Sac d'os.
"Quand on gagne
son pain quotidien en labourant les terres de l'imaginaire,
la ligne qui sépare ce qui est de ce qui semble être est
encore plus ténue." (31)
Il y a un livre à composer sur King écrivain et la manière dont il met en scène ses multiples personnages qui écrivent1. Il a abondamment publié sur le sujet, depuis les analyses critiques de L'Anatomie de l'horreur ou Pages Noires, jusqu'aux commentaires dans ses nombreuses préfaces et postfaces, sans compter les confidences de ses interviews. On sait par ailleurs qu'il a annoncé la sortie d'un essai sur l'écriture pour l'année 2000, intitulé actuellement On Writing.
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L'originalité de Sac d'os est de consacrer plus d'une centaine de pages à la situation d'un écrivain en position de «blocage» et à donner des aperçus jamais développés à ce point sur tout ce qui gravite autour du travail d'un écrivain populaire et de la course à la vente de ses éditeurs. Avec, en plus, quantité de réflexions intéressantes, comme celle-ci par exemple sur la supériorité du livre par rapport aux autres médias: "De mon point de vue, même s'il n'est pas sans préjugés, je le concède, les romanciers à succès, y compris quand ce succès est modeste, sont les mieux lotis de tous les artistes. Certes, les gens achètent davantage de disques compacts que de livres, vont davantage au cinéma et regardent beaucoup plus la télé. La période de productivité est cependant nettement plus longue pour les écrivains, peut-être parce que les lecteurs sont un peu plus intelligents que les fans des arts ne relevant pas de l'écriture, et ont donc un petit peu plus de mémoire. Dieu seul sait où est passé David Soul, de Starsky & Hutch, tout comme ce drôle de rappeur blanc, Vanilla Ice, mais en 1994, Herman Wouk, James Michener et Norman Mailer tenaient toujours le haut du pavé; venez donc me parler de l'époque où les dinosaures patrouillaient la planète. (...) Les lecteurs sont d'une loyauté sans égale dans les autres domaines artistiques, ce qui explique pourquoi tant d'écrivains en panne d'inspiration peuvent néanmoins continuer à produire, propulsés sur la liste des best-sellers par les mots magiques AUTEUR DE... sur la bande de leur dernier livre."(38)
La vie de l'auteur de romans
populaires Michael Noonan présente, cette fois encore, de
nombreuses ressemblances avec la vie de son créateur. On le
sait, King a épousé jeune une collègue
d'université, lui a fait trois enfants, et sa vie
d'écrivain s'inscrit dans la trajectoire d'un mari
fidèle et aimant, même si son ménage a pu
connaître quelques vicissitudes à ses débuts,
liées aux difficultés financières et à
l'alcool. "La vie des hommes,
avais-je lu une fois, est en général définie par
deux forces primordiales: le travail et le mariage."Mais ce qui a fait la solidité de la
vie créatrice de Mike est remise fondamentalement en question,
à la mort brutale de son épouse Jo -Johanna-
après dix ans de mariage: " Maintenant, "le mariage était terminé et la
carrière en panne d'une manière qui semblait
définitive. Cela étant, il n'y avait rien
d'étonnant à ce que le lieu où j'avais
passé tant de jours, la plupart du temps dans un état
de véritable bonheur, à inventer toutes sortes
d'existences imaginaires, paraisse ne plus rien signifier pour
moi."(151)
Comme pour King, sa carrière et son mariage "couvraient presque exactement la même
période de temps. J'avais achevé la version initiale de
mon premier roman, Being Two, peu de temps après que Johanna
et moi étions devenus officiellement
fiancés (...) et j'achevai la première version de mon dernier
roman, All the Way from the Top, environ un mois après qu'elle
avait été officiellement déclarée
décédée. C'était celui sur le tueur
psychotique obsédé par les gratte-ciel. Il a
été publié à l'automne 95. J'ai
publié d'autres romans, depuis (paradoxe que je peux
expliquer), mais je ne crois pas qu'apparaîtra un nouveau roman
de Michael Noonan sur la liste des publications à venir de
l'année prochaine. Je sais maintenant ce qu'est le blocage de
l'écrivain. J'en sais même plus là-dessus que ce
que j'ai jamais eu envie de savoir."(26)
Comme King, il a écrit jeune et propose, toujours comme King, son premier roman à son professeur d'écriture: "Je pris un agent littéraire par l'intermédiaire de mon professeur d'écriture créative (lequel lut mon roman et le condamna en le couvrant de louanges hypocrites, voyant dans ses qualités commerciales une sorte d'hérésie, je crois). L'agent vendit Being Two à Random House, la première maison d'édition à laquelle il le présenta."(28) Même situation que King, à cette différence près (et pas négligeable!) que son manuscrit ne fut pas accepté par l'éditeur. Le manuscrit de Marche ou crève, écrit à l'université, fut soumis à son professeur d'écriture Burton Hatlen, qui le trouva intéressant2 et le soumit à un autre professeur, Ted Bishop. Bishop était aussi écrivain et il mit Steve en contact avec un agent de New York, mais son histoire fut jugée trop locale et trop située dans le Maine.
Ses lecteurs connaissent la vie
presque ascétique d'écriture de King, ses huit à
dix pages abattues chaque jour. Pour produire comme il le fait,
"Il n'y a pas de magie, il n'y
a pas de mystère. Je m'assois ici tous les jours. En principe,
vers huit heures ou neuf heures du matin, je monte ici
[dans son bureau], je me lance du rock'n'roll sur la
stéréo et j'écris jusqu'à environ midi"
3
Comme King, Mike est un fonctionnaire
de l'écriture: "J'avais
pris le pli de me mettre au travail de bonne heure (...)
et restais assis devant l'IBM
jusqu'à midi ou presque, regardant la sphère Courrier
danser et tourbillonner tandis que les pages s'enroulaient docilement
sur la machine et en sortaient avec des mots écrits dessus.
Cette bonne vieille magie, si étrange, et absolument
merveilleuse. Je n'avais jamais vraiment eu le sentiment de
travailler, même si c'était ce que je disais; j'avais
l'impression de rebondir sur une sorte de bizarre trampoline mental.
Des ressorts qui me mettaient en complète apesanteur pendant
un moment.
J'arrêtais sur le coup de midi."(317) On notera le
rapprochement avec Misery
notamment, où le caractère «courrier» est
utilisé par Paul Sheldon pour taper, sous la contrainte
d'Annie, la dernière aventure de Misery, de plus en plus
difficilement à cause des lettres défaillantes...
Même la chaleur du bureau de Mike à partir de midi
rappelle celle du bureau où King travaille, comme il le
signale dans un entretien: "En
été, il fait chaud ici. Avant c'était la grange,
c'est pourquoi il y fait très chaud et, quand je peux, j'aime
en sortir rapidement."(Ph2,
75)
Mike s'arrête quand il a "rempli [s]on objectif d'écriture pour la
journée."(9)
Même participation à la
vie de la société. Les King sont attachés
à remplir de nombreux objectifs sociaux: dons aux
hôpitaux, terrain de sport, bourses aux étudiants, aides
diverses. Mike "donne
[s]on
sang à la Croix-Rouge
environ toutes les six semaines."(73) Le couple
Noonan assume les mêmes responsabilités:
"Nous n'étions pas
passés inaperçus dans la région, Johanna et moi;
nous avions apporté des contributions significatives à
trois petites bibliothèques de la région
Motton-Kashwakamak-Castle View et Johanna avait lancé, avec
succès, un projet de bibliobus desservant ces villes pour
lequel il avait fallu organiser une collecte. Outre cela, elle
faisait partie d'un club féminin de couture (les châles
dits «afghans» étaient sa spécialité)
et était membre à part entière de la
coopérative artisanale du comté de Castle. Visites aux
malades... donner un coup de main pour la collecte de sang annuelle
des pompiers volontaires... tenir un stand pour la fête de
Castle Rock; et ce n'était pas tout. Elle n'y mettait aucune
ostentation et ne jouait pas les dames patronnesses; tout au
contraire, elle tenait ce rôle avec discrétion et
humilité."(84)
Si Mike est complètement
dévoré par sa tâche d'écriture, son
épouse se donne sans compter: "Les SP, les Soupes populaires du Maine... WomShel, un
réseau de refuges pour femmes battues intercomtés...
