement connaissance
dans le roman.
Ces personnages fantastiques perdent
leur efficacité si on n'y croit pas. Mais qui n'a pas un
doute? Quand l'être maléfique Gregori demande à
Peter s'il a peur des vampires, ou des loups-garous, il nie :
"Menteur, entendit-il dans son
esprit." Et l'être se
transforme aussitôt en loup-garou : "Peter vit avec toutes les cellules de son corps que ce
qu'il voyait n'était pas simplement un loup, mais un
être surnaturel ayant pris la forme d'un loup et dont l'unique
but était de tuer, de créer la terreur et le chaos, de
prendre la vie avec un maximum de sauvagerie; il vit que la douleur
et la mort étaient ses seuls centres d'intérêt.
Il vit aussi que cet être n'avait rien d'humain, et qu'il se
revêtait seulement du corps qui avait jadis été
le sien. (...) Cette machine à détruire
n'était pas davantage son propre maître que ne l'est un
chien : un autre esprit le possédait et le dirigeait aussi
sûrement que cette créature manifestait la terrifiante
pureté du mal qui l'habitait. Tout cela, Peter le vit en
l'espace d'une seconde. Et la seconde qui suivit le contraignit
à une prise de conscience encore plus terrifiante : cet
abîme de noirceur recelait une séduction
fatale." (435)
D'autres êtres fantomatiques apparaissent, des parents et amis
morts, qui conversent avec les vivants, mais qui éclatent
comme une bulle de savon quand on les touche.
Leur
histoire.
Don a une culture littéraire
plus importante que celle des membres du Club ou de Peter et se fait
le porte-parole de la mythologie fantastique de Straub, qui n'a rien
de particulier. Elle se situe dans une perspective moderne qui
n'évoque plus le diable et ses suppôts, mais
suggère des êtres non-humains, gardant les mêmes
caractéristiques maléfiques. En présence des
événements, il explique que ces créatures ne
sont pas des nouveaux venus, qu'elles existent depuis des
siècles, et qu'on en parle depuis tout ce temps. Straub
appelle génériquement «fantômes» non
seulement les êtres qui apparaissent sous la forme
traditionnelle de revenants, mais aussi les vampires et les
loups-garous, se nourrissant souvent de sang. Autour d'eux
règne la puanteur de la mort. Il y aurait une
hiérarchie parmi eux, des êtres puissants, dotés
de pouvoirs insoupçonnés, qui permettent à
certains hommes de revenir sous une forme semblable à
l'apparence humaine, sortes de manitous, des
«métamorphes» capable de se transformer, de
fasciner, de s'introduire dans les esprits, de forcer les
possédés à faire ce qu'ils demandent. Ils
peuvent faire voir des morts, ceux que l'on appelle ordinairement les
fantômes, qui explosent et disparaissent quand on les touche.
Mais les manitous n'explosent pas, ont une force exceptionnelle,
peuvent tuer. Ils sont les serviteurs de l'entité qui les
anime, dont les projets sont à longue échéance,
qui dispose ses pièces sur l'échiquier des dizaines
d'années ou des siècles à l'avance, sachant ce
qui se passe et modifiant son jeu en conséquence (la future
épouse de l'adolescent Peter, qui doit, par vengeance, vivre
adulte les pires calamités, existe déjà, sous
l'apparence d'une fillette repérée par Don dans un
jardin). La femme qui prend, au cours des années, diverses
apparences sous les initiales de A.M. n'est qu'un échelon dans
la hiérarchie des êtres au service de l'entité,
chargée de remplir une mission à un endroit
donné. Comme la Gorgone pétrifiait, elle a le pouvoir
de donner la mort en se montrant sous sa véritable forme
(483). Leur seule joie de ces êtres est le jeu de la
destruction et de sa mise en scène.
David, le frère de Don, devenu
un mort-vivant, explique que ces créatures, qui vivent
éternellement, nous ont observés depuis longtemps et
nous connaissant par coeur : "Essaie de considérer la possibilité d'une
autre race - des êtres puissants, omniscients,
magnifiques. (...)
Ils vivraient des
siècles, des millénaires, et pour eux nous ne serions
que de méprisables enfants. Ils ne seraient pas limités
par des coïncidences accidentelles, par une aveugle combinaison
de gènes."
(605) Comme l'écrivain de Shining qui s'est soumis à l'entité de
l'hôtel Overlook et veut réussir dans la
hiérarchie, David a appris l'humilité et la soumission,
puisqu'il n'y a pas d'autre issue : "Quand tu crois que tu les a coincés, ils s'en
sortent, frais comme des roses" (631), pour
réapparaître ailleurs.
Alma a donné une explication
complémentaire. Les êtres de son espèce n'aiment
pas les hommes, qu'ils trouvent prétentieux, ennuyeux et faux
: "En surface, vous êtes
si débonnaires et suffisants, mais au fond de vous, vous
êtes tellement névrosés et
angoissés.
(...) Nous
préférons vivre dans vos rêves et votre
imagination, car c'est uniquement là que vous devenez
intéressants
32.
(...) Tu es prisonnier
de ton imagination humaine; lorsque tu nous cherches, tu devrais
toujours regarder dans les lieux de ton imagination. Dans les lieux
de tes rêves."
(534) Le romancier Don pense plus prosaïquement que,
dans leurs distractions et leurs jeux, le comportement des
créatures de Milburn confine à l'aberration :
"Ils étaient
tombés dans une dimension où la folie donnait une image
plus exacte de la réalité que la raison. Et si son
esprit et celui de Peter s'étaient fissurés, la ville
de Milburn souffrait elle aussi du même mal. Et par ces
fissures, étaient arrivés Gregory, Fenny et leur
«bienfaitrice» - et il fallait absolument détruire
ces trois-là."
(464) Les hommes les plus vaillants ont toujours
procédé ainsi et essayé d'échapper
à leurs intrigues et de les tuer une seconde fois, avec des
moyens variés, les pieux enfoncés dans le coeur ou les
balles d'argent étant les plus connus. D'autres moyens plus
ordinaires seront utilisés ici. Straub veut nous montrer que
les humains sont des êtres d'imagination, et que c'est dans le
lieu imaginaire de nos rêves qu'ils ont cherché jadis et
doivent continuer à chercher la solution de leurs
problèmes.
On constate avec intérêt que King a trouvé dans
Straub, en plus de ses autres modèles, le système de
transformation de l'être maléfique, qu'il a
utilisé pleinement dans Ça, avec
exactement le même esprit. Le lecteur qui n'a pas lu
Ghost
Story trouvera en outre des
situations semblables à celle de Le Talisman, par exemple le loup-garou conduisant une voiture,
comme le frère de Wolf.
LES
SITUATIONS.
Straub a précisé ses
intentions : "Je voulais aussi
m'amuser un peu avec la réalité, me débrouiller
pour que mes personnages ne sachent plus distinguer ce qui
était réel de ce qui ne l'était pas. J'ai donc
créé des situations où ils avaient l'impression
de : 1) jouer des rôles de personnages romanesques; 2) regarder
un film; 3) être en proie à des hallucinations; 4)
être en train de rêver; 5) être transportés
dans un monde imaginaire." (PN, 50) Le plus
simple est de reprendre l'ordre que Straub vient de nous
donner.
Jouer des
rôles de personnages romanesques.
Quatre vieux messieurs respectables
se rencontrent chaque quinzaine chez chacun d'eux à tour de
rôle, pour se raconter des histoires et boire un verre entre
amis. Depuis la disparition d'un membre de leur club dans des
circonstances inexpliquées, apparemment d'une crise cardiaque,
après avoir participé à une soirée en
l'honneur d'Ann-Veronica Moore, une mystérieuse actrice, qui a
disparu.
Ils se sentent menacés, font
des rêves épouvantables similaires et vont se retrouver
bientôt dans une histoire de réincarnation d'un esprit.
Les personnages eux-mêmes ont l'impression de se trouver au
coeur d'une histoire d'horreur. : "Leurs histoires avaient tendance à devenir de
plus en plus horribles. Chaque fois qu'ils se retrouvaient, ils se
faisaient peur, mais ils n'en continuaient pas moins à se voir
parce que cesser de se voir eut été encore plus
effrayant." (103) Un
personnage, Ricky, éprouve le sentiment qu'il va se passer
quelque chose dans la ville, l'impression par moments que des yeux le
suivent alors qu'il n'y a personne autour de lui, et a peur de
l'avenir.
Neveu du défunt, Don
Wanderley, un écrivain qui a écrit un roman proche de
l'étrange, est convoqué par les quatre vieillards. Il a
écrit Veilleur de nuit
à partir d'un fait réel, et ne sait pas trop, comme la
plupart des gens, s'il croit au surnaturel ou non. La femme de son
roman est, transposée, Alma Mobley, une fille étrange
avec laquelle il a vécu quelque temps et qui l'a quitté
: "Elle n'avait pas de nom,
pas de famille, pas d'histoire; elle aurait pu aussi bien être
un fantôme."
(297). Elle a rejoint le frère de Don, qui est mort
mystérieusement tombé de la fenêtre d'une chambre
quelque temps plus tard. Leur histoire, ainsi que celle de Don, se
trouve dans le roman, histoire que Don pense raconter à la
Chowder Society, pour faire le point de ses relations étranges
avec Alma. Avec une certaine réserve cependant :
"Je me trouve dans la
même situation que les membres de la Chowder Society; je ne
sais plus ce que je dois croire. (...) Il
serait destructeur de m'imaginer dans le cadre et dans
l'atmosphère d'un de mes propres livres." (297)
Quand Don arrive au club, deux
membres sont morts depuis la demande de les rejoindre qui lui a
été faite. Et Don a l'impression que son histoire
personnelle, passée, va rejoindre ce qui se produit à
Milburn. Il se demande s'il ne va pas découvrir, en même
temps, ce qui a précipité David par la
fenêtre.
Au milieu du roman, les survivants de
la Chowder Society ont pris conscience d'être les personnages
d'une mise en scène, "une sorte de jeu, de divertissement pour quelque
créature mystérieuse. Mon hypothèse, c'est que
les enjeux ont monté;
(...) il y a des mois,
j'avais déjà l'impression que nos histoires
déclenchaient quelque chose... et j'ai peur, très
peur. (...)
Ce que je crois, c'est que
l'arrivée de Don a été comme la mise en place de
la dernière pièce d'un puzzle - que la présence
de Don en notre sein a libéré ou augmenté les...
les forces (...) que
nous avions invoquées, si vous préférez. Nous,
avec nos histoires; Don, par ses livres et son imagination."
(369) Les présences suspectes, les rêves, les
hallucinations, chacun refuse de les voir, et trois personnes sont
mortes de cette volonté d'oubli. Puisque Don est le neveu
d'Édouard, mort inexplicablement il y a un an, c'est dans une
action de la Chowder Society qu'on doit rechercher la cause de cet
enchaînement de circonstances. Car les membres du Club ont
commis une action douteuse alors qu'ils avaient une vingtaine
d'années : l'affaire Galli est au centre du drame, chacun s'en
doute, mais personne n'en parle jamais.
Regarder un
film.
Dans le roman se trouve
enchâssé l'univers du Rialto, un cinéma comme il
y en aura par la suite beaucoup dans Straub. Mulligan, son directeur,
aime et passe de temps en temps les vieux films de l'âge d'or,
que "Ricky avait vu dans sa
jeunesse et n'avait jamais cessé de chérir d'une
façon juvénile." (172) La spécialité de Ricky, grand
amateur du cinéma d'antan, est de vivre dans les
références cinématographiques, citées
fréquemment dans la conversation.
Alors que la ville de Milburn se trouve isolée par la neige et
envahie par les morts-vivants, le Rialto programme
précisément - signe d'humour de l'entité? -
La nuit des
morts-vivants... Dans une
série de séquences cauchemardesques, les survivants de
la Chowder Society entreprennent, avec des armes dérisoires,
le dernier combat contre les serviteurs du mal : "La bande son du film emplissait son esprit de
cris et de hurlements. Il n'y avait pas un seul spectateur. De tous
les spectacles que leur ennemi leur avait imposés, il sembla
que celui-ci était le plus étrange - ce mélange
d'images horribles, de cris et de musique se déversant dans
l'obscurité sur cette salle de cinéma
vide." (570)
Cette série de
séquences d'un festival d'horreurs, avec ses scènes
sanglantes, est admirée par King : "Ça ne devrait pas marcher; ça devrait
sembler ringard et grotesque. Mais ça marche, et ce
grâce au style ferme et élégant de
Straub." (PN, 46).
S'il fallait une justification pour nous prouver qu'il
maîtrisait maintenant parfaitement l'art de la monstration et
en était un grand maître, ces chapitres d'anthologie de
scènes littéraires d'horreur véritablement
cinématographiques se passant dans un cinéma projetant
un film d'horreur, remarquable effet de miroir, nous apportent la
preuve qu'on peut couper en morceaux des êtres à la
hache sans tomber dans le ridicule : "Il leva sa hache sans effort et l'abattit d'un coup
franc, puis il la releva et l'abattit encore et encore, et
encore 33. Puis
il passa à Fenny. Lorsqu'il ne resta plus que des lambeaux de
peau et des débris d'os, un vent glacial jaillit des corps
massacrés."
(582)
Être en
proie à des hallucinations.
Les hallucinations foisonnent, comme
les rêves, et ne contribuent pas peu à alourdir le
climat général. Don voit la tombe de son frère
à un carrefour (35), ou son
frère, mort-vivant, dans la rue (40) ou assister
à un de ses cours, "le
visage couvert de sang et le veston déchiré, approuvant
chaleureusement de la tête mes brillantes
conclusions." (296).
Sears voit le fantôme de Fenny Bates, qu'il n'avait plus vu
depuis sa première année d'enseignement dans un village
perdu (141). Les apparitions sont tantôt muettes,
tantôt interviennent dans la vie des hommes, leur font des
observations, leur adressent des ordres. La plupart sont
traumatisantes, comme pour le jeune Peter, qui voit tour à
tour l'amant de sa mère, sa mère qui se justifie, tous
deux avec les apparences de la vie, mais disparaissant dès
qu'on les touche. Image spectaculaire, Peter voit la nuit, de sa
fenêtre, une longue file de gens l'attendant à la
lumière de la lune : "Rien n'aurait pu l'empêcher de reconnaître
ceux qui l'attendaient ainsi, alignés sur la neige
fraîche qui ensevelissait toute la rue. La bouche ouverte, les
yeux creux, ils regardaient, tous les morts de la ville, et il ne lui
serait à jamais impossible de savoir s'ils n'existaient que
dans son esprit ou si Gregory Bates ou sa bienfaitrice avaient
trouvé le moyen d'animer leurs images." (552)
Être en
train de rêver.
Il n'est pas possible de relever tous
les rêves. Un exemple :
"Une araignée. Une araignée géante. Son corps
flasque heurta la porte de la chambre et elle commença
à pousser des gémissements plaintifs. (...)
Une multitude de pattes griffèrent la porte tandis que le
gémissement s'intensifiait." Les visions sont accompagnées des sentiments
leur correspondant : "Ricky
avait l'impression d'avoir l'estomac rempli de glace; il avait peur
de vomir : de vomir des glaçons. Sa gorge se serra. Il aurait
voulu hurler, mais il pensa, tout en sachant que ce n'était
pas vrai, que s'il ne faisait aucun bruit, la créature ne le
trouverait peut-être pas. (...) Ricky sut
alors ce qu'était l'épouvante à l'état
pur, une peur absolue, originelle, pire que tout ce qu'il avait
jamais éprouvé." Dans le même rêve, Rick voit aussi ses amis
: "Sous les cagoules noires,
il reconnut les traits familiers. Sears James, et John Jaffrey, et
Lewis Benedikt se trouvaient devant lui, et il sut qu'ils
étaient morts."
(109/10)
Depuis la mort de l'oncle de Don,
tous font des rêves identiques, à cette
différence près qu'au lieu d'eux-mêmes, ils
voient un autre membre du groupe parmi les morts. Une
caractéristique cependant : Ricky ne figure dans aucun des
rêves.
Être
transportés dans un monde imaginaire.
Le romancier Don a été
sensible à un des aspects d'Alma, femme étrange avec
laquelle il vit : "Un des
symptômes de la singularité d'Alma (...), c'est
qu'elle suggérait un monde où il pouvait exister des
choses telles que des fantômes donneurs de conseils ou des
loups déguisés en hommes. (...) Non
qu'elle me fît croire à tout le fatras de l'occultisme
et du surnaturel, mais sa seule présence suggérait que
de tels phénomènes nous entouraient peut-être de
leur présence invisible." (276) Une autre caractéristique est sa
froideur mêlée à une sexualité troublante.
Don en fait la curieuse expérience quand, après avoir
fait l'amour avec Alma, il la touche durant la nuit :
"Ce fut comme si je recevais
une secousse, non pas électrique, mais une sorte de sentiment
de révulsion, comme si j'avais touché une
limace." (272).
Durant un week-end qu'il passe avec elle, il se réveille et
voit Alma debout près de la fenêtre, contemplant la
brume. Il lui demande ce qui ne va pas, et elle lui répond
quelque chose. Il tente d'abord de se persuader qu'elle lui a dit :
«J'ai vu un fantôme.» Ensuite, il est bien
forcé d'admettre qu'elle a peut-être dit : «Je suis
un fantôme.» Mais bien plus tard, il achève de se
convaincre qu'elle lui a dit quelque chose de beaucoup plus
révélateur : «Tu es un fantôme.»
(492) Ce qui voudrait dire, selon Goimard et
Stragliati34, que Don est "celui qui, par sa propre névrose, confère
l'existence à ce spectre."
Don suspecte un monde-autre, mais le
passage dans ce monde s'opère lors de la scène
où meurt Lewis. Il marche dans la forêt, quand il
aperçoit une porte formée par un tapis d'aiguilles de
pin. Dans un "tourbillon qui
se solidifiait devant ses yeux, elles formaient un large panneau de
bois précieux. (...)
La porte voulait qu'il
l'ouvre." (440)
Lorsqu'il franchit cette porte, il se retrouve plongé dans un
univers aussi fantastique que meurtrier, la chambre de l'hôtel
où sa femme est morte dans des conditions jamais
élucidées, qui l'ont fait longtemps suspecter de crime.
Il y revoit une partie de ceux qui l'ont connu, et meurt, de la
même mort que sa femme. De même Don, à New York
pendant une hallucination, se trouve "face à une grande porte en bois plantée
dans le sable" qui porte une
inscription (632), qui le fait passer en Floride, porte qui
fait penser à celle de la plage aux homards monstrueux de
Les trois
cartes, de King35.
LES AUTRES
ÉLÉMENTS.
Le
narcissisme.
Straub rappelle de diverses
façons que le visage qu'on voit dans le miroir est aussi le
visage de celui qui regarde et nous suggère, idée qui
paraît d'abord étrange et paradoxale, que si nous avons
besoin d'histoires de fantômes, c'est parce que nous sommes
nous-mêmes des fantômes et que, s'ils se
révèlent maléfiques, le mal qu'ils expriment
vient cependant de nous. King nous en fournit une judicieuse analyse
: "Si le fantôme nous
semble si terrifiant, n'est-ce pas parce qu'il nous donne à
voir notre propre visage? Quand nous l'observons, nous devenons
pareils à Narcisse, qui fut frappé si fort par la
beauté de son reflet qu'il en perdit la vie. Si nous redoutons
le Fantôme, c'est pour la même raison que nous redoutons
le Loup Garou : il représente une partie enfouie au fond de
nous et que les restrictions apolliniennes sont impuissantes à
maîtriser. Il peut passer à travers les murs,
disparaître, parler avec la voix d'un inconnu. C'est notre part
dionysiaque... mais c'est quand même nous." (PN,
45)
Le narcissisme constitue le motif
spectaculaire de ce livre (trois des épigraphes forment une
libre adaptation de la légende de Narcisse, 299,457, 537) Conclusion
à laquelle arrive Narcisse après une discussion avec un
ami interrogé, qui lui répond que l'innocence est
d'imaginer que sa vie est un secret partagé entre l'individu
et son miroir : "C'est la
maladie dont on se guérit en se regardant dans un
miroir." À la
manière de Narcisse, l'écrivain peut se délivrer
d'un épisode de sa vie dans une histoire : "Deux ans plus tôt, le monde avait
déjà une fois ramassé ses forces de cette
façon menaçante et résolue; c'était
après l'épisode Alma Mobley, après la mort de
son frère. D'une façon ou d'une autre,
littéralement ou pas, elle avait tué David Wanderley,
et lui-même avait eu la chance d'échapper à ...
ce qui avait fait passer David par la fenêtre de la chambre
à Amsterdam. Il n'avait réussi à s'en sortir
qu'en écrivant - en écrivant sur cela, sur cet affreux
et complexe gâchis qu'avaient été les relations
entre Alma, David et lui-même : oui, seul le fait de coucher
cela sur le papier, d'en faire une histoire de fantômes l'en
avait délivré. Du moins, il l'avait
cru." (34)
Même en proie à la
terreur, les personnages de Straub sont conscients de ce cousinage et
se renvoient sans cesse en miroir : "Ricky regarda par une fenêtre du premier
étage et faillit laisser tomber sa tasse en voyant un visage
désespéré le regarder, pour disparaître au
premier mouvement qu'il fit. L'instant d'après, il
réalisa que c'était son propre visage." (306)
Ou Lewis par exemple, au moment de sa
mort, entend son père lui faire des reproches qu'il a dû
entendre dans le passé : "N'oublie pas ce que je te dis, mon fils, cela reviendra
te hanter. Tu as été séduit par toi-même,
Lewis. C'est la chose la plus triste que l'on puisse dire d'un homme.
Un visage bien fait, des plumes dans la tête." (447) Il a
mené une vie de séducteur. Seule femme naturelle,
Stella cherche le plaisir sexuel, mais dans ses relations renvoie
à chacun son juste reflet et ne joue pas de comédie.
Lewis a couché avec elle et a été surpris de
voir qu'elle se contentait de lui "renvoyer son image de play-boy." (205) sans faire de
sentiment. Et encore au moment de sa mort, quand il demande à
sa femme ce qu'elle a vu de si terrible qu'elle en est morte, elle
répond : "Toi, Lewis,
ce que tu étais censé voir." (448)
Chaque personnage est ainsi mis face
à lui-même par les êtres fantomatiques. Peter
s'entend dire par l'être Gregori, auquel il a demandé
qui il était, la réponse énigmatique :
"Je suis toi." (434) Tous, à
un moment ou à un autre, sont ainsi renvoyés à
eux-mêmes.
La
faute.
Se raconter des histoires
terrifiantes est pour eux le seul moyen d'exorciser la peur qui les
tenaille. Inconsciemment ils savent qu'une tempête se
prépare à ravager leurs vies et leur ville. Les
fantômes reviennent et leur colère, due à une
humiliation subie cinquante ans plus tôt, est sans limites. Peu
à peu la ville est coupée du reste du monde : le
règlement de comptes peut commencer.
Car ceux qui ont formé la
Chowder Society ont commis, cinquante ans plus tôt, une action
en commun, qui, juridiquement, pourrait être qualifiée
d'homicide involontaire, recel de cadavre et dissimulation de
preuves... Eva Galli, une inconnue venue habiter Milburn,
fiancée à un autochtone, reçoit les jeunes gens
qui, suivant les moeurs de l'époque, la considèrent
comme intouchable : "Nous
vivions une sorte de paradis asexué, préfreudien.
C'était un véritable enchantement. Il nous arrivait
parfois de danser avec elle, mais même lorsque nous la tenions,
lorsque nous regardions ses mouvements, nous ne pensions pas au sexe.
Du moins pas consciemment. Nous n'étions en tout état
de cause pas prêts à l'admettre." (472). Le
fiancé meurt, et un soir, Eva vient les voir, en
véritable bacchante, se met nue, veut les séduire
ensemble. L'un d'eux la repousse trop violemment, sa tête
heurte la cheminée, elle est morte. Ils vont jeter une voiture
contenant le cadavre dans une mare, en ayant la surprise de la voir
pparaître vivante dans le véhicule, qui,
vérification faite, ne recèle plus de cadavre au fond
de l'eau. Un lynx est apparu mystérieusement de l'autre
côté de la mare. Ils ne parleront jamais de cette
étrange histoire.
Manifestement, Eva Galli était
venue à Milburn avec des intentions maléfiques :
"Nous nous sentîmes
vaincus par elle : elle avait gagné. Sa haine nous avait
entraîné à un acte qui ressemblait fort à
un meurtre." (479) Et
maintenant, cinquante ans plus tard, ses pions en place, elle exerce
méthodiquement sa vengeance, tuant les uns près les
autres tous ceux qui, de près ou de loin, ont
été concernés par le crime, même sans le
savoir, comme par exemple les descendants du propriétaire de
la voiture engloutie empruntée...
Le jazz et
Rabbitfoot.
Quand l'être maléfique
Gregori se présente à Peter, il lui donne des
indications qui sont liées au roman que Don écrit
actuellement : "Vous pouvez
m'appeler le Dr. Rabbitfoot si vous voulez, dit la créature.
Ou bien vous dire que je suis le veilleur de nuit." (435) Le veilleur de
nuit est le titre du roman de
Don, et le Dr. Rabbitfoot un personnage inventé pour le
prochain, que Don voit ainsi : "Pas de doute, c'est un noir. (
)
Sa présence est un peu
inquiétante - un croquemitaine. Si vous ne faites pas
très attention, il vous possédera. Il a cent tours dans
son sac pour vous amener là où il veut.
(...) Vous ne le
rencontrerez que la nuit, en passant devant un terrain vague
généralement désert, et le voilà, debout
sur une estrade derrière laquelle se dresse sa tente, faisant
tourner sa canne tandis que le petit orchestre joue du jazz. La
musique l'entoure, siffle à travers ses cheveux noirs, un
saxophone pend à sa lippe. Il vous regarde, vous, bien en
face, et vous invite à entrer pour le spectacle et acheter une
bouteille d'élixir à un dollar. Il dit qu'il est le
célèbre Dr. Rabbitfoot et qu'il a juste ce dont votre
âme est assoiffée." (188)
C'est la première fois que Straub associe le jazz à sa
trame littéraire, et le procédé sera repris de
nombreuses fois ultérieurement (notamment dans la trilogie
Blue
Rose et la nouvelle Pork Pie Hat).
La musique de cet orchestre sera
entendue uniquement par les personnages liés à
l'histoire. Les autres habitants n'entendent et ne voient rien. Peter
et son ami Jim, venus visiter la maison d'Anna, l'entendent :
"Soudain, venant de nulle
part, inexplicable, une musique éloignée se fit
entendre. Un trombone vibrant, un saxophone caressant : du jazz
joué quelque part au loin." (362) Durant le même temps, Don, à la
fenêtre de son hôtel, entend au loin les saxophones et
les trombones tracer des "arabesques sonores dans le ciel glacial, et pensa : le
Dr Rabbitfoot arrive en ville." (367) Il en arrive à la conclusion,
difficile à partager par les membres de la Chowder Society,
que les événements dont la ville est le
théâtre sont les péripéties d'un livre pas
encore écrit et se trouvent rattachés aux fantasmes
d'un romancier. La musique scande les phases du récit :
"Tard dans la nuit, chacun
d'eux (...) entendit la musique qui déferlait sur la ville,
trompettes triomphales et saxophones rauques, musique arcadienne de
l'âme de la nuit, musique liquide de la face cachée de
l'Amérique, empreinte cette fois d'un sentiment de
délivrance et de détente. L'orchestre du Dr Rabbitfoot
célébrait la victoire." (550)
Don verra son personnage
inventé et son orchestre dans la scène finale, dans la
curieuse situation d'un auteur qui a effectivement à tuer le
personnage qu'il avait créé pour se libérer
d'une situation pénible à vivre, et qui était
devenu son cauchemar.
La ville de
Milburn.
La petite ville est renfermée
sur elle-même, vit dans un "passé sorti d'un roman gothique", et constitue un cadre idéal pour la
Chowder Society, et le personnage de roman, le Dr Rabbitfoot.
Milburn, enneigée, devient sinistre avec son ciel noir, les
gens s'enferment chez eux pour fuir la neige envahissante. Et Don
pense, en voyant le ciel sombre envahi de raies pourpres :
"Milburn, où son oncle
était mort et où les amis de son père faisaient
des rêves épouvantables; Milburn, à
l'écart du siècle, renfermée sur
elle-même, de plus en plus semblable au contenu de son
esprit." (350)
Milburn est traitée à la manière dont Straub
traitera ultérieurement ses petites villes inventées,
comme King d'ailleurs, avec ses caractéristiques, ses
quartiers riches et les pauvres, les habitudes des populations, ses
changements de temps et son histoire. Milburn annonce Millhaven, qui
tient une grande place dans la trilogie Blue Rose et d'autres oeuvres, et qui, on le sait, est la copie
de la ville où est né et a vécu Straub dans sa
jeunesse, Milwaukee, dans le Wisconsin. Alors que King situe
fréquemment ses actions l'été, favorable au
temps chaud et à l'orage, il faut signaler que le récit
se passe en hiver, par un temps froid et une période de neige
exceptionnelle, ce qui procure l'occasion d'effets littéraires
qui ne se rencontrent pas fréquemment.
Bilan.
Sur le travail d'utilisation de matériaux courants, King
raconte une anecdote (PN,51) que lui a
confiée Straub. Alors qu'il écrivait le roman, deux
Témoins de Jéhovah ont frappé à sa porte
et lui ont remis des brochures, dont La Tour de Garde, qui portait une manchette relative à un certain
Dr Rabbitfoot, un joueur de trombone dans un orchestre. Le nom lui a
plu, ainsi que l'association musicale et il les a
récupérés. Et, pour ne rien perdre, il a aussi
utilisé un Témoin de Jéhovah rondouillard qui
prend en auto-stop le jeune Peter Barnes, personnage qui est soit
Alma Mobley soit une de ses créatures. Il donne à Peter
un exemplaire de La Tour de garde,
ce que le lecteur s'empresse de vitoublier, les
événements se précipitant sur plusieurs dizaines
de pages. Plus tard, alors qu'il raconte son histoire à Don
Wanderley, Peter lui montre la brochure, qui porte évidemment
la manchette suivante : LE DR RABBITFOOT
M'A ENTRAÎNÉ DANS LE PÉCHÉ. Sauf que maintenant le Dr Rabbifoot n'est
plus un titre, mais un personnage maléfique dans la rue...
En dépit de la complexité de l'intrigue et de
l'abondance des personnages, le plan et le déroulement du
conflit entre les forces en présence est d'une clarté
parfaite. Le nombre de pièces du puzzle est certes important,
mais elles sont présentées au fur et à mesure
des besoins du lecteur pour venir satisfaire ses demandes au moment
le plus opportun. Il faut cependant ouvrir l'oeil sur les petits
détails. Par exemple, un personnages, mort d'avoir vu Eva
Galli sous sa vraie apparence, répète plusieurs fois la
phrase "il faut la couper en
morceaux", et les deux mots
incompréhensibles "Ophrys abeille"
(473). Aucune autre allusion se rapporatnt à ces mots
mystérieux au cours du livre. Quand, dans les dernières
pages, Don vient de tuer Rabbitfoot d'un coup de couteau, l'esprit de
ce dernier fuit sous la forme d'une guêpe36, que Don attrape, coupe en morceaux
"jaunes et noirs qui se
tortillaient inlassablement dans le sable. (...) Du
bout de sa chaussure, Don écrasa les morceaux et les enfouit
dans le sable humide, qui continua à se soulever par endroits,
tandis que de grosses bulles crevaient la surface : la chose
continuait à se débattre." (636) La chose ne veut pas mourir.
ophrys noire
Voilà pour le lien entre
l'abeille, à couper en morceaux, et la guêpe de Don.
Mais il faut se souvenir de aussi de l'histoire du couteau,
racontée brièvement par Ricky, le spécialiste du
cinéma (561). Dans le film pour lequel il a
été fabriqué, il était censé avoir
été fait à partir d'un morceau de
météorite, "une
substance dotée de propriétés
particulières, plus dure que le diamant. Une sorte de magie
venue de l'espace. le genre de bêtises typiques de certains
films". C'est la force
imaginaire de ce couteau qui a permis de mettre fin à
l'existence des êtres diaboliques.
King, qui vient de lire ce roman, ne s'est pas trompé sur sa
valeur. Transporté dans une construction impitoyable qui le
prend au piège, le lecteur, identifié
intensément aux personnages qui voient leur psychologie bien
plus développée que dans Julia, ne peut qu'assister
à cette lutte ancestrale, où le pouvoir du passé
et ses survivances accablantes prend une part essentielle.
Fidèle à sa méthode, King ne donne ni
synthèse, ni abrégé des caractéristiques
du gothique moderne. On pourrait les résumer ainsi :
- une accentuation de l'insertion du quotidien dans le fantastique,
mouvement amorcé depuis l'époque victorienne, et que
Anne-Rivers Siddons, l'auteur de La Maison d'à côté (1978) définit comme "la juxtaposition du terrifiant et de
l'ordinaire". (Ana, chap 9) Comme le remarque Jean-Pierre Conquet :
"Diables et fantômes,
débarrassés de leurs oripeaux de conventions y
apparaissent, non pas dans un prieuré hanté, dans un
château en ruine ou dans un cimetière abandonné,
mais dans le quotidien d'aujourd'hui." (PN,
préface, III)
- l'utilisation d'hommes ordinaires, ou qui en ont l'apparence,
luttant difficilement contre des forces qui les dépassent.
- la mise en place d'un microcosme (petite ville, demeure)
assimilable à une arène où s'affrontent des
forces universelles.
- la présence d'un narcissisme étouffant, les
personnages manifestant une obsession de plus en plus grande pour
leurs problèmes et fonctionnant en circuit fermé, sans
s'ouvrir à l'extérieur. Ils manifestent à la
fois de l'intérêt pour soi et la crainte de soi, des
pulsions obscures qui s'agitent à l'intérieur :
"La principale
différence entre l'horreur ancienne et l'horreur moderne,
c'est le narcissisme; que les monstres ne sont pas seulement attendus
dans Maple Street
37, mais qu'ils
peuvent aussi apparaître dans notre miroir - d'un instant
à l'autre."
(PN 39)
- le but de l'horreur n'est plus d'explorer le tabou ou le
péché, mais de montrer l'image du désordre, pour
nous renforcer dans notre goût de l'ordre. "Les romans que Stephen King étudie,
parce qu'ils l'«ont terrifié en même temps qu'ils
[l]'enchantaient» continuent de s'organiser autour du «mal
intérieur», (façon Jekyll et Hyde) ou du «mal
extérieur» (façon Dracula). De toute façon,
derrière les intrigues, perdure l'incessant combat que se
livrent Apollon et Dionysos, l'ordre et le
désordre."
(Jean-Pierre Conquet, PN, préface, II).
- le nouveau gothique se
caractérise également par une mise en place de
scènes chocs et par un grossissement des effets terrifiants.
Ainsi, l'histoire d'horreur moderne, tournant le dos à
l'ambiguïté et aux effets retenus des anciennes ghost
story, est d'autant plus réussie "qu'elle est violente et bariolée", qu'on lui permet d'exprimer toutes celles de
ses "qualités qui la
rapprochent de l'opéra." Qu'une telle esthétique - baroque s'il en est -
conduise parfois à des excès ou des surenchères
n'a rien d'étonnant. Stephen King le reconnaît
volontiers quand il ironise sur la tendance de ses confrères
et de lui-même à "verser dans le mélodrame
pantelant." Mais
"l'horreur et l'humour sont
les frères siamois de la littérature (...)
l'un ne va pas sans
l'autre." (Ana, chap. 9) Tout cela n'est qu'un jeu.
- enfin l'écrivain complet a quelque chose à dire :
"Le principal devoir de la
chose littéraire : nous dire la vérité sur
nous-mêmes tout en nous racontant des mensonges à propos
de personnes n'ayant jamais existé." (PN,
38)
On ne peut pas conclure sans signaler que l'essai de King ne
présente pas seulement l'intérêt de savoir ce
qu'il aime. Il ne cherche pas à nous présenter quelques
auteurs exceptionnels, qui éclipsent tout ce qui s'est fait
avant eux. Il a, au contraire, le souci de montrer la place des
auteurs du passé dans la grande chaîne du fantastique.
Comme le remarque pertinemment Conquet, son dessein est de nous
montrer que le genre s'est établi comme "une grande chaîne dont chaque maillon,
qu'il soit le fait d'un obscur auteur de pulps ou d'un
écrivain mondialement célèbre, est à sa
manière utile et irremplaçable. Grands et petits
maîtres ont contribué à l'élaboration du
genre, et, glorieux ou oubliés, il s'en réclame et leur
rend confraternellement hommage. " (Ana, préface, IV) Sans eux, ni
Straub ni lui ne seraient devenus ce qu'ils sont.
Roland Ernould ©
août 2001.
Notes
:
1 GhostStory
(Le fantôme de Milburn) (1979), trad. fr.
: id, Seghers 1979. Oswald éd. 1988. GhostStory : Pocket Terreur n°9033, 1990. La pagination des
romans de Straub est celle de l'édition Pocket.
25
Bibliographie : romans de fantômes de
Peter Straub.
Julia, 1975 (autre titre Full circle). Trad. Fr. Julia (le cercle infernal), Seghers éd., 1979.
If you
could see me now,
1977. Trad. Fr. : Tu as beaucoup changé,
Alison, J'ai lu,
1990.
Ghost
story, 1979. Trad.
Fr. Ghost story (Le fantôme de
Milburn) Seghers, 1979.
L'anthologie Peter Straub's Ghosts, 1995, non traduite, comprend une nouvelle de
Straub (Hunger :
an introduction, trad. Fr.
La faim,
introduction, in Magie de la terreur, nouvelles, 2000) et 14 nouvelles d'autres
auteurs.
bibliographie
|
26 Lewis Benedikt, Ricky Hawthorne, John Jaffrey, et James
Sears font partie d'une sorte de club, la Chowder Society. Un
cinquième membre, Edward Wanderley, est mort une année
plus tôt. Ils sont rejoints, au cours du récit, par le
romancier Don, neveu du défunt, et le lycéen
Peter.
27 (USA, 1804-1864) petit-fils d'un des juges de Salem, il
fut marqué fortement par le puritanisme. L'omniprésence
du mal et le thème de la malédiction marquent son
oeuvre : La lettre
écarlate
(The Scarlet
Lutter, 1850) est son roman
le plus célèbre. Des contes fantastiques ont aussi
été publiés en français.
28 Ambroise Bierce (USA, 1842-1914), journaliste et
écrivain, maître de l'humour noir,
considéré à l'égard de Poe aux USA, avait
un sens de l'horreur psychologique, de la terreur et de l'histoire
à chute qui lui valut l'admiration de Lovecraft.
Histoires
impossibles a
été publié chez Grasset en 1978.
29 Comme James, Edith Wharton (USA, 1862-1937)
n'écrivit que quelques oeuvres fantastiques dans une
production considérable (une cinquantaine de romans et de
recueils de nouvelles). Ses récits fantastiques ont
été publiés sous le titre de Ghost Stories of Edith Wharton, et publiés en deux volumes en France
: Le triomphe de la
nuit (1989) et
Grain de
grenade (1990) aux
éditions du terrain Vague.
30 Interview de Stanley Wiater, World Fantasy Convention,
Providence, 1979 : "I remember
the Arthur Machen story "The Great God Pan", and that really affect
me. (...) In fact, I cribbled from it unmercifully in
"Ghost Story".
31 Cité par Stephen King, Pages Noires,
50.
32 On trouve la même remarque dans Ça. Ça, créature venue d'un autre monde, a
découvert sur la Terre une nourriture plus
goûteuse
grâce au fait que
sur cette planète la qualité de l'imagination est
exceptionnelle
et donne "une grande richesse à la nourriture.
Ses dents déchiraient des chairs raidies de terreurs exotiques
et de voluptueux effrois."(982)
33 Cet épisode fait penser à un passage
d'Accouchement à
domicile, de King, qui date
de 1989 (Rêves et
Cauchemars, 1993.
Édition fr. Albin Michel 1994. Une épouse frappe
à coups de hache son mari mort-vivant : "Sa tête se sépara en deux, la
cervelle éclaboussant les carreaux comme de la bouillie
avariée; une cervelle dans laquelle grouillait des limaces de
mer et des vers marins gélatineux, une cervelle qui
dégageait les odeurs de fermentation d'une souche pourrie dans
la chaleur estivale d'une prairie.
Ses mains n'en continuaient pas moins à griffer et cliqueter
sur le carrelage, en produisant des bruits d'insectes.
Elle fendit... fendit... fendit...", 379. À noter la surabondance de détails
nauséeux par rapport à Straub.
34 Jacques Goimard et Roland Stragliati, La grande anthologie du
fantastique, Omnibus1997,
tome III, 1335.
35 "Cette porte.
Qui se dressait là où nulle porte n'aurait dû se
trouver. banalement posée sur le sable grisâtre à
quelque dix pas des marées les plus hautes, apparemment aussi
éternelle que la mer elle-même." Les
trois cartes, La Tour Sombre
2 (The Drawing of the Three,
1987). Édition fr.
J'ai lu 1991, Le prisonnier, 1,4..
36 Dans le récit, les créatures
maléfiques tuées disparaissent sous des formes diverses
: lynx, chien, oiseau...
37 Allusion à un épisode de la
Quatrième
Dimension : les habitants
d'une petite ville, se soupçonnent les uns les autres
d'être des monstres venus d'une autre planète.
Roland Ernould © août 2001
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
# 13 automne 2001.
Straub en 1977
lors de la rédaction
de
Ghost
story
|
l'auteur :
Peter Straub
est né à Milwaukee, dans le Wisconsin, le 2
mars 1943. Il est l'aîné d'une fratrie de 3
garçons. Son père était
commerçant, sa mère infirmière. Le
père voulait qu'il devienne un athlète, la
mère un docteur ou un ministre Luthérien. Lui
voulait était lire et apprendre, et il leur fit
espérer un métier de professeur. Études
à l'université de Wisconsin, Colombia
University, et au University College de Dublin. A
résidé pendant trois ans en Irlande, à
Dublin (1969-1972) et sept ans en Angleterre à
Londres (1972-1979), puis aux USA dans le Connecticut,
où sa femme Susan était née. Il habite
aujourd'hui New York (3 enfants). Il a écrit à
ce jour 14 romans, 2 recueils de nouvelles, des nouvelles et
de la poésie. Nombreuses récompenses
littéraires. En particulier, Mr. X a reçu le Bram Stoker Award. Le plus
littéraire des romanciers de terreur attire à
la fois les amateurs du fantastique et les inconditionnels
du polar.
Le nouveau Talisman 2,
écrit en
collaboration avec Stephen King,
s'appelle Black House. Sortie prévue en Octobre 2001.
L'ouvrage devrait être long de 576 pages et sera
publié par Random House.
|
Roland Ernould, mai 2001.
voir sa bibliographie
américaine, et les traductions
françaises
ce texte a été publié dans
ma Revue trimestrielle
différentes saisons
# 13 automne 2001.
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