Sac d'os.

L'ÉCRIVAIN ET SON ÉGÉRIE

 

"Quand on gagne son pain quotidien en labourant les terres de l'imaginaire,
la ligne qui sépare ce qui est de ce qui semble être est encore plus ténue."
(31)

 

Il y a un livre à composer sur King écrivain et la manière dont il met en scène ses multiples personnages qui écrivent1. Il a abondamment publié sur le sujet, depuis les analyses critiques de L'Anatomie de l'horreur ou Pages Noires, jusqu'aux commentaires dans ses nombreuses préfaces et postfaces, sans compter les confidences de ses interviews. On sait par ailleurs qu'il a annoncé la sortie d'un essai sur l'écriture pour l'année 2000, intitulé actuellement On Writing.

.. du site ..

L'originalité de Sac d'os est de consacrer plus d'une centaine de pages à la situation d'un écrivain en position de «blocage» et à donner des aperçus jamais développés à ce point sur tout ce qui gravite autour du travail d'un écrivain populaire et de la course à la vente de ses éditeurs. Avec, en plus, quantité de réflexions intéressantes, comme celle-ci par exemple sur la supériorité du livre par rapport aux autres médias: "De mon point de vue, même s'il n'est pas sans préjugés, je le concède, les romanciers à succès, y compris quand ce succès est modeste, sont les mieux lotis de tous les artistes. Certes, les gens achètent davantage de disques compacts que de livres, vont davantage au cinéma et regardent beaucoup plus la télé. La période de productivité est cependant nettement plus longue pour les écrivains, peut-être parce que les lecteurs sont un peu plus intelligents que les fans des arts ne relevant pas de l'écriture, et ont donc un petit peu plus de mémoire. Dieu seul sait où est passé David Soul, de Starsky & Hutch, tout comme ce drôle de rappeur blanc, Vanilla Ice, mais en 1994, Herman Wouk, James Michener et Norman Mailer tenaient toujours le haut du pavé; venez donc me parler de l'époque où les dinosaures patrouillaient la planète. (...) Les lecteurs sont d'une loyauté sans égale dans les autres domaines artistiques, ce qui explique pourquoi tant d'écrivains en panne d'inspiration peuvent néanmoins continuer à produire, propulsés sur la liste des best-sellers par les mots magiques AUTEUR DE... sur la bande de leur dernier livre."(38)

1. Une vie d'écrivain.

Carrière et mariage.

La vie de l'auteur de romans populaires Michael Noonan présente, cette fois encore, de nombreuses ressemblances avec la vie de son créateur. On le sait, King a épousé jeune une collègue d'université, lui a fait trois enfants, et sa vie d'écrivain s'inscrit dans la trajectoire d'un mari fidèle et aimant, même si son ménage a pu connaître quelques vicissitudes à ses débuts, liées aux difficultés financières et à l'alcool. "La vie des hommes, avais-je lu une fois, est en général définie par deux forces primordiales: le travail et le mariage."Mais ce qui a fait la solidité de la vie créatrice de Mike est remise fondamentalement en question, à la mort brutale de son épouse Jo -Johanna- après dix ans de mariage: " Maintenant, "le mariage était terminé et la carrière en panne d'une manière qui semblait définitive. Cela étant, il n'y avait rien d'étonnant à ce que le lieu où j'avais passé tant de jours, la plupart du temps dans un état de véritable bonheur, à inventer toutes sortes d'existences imaginaires, paraisse ne plus rien signifier pour moi."(151)

Comme pour King, sa carrière et son mariage "
couvraient presque exactement la même période de temps. J'avais achevé la version initiale de mon premier roman, Being Two, peu de temps après que Johanna et moi étions devenus officiellement fiancés (...) et j'achevai la première version de mon dernier roman, All the Way from the Top, environ un mois après qu'elle avait été officiellement déclarée décédée. C'était celui sur le tueur psychotique obsédé par les gratte-ciel. Il a été publié à l'automne 95. J'ai publié d'autres romans, depuis (paradoxe que je peux expliquer), mais je ne crois pas qu'apparaîtra un nouveau roman de Michael Noonan sur la liste des publications à venir de l'année prochaine. Je sais maintenant ce qu'est le blocage de l'écrivain. J'en sais même plus là-dessus que ce que j'ai jamais eu envie de savoir."(26)

Comme King, il a écrit jeune et propose, toujours comme King, son premier roman à son professeur d'écriture: "Je pris un agent littéraire par l'intermédiaire de mon professeur d'écriture créative (lequel lut mon roman et le condamna en le couvrant de louanges hypocrites, voyant dans ses qualités commerciales une sorte d'hérésie, je crois). L'agent vendit Being Two à Random House, la première maison d'édition à laquelle il le présenta."(28) Même situation que King, à cette différence près (et pas négligeable!) que son manuscrit ne fut pas accepté par l'éditeur. Le manuscrit de Marche ou crève, écrit à l'université, fut soumis à son professeur d'écriture Burton Hatlen, qui le trouva intéressant2 et le soumit à un autre professeur, Ted Bishop. Bishop était aussi écrivain et il mit Steve en contact avec un agent de New York, mais son histoire fut jugée trop locale et trop située dans le Maine.

Un trampoline mental.