TeenShel, la même chose pour des adolescents... les Amis des
Bibliothèques du Maine... Elle participait à deux ou
trois réunions par mois - à deux ou trois par semaine,
parfois - et je m'en étais à peine rendu compte. Trop
occupé."(325)
Sans être aussi imposants que
les revenus des King, ceux de Mike ne sont pas négligeables:
"Lorsque j'avais à
peine trente et un ans, nous possédions déjà
deux maisons: la ravissante vieille baraque édouardienne de
Derry, et un chalet en rondins au bord d'un lac, tellement grand
qu'on aurait presque pu en faire une auberge. De plus, nous les
détenions en toute propriété, sans emprunt,
à une époque de la vie où la plupart des couples
se sentent déjà privilégiés d'avoir
obtenu, souvent de haute lutte, un prêt bancaire. Nous
étions en bonne santé, fidèles, et avions
l'avenir devant nous. Certes, je n'étais ni Thomas Wolfe ni
même Tom WoIfe, mais on me payait pour faire ce que j'aimais,
et il n'y avait pas cochon plus heureux sur cette
terre."(30)
Moins nantis que d'autres
écrivains populaires, disposant mais une confortable aisance:
"Nous n'étions pas
riches au point de posséder un jet (comme Grisham) ou une part
dans une équipe de base-ball (comme Clancy), mais au regard
des normes en vigueur à Derry, dans le Maine, nous
étions fabuleusement à notre aise."(31)
"Vers l'époque de
l'élection de George Bush à la présidence, un
expert-comptable m'apprit que nous étions
millionnaires."(30)
Aussi les dépenses, même lourdes comme la remise en
état du chalet près du lac, sont-elles
indifférentes à Mike, qui vit la même existence
de modération des King: "Ces dépenses m'étaient complètement
égal. Je mène pour l'essentiel une existence frugale,
non pas pour des raisons morales mais parce que mon imagination,
pourtant très riche à bien d'autres titres, semble ne
pas vouloir fonctionner quand il est question d'argent. Ma conception
de la bamboula, c'est un séjour de trois jours à
Boston: assister à une partie des Red Sox, faire un tour au
Tower Records & Video, plus un autre à la librairie
Wordsworth à Cambridge. Mode de vie qui n'ouvre pas de bien
grandes brèches dans les intérêts, sans parler du
principal; j'avais un excellent expert financier à Waterville
et le jour où je verrouillai la maison de Derry et pris la
route à l'ouest, en direction du TR-9O, je pesais, comme on
dit, un petit peu plus de cinq millions de dollars. Pas grand-chose,
comparé à Bill Gates, mais une fortune dans cette
partie du pays, et je pouvais me permettre d'accepter sans broncher
le coût élevé de ces
réparations."(89)
En résumé, un écrivain populaire aux larges
revenus, auquel tout a souri jusqu'au décès de son
épouse.
King a souvent raconté que
quand il écrivait, rien ne comptait et qu'il vivait dans une
"sorte d'état
hypnotique."(Ph2, 47)
Il en est de même pour
Mike: "J'avais
été ailleurs, c'est tout. En transe, plongé dans
un autre monde, occupé à écrire l'un de mes
stupides petits bouquins. J'avais été hypnotisé
par les fantasmes qui se poursuivaient dans ma tête et il est
facile de manipuler un homme hypnotisé."(403)
"Pendant des années,
j'avais fui les problèmes du monde réel, me
réfugiant dans les recoins les plus reculés de mon
imagination."(428)
Comme le constate son
épouse amusée, "«Michael est parti faire un tour au pays des
Grandes Chimères.»"(412)
L'avantage de cette intensité créatrice, c'est
l'évasion totale de la réalité: "L'écriture avait chassé toute
pensée concernant le monde réel, au moins
temporairement. J'estime que c'est à cela qu'elle sert, en fin
de compte. Bonne ou mauvaise, elle fait passer le
temps."(406) "Le travail avait toujours été
ma drogue préférée, bien meilleure que la
bouteille ou le Mellaril4, dont j'avais toujours une plaquette dans
l'armoire à pharmacie."(434) Des propos
semblables sur les vertus thérapeutiques de l'écriture
sont tenus par King dans des interviews, où il déclare,
quand il est interrogé sur la possibilité d'un
«break» dans son rythme d'écriture: "Je deviendrais fou. Je suis une
créature d'habitude."(TSK,
240) On sait qu'il prétend
n'arrêter d'écrire que trois jours par an: les jours de
la Fête Nationale, de son anniversaire et de Noël...
Difficile de se rendre compte de ce qui se passe ordinairement
à la maison: "Je ne
m'étais douté de rien. Évidemment,
j'étais en train d'écrire et, quand j'écris, je
suis dans une sorte d'état second."(19) Au point
d'être traité comme un enfant: "Johanna prétendait cependant que
lorsque je m'enfonçais dans la «zone»
Écriture, il était inutile de me parler de quoi que ce
soit: les choses m'entraient par une oreille et sortaient par
l'autre. Il lui arrivait même parfois de m'agrafer une note
à la chemise - course à faire, coup de fil à
donner - comme si j'avais quatre ans."(178) Même
situation pour King: contrairement à la plaisanterie classique
que sa réputation ou son avidité lui feraient vendre sa
liste de commissions, c'est le plus souvent Tabitha qui
l'établit...
Comme King, Mike fonctionne à
l'instinct: "Mon premier
directeur littéraire avait l'habitude de dire que
quatre-vingt-cinq pour cent de ce qui se passe dans la tête d'
un écrivain se fait indépendamment de lui; j'ai
toujours cru que cette remarque était valable pour tout le mot
monde. Les soi-disant «pensées profondes» sont dans
l'ensemble largement surestimées. Lorsqu'on a des ennuis et
qu'il faut prendre des décisions, il vaut finalement mieux,
à mon avis, se tenir sur le côté et laisser les
types du sous-sol faire leur boulot. Un boulot d'ouvriers, des types
pas syndiqués aux muscles solides et couverts de tatouages.
Leur spécialité est l' instinct, et ils n'en
réfèrent aux plus hautes instances qu'elle qu'en
dernier ressort, lorsqu'il ne reste plus qu'à
cogiter."(205)
À un moment, il regarde des
lettres se former en mots sur le réfrigérateur dans une
sorte d'état de transe: "Cet état de demi-hypnose est quelque chose que
l'on cultive jusqu'au moment où l'on peut y entrer et en
sortir à volonté. La partie intuitive de l'esprit se
déverrouille, quand on se met au travail, et
s'élève à une hauteur d'environ deux
mètres (peut-être trois, les bons jours). Une fois
là, elle se contente de faire du surplace et de vous envoyer
de sombres messages magiques et des images fulgurantes. En dehors des
moments où elle se met en branle, cette partie demeure
coupée du reste de la machinerie et reste passablement
oubliée... sauf à de certaines occasions, où
elle se libère spontanément et où la transe vous
prend de manière inattendue, l'esprit se mettant à
produire des associations qui n'ont rien à voir avec des
pensées rationnelles et des images fortes et inattendues.
D'une certaine manière, c'est l'aspect le plus étrange
du processus créatif. Les muses sont des fantômes, et il
leur arrive d'entrer en scène sans y être
invitées."(534)
Mike répond longuement
à la question constamment posée à King dans ses
interviews ou interventions publiques, comment lui viennent les
idées: "L'une d'elles
avait vraiment été sensationnelle, du genre à
pouvoir devenir un roman, si j'avais encore été capable
d'en écrire. Entre huit et douze autres méritaient
d'être classées parmi les «bonnes
idées», de celles qui pouvaient à la rigueur
servir en cas de besoin urgent, ou parfois se transformer de
manière inattendue en une nuit, comme le haricot géant
de Jack. Cela arrivait. La plupart n'étaient que de vagues
notions, de petits «qu'est-ce qui arriverait si» allant et
venant comme des étoiles filantes pendant que je me promenais,
conduisais ou rêvassais le soir en attendant que vienne le
sommeil.
The Red-Shirt Man5 était un
«qu'est-ce qui arriverait si». Un jour, j'avais vu un homme
vêtu d'une chemise rouge vif qui lavait la vitrine du JC Penny
de Derry - peu de temps avant que ce magasin n'aille s'installer dans
le centre commercial. Un couple de jeunes gens passa sous
l'échelle du laveur de carreaux... signe de malheur, selon une
vieille superstition. Le jeune homme et sa compagne n'y avaient pas
fait attention: ils se tenaient par la main et se regardaient
intensément dans les yeux, aussi amoureux qu'on peut
l'être à vingt ans, depuis que le monde est monde.
L'homme était grand et son crâne passa à un
cheveu - c'est le cas de dire - de la semelle du laveur de carreaux.
S'il l'avait touché, il aurait très bien pu le faire
tomber, avec tout son fourniment.
L'incident qui s'était déroulé sous mes yeux
n'avait pas duré plus de cinq secondes. L'écriture de
The Red-Shirt Man me prit cinq mois. Sauf qu'en
réalité, le livre avait été conçu
pendant cette seconde du «qu'est-ce qui arriverait si».
J'avais imaginé une collision au lieu de ce qui était
réellement arrivé, c'est-à-dire rien. Tout le
reste en découlait. L'écrire avait été un
boulot de secrétaire."(271)
Dans plusieurs romans, King présente des remerciements à ceux qui lui ont fourni des renseignements (pour Sac d'os, ils vont à un avocat qui l'a informé des aspects légaux de la garde d'enfants). De même Mike a son chercheur: "Rosencrief était un retraité de la Navy qui habitait Derry. Je l'avais employé comme assistant de recherches pour plusieurs de mes livres; c'était lui qui m'avait trouvé tout ce que je voulais savoir sur la fabrication du papier, sur les habitudes migratoires de certains oiseaux communs, sur l'architecture de la salle contenant le tombeau, dans les pyramides. C'était toujours de quelques éléments dont j'avais besoin, jamais de «tout le foutu bazar». En tant qu'écrivain, ma devise a constamment été de ne pas laisser les faits m'embrouiller. (...) Je veux en savoir juste assez pour pouvoir mentir avec vraisemblance. Rosencrief le savait, et notre collaboration s'était toujours bien passée."(270) King cite un exemple qui n'est pas sans rappeler La Ligne verte: "Cette fois-ci, j'avais besoin de quelques informations sur la prison de Raiford, en Floride; je voulais en particulier savoir de quoi avait l'air le couloir de la mort. J'avais aussi besoin de quelques tuyaux sur la psychologie des tueurs en série."(270)
Le roman est ponctué de
remarques diverses sur le fonctionnement de l'écriture,
identique à l'activité de la vie quotidienne, bien
qu'elle participe d'un autre univers: "Quand on écrit un livre, on avance une page
à la fois. Nous nous détournons de tout ce que nous
savons et de tout ce que nous redoutons. Nous consultons des
catalogues, regardons des parties de foot, choisissons telle marque
de téléphone plutôt que telle autre. Nous
comptons les oiseaux dans le ciel et nous ne nous détournons
pas de la fenêtre lorsque nous entendons les pas de quelque
chose qui s'approche dans le couloir; nous disons: oui, en effet, les
nuages ressemblent souvent à des choses - à des
poissons, à des licornes ou à des cavaliers - mais ils
n'en restent pas moins des nuages. Nous le disons alors même
qu'ils sont traversés par la foudre, et reportons notre
attention sur le prochain repas, la prochaine douleur, la prochaine
respiration, la prochaine page. C'est ainsi que nous
fonctionnons."(298)
Les lecteurs ont remarqué que, pratiquement dans tous les
romans de King, quand le personnage pense ou agit, une
deuxième voix -parfois une troisième- vient se
superposer, interférer pour influencer la décision.
King explique cette façon de procéder au travers du cas
de Mike, le sien évidemment: "J'entends des voix dans ma tête et j'en ai
toujours entendu, d'aussi longtemps que je me souvienne. J'ignore si
cela fait partie ou non de l'équipement dont doit être
doté tout bon écrivain; je n'ai jamais posé la
question à un confrère. Je n'en ai jamais ressenti le
besoin, car je sais que toutes ces voix ne sont que des versions
différentes de moi-même. Il peut facilement leur
arriver, néanmoins, de paraître appartenir à
quelqu'un d'autre et aucune ne présente davantage de
réalité, en
ce sens -ou ne m'est plus
familière-, que celle de Johanna. C'était cette voix
que j'entendais à présent; elle paraissait
intéressée, amusée d'une manière ironique
mais sans méchanceté... et approbatrice.
Alors, Mike, on va se bagarrer?
«Ouais, dis-je, toujours immobile. (...) J'en ai
bien l'impression, mon chou.»
Voilà une bonne chose de faite, non?"(109)
On trouve aussi le souci du détail concret, celui qui fait
mouche et qui le caractérise l'écriture de King. Venu
au chalet, Mike remarque sur sa main, une petite coupure assez
récente, juste derrière les articulations. Or, dans ses
rêves, il a vu cette coupure parfois à "la main droite, parfois à la main
gauche. Je me dis que si c'est un rêve, les détails sont
soignés. Toujours cette même idée: si c'est un
rêve, les détails sont soignés. C'est l'absolue
vérité. Ce sont des détails de romancier... mais
dans les rêves, peut-être tout le monde est-il romancier.
Comment savoir?"(53) Ailleurs il
parle de "pollinisation
croisée entre les rêves et les faits du monde
réel."(93)
D'où cette constatation sur le caractère fragile de la
réalité, "le
sentiment que la réalité est mince. Je considère
d'ailleurs qu'elle est vraiment mince, mince comme la glace d'un lac
après un dégel de janvier, et que nous remplissons
notre existence de bruit, de lumière et de mouvement pour ne
pas voir ce manque de consistance. (...) Ce qui
se met en place, lorsque disparaît la lumière du jour,
est une sorte de certitude: qu'en dessous de la surface gît un
secret, un mystère à la fois noir et éclatant.
On ressent ce mystère dans chaque respiration, on le devine
dans chaque ombre, on s'attend à y plonger à chaque
pas. Il est là."(96)
Et cette dernière remarque, elliptique, mais qui en dit long sur la personnalité profonde de King, marquée par de multiples phobies: "Un écrivain est un type éduqué dans l'art de penser au pire."(81)
La plupart des écrivains lient
l'acte d'écriture à des rituels ou des
cérémonials: utilisation de tel crayon, de tel papier,
de tel éclairage. Certains écrivains décrits par
King ont de telles marottes. Ce qui est original dans
Sac d'os, c'est que les rites liés à
l'écriture sont conjugaux, à rattacher d'abord au
premier livre écrit par Mike: "Lorsque, hésitant, je tendis à Johanna
cette première version de Being Two, elle la lut en une
soirée, lovée dans son fauteuil
préféré, habillée seulement d'un slip et
d' un T-shirt arborant l'ours noir du Maine sur le devant, et buvant
tasse après tasse de thé glacé."
Lui s'est assis sur le perron
et attend:
"«Eh bien? dis-je.
C'est bon. Et maintenant, si tu retournais à
l'intérieur pour me sauter dessus?» Je n'eus même
pas le temps de répondre: il y eut un petit glissement soyeux
de nylon et le slip qu'elle portait se retrouva sur mes
genoux. (...)
Je crois que je vais devenir
femme d'écrivain."(27)
Après avoir terminé son premier livre, Mike a peur de
ne pas pouvoir réaliser le second: "Je suppose que j'avais dû trop écouter ces
histoires qui font frissonner les débutants, voulant qu'un
premier coup gagnant puisse être le fait du hasard. Je me
souviens d'un conférencier en littérature
américaine expliquant un jour que, de tous les
écrivains américains contemporains, seul Harper Lee
avait trouvé un moyen sûr d'éviter le coup de
blues du deuxième livre. 6 (31)
C'est donc avec son second roman que le cérémonial
prend sa forme définitive: "Le rituel s'est mis en place lors de mon deuxième
livre, le seul pour lequel j'ai ressenti une certaine
nervosité; je suppose que j'avais dû trop écouter
ces histoires qui font frissonner les débutants, voulant qu'un
premier coup gagnant puisse être le fait du
hasard. (...)
Lorsque j'en fus à la
rédaction des dernières pages de The Red-Shirt Man, je
m'arrêtai à une ligne de la fin. (...)
Un peu plus tôt, ce
soir-là, j'avais mis une bouteille de Taittinger au Frigo, en
compagnie de deux flûtes. Je les sortis, les disposai sur une
plateau de métal dont nous nous servions d'habitude pour les
pichets de thé glacé ou de menthe à l'eau que
nous buvions sur la galerie, et arrivai ainsi équipé
dans le séjour.
Johanna était pelotonnée dans son antique gros fauteuil
miteux, en train de lire (non pas Somerset Maugham, mais William
Denbrough, l'un des contemporains qu'elle
préférait7). «Ho-ho, dit-elle en marquant la page
de son livre. Du champagne! Et en quel honneur?» Comme si,
voyez-vous, elle ne l'avait pas su.
«J'ai terminé, répondis-je. Mon livre est tout
fini8.»
Elle sourit et prit l'une des
flûtes sur le plateau que je lui tendais, incliné vers
elle. «Eh bien, voilà une bonne chose de faite,
non?» Je me rends compte aujourd'hui que l'essence de ce rituel,
sa partie vivante et puissante, comme peut l'être un seul terme
réellement magique au milieu d'un torrent de mots,
c'était ces quelques paroles."(32)
Et une dernière
surprise quand il lui demande de terminer son livre: "Je croyais que
tu avais fini, me dit-elle.
- Sauf la dernière ligne. Ce livre, tel que tu le vois, t'est
dédié, et je tiens à ce que ce soit toi qui
écrives cette dernière ligne.»"(33)
Aussi quand il ne sait plus écrire après le
décès de sa femme, il pense à la perte de ces
rites: "Je me suis
demandé plus d'une fois si l'origine du blocage de
l'écrivain n'était pas à chercher dans la
rupture du rituel. De jour, je n'avais pas de mal à rejeter
ces balivernes faisant appel au surnaturel, mais la nuit,
c'était plus dur. De nuit, nos idées ont une
déplaisante tendance à se débrider et à
battre la campagne. Et quand on a passé l'essentiel de sa vie
d'adulte à composer des récits de fiction, je suis
sûr que ces brides sont encore plus lâches et que les
bêtes ont encore moins envie de les porter. C'est Bernard Shaw
ou Oscar Wilde, il me semble, qui dit que l'écrivain
était un homme ayant appris à son esprit à mal
se conduire. (...)
Certains peintres refuseront
de toucher à leurs pinceaux s'ils ne portent pas tel chapeau,
et les joueurs de base-ball qui marquent des points se garderont bien
de changer de chaussettes."(31)
L'écrivain populaire est soumis à de nombreuses contraintes liées à l'argent qu'il rapporte à ses éditeurs et à au monde de l'édition qui gravite autour de lui. Poule aux oeufs d'or à produire selon les règles, cornaqué de près par son agent littéraire, mal estimé de la critique littéraire, il ne mènerait pas une vie bien rose s'il n'avait pas en compensation le plaisir de l'écriture.
Depuis longtemps, King pense que s'il
a un électorat populaire important, son oeuvre n'est pas
considérée à sa juste mesure par les
spécialistes littéraires. Il souffre de ce rejet ou du
dédain dont il est l'objet de la part de
l'«élite» intellectuelle, et cette tristesse est
apparue maintes fois dans ses préfaces ou ses propos.
Misery est le roman où elle transparaît le plus.
On ne s'étonnera donc pas de la retrouver dans
Sac d'os: "«Personne ne va jamais le confondre avec L'Ange
exilé9, n'est-ce pas?». Je parlais de mon
livre, évidemment. Elle avait très bien compris, de
même qu'elle savait que la réaction de mon professeur
d'écriture créative m'avait déprimé.
«Tu ne vas pas te mettre à me balancer ces conneries
d'artiste frustré, j'espère? me répondit-elle en
se redressant sur un coude.
(...) Non, Mike, tout
est dans le bonheur que l'on éprouve. Es-tu heureux quand tu
écris?- Bien sûr.» Comme si elle ne le savait
pas."(28)
Comme chez King, ses regrets de n'être pas «meilleur»
sont traités en apparence avec ironie: "Je faisais partie de ces romanciers
intermédiaires
(...) ignorés
par la critique, donnant dans un genre particulier. Le mien
étant «ravissante jeune femme livrée à
elle-même rencontre étranger fascinant», attitude
fort bien compensée par cette sorte de reconnaissance honteuse
que l'on accorde aux bordels agréés par l'État,
au Nevada, venant du sentiment, semble-t-il, qu'il faut bien proposer
un dérivatif aux instincts les plus sordides, et que quelqu'un
devait donc faire ce «genre de choses». Je faisais ce
«genre de choses» avec enthousiasme (et parfois avec la
connivence enthousiaste de Johanna, quand je tombais sur une
difficulté particulièrement problématique de mon
intrigue)."(30)
Quand sa femme n'est plus là pour l'appuyer, il se souvient de
son approbation et de son aide avec nostalgie: "Je me rappelais le commentaire que je lui
avais fait à propos du manuscrit de Being Two, que personne ne
le confondrait jamais avec L'Ange exilé. Tu ne vas pas te
mettre à me balancer ces conneries d'artiste frustré,
j'espère? avait-elle répondu. Et pendant mon
séjour à Key Largo, ces paroles ne cessèrent de
me revenir, toujours avec la voix de Johanna: ces conneries, ces
conneries d'artiste frustré, ces putains de conneries
d'artiste frustré dignes d'un
écolier..."(77)
Une littérature de masse exige
d'abord l'obéissance à un rythme de production
saisonnier, où une inspiration capricieuse peut ne pas y
trouver son compte: "Ce qu'un
éditeur exige
(...) de la part d'un
auteur dont on compte vendre la prose à cinq cent mille
exemplaires en édition normale et à un million de plus
en poche, est parfaitement simple: un bouquin par an. Ce rythme, ont
calculé les manitous de New York, est le meilleur. Trois cent
quatre-vingts pages reliées par de la ficelle ou de la colle,
tous les douze mois, avec un commencement, un milieu et une fin, et
si possible (ce qui est fortement conseillé) un même
personnage principal revenant à chaque fois, comme Kinsey
Milhon ou Kay Scarpetta. Les lecteurs aiment bien retrouver leur
héros; c'est comme s'ils étaient de la
famille."(38)
Pas question de publier moins, ou davantage: "À moins d'un livre par an, vous fichez
en l'air l'investissement que l'éditeur a fait sur vous, vous
compliquez le boulot de l'expert-comptable chargé de jongler
avec vos cartes de crédit, et votre agent a du mal à
payer son psy à la date prévue. Par ailleurs, il se
produit une certaine lassitude chez vos fans si vous prenez trop de
temps. Inévitable. De même que, si vous publiez trop,
certains lecteurs vont se dire: « Houlà, je commence
à en avoir assez de ce type, j'ai l'impression de me faire
refiler toujours le même plat.»"(39)
Si bien qu'un nouveau roman à suspense de Mike Noonan
"paraissait chaque mois de
septembre, réglé comme une horloge, juste ce qu'il
fallait pour la fin de l'été, les amis, et au fait,
n'oubliez pas que les fêtes approchent et que vos parents et
amis apprécieraient sans doute le nouveau Noonan, que l'on
peut se procurer chez Borders avec un rabais de trente pour cent, une
affaire!"(39)
Dans
Sac d'os, les coulisses
du monde de l'édition nous sont décrites comme King ne
l'a jamais fait, avec férocité. Les changements
opportunistes d'éditeurs, l'analyse de la stratégie des
auteurs concurrents, la parution jugée inopportune d'auteurs
mieux cotés, qui viennent ravir la vente convoitée,
toutes sortes de combines pour apparaître ou se maintenir dans
le palmarès hebdomadaire des auteurs les plus vendus.
"La première
moitié de ces dix ans se passa chez Random, puis mon agent eut
une offre plus alléchante de Putnam, et je sautai dessus.
Vous avez certainement lu mon nom dans beaucoup de listes de
best-sellers... à condition que l'édition du dimanche
de votre journal comporte une liste des quinze titres les plus
vendus, et pas seulement des dix. Je n'ai jamais été un
Tom Clancy, un Ludlum, ou un Grisham, mais j'ai fait quelques cartons
en édition originale (...)
et j'ai même
réussi une fois à être classé
cinquième sur la liste du New York Times. C'était avec
mon deuxième titre, The Red-Shirt Man. L'ironie du sort voulut
que l'un des livres qui m'ont empêché d'aller plus haut
ait été Steel Machine de Thad Beaumont (écrivant
sous le pseudonyme de George Stark)10. Les Beaumont
possédaient une résidence secondaire à Castle
Rock, à cette époque, à une soixantaine de
kilomètres au sud de la nôtre, qui est au bord du lac
Dark Score. Thad est mort, aujourd'hui. Suicide11. J'ignore s'il a été ou non
victime du blocage de l'écrivain.
Je me tenais donc juste à l'extérieur du cercle
magique, celui des méga-best-sellers, mais cela ne m'a jamais
gêné."(30)
Après le décès de sa femme, Mike veut
s'arrêter quelque temps pour souffler et il en parle à
son agent: "«Ce n'est
peut-être pas une très bonne idée, Mike; pas
à cette étape de ta carrière, en tout cas.
- Ce n'est pas une étape, répondis-je. C'est en 1991
que j'ai connu le plus grand succès; depuis, les ventes n'ont
peut-être pas baissé, mais elles n'ont pas vraiment
augmenté. C'est un plateau, Harold, pas une étape.
- Oui, admit-il, et les écrivains qui atteignent ce stade
n'ont en réalité que deux perspectives, en termes de
ventes: continuer ainsi, ou redescendre. (...) Grisham pourrait se permettre de prendre une
année sabbatique. Clancy aussi. Chez Thomas Harris, les longs
silences font partie du personnage et de sa
mystique12. Mais au niveau
où tu te situes, la vie est encore plus dure qu'au sommet,
Mike. Ces places-là sur la liste des best-sellers du New York
Times, entre huit et quinze, vous êtes une quarantaine
d'écrivains à vous les disputer, Sanford, Kellerman,
Koontz, Garwood, Saul, et les autres... tu sais mieux que moi de qui
il s'agit, vous êtes voisins de liste pendant quatre mois tous
les ans, (...)
Si toi, tu restes cinq ans
sans rien publier, ton prochain bouquin se vendra peut-être...
ou peut-être pas.»"13 (43)
Exceptionnellement le rythme de
production peut être perturbé, en fonction
d'opportunités éditoriales. L'agent littéraire
de Mike, Harold Oblowski, lui téléphone en octobre
1997. Il avait déjeuné la veille avec Debra Weinstock,
la directrice de collection, et ils avaient parlé de la
rentrée de 1998: "«On dirait que ça va se bousculer au
portillon, dit-il, parlant de la liste des best-sellers de l'automne.
Sans compter les invités surprises. Dean Koontz...
- Je croyais qu'il publiait toujours en janvier?
- Oui, mais pas cette fois. Debra a entendu dire que la parution
risquait d'être retardée. Il veut ajouter quelques
chapitres, je ne sais pas exactement. Il y a aussi un Harold Robbins,
The Predators...
- La belle affaire!
- Robbins a toujours des fans, Mike, pas mal de fans. Comme tu l'as
souvent fait remarquer toi-même, les écrivains de
fiction ont une sacrée durée de vie. (...)
Il y a cinq autres écrivains que nous n'attendions pas qui
sortent un livre à la rentrée: Ken Follett... et il
paraît que c'est son meilleur depuis Eye of the Needle... Belva
Plain... John Jakes...
- Aucun d'eux ne joue dans ma catégorie», observai-je,
bien que sachant que tel n'était pas exactement le
problème pour Harold; son problème, c'était
qu'il n'y avait que quinze places sur la liste des best-sellers du
New York Times. (...)
Et pour couronner le tout, un nouveau Mary Higgins Clark. Je sais
dans la catégorie de qui elle joue, et toi
aussi.»"(48)
Si certains de ces auteurs ne concernent guère Mike, pour
d'autres il éprouve en effet des craintes: "Mary Higgins Clark jouait en effet dans ma
catégorie, nous nous partagions exactement le même
lectorat, et jusqu'ici notre rythme de publication avait
été calculé pour éviter que nous nous
rencontrions... ce qui était à mon avantage
plutôt qu'au sien, je peux vous le dire. En cas de lancement
parallèle, il était clair qu'elle
m'enfonçait."(48)
Mais si les éditeurs veulent son livre plus tôt, il leur
faudra payer davantage: "Réponds-leur de voir les choses sous l'angle du
tarif en urgence, chez le teinturier. (...)
D'après toi, combien pourrait-on...
- Une avance plus importante me paraîtrait une honnête
proposition. Ils vont faire la gueule et prétendre que
l'affaire est aussi à ton avantage. Avant tout à ton
avantage, même. Mais si l'on se fonde sur l'argument du travail
supplémentaire... du tarif des heures de nuit... je crois que
dix pour cent de plus, ce serait correct."(50) Des comptes
d'épiciers.
Ces milieux littéraires peuvent être liés par
d'autres buts que le profit, les relations privées ou le sexe:
"«Tu n'es pas content de
Putnam? Je suis sûr que Debbie serait désolée, si
elle t'entendait. Et je suis sûr aussi que Phyllis Grann est
prête à faire à peu près n'importe quoi
pour régler tout problème que tu pourrais
avoir.»
Coucherais-tu avec Debbie, Harold? me dis-je; et tout d'un coup, cela
me parut l'hypothèse la plus logique au monde. Ce
quinquagénaire d'Oblowski, ce rondouillard à la
calvitie avancée, s'envoyait en l'air avec mon
éditrice, une blonde aristocratique sortie tout droit de
l'université Smith. Couches-tu avec elle? Parlez-vous de mon
avenir littéraire pendant que vous êtes au pieu ensemble
dans une chambre du Plaza? Vous mettez-vous à deux pour
d'imaginer combien d'oeufs en or vous pourrez encore tirer de cette
vieille poule fatiguée avant de lui tordre le cou, finalement,
pour en faire du pâté? C'est ça, que
vous mijotez?"(65)
King a fait état d'au moins
deux périodes de blocage: "Juste après Carrie, j'ai été
bloqué pendant près d'un an. Lorsque j'ai
terminé les Tommyknockers, je suis entré dans une
année infernale, que je ne voudrais pas revivre: rien ne
venait; j'écrivais et tout tombait en morceaux, comme du
papier humide. Je ne sais pas comment décrire ça, sauf
que c'est un sentiment terrible d'impuissance. Vous avez l'impression
d'être un batteur de base-ball en plein creux de la vague.
Finalement, j'ai écrit une nouvelle intitulée "Rainy
Season"et d'un seul coup, tout s'est
relâché."(TSK,
240) La première s'est
située au début de son mariage, à un moment
où il noyait dans la boisson sa déception d'auteur sans
éditeur, et où son mariage éprouvait de grosses
difficultés financières14 . Jack Torrance, l'écrivain de
Shining, éprouve ces mêmes difficultés et
on peut justement penser qu'il est le résultat de la
transposition des problèmes personnels récents de King.
La seconde période de blocage dura tout le premier semestre
1988. Cette crainte l'a constamment préoccupé car on
sait -il l'a répété maintes fois- que
l'écriture est nécessaire à son équilibre
psychologique et sa santé mentale.
Complètement abattu par la mort de son épouse, Mike est
incapable d'écrire, et il en fait le triste constat:
"Je décidais que sauf
miracle de dernière minute, ma carrière
d'écrivain était terminée. Harold allait pousser
les hauts cris et Debra s'arracher les cheveux, mais que
pouvaient-ils faire? M'envoyer la police des publications? Me menacer
d'une descente - la Gestapo du Club du livre du mois? Et même
s'ils l'avaient pu, qu'est-ce que cela aurait changé? On ne
peut faire jaillir la sève d'une brique ou le sang d'une
pierre. Donc, sauf guérison miraculeuse, ma carrière
d'écrivain était bel et bien
terminée."(60)
Mais il n'ose pas le dire à son agent littéraire, qui
le rappelle à l'ordre pour son retard dans la livraison du
manuscrit attendu: "J'avais
là une occasion en or de dire que les choses n'allaient pas
bien, mais alors, pas bien du tout; mais Mr Harold Oblowski, du 225,
Park Avenue à New York, n'était pas le genre d'homme
à qui l'on faisait de telles déclarations.
C'était un excellent agent, autant aimé que
détesté dans le milieu de l'édition (parfois par
les mêmes personnes et en même temps), mais il ne
réagissait pas très bien aux mauvaises nouvelles en
provenance des sphères obscures et glissantes où la
marchandise était en réalité fabriquée.
Pris de panique, il aurait sauté dans le premier avion pour
Derry, prêt à m'insuffler de la créativité
au bouche-à-bouche, déterminé à ne rien
épargner pour redonner vie à ma muse assoupie,
résolu à ne pas me lâcher tant qu'il ne m'aurait
pas arraché aux griffes de la paralysie."(40)
Combat que Mike, abattu et résigné, ne veut pas
accepter.
King est un écrivain
productif, qui peut écrire un livre en huit ou neuf mois,
parfois beaucoup moins (le record inégalé étant
Running man écrit en trois jours pour
l'essentiel). Bien sûr, il compose aussi des nouvelles, des
scénarios, rédige des articles. Mais il confectionne
généralement plus d'un roman par an. Au début de
sa carrière d'écrivain, il avait accumulé
plusieurs livres avant que Carrie soit
édité. Ces romans ont paru plus tard sous le pseudonyme
de Richard Bachman, son éditeur de l'époque, Doubleday,
craignant que le fait de publier plus d'un livre par an sature le
marché et perturbe le succès grandissant du jeune
auteur. Cette facilité de création, octroyée
à Mike, lui permettra une solution d'attente: "Le secret est simple, et je ne suis pas le
seul romancier américain populaire à le
connaître; si la rumeur dit vrai, Danielle Steel (pour ne
désigner qu'elle) a utilisé la formule de Noonan
pendant des dizaines d'années. Voyez-vous, bien qu'ayant
publié un livre par an à partir de Being Two en 1984,
j'ai écrit deux livres pendant quatre de ces dix
années: j'en publiais un et je planquais l'autre.
(...) Je mettais des noisettes de
côté. Je ne crois pas que c'était dans la
perspective d'un blocage devant la page blanche, cependant. Bon Dieu,
je me marrais bien, c'était tout!"(39) Si bien
qu'à l'époque de son blocage, il détenait,
"à l'abri dans les
coffres de la Fidelity Union, quatre cartons contenant chacun un
manuscrit, intitulés Promise, Threat, Darcy et
Top."(40)
Jusqu'à présent, King ne s'était pas
montré tendre avec le monde de l'édition. Ce sont les
critiques qui vont maintenant devenir sujets de dérision. Ces
romans sont anciens, pour la plupart: mais les éditeurs et les
critiques l'ignorent et, sans apprécier véritablement
le roman pour lui-même, ils le voient dans l'illusion d'une
progression continue -et en progrès- de l'auteur:
"Lorsque Harold eut lu Darcy
et déclaré qu'il était ce que j'avais fait de
mieux jusqu'ici, non seulement un best-seller, mais un livre
sérieux, j'avançai, d'un ton hésitant, mon
intention de prendre une sorte d'année sabbatique. Il
réagit sur le champ par la question que je déteste
par-dessus tout: est-ce que je me sentais bien? Bien sûr, lui
répondis-je, aussi bien qu'un poisson dans l'eau, mals j'avais
envie de souffler un peu."(41). Louange
reprise: "La raison officielle
de son appel était de me féliciter pour la sortie
prochaine de Darcy's Admirer, captivant comme c'était pas
possible et qui contenait néanmoins «des trucs qui
donnaient vachement à
réfléchir»". (47)
Et cela continue avec les trois autres vieux romans-noisettes, qui
continuent à être publiés au rythme annuel
prévu pendant les quatre années pendant lesquelles Mike
n'écrira pas une ligne. Mais il voit sa réputation
croître: "Debbie
Weinstock m'appela souvent, cet hiver, pour m'annoncer presque
à chaque fois de bonnes nouvelles, Helen's Promise
était l'un des deux livres qui allaient faire partie de la
sélection de la Literary Guild, en août prochain
(l'autre était un suspense de Steve Martini, lui aussi un
vétéran des places huit à quinze, sur la liste
de best-sellers du New York Times). Et mon éditeur
britannique, m'apprit Debbie, avait adoré Helen et
était sûr que le livre «allait faire un
carton». (Mes ventes n'avaient jamais été bonnes
en Grande-Bretagne, jusqu'ici. (...) «J'ai l'impression, avec Promise, que tu prends une
nouvelle direction, non? observa-t-elle.
- C'est aussi ce qu'il me semblait, avouai-je, me demandant comment
Debbie réagirait si je lui apprenais que ce livre si novateur
avait été écrit presque douze ans
auparavant.
- Il révèle... comment dire? Une sorte de
maturité. (...)
Ta voix paraît
étouffée.»
Pas étonnant: j'étais en train de me mordre la
main.
- Eh bien, continue comme ça. Tes copains de chez Putnam sont
aux anges de te voir passer à la vitesse
supérieure.»"(61/2)
S'il s'amuse incidemment de la
naïveté et de l'absence d'esprit critique de ses
critiques, Mike n'en est pas moins un homme torturé:
"Je n'avais jamais souffert du
syndrome de la page blanche au cours des dix ans qu'avait duré
notre mariage et n'en souffris pas dans la période qui suivit
immédiatement le décès de Johanna. Le blocage de
l'écrivain était même un phénomène
tellement étranger pour moi qu'il lui fallut être
solidement installé avant que je me rende compte qu'il se
passait quelque chose d'anormal. Je pense que cela tenait au fait que
je croyais, tout au fond de moi, qu'un tel état n'affecte que
les auteurs de type «littéraire», du genre de ceux
qu'on analyse, dissèque et parfois condamne dans le New York
Review of Books."(26)
Après nous avoir conté, dans Misery, le
martyre d'un écrivain torturé par une lectrice
fanatique et psychopathe; puis, dans La part des ténèbres, un autre subissant la contrainte de son
double refusant de disparaître; ou, dans Vue imprenable sur un jardin secret, un troisième endurant l'accusation de
plagiat, Sac d'os consacre une grande place au cauchemar de
l'écrivain en panne d'inspiration: "Vers le mois de février 1995, après avoir
bousillé au moins deux bonnes idées de roman (cette
fonction particulière, le célèbre Eurêka!
n'avait jamais cessé, engendrant sa propre version très
spéciale de l'enfer), il ne fut plus possible de me voiler
davantage la face: je connaissais les pires ennuis qui puissent
arriver à un écrivain, mis à part l'Alzheimer ou
une hémorragie cérébrale
massive."(40)
Non seulement Mike ne parvient plus à écrire, mais il
éprouve des symptomes physiques et psychologiques
inquiétants: "Je suis
incapable d'écrire deux paragraphes sans tomber dans un
état mental et physique qui frise la crise d'épilepsie:
mon coeur se met à battre deux fois plus vite, puis trois fois
plus vite, je n'arrive plus à respirer, je me mets à
haleter, j'ai l'impression que mes yeux s'exorbitent et sont sur le
point de me sortir de la tête pour retomber sur mes joues. Je
suis comme un claustrophobe dans un sous-marin ou dans un ascenseur
en chute."(37)
Son ordinateur devient l'objet d'une phobie telle qu'elle le rend
malade: "Il m'arrivait
d'essayer d'écrire, et chaque fois c'était le blocage.
Un jour, alors que je tentais de m'obliger à taper une phrase
(n'importe laquelle, pourvu qu'elle sorte tout droit de ma
tête), je fus contraint de m'agripper à la corbeille
à papiers pour vomir dedans. Je dégobillai jusqu'au
moment où je crus que j'allais en crever... au point que je
fus obligé, littéralement, de m'éloigner
à quatre pattes de l'ordinateur, de me traîner sur
l'épais tapis. Le temps d'atteindre l'autre bout de la
pièce, j'allais déjà mieux. Je pus même me
permettre de regarder l'écran au-dessus mon épaule.
J'étais tout simplement incapable de m'en approcher. Un peu
plus tard dans la journée, j'allai l'éteindre - mais en
gardant les yeux fermés."(45)
Quand il parle à Mattie de son incapacité
d'écrire, il formule une idée intéressante:
"Je lui parlais de mon
incapacité à écrire. C'était la
première fois que je m'en ouvrais à quelqu'un.
«Alors, c'est un blocage.
- C'est ce que j'ai pensé, au début, mais je n'en suis
plus aussi sûr. Je me demande si les romanciers n'arrivent pas
à l'écriture avec un certain nombre d'histoires
à raconter, en quelque sorte inscrites dans leur logiciel. Et
lorsqu'elles en sont sorties, c'est fini."(217)
Que le travail de romancier soit une
tâche futile en regard de la destinée des hommes qui est
de mourir, Mike en est maintenant convaincu: "Je me prenais à évoquer Dennison
Carville, le professeur d'écriture créative qui m'avait
mis en contact avec Harold et avait condamné Being Two par des
louanges trop chichement mesurées. Canrille m'avait
cité une fois une pensée que je n'avais jamais
oubliée, l'attribuant à Thomas Hardy, l'écrivain
et poète victorien. (...) D'après
ce vieux mélancolique de Dennison Carville, l'aspirant
romancier doit comprendre d'emblée que les buts qu'il poursuit
dans la fiction seront toujours au-delà de sa portée,
et que son labeur n'est qu'un exercice vain, n'est que pure
futilité. «Comparé au plus banal des hommes qui
marchent réellement sur la terre et y projettent leur ombre,
aurait donc dit Hardy, le personnage de roman, si brillamment
campé qu'il soit, n'est jamais qu'un sac d'os. Je comprenais
ce qu'il avait voulu dire, car c'était exactement ainsi que je
me sentais, au cours de ces journées interminables
passées à faire semblant: un sac d'os."(46)
Au bout de quatre années dificiles, il pense avoir
trouvé la solution: quitter Derry pour aller, après un
long abandon, faire un séjour dans un chalet qu'il
possède près d'un lac: "Sara Laughs était aussi l'endroit où le
rituel avait commencé... champagne, dernière ligne, et
cette bénédiction si importante: «Eh bien,
voilà une bonne chose de faite, non?»
Voulais-je que les choses retournent à la normale?
Était-ce vraiment ce que je désirais? Un an avant, ou
même un mois avant, je n'en aurais peut-être pas
été sûr. Aujourd'hui, je l'étais. La
réponse était oui. Je voulais m'en sortir. En finir
avec le deuil de ma femme, remettre mon coeur en état de
marche, aller de l'avant. Mais pour cela, je devais commencer par un
retour en arrière. Un retour à la maison de rondins. Un
retour à Sara Laughs."(79)
Il en espère confusément une sorte de
rétablissement créatif: "Sans compter (mais je laissai cette pensée tapie
dans le coin le plus humble de ma conscience) que quelque chose
pourrait arriver à mon blocage. C'était peu probable,
mais pas impossible non plus. Sauf guérison miraculeuse,
n'était-ce pas ce que je m'étais dit? (...)
Oui. Sauf guérison
miraculeuse... Il arrivait qu'un aveugle fasse une chute et se
relève en ayant recouvré la vue. Il arrivait même
que des infirmes jettent leurs béquilles en arrivant à
la grotte sacrée.
(...) Je ne m'y
rendrais pas, cependant, en m'attendant à ce que Sara Laughs
soit Lourdes, ou même Sainte-Anne du Québec... mais je
m'autoriserais à espérer, et lorsque je verrais
l'étoile du Berger clignoter pour la première fois
au-dessus du lac, je me permettrais d'émettre un
voeu."(80/1)
Arrivé à Sara
Laughs, Mike se rend compte qu'en fait il y a été
conduit par une puissance mystérieuse. De nombreux incidents
l'impressionnent et il pense d'abord fuir. S'il ne le fait pas, c'est
qu'il est devenu l'esclave de son rôle d'écrivain:
"Non, cette histoire serait du
plus mauvais effet. Elle ferait le tour du TR-90 et les gens
diraient: «Pas étonnant. Il a dû écrire trop
de bouquins dans le genre. Ces histoires-là, y a de quoi vous
faire péter les plombs. A présent, il a peur de tout,
même de son ombre. Risque professionnel.»
Même si je ne devais jamais revenir ici de ma vie, je ne
voulais pas que les gens du TR-90 gardent cette opinion de moi, me
voient avec le mépris de ceux qui disent: regardez ce que vous
avez gagné à faire le malin. Une attitude que des tas
de gens semblent partager quand ils parlent de ceux qui vivent de
leur imagination."(107)
Une lente évolution a conduit King à faire de l'épouse, même délaissée ou divorcée, une sorte de gardienne à distance de son époux. Cette épouse maternante prend actuellement une place déterminante, expression des phobies secrètes de King15. Dans Désolation, John Marinville, écrivain en voie de destruction sous l'influence de l'alcool, de la drogue et des femmes, part se ressourcer dans un périple à travers les USA, à la manière de Steinbeck. C'est son ex-épouse qui le lui a conseillé. Dans Les Régulateurs, un autre Marinville, un moment célèbre pour un roman érotico-littéraire maintenant oublié, écrit pour survivre des livres pour enfants. Lui aussi sur les conseils de son ex-épouse. Dans Sac d'Os, c'est au-delà de la mort que l'épouse viendra en aide à Mike, un des derniers descendants des auteurs d'un crime horrible perpétré au début du siècle, poursuivis par des forces vengeresses.
Car si Mike ne s'est rendu compte de
rien, Jo a vu venir le danger. Elle a fait les recherches
nécessaires qui lui font prendre conscience qu'une
malédiction s'attache aux descendants d'un petit groupe de
blancs, dont un ancêtre de Mike. Elle a reconstitué
l'historique des événements qui ont affecté la
chanteuse Sara, donc Sara Laughs, le chalet qui porte son nom,
pénalisé par un lourd passé. Elle veut un
enfant, mais elle est désireuse d'être renseignée
sur son destin. Lorsqu'elle est enceinte, elle a tout prévu
pour que Mike soit en mesure d'affronter l'adversaire dans de bonnes
conditions, quoi qu'il arrive16. Et même morte, l'épouse fantomatique
continuera à aider Mike.
Sans entrer dans les détails surnaturels qui feront l'objet
d'une autre étude, des indices montrent à Mike qu'il
est attendu à son chalet: la machine à écrire
est prête, l'inspiration lui vient sans problème, les
pages s'additionnent, comme avant. Jusqu'au jour où,
brusquement, son travail s'arrête: "Je traçai de petits gribouillis sur le carnet de
sténo que je garde toujours à portée de la main
pour y prendre mes notes - liste des personnages,
références des pages, chronologie des
événements -, mais la feuille de papier glissée
dans l'IBM demeura blanche. Pas de battements de coeur
frénétiques, pas de pulsations dans les yeux ni de
difficultés à respirer - aucune crise de panique, en
d'autres termes, mais pas d'histoire non plus. (...)
Le manuscrit était
posé à sa place habituelle, à ma gauche, les
pages retenues par un superbe morceau de quartz que j'avais
trouvé sur l'allée, mais rien ne se passait.
Zéro."(428)
Sa résignation devant ce qui aurait dû lui
apparaître comme incompréhensible ne peut s'expliquer
que par la manipulation dont l'esprit de Mike est victime.
Lui-même se rendra compte ultérieurement que les forces
fantomatiques qui se combattent dans un monde parallèle,
utilisent l'énergie des «vivants»: "Bon nombre des manifestations dont j'avais
été victime depuis mon retour avaient vraisemblablement
été créées à partir de mon
énergie psychique. Amusant, quand on y pensait.
À moins que «terrifiant» n'ait été
l'adjectif, en réalité, que je
cherchais."(527)
La panne d'inspiration n'en est pas une. Mike n'a fait que remplir la
tâche qu'on lui avait fixée, commençant à
écrire au moment voulu par les puissances, s'arrêtant le
jour où leurs objectifs étaient atteints:
"My Childhood Friend avait une
intrigue aussi brillante que dans mes livres
précédents, à vrai dire... et cependant, il ne
serait jamais achevé. Je le savais, ce matin-là, aussi
clairement que je savais qu'il allait pleuvoir. Les gars du sous-sol,
pour une raison connue d'eux seuls, avaient décidé de
le faire disparaître de la circulation. Demander quelle
était cette raison risquait de ne pas être une bonne
idée. La réponse aurait pu être
désagréable."(473)
Le manuscrit du livre prouve, que
contrairement à ce qu'il a avancé17, Jo aurait pu être une
romancière aussi douée que lui, - à moins que ce
soit le monde parallèle qui lui donne cette puissance- plus
même puisque Mike -chose d'autant plus surprenante qu'il est
grand amateur de mots croisés- se rend compte que son texte
est codé.
"Une sorte de monument
édifié
(...) par Johanna
Arlen Noonan. J'en étais sûr. Ma femme me passant des
messages dans le dos des gardiens, priant avec tout son vaste coeur
pour que je voie et comprenne."(523)
Le contenu de son texte, ainsi que la disposition de ses lignes,
délivrent le même message. Le contenu d'abord:
"Andy Rake, dans My Childhood
Friend de Michael Noonan a rarement le front plissé ou la mine
renfrognée; il fronce plutôt les sourcils. Il fronce les
sourcils parce qu'il y a un hibou dans tout froncement de sourcils.
Avant de venir en Floride, il avait travaillé dans un atelier
de Californie. La première fois que Rake rencontre Regina
Whiting, c'est dans l'atelier de celle-ci. La dernière adresse
connue de Ray Garraty était rue de l'Atelier à Key
Largo. La meilleure amie de Regina s'appelait Steffie Souate, et le
mari de celle-ci Abou Souate, et Abou Souate se trouvait à un
moment donné ficelé, lié - Abou Souate
lié - deux pour le prix l'un, pas mal, non?
Hibou sous atelier. C'était partout, sur chaque
page."(523)
De même les premiers des caractères de chaque ligne de
certaines pages donnent verticalement le même message: hibou
sous atelier. Car Jo a acheté deux hibous en plastique,
capables selon les croyances indiennes de chasser les mauvais esprits
(522). L'un d'eux recèle des informations
précieuses pour la suite de l'histoire.
Mike comprend: "Je me rappelai
combien j'avais exulté de joie en découvrant que mon
blocage avait disparu, que je pouvais de nouveau écrire!
D'accord, il avait disparu, mais pas parce que je l'avais vaincu ou
parce que j'avais trouvé un moyen de le contourner.
C'était Johanna qui l'avait fait disparaître.
C'était elle qui l'avait vaincu. La poursuite de ma
carrière comme auteur de romans à suspense de second
ordre avait été le dernier de ses soucis quand elle
avait agi. (...)
Ainsi Johanna m'avait-elle aidé.
Je feuilletai le manuscrit et vis les mots-clefs partout, parfois
placés de manière à être lus sur plusieurs
colonnes différentes. Avec quelle opiniâtreté
avait-elle essayé de faire passer son
message..."(524)
Il y a loin de Mike à Ben, le
romancier entreprenant de Salem, un
des premiers romans de King, personnage ouvert, actif et efficace. Le
personnage de Mike est attachant, mais il présente beaucoup de
traits qui le rapprochent de la mentalité infantile. Mike est
peu soucieux de la vie courante et ses soucis quotidiens ordinaires.
Son bureau même, en "forme de wagon, sous un avant-toit tellement en pente
que je devais me courber pour ne pas me cogner la tête quand je
m'asseyais"est, selon son
épouse, "l'endroit le
plus moche de la maison."(35)
L'aspect ludique de l'écriture l'emporte chez lui largement
sur ses avantages financiers. Il subit les événements
sans trop réagir, se comportant devant eux comme le ferait un
enfant protégé, s'effrayant facilement. Il admet sans
guère discuter, avec la même souplesse d'imagination que
l'on trouve chez la petite Kyra, les diverses manifestations du
surnaturel, conduit par les événements beaucoup plus
qu'il n'y va volontairement. Il donne l'impression d'être un
grand gosse, choyé par la vie, materné par une
épouse agréable et facile à vivre, qui a
été le pivot de son existence. En ne retenant que des
productions récentes, on trouve des différences
considérables entre Mike et le constable Anderson de
La Tempête du
siècle, volontaire
et entreprenant, soucieux à la fois de la
sécurité de ses concitoyens et de leur dignité.
Ou avec le remarquable Paul Edgecombe, le gardien-chef de la prison
de La Ligne verte. Certains romanciers ne seraient-ils que des
enfants prolongés, avec une apparence adulte?
Mike n'est pas de la même trempe que l'écrivain Ben:
leur seul point commun est que leur livre finira de la même
façon: brûlé par leur auteur.
Plus tard, le sombre épisode vécu par l'écrivain
à Sara Laughs et la responsabilité de la petite Kyra,
dernière survivante avec lui des ancêtres massacreurs de
Sara et des siens, dont il a la garde, l'a mûri. Il
n'écrit toujours pas, mais peut encore le faire:
"Le mécanisme qui a
fonctionné si régulièrement pendant des
années est maintenant au point mort. Non pas brisé - ce
mémoire a été rédigé pratiquement
sans une rature, sans une hésitation -, mais la machine ne
s'en est pas moins arrêtée. Il y a de l'essence dans le
réservoir, les bougies d'allumage allument et la batterie bat,
mais le moulin à mots reste à l'arrêt au fond de
ma tête. Je l'ai bâché. Il m'a bien servi,
voyez-vous, et je n'aime pas l'idée qu'il puisse prendre la
poussière."(599)
Et surtout, ce qui l'arrête, c'est un problème moral
qu'il ne voyait pas autrefois, dans son désir ludique
d'écrire ce qui lui plaisait sans responsabilité
sociale. Reflet d'un King plus conscient que jadis des
responsabilités de l'écrivain et qui déclarait
récemment à propos de la tuerie de
Littleton: "C'est un coup
qu'on m'a porté personnellement", en précisant que les écrivains doivent
toujours trouver un équilibre entre leur art et le sens des
responsabilités face à la société. Et
qu'en conséquence, il avait demandé à ses
éditeurs de retirer Rage de la
vente parce qu'il ne pourrait jamais avoir la conscience tranquille
si par hasard le livre avait tant soit peu contribué à
une tragédie aussi absurde18. De la même façon Mike a conscience de sa
responsabilité morale: "Cela a quelque chose à voir, en partie, avec la
façon dont Mattie est morte. J'ai pris conscience à un
moment donné, au cours de l'automne, que j'avais décrit
des morts similaires dans au moins deux de mes livres et que les
livres de fiction grand public débordent d'exemples
identiques. (...)
Je considère que
même les meurtres factices devraient être pris au
sérieux... Je me demande si ce n'est pas une idée qui
me serait venue l'été dernier. Peut-être l'ai-je
eue pendant que Mattie se mourait dans mes bras, le crâne
fracassé, se vidant de son sang, aveugle, ne pensant
qu'à sa fille au moment où elle quittait cette terre.
La seule idée que j'aurais pu décrire une mort si
infernalement commode dans un livre me rend malade."(599) Que
la position de King soit hypocrite, cela ne se discute pas: ne
vient-il pas de nous titiller avec cette scène quelque temps
plus tôt? Au moins se manifeste-t-il comme un auteur lucide
plutôt qu'inconscient. Ne préparerait-il pas une sortie
digne comme celle de Thomas Hardy, qu'il signale au passage comme
s'étant arrêté d'écrire alors qu'il
était au sommet de son génie narratif? Et ce, pour des
raisons morales?
Pour conclure.
Il faut encore signaler que ce roman est celui qui cite le plus grand
nombre d'écrivains. Une foule de références
littéraires, données dans la foulée, avec une
habileté peu ordinaire pour insérer ces
références. Son analyse de Bartleby, la
nouvelle de Melville, est remarquable (235). Elle nous
rappelle son seul essai critique, paru il y a vingt ans, et annonce
le prochain On
Writing.
Voici donc un portrait d'écrivain de plus, une analyse
psychologique en profondeur, une partie de son moi camouflée
et romancée, dont l'humanité nous touche. Des trois
parties dont est composé Sac
d'os - la vie d'un
romancier, une querelle de fantômes et un développement
juridique concernant la garde d'enfants - celle-là est
certainement la meilleure et la plus touchante.
King a annoncé ces derniers temps son intention de se retirer
de l'écriture dès qu'il aura achevé
La Tour Sombre. On ne sait pas encore comment il se
comportera après son accident de juin 1999. Mais il souffre
d'un décollement de la rétine, pour laquelle il a du
subir l'an dernier une intervention chirurgicale. Espérons
qu'elle ne le conduira pas à la cécité. Il est
déjà contraint d'utiliser une machine adaptée
à son handicap. Souhaitons que la part des
ténèbres qui lui a fait perdre l'acuité visuelle
ne le plonge pas de sitôt dans des ténèbres
complètes. Sans son regard si singulièrement
aiguisé malgré la mauvaise vue et les lunettes
épaisses qui le suivent depuis son enfance, que deviendra son
inspiration si riche?
Roland Ernould © 1999.
(roland.ernould@neuf.fr).
Site web Stephen King:
http://rernould.perso.neuf.fr
Armentières, le 19 septembre
1999.Ces opinions n'engagent que leur auteur, qui reçoit avec
reconnaissance toutes les remarques qui pourraient lui être
faites.
11.351 mots.
.
1 La thèse de doctorat, passée à l'Université de Lille par Philippe Hemsen en 1997 et publiée sous le titre : Stephen King, Hantise de l'écrivain, Presses Universitaires du Septentrion, 1997, n'est abordable que par des universitaires. Je renvoie pour l'instant au pertinent chapitre III du livre de Laurent Bourdier, Parcours d'une oeuvre, Encrage éd. 1999, pp. 70 à 90.
2 "Steve est venu me voir un jour, après le cours, et m'a dit: «J'ai écrit un roman. Aimeriez-vous le lire?». Je lui ai répondu positivement. s'agissait du manuscrit de The Long Walk. Il ne l'a d'ailleurs quasiment pas corrigé depuis. C'est peu commun de voir un étudiant venir vers vous et vous dire «j'ai écrit un roman. Aimeriez-vous le Iire?». Cela ne m'est plus jamais arrivé depuis." interview de Burton Hatlen, par Lou Van Hille, Steve's Rag #11, novembre 1996, 21.
3 Interview de Martin Coenen,
KING, Les Dossiers de Phénix 2, trad. Lefrancq, Bruxelles, 1995. Dans les
notes suivantes:
Ph2. De même
l'abréviation TSK renvoie au livre de George Beahm,
TOUT SUR STEPHEN KING, trad. Lefrancq 1996.
4 L'équivalent français est le Melleril, neuroleptique qui appartient à la famille chimique des phénothiazines. Il est utilisé dans le traitement de divers troubles psychiques, de l'anxiété et de certains troubles du sommeil.
6 King ne fournit pas le moyen utilisé.
7 Clin d'oeil à Ça, où le gamin Bill Denbrough devient romancier (comme Gordon Lachance dans Le Corps.) Plus loin Mike rêve et a peur de trouver à Sara "l'une des célèbres «créatures d'au-delà de l'univers» telles que les a imaginées William Denbrough, qui se planquerait sous le porche et me regarderait approcher de ses yeux luisants bordés de pus."(52)
8 En français dans le texte (N.d.T.).
9 Look Homeward, Angel, de Thomas WoIfe (N.d.T.).
10 Autre clin d'oeil de King: Thad Beaumont est l'écrivain de La Part des Ténèbres.
11 Dans Bazaar, le shérif Alan Panggborn avait donné d'autres précisions: "Grâce aux appels téléphoniques d'un Thad Beaumont à chaque fois en état d'ivresse, Alan était devenu le témoin involontaire de la dégringolade de l'écrivain qui, après avoir ruiné son mariage, s'était mis à perdre progressivement la raison."(183)
12 Thomas Harris est l'auteur de trois romans d'horreur: Le Silence des agneaux (Pocket 9071) Le Dragon rouge (Pocket 9001) et Hannibal (paru aux USA en 1999 et pas encore traduit en français). Chacun de ses livres est espacé des autres de plusieurs années.
13 King ne s'est pas cité dans cette liste d'auteurs américains à succès, qui existent effectivement et dont il est le concurrent.
14 Une analyse détaillée de ces moments difficiles se trouve dans les premiers chapitres de King et le sexe.
15 J'ai essayé de retracer et de donner un sens à cette évolution dans Stephen King et le sexe.
16 Il va de soi que, vue sous cet angle, l'histoire n'est pas vraisemblable. D'abord, Mike a des loisirs: il ne travaille que le matin et, comme il le dit lui-même: "Nous faisions constamment l'amour, avions le temps de voir des tas de films, de lire des tas de bouquins."(31) Jo s'est livré à ces recherches pendant des mois, sans que rien transpire, réunissant des documents qu'il aurait été facile de mettre en lieu sûr dans la maison de Derry. D'autre part, même un mari très occupé, mais sensuel comme Mike, est ouvert aux confidences sur l'oreiller, surtout quand elles intéressent sa survie. L'imagination de Jo, qui a prévu l'action future à Sara Laughs dans les moindres détails, avec des moyens plutôt tortueux, vaut largement celle de Mike... Mais il n'y aurait pas de roman de ce genre si la vraisemblance était respectée.
17 "Elle était capable d'écrire, bien entendu; c'est le cas de tous les diplômés de lettres ou presque - c'est d'ailleurs pour cette raison qu'ils possèdent ce diplôme. Avait-elle jamais fait preuve de talents littéraires hors du commun? Non. Après quelques essais de poésies, aux débuts de ses études supérieures, elle avait renoncé à cette branche particulière des arts - ce n'était pas son truc. C'est toi l'écrivain dans notre couple, Mike, m'avait-elle dit un jour. C'est ton domaine exclusif: moi, je me contenterai de grappiller un peu dans tout le reste. Étant donné la qualité de ses poèmes comparée à celle de ses batiks, de ses tricots et de ses photos, j'avais pensé qu'elle avait probablement bien fait."(155)
18 Le lendemain même du jour où deux
lycéens de Littleton, Colorado, ont ouvert le feu sur des
camarades de classe et des professeurs, faisant une quinzaine de
victimes, Stephen King, qui normalement mène une vie
très retirée, a déclaré aux participants
d'une conférences organisée par la Bibliothèque
Municipale de Portland, que cette tuerie "était un coup qu'on lui avait personnellement
porté"
King, le célèbre auteur de romans d'horreur qui vit
dans le Maine, a raconté, comment il y a plus d'un an, il
avait été contacté par un agent du FBI
après le même type d'incident à Paducah dans le
Kentucky, lorsque les responsables de l'enquête avaient
découvert un exemplaire du premier roman de King,
Rage, dans le casier de l'adolescent qui avait abattu trois
filles de son lycée. Rage, qui a
été écrit lorsque King était en terminale
au lycée et jeune étudiant à
l'université, et publié sous le pseudonyme de Bachman.
Le roman raconte l'histoire d'un garçon qui tue son professeur
d'un coup de feu, retient des otages et finit par être
arrêté pour être placé dans un
hôpital psychiatrique. "C'est bien de la rage que je ressentais en
écrivant ce livre. C'était un moyen d'exorciser tout le
désordre émotionnel que l'on peut ressentir quand on
est au lycée." d'après l'article de Deborah Fowles, Bangor News
du 15 mai 1999.
ou lire des études sur les fantômes de King? Stephen KING, le gothique et les fantômes de Peter STRAUB 1ère partie : Julia Quand King rencontre Straub
à Londres en 1977, et amorce leur projet de livre
commun (Le talisman des territoires), ce jeune romancier de son
âge a publié deux romans de fantômes
Julia
(1975) et Tu as beaucoup changé, Alison
(1977). Il travaille sur
Ghost
Story, qui
paraîtra en 1979, l'année pendant laquelle King
préparait ses cours sur le fantastique moderne qu'il
donnait alors à l'université, et qui
deviendront Anatomie de l'horreur et Pages Noires. Les romans de Straub, qu'il analyse,
constituent pour King des tentatives pour moderniser le
fantastique, qu'il appelle aussi, à la manière
américaine, le «gothique», occasion pour
mon lecteur de voir le contenu de cette notion. Julia comporte peu de personnages, et l'intrigue n'est que modérément compliquée. Avec Ghost Story, écrit dans la foulée, se produit l'achèvement de l'évolution de Straub: "Ce qui distingue Ghost Story, ce qui en fait une telle réussite, écrit King, c'est que Straub semble désormais avoir compris - de façon consciente - la nature du roman gothique et ses relations avec le reste de la littérature. En d'autres termes, il a découvert le mode de fonctionnement de ce fichu levier, et Ghost Story est un manuel d'instructions extraordinairement passionnant." Ce texte donne l'occasion de voir comment Straub, continuateur de la tradition, a su en tirer le meilleur tout en la transformant pour l'adapter à son temps. |
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