Ses lecteurs connaissent la vie presque ascétique d'écriture de King, ses huit à dix pages abattues chaque jour. Pour produire comme il le fait, "Il n'y a pas de magie, il n'y a pas de mystère. Je m'assois ici tous les jours. En principe, vers huit heures ou neuf heures du matin, je monte ici [dans son bureau], je me lance du rock'n'roll sur la stéréo et j'écris jusqu'à environ midi" 3

 

Comme King, Mike est un fonctionnaire de l'écriture: "J'avais pris le pli de me mettre au travail de bonne heure (...) et restais assis devant l'IBM jusqu'à midi ou presque, regardant la sphère Courrier danser et tourbillonner tandis que les pages s'enroulaient docilement sur la machine et en sortaient avec des mots écrits dessus. Cette bonne vieille magie, si étrange, et absolument merveilleuse. Je n'avais jamais vraiment eu le sentiment de travailler, même si c'était ce que je disais; j'avais l'impression de rebondir sur une sorte de bizarre trampoline mental. Des ressorts qui me mettaient en complète apesanteur pendant un moment.
J'arrêtais sur le coup de midi."
(317) On notera le rapprochement avec Misery notamment, où le caractère «courrier» est utilisé par Paul Sheldon pour taper, sous la contrainte d'Annie, la dernière aventure de Misery, de plus en plus difficilement à cause des lettres défaillantes... Même la chaleur du bureau de Mike à partir de midi rappelle celle du bureau où King travaille, comme il le signale dans un entretien: "En été, il fait chaud ici. Avant c'était la grange, c'est pourquoi il y fait très chaud et, quand je peux, j'aime en sortir rapidement."(Ph2, 75)
Mike s'arrête quand il a "
rempli [s]on objectif d'écriture pour la journée."(9)

Solidarité sociale.

Même participation à la vie de la société. Les King sont attachés à remplir de nombreux objectifs sociaux: dons aux hôpitaux, terrain de sport, bourses aux étudiants, aides diverses. Mike "donne [s]on sang à la Croix-Rouge environ toutes les six semaines."(73) Le couple Noonan assume les mêmes responsabilités: "Nous n'étions pas passés inaperçus dans la région, Johanna et moi; nous avions apporté des contributions significatives à trois petites bibliothèques de la région Motton-Kashwakamak-Castle View et Johanna avait lancé, avec succès, un projet de bibliobus desservant ces villes pour lequel il avait fallu organiser une collecte. Outre cela, elle faisait partie d'un club féminin de couture (les châles dits «afghans» étaient sa spécialité) et était membre à part entière de la coopérative artisanale du comté de Castle. Visites aux malades... donner un coup de main pour la collecte de sang annuelle des pompiers volontaires... tenir un stand pour la fête de Castle Rock; et ce n'était pas tout. Elle n'y mettait aucune ostentation et ne jouait pas les dames patronnesses; tout au contraire, elle tenait ce rôle avec discrétion et humilité."(84)
Si Mike est complètement dévoré par sa tâche d'écriture, son épouse se donne sans compter: "Les SP, les Soupes populaires du Maine... WomShel, un réseau de refuges pour femmes battues intercomtés... TeenShel, la même chose pour des adolescents... les Amis des Bibliothèques du Maine... Elle participait à deux ou trois réunions par mois - à deux ou trois par semaine, parfois - et je m'en étais à peine rendu compte. Trop occupé."(325)

Un couple à l'aise.

Sans être aussi imposants que les revenus des King, ceux de Mike ne sont pas négligeables: "Lorsque j'avais à peine trente et un ans, nous possédions déjà deux maisons: la ravissante vieille baraque édouardienne de Derry, et un chalet en rondins au bord d'un lac, tellement grand qu'on aurait presque pu en faire une auberge. De plus, nous les détenions en toute propriété, sans emprunt, à une époque de la vie où la plupart des couples se sentent déjà privilégiés d'avoir obtenu, souvent de haute lutte, un prêt bancaire. Nous étions en bonne santé, fidèles, et avions l'avenir devant nous. Certes, je n'étais ni Thomas Wolfe ni même Tom WoIfe, mais on me payait pour faire ce que j'aimais, et il n'y avait pas cochon plus heureux sur cette terre."(30)

Moins nantis que d'autres écrivains populaires, disposant mais une confortable aisance: "Nous n'étions pas riches au point de posséder un jet (comme Grisham) ou une part dans une équipe de base-ball (comme Clancy), mais au regard des normes en vigueur à Derry, dans le Maine, nous étions fabuleusement à notre aise."(31) "Vers l'époque de l'élection de George Bush à la présidence, un expert-comptable m'apprit que nous étions millionnaires."(30)

Aussi les dépenses, même lourdes comme la remise en état du chalet près du lac, sont-elles indifférentes à Mike, qui vit la même existence de modération des King: "
Ces dépenses m'étaient complètement égal. Je mène pour l'essentiel une existence frugale, non pas pour des raisons morales mais parce que mon imagination, pourtant très riche à bien d'autres titres, semble ne pas vouloir fonctionner quand il est question d'argent. Ma conception de la bamboula, c'est un séjour de trois jours à Boston: assister à une partie des Red Sox, faire un tour au Tower Records & Video, plus un autre à la librairie Wordsworth à Cambridge. Mode de vie qui n'ouvre pas de bien grandes brèches dans les intérêts, sans parler du principal; j'avais un excellent expert financier à Waterville et le jour où je verrouillai la maison de Derry et pris la route à l'ouest, en direction du TR-9O, je pesais, comme on dit, un petit peu plus de cinq millions de dollars. Pas grand-chose, comparé à Bill Gates, mais une fortune dans cette partie du pays, et je pouvais me permettre d'accepter sans broncher le coût élevé de ces réparations."(89)
En résumé, un écrivain populaire aux larges revenus, auquel tout a souri jusqu'au décès de son épouse.

2. L'activité de création.

King a souvent raconté que quand il écrivait, rien ne comptait et qu'il vivait dans une "sorte d'état hypnotique."(Ph2, 47) Il en est de même pour Mike: "J'avais été ailleurs, c'est tout. En transe, plongé dans un autre monde, occupé à écrire l'un de mes stupides petits bouquins. J'avais été hypnotisé par les fantasmes qui se poursuivaient dans ma tête et il est facile de manipuler un homme hypnotisé."(403) "Pendant des années, j'avais fui les problèmes du monde réel, me réfugiant dans les recoins les plus reculés de mon imagination."(428) Comme le constate son épouse amusée, "«Michael est parti faire un tour au pays des Grandes Chimères.»"(412)

L'avantage de cette intensité créatrice, c'est l'évasion totale de la réalité: "
L'écriture avait chassé toute pensée concernant le monde réel, au moins temporairement. J'estime que c'est à cela qu'elle sert, en fin de compte. Bonne ou mauvaise, elle fait passer le temps."(406) "Le travail avait toujours été ma drogue préférée, bien meilleure que la bouteille ou le Mellaril4, dont j'avais toujours une plaquette dans l'armoire à pharmacie."(434) Des propos semblables sur les vertus thérapeutiques de l'écriture sont tenus par King dans des interviews, où il déclare, quand il est interrogé sur la possibilité d'un «break» dans son rythme d'écriture: "Je deviendrais fou. Je suis une créature d'habitude."(TSK, 240) On sait qu'il prétend n'arrêter d'écrire que trois jours par an: les jours de la Fête Nationale, de son anniversaire et de Noël...

Difficile de se rendre compte de ce qui se passe ordinairement à la maison: "
Je ne m'étais douté de rien. Évidemment, j'étais en train d'écrire et, quand j'écris, je suis dans une sorte d'état second."(19) Au point d'être traité comme un enfant: "Johanna prétendait cependant que lorsque je m'enfonçais dans la «zone» Écriture, il était inutile de me parler de quoi que ce soit: les choses m'entraient par une oreille et sortaient par l'autre. Il lui arrivait même parfois de m'agrafer une note à la chemise - course à faire, coup de fil à donner - comme si j'avais quatre ans."(178) Même situation pour King: contrairement à la plaisanterie classique que sa réputation ou son avidité lui feraient vendre sa liste de commissions, c'est le plus souvent Tabitha qui l'établit...

Modes de travail.

Comme King, Mike fonctionne à l'instinct: "Mon premier directeur littéraire avait l'habitude de dire que quatre-vingt-cinq pour cent de ce qui se passe dans la tête d' un écrivain se fait indépendamment de lui; j'ai toujours cru que cette remarque était valable pour tout le mot monde. Les soi-disant «pensées profondes» sont dans l'ensemble largement surestimées. Lorsqu'on a des ennuis et qu'il faut prendre des décisions, il vaut finalement mieux, à mon avis, se tenir sur le côté et laisser les types du sous-sol faire leur boulot. Un boulot d'ouvriers, des types pas syndiqués aux muscles solides et couverts de tatouages. Leur spécialité est l' instinct, et ils n'en réfèrent aux plus hautes instances qu'elle qu'en dernier ressort, lorsqu'il ne reste plus qu'à cogiter."(205)

À un moment, il regarde des lettres se former en mots sur le réfrigérateur dans une sorte d'état de transe: "Cet état de demi-hypnose est quelque chose que l'on cultive jusqu'au moment où l'on peut y entrer et en sortir à volonté. La partie intuitive de l'esprit se déverrouille, quand on se met au travail, et s'élève à une hauteur d'environ deux mètres (peut-être trois, les bons jours). Une fois là, elle se contente de faire du surplace et de vous envoyer de sombres messages magiques et des images fulgurantes. En dehors des moments où elle se met en branle, cette partie demeure coupée du reste de la machinerie et reste passablement oubliée... sauf à de certaines occasions, où elle se libère spontanément et où la transe vous prend de manière inattendue, l'esprit se mettant à produire des associations qui n'ont rien à voir avec des pensées rationnelles et des images fortes et inattendues. D'une certaine manière, c'est l'aspect le plus étrange du processus créatif. Les muses sont des fantômes, et il leur arrive d'entrer en scène sans y être invitées."(534)

Mike répond longuement à la question constamment posée à King dans ses interviews ou interventions publiques, comment lui viennent les idées: "L'une d'elles avait vraiment été sensationnelle, du genre à pouvoir devenir un roman, si j'avais encore été capable d'en écrire. Entre huit et douze autres méritaient d'être classées parmi les «bonnes idées», de celles qui pouvaient à la rigueur servir en cas de besoin urgent, ou parfois se transformer de manière inattendue en une nuit, comme le haricot géant de Jack. Cela arrivait. La plupart n'étaient que de vagues notions, de petits «qu'est-ce qui arriverait si» allant et venant comme des étoiles filantes pendant que je me promenais, conduisais ou rêvassais le soir en attendant que vienne le sommeil.
The Red-Shirt Man
5 était un «qu'est-ce qui arriverait si». Un jour, j'avais vu un homme vêtu d'une chemise rouge vif qui lavait la vitrine du JC Penny de Derry - peu de temps avant que ce magasin n'aille s'installer dans le centre commercial. Un couple de jeunes gens passa sous l'échelle du laveur de carreaux... signe de malheur, selon une vieille superstition. Le jeune homme et sa compagne n'y avaient pas fait attention: ils se tenaient par la main et se regardaient intensément dans les yeux, aussi amoureux qu'on peut l'être à vingt ans, depuis que le monde est monde. L'homme était grand et son crâne passa à un cheveu - c'est le cas de dire - de la semelle du laveur de carreaux. S'il l'avait touché, il aurait très bien pu le faire tomber, avec tout son fourniment.
L'incident qui s'était déroulé sous mes yeux n'avait pas duré plus de cinq secondes. L'écriture de The Red-Shirt Man me prit cinq mois. Sauf qu'en réalité, le livre avait été conçu pendant cette seconde du «qu'est-ce qui arriverait si». J'avais imaginé une collision au lieu de ce qui était réellement arrivé, c'est-à-dire rien. Tout le reste en découlait. L'écrire avait été un boulot de secrétaire."
(271)

Dans plusieurs romans, King présente des remerciements à ceux qui lui ont fourni des renseignements (pour Sac d'os, ils vont à un avocat qui l'a informé des aspects légaux de la garde d'enfants). De même Mike a son chercheur: "Rosencrief était un retraité de la Navy qui habitait Derry. Je l'avais employé comme assistant de recherches pour plusieurs de mes livres; c'était lui qui m'avait trouvé tout ce que je voulais savoir sur la fabrication du papier, sur les habitudes migratoires de certains oiseaux communs, sur l'architecture de la salle contenant le tombeau, dans les pyramides. C'était toujours de quelques éléments dont j'avais besoin, jamais de «tout le foutu bazar». En tant qu'écrivain, ma devise a constamment été de ne pas laisser les faits m'embrouiller. (...) Je veux en savoir juste assez pour pouvoir mentir avec vraisemblance. Rosencrief le savait, et notre collaboration s'était toujours bien passée."(270) King cite un exemple qui n'est pas sans rappeler La Ligne verte: "Cette fois-ci, j'avais besoin de quelques informations sur la prison de Raiford, en Floride; je voulais en particulier savoir de quoi avait l'air le couloir de la mort. J'avais aussi besoin de quelques tuyaux sur la psychologie des tueurs en série."(270)

Remarques d'écrivain.

Le roman est ponctué de remarques diverses sur le fonctionnement de l'écriture, identique à l'activité de la vie quotidienne, bien qu'elle participe d'un autre univers: "Quand on écrit un livre, on avance une page à la fois. Nous nous détournons de tout ce que nous savons et de tout ce que nous redoutons. Nous consultons des catalogues, regardons des parties de foot, choisissons telle marque de téléphone plutôt que telle autre. Nous comptons les oiseaux dans le ciel et nous ne nous détournons pas de la fenêtre lorsque nous entendons les pas de quelque chose qui s'approche dans le couloir; nous disons: oui, en effet, les nuages ressemblent souvent à des choses - à des poissons, à des licornes ou à des cavaliers - mais ils n'en restent pas moins des nuages. Nous le disons alors même qu'ils sont traversés par la foudre, et reportons notre attention sur le prochain repas, la prochaine douleur, la prochaine respiration, la prochaine page. C'est ainsi que nous fonctionnons."(298)

Les lecteurs ont remarqué que, pratiquement dans tous les romans de King, quand le personnage pense ou agit, une deuxième voix -parfois une troisième- vient se superposer, interférer pour influencer la décision. King explique cette façon de procéder au travers du cas de Mike, le sien évidemment: "
J'entends des voix dans ma tête et j'en ai toujours entendu, d'aussi longtemps que je me souvienne. J'ignore si cela fait partie ou non de l'équipement dont doit être doté tout bon écrivain; je n'ai jamais posé la question à un confrère. Je n'en ai jamais ressenti le besoin, car je sais que toutes ces voix ne sont que des versions différentes de moi-même. Il peut facilement leur arriver, néanmoins, de paraître appartenir à quelqu'un d'autre et aucune ne présente davantage de réalité, en ce sens -ou ne m'est plus familière-, que celle de Johanna. C'était cette voix que j'entendais à présent; elle paraissait intéressée, amusée d'une manière ironique mais sans méchanceté... et approbatrice.
Alors, Mike, on va se bagarrer?
«Ouais, dis-je, toujours immobile.
(...) J'en ai bien l'impression, mon chou.»
Voilà une bonne chose de faite, non?"
(109)

On trouve aussi le souci du détail concret, celui qui fait mouche et qui le caractérise l'écriture de King. Venu au chalet, Mike remarque sur sa main, une petite coupure assez récente, juste derrière les articulations. Or, dans ses rêves, il a vu cette coupure parfois à "
la main droite, parfois à la main gauche. Je me dis que si c'est un rêve, les détails sont soignés. Toujours cette même idée: si c'est un rêve, les détails sont soignés. C'est l'absolue vérité. Ce sont des détails de romancier... mais dans les rêves, peut-être tout le monde est-il romancier. Comment savoir?"(53) Ailleurs il parle de "pollinisation croisée entre les rêves et les faits du monde réel."(93)
D'où cette constatation sur le caractère fragile de la réalité, "
le sentiment que la réalité est mince. Je considère d'ailleurs qu'elle est vraiment mince, mince comme la glace d'un lac après un dégel de janvier, et que nous remplissons notre existence de bruit, de lumière et de mouvement pour ne pas voir ce manque de consistance. (...) Ce qui se met en place, lorsque disparaît la lumière du jour, est une sorte de certitude: qu'en dessous de la surface gît un secret, un mystère à la fois noir et éclatant. On ressent ce mystère dans chaque respiration, on le devine dans chaque ombre, on s'attend à y plonger à chaque pas. Il est là."(96)

Et cette dernière remarque, elliptique, mais qui en dit long sur la personnalité profonde de King, marquée par de multiples phobies: "Un écrivain est un type éduqué dans l'art de penser au pire."(81)

Les rituels.

La plupart des écrivains lient l'acte d'écriture à des rituels ou des cérémonials: utilisation de tel crayon, de tel papier, de tel éclairage. Certains écrivains décrits par King ont de telles marottes. Ce qui est original dans Sac d'os, c'est que les rites liés à l'écriture sont conjugaux, à rattacher d'abord au premier livre écrit par Mike: "Lorsque, hésitant, je tendis à Johanna cette première version de Being Two, elle la lut en une soirée, lovée dans son fauteuil préféré, habillée seulement d'un slip et d' un T-shirt arborant l'ours noir du Maine sur le devant, et buvant tasse après tasse de thé glacé."
Lui s'est assis sur le perron et attend:
"
«Eh bien? dis-je.
C'est bon. Et maintenant, si tu retournais à l'intérieur pour me sauter dessus?» Je n'eus même pas le temps de répondre: il y eut un petit glissement soyeux de nylon et le slip qu'elle portait se retrouva sur mes genoux.
(...) Je crois que je vais devenir femme d'écrivain."(27)

Après avoir terminé son premier livre, Mike a peur de ne pas pouvoir réaliser le second: "
Je suppose que j'avais dû trop écouter ces histoires qui font frissonner les débutants, voulant qu'un premier coup gagnant puisse être le fait du hasard. Je me souviens d'un conférencier en littérature américaine expliquant un jour que, de tous les écrivains américains contemporains, seul Harper Lee avait trouvé un moyen sûr d'éviter le coup de blues du deuxième livre. 6 (31)
C'est donc avec son second roman que le cérémonial prend sa forme définitive: "
Le rituel s'est mis en place lors de mon deuxième livre, le seul pour lequel j'ai ressenti une certaine nervosité; je suppose que j'avais dû trop écouter ces histoires qui font frissonner les débutants, voulant qu'un premier coup gagnant puisse être le fait du hasard. (...) Lorsque j'en fus à la rédaction des dernières pages de The Red-Shirt Man, je m'arrêtai à une ligne de la fin. (...) Un peu plus tôt, ce soir-là, j'avais mis une bouteille de Taittinger au Frigo, en compagnie de deux flûtes. Je les sortis, les disposai sur une plateau de métal dont nous nous servions d'habitude pour les pichets de thé glacé ou de menthe à l'eau que nous buvions sur la galerie, et arrivai ainsi équipé dans le séjour.
Johanna était pelotonnée dans son antique gros fauteuil miteux, en train de lire (non pas Somerset Maugham, mais William Denbrough, l'un des contemporains qu'elle préférait
7). «Ho-ho, dit-elle en marquant la page de son livre. Du champagne! Et en quel honneur?» Comme si, voyez-vous, elle ne l'avait pas su.
«J'ai terminé, répondis-je. Mon livre est tout fini
8
Elle sourit et prit l'une des flûtes sur le plateau que je lui tendais, incliné vers elle. «Eh bien, voilà une bonne chose de faite, non?» Je me rends compte aujourd'hui que l'essence de ce rituel, sa partie vivante et puissante, comme peut l'être un seul terme réellement magique au milieu d'un torrent de mots, c'était ces quelques paroles."(32)
Et une dernière surprise quand il lui demande de terminer son livre: "Je croyais que tu avais fini, me dit-elle.
- Sauf la dernière ligne. Ce livre, tel que tu le vois, t'est dédié, et je tiens à ce que ce soit toi qui écrives cette dernière ligne.»"
(33)

Aussi quand il ne sait plus écrire après le décès de sa femme, il pense à la perte de ces rites:
"Je me suis demandé plus d'une fois si l'origine du blocage de l'écrivain n'était pas à chercher dans la rupture du rituel. De jour, je n'avais pas de mal à rejeter ces balivernes faisant appel au surnaturel, mais la nuit, c'était plus dur. De nuit, nos idées ont une déplaisante tendance à se débrider et à battre la campagne. Et quand on a passé l'essentiel de sa vie d'adulte à composer des récits de fiction, je suis sûr que ces brides sont encore plus lâches et que les bêtes ont encore moins envie de les porter. C'est Bernard Shaw ou Oscar Wilde, il me semble, qui dit que l'écrivain était un homme ayant appris à son esprit à mal se conduire. (...) Certains peintres refuseront de toucher à leurs pinceaux s'ils ne portent pas tel chapeau, et les joueurs de base-ball qui marquent des points se garderont bien de changer de chaussettes."(31)

3. Vicissitudes de l'écrivain populaire.

L'écrivain populaire est soumis à de nombreuses contraintes liées à l'argent qu'il rapporte à ses éditeurs et à au monde de l'édition qui gravite autour de lui. Poule aux oeufs d'or à produire selon les règles, cornaqué de près par son agent littéraire, mal estimé de la critique littéraire, il ne mènerait pas une vie bien rose s'il n'avait pas en compensation le plaisir de l'écriture.

Ce «genre de choses»...

Depuis longtemps, King pense que s'il a un électorat populaire important, son oeuvre n'est pas considérée à sa juste mesure par les spécialistes littéraires. Il souffre de ce rejet ou du dédain dont il est l'objet de la part de l'«élite» intellectuelle, et cette tristesse est apparue maintes fois dans ses préfaces ou ses propos. Misery est le roman où elle transparaît le plus. On ne s'étonnera donc pas de la retrouver dans Sac d'os: "«Personne ne va jamais le confondre avec L'Ange exilé9, n'est-ce pas?». Je parlais de mon livre, évidemment. Elle avait très bien compris, de même qu'elle savait que la réaction de mon professeur d'écriture créative m'avait déprimé.
«Tu ne vas pas te mettre à me balancer ces conneries d'artiste frustré, j'espère? me répondit-elle en se redressant sur un coude.
(...) Non, Mike, tout est dans le bonheur que l'on éprouve. Es-tu heureux quand tu écris?- Bien sûr.» Comme si elle ne le savait pas."(28)

Comme chez King, ses regrets de n'être pas «meilleur» sont traités en apparence avec ironie: "
Je faisais partie de ces romanciers intermédiaires (...) ignorés par la critique, donnant dans un genre particulier. Le mien étant «ravissante jeune femme livrée à elle-même rencontre étranger fascinant», attitude fort bien compensée par cette sorte de reconnaissance honteuse que l'on accorde aux bordels agréés par l'État, au Nevada, venant du sentiment, semble-t-il, qu'il faut bien proposer un dérivatif aux instincts les plus sordides, et que quelqu'un devait donc faire ce «genre de choses». Je faisais ce «genre de choses» avec enthousiasme (et parfois avec la connivence enthousiaste de Johanna, quand je tombais sur une difficulté particulièrement problématique de mon intrigue)."(30)

Quand sa femme n'est plus là pour l'appuyer, il se souvient de son approbation et de son aide avec nostalgie: "
Je me rappelais le commentaire que je lui avais fait à propos du manuscrit de Being Two, que personne ne le confondrait jamais avec L'Ange exilé. Tu ne vas pas te mettre à me balancer ces conneries d'artiste frustré, j'espère? avait-elle répondu. Et pendant mon séjour à Key Largo, ces paroles ne cessèrent de me revenir, toujours avec la voix de Johanna: ces conneries, ces conneries d'artiste frustré, ces putains de conneries d'artiste frustré dignes d'un écolier..."(77)

L'éditeur.

Une littérature de masse exige d'abord l'obéissance à un rythme de production saisonnier, où une inspiration capricieuse peut ne pas y trouver son compte: "Ce qu'un éditeur exige (...) de la part d'un auteur dont on compte vendre la prose à cinq cent mille exemplaires en édition normale et à un million de plus en poche, est parfaitement simple: un bouquin par an. Ce rythme, ont calculé les manitous de New York, est le meilleur. Trois cent quatre-vingts pages reliées par de la ficelle ou de la colle, tous les douze mois, avec un commencement, un milieu et une fin, et si possible (ce qui est fortement conseillé) un même personnage principal revenant à chaque fois, comme Kinsey Milhon ou Kay Scarpetta. Les lecteurs aiment bien retrouver leur héros; c'est comme s'ils étaient de la famille."(38)

Pas question de publier moins, ou davantage: "
À moins d'un livre par an, vous fichez en l'air l'investissement que l'éditeur a fait sur vous, vous compliquez le boulot de l'expert-comptable chargé de jongler avec vos cartes de crédit, et votre agent a du mal à payer son psy à la date prévue. Par ailleurs, il se produit une certaine lassitude chez vos fans si vous prenez trop de temps. Inévitable. De même que, si vous publiez trop, certains lecteurs vont se dire: « Houlà, je commence à en avoir assez de ce type, j'ai l'impression de me faire refiler toujours le même plat.»"(39)

Si bien qu'un nouveau roman à suspense de Mike Noonan "
paraissait chaque mois de septembre, réglé comme une horloge, juste ce qu'il fallait pour la fin de l'été, les amis, et au fait, n'oubliez pas que les fêtes approchent et que vos parents et amis apprécieraient sans doute le nouveau Noonan, que l'on peut se procurer chez Borders avec un rabais de trente pour cent, une affaire!"(39)

Le milieu de l'édition.

Dans Sac d'os, les coulisses du monde de l'édition nous sont décrites comme King ne l'a jamais fait, avec férocité. Les changements opportunistes d'éditeurs, l'analyse de la stratégie des auteurs concurrents, la parution jugée inopportune d'auteurs mieux cotés, qui viennent ravir la vente convoitée, toutes sortes de combines pour apparaître ou se maintenir dans le palmarès hebdomadaire des auteurs les plus vendus. "La première moitié de ces dix ans se passa chez Random, puis mon agent eut une offre plus alléchante de Putnam, et je sautai dessus.
Vous avez certainement lu mon nom dans beaucoup de listes de best-sellers... à condition que l'édition du dimanche de votre journal comporte une liste des quinze titres les plus vendus, et pas seulement des dix. Je n'ai jamais été un Tom Clancy, un Ludlum, ou un Grisham, mais j'ai fait quelques cartons en édition originale
(...) et j'ai même réussi une fois à être classé cinquième sur la liste du New York Times. C'était avec mon deuxième titre, The Red-Shirt Man. L'ironie du sort voulut que l'un des livres qui m'ont empêché d'aller plus haut ait été Steel Machine de Thad Beaumont (écrivant sous le pseudonyme de George Stark)10. Les Beaumont possédaient une résidence secondaire à Castle Rock, à cette époque, à une soixantaine de kilomètres au sud de la nôtre, qui est au bord du lac Dark Score. Thad est mort, aujourd'hui. Suicide11. J'ignore s'il a été ou non victime du blocage de l'écrivain.
Je me tenais donc juste à l'extérieur du cercle magique, celui des méga-best-sellers, mais cela ne m'a jamais gêné."
(30)

Après le décès de sa femme, Mike veut s'arrêter quelque temps pour souffler et il en parle à son agent: "
«Ce n'est peut-être pas une très bonne idée, Mike; pas à cette étape de ta carrière, en tout cas.
- Ce n'est pas une étape, répondis-je. C'est en 1991 que j'ai connu le plus grand succès; depuis, les ventes n'ont peut-être pas baissé, mais elles n'ont pas vraiment augmenté. C'est un plateau, Harold, pas une étape.
- Oui, admit-il, et les écrivains qui atteignent ce stade n'ont en réalité que deux perspectives, en termes de ventes: continuer ainsi, ou redescendre.
(...) Grisham pourrait se permettre de prendre une année sabbatique. Clancy aussi. Chez Thomas Harris, les longs silences font partie du personnage et de sa mystique12. Mais au niveau où tu te situes, la vie est encore plus dure qu'au sommet, Mike. Ces places-là sur la liste des best-sellers du New York Times, entre huit et quinze, vous êtes une quarantaine d'écrivains à vous les disputer, Sanford, Kellerman, Koontz, Garwood, Saul, et les autres... tu sais mieux que moi de qui il s'agit, vous êtes voisins de liste pendant quatre mois tous les ans, (...) Si toi, tu restes cinq ans sans rien publier, ton prochain bouquin se vendra peut-être... ou peut-être pas.»"13 (43)

Des comptes d'épicier.

Exceptionnellement le rythme de production peut être perturbé, en fonction d'opportunités éditoriales. L'agent littéraire de Mike, Harold Oblowski, lui téléphone en octobre 1997. Il avait déjeuné la veille avec Debra Weinstock, la directrice de collection, et ils avaient parlé de la rentrée de 1998: "«On dirait que ça va se bousculer au portillon, dit-il, parlant de la liste des best-sellers de l'automne. Sans compter les invités surprises. Dean Koontz...
- Je croyais qu'il publiait toujours en janvier?
- Oui, mais pas cette fois. Debra a entendu dire que la parution risquait d'être retardée. Il veut ajouter quelques chapitres, je ne sais pas exactement. Il y a aussi un Harold Robbins, The Predators...
- La belle affaire!
- Robbins a toujours des fans, Mike, pas mal de fans. Comme tu l'as souvent fait remarquer toi-même, les écrivains de fiction ont une sacrée durée de vie.
(...) Il y a cinq autres écrivains que nous n'attendions pas qui sortent un livre à la rentrée: Ken Follett... et il paraît que c'est son meilleur depuis Eye of the Needle... Belva Plain... John Jakes...
- Aucun d'eux ne joue dans ma catégorie», observai-je, bien que sachant que tel n'était pas exactement le problème pour Harold; son problème, c'était qu'il n'y avait que quinze places sur la liste des best-sellers du New York Times.
(...)
Et pour couronner le tout, un nouveau Mary Higgins Clark. Je sais dans la catégorie de qui elle joue, et toi aussi.»"
(48)
Si certains de ces auteurs ne concernent guère Mike, pour d'autres il éprouve en effet des craintes: "
Mary Higgins Clark jouait en effet dans ma catégorie, nous nous partagions exactement le même lectorat, et jusqu'ici notre rythme de publication avait été calculé pour éviter que nous nous rencontrions... ce qui était à mon avantage plutôt qu'au sien, je peux vous le dire. En cas de lancement parallèle, il était clair qu'elle m'enfonçait."(48)
Mais si les éditeurs veulent son livre plus tôt, il leur faudra payer davantage: "
Réponds-leur de voir les choses sous l'angle du tarif en urgence, chez le teinturier. (...) D'après toi, combien pourrait-on...
- Une avance plus importante me paraîtrait une honnête proposition. Ils vont faire la gueule et prétendre que l'affaire est aussi à ton avantage. Avant tout à ton avantage, même. Mais si l'on se fonde sur l'argument du travail supplémentaire... du tarif des heures de nuit... je crois que dix pour cent de plus, ce serait correct."
(50) Des comptes d'épiciers.

Ces milieux littéraires peuvent être liés par d'autres buts que le profit, les relations privées ou le sexe: "
«Tu n'es pas content de Putnam? Je suis sûr que Debbie serait désolée, si elle t'entendait. Et je suis sûr aussi que Phyllis Grann est prête à faire à peu près n'importe quoi pour régler tout problème que tu pourrais avoir.»
Coucherais-tu avec Debbie, Harold? me dis-je; et tout d'un coup, cela me parut l'hypothèse la plus logique au monde. Ce quinquagénaire d'Oblowski, ce rondouillard à la calvitie avancée, s'envoyait en l'air avec mon éditrice, une blonde aristocratique sortie tout droit de l'université Smith. Couches-tu avec elle? Parlez-vous de mon avenir littéraire pendant que vous êtes au pieu ensemble dans une chambre du Plaza? Vous mettez-vous à deux pour d'imaginer combien d'oeufs en or vous pourrez encore tirer de cette vieille poule fatiguée avant de lui tordre le cou, finalement, pour en faire du pâté? C'est
ça, que vous mijotez?"(65)

4. Le blocage d'un écrivain.

King a fait état d'au moins deux périodes de blocage: "Juste après Carrie, j'ai été bloqué pendant près d'un an. Lorsque j'ai terminé les Tommyknockers, je suis entré dans une année infernale, que je ne voudrais pas revivre: rien ne venait; j'écrivais et tout tombait en morceaux, comme du papier humide. Je ne sais pas comment décrire ça, sauf que c'est un sentiment terrible d'impuissance. Vous avez l'impression d'être un batteur de base-ball en plein creux de la vague. Finalement, j'ai écrit une nouvelle intitulée "Rainy Season"et d'un seul coup, tout s'est relâché."(TSK, 240) La première s'est située au début de son mariage, à un moment où il noyait dans la boisson sa déception d'auteur sans éditeur, et où son mariage éprouvait de grosses difficultés financières14 . Jack Torrance, l'écrivain de Shining, éprouve ces mêmes difficultés et on peut justement penser qu'il est le résultat de la transposition des problèmes personnels récents de King. La seconde période de blocage dura tout le premier semestre 1988. Cette crainte l'a constamment préoccupé car on sait -il l'a répété maintes fois- que l'écriture est nécessaire à son équilibre psychologique et sa santé mentale.

Complètement abattu par la mort de son épouse, Mike est incapable d'écrire, et il en fait le triste constat: "
Je décidais que sauf miracle de dernière minute, ma carrière d'écrivain était terminée. Harold allait pousser les hauts cris et Debra s'arracher les cheveux, mais que pouvaient-ils faire? M'envoyer la police des publications? Me menacer d'une descente - la Gestapo du Club du livre du mois? Et même s'ils l'avaient pu, qu'est-ce que cela aurait changé? On ne peut faire jaillir la sève d'une brique ou le sang d'une pierre. Donc, sauf guérison miraculeuse, ma carrière d'écrivain était bel et bien terminée."(60)

Mais il n'ose pas le dire à son agent littéraire, qui le rappelle à l'ordre pour son retard dans la livraison du manuscrit attendu: "
J'avais là une occasion en or de dire que les choses n'allaient pas bien, mais alors, pas bien du tout; mais Mr Harold Oblowski, du 225, Park Avenue à New York, n'était pas le genre d'homme à qui l'on faisait de telles déclarations. C'était un excellent agent, autant aimé que détesté dans le milieu de l'édition (parfois par les mêmes personnes et en même temps), mais il ne réagissait pas très bien aux mauvaises nouvelles en provenance des sphères obscures et glissantes où la marchandise était en réalité fabriquée. Pris de panique, il aurait sauté dans le premier avion pour Derry, prêt à m'insuffler de la créativité au bouche-à-bouche, déterminé à ne rien épargner pour redonner vie à ma muse assoupie, résolu à ne pas me lâcher tant qu'il ne m'aurait pas arraché aux griffes de la paralysie."(40) Combat que Mike, abattu et résigné, ne veut pas accepter.

Les romans-noisettes.

King est un écrivain productif, qui peut écrire un livre en huit ou neuf mois, parfois beaucoup moins (le record inégalé étant Running man écrit en trois jours pour l'essentiel). Bien sûr, il compose aussi des nouvelles, des scénarios, rédige des articles. Mais il confectionne généralement plus d'un roman par an. Au début de sa carrière d'écrivain, il avait accumulé plusieurs livres avant que Carrie soit édité. Ces romans ont paru plus tard sous le pseudonyme de Richard Bachman, son éditeur de l'époque, Doubleday, craignant que le fait de publier plus d'un livre par an sature le marché et perturbe le succès grandissant du jeune auteur. Cette facilité de création, octroyée à Mike, lui permettra une solution d'attente: "Le secret est simple, et je ne suis pas le seul romancier américain populaire à le connaître; si la rumeur dit vrai, Danielle Steel (pour ne désigner qu'elle) a utilisé la formule de Noonan pendant des dizaines d'années. Voyez-vous, bien qu'ayant publié un livre par an à partir de Being Two en 1984, j'ai écrit deux livres pendant quatre de ces dix années: j'en publiais un et je planquais l'autre. (...) Je mettais des noisettes de côté. Je ne crois pas que c'était dans la perspective d'un blocage devant la page blanche, cependant. Bon Dieu, je me marrais bien, c'était tout!"(39) Si bien qu'à l'époque de son blocage, il détenait, "à l'abri dans les coffres de la Fidelity Union, quatre cartons contenant chacun un manuscrit, intitulés Promise, Threat, Darcy et Top."(40)
Jusqu'à présent, King ne s'était pas montré tendre avec le monde de l'édition. Ce sont les critiques qui vont maintenant devenir sujets de dérision. Ces romans sont anciens, pour la plupart: mais les éditeurs et les critiques l'ignorent et, sans apprécier véritablement le roman pour lui-même, ils le voient dans l'illusion d'une progression continue -et en progrès- de l'auteur: "
Lorsque Harold eut lu Darcy et déclaré qu'il était ce que j'avais fait de mieux jusqu'ici, non seulement un best-seller, mais un livre sérieux, j'avançai, d'un ton hésitant, mon intention de prendre une sorte d'année sabbatique. Il réagit sur le champ par la question que je déteste par-dessus tout: est-ce que je me sentais bien? Bien sûr, lui répondis-je, aussi bien qu'un poisson dans l'eau, mals j'avais envie de souffler un peu."(41). Louange reprise: "La raison officielle de son appel était de me féliciter pour la sortie prochaine de Darcy's Admirer, captivant comme c'était pas possible et qui contenait néanmoins «des trucs qui donnaient vachement à réfléchir»". (47)
Et cela continue avec les trois autres vieux romans-noisettes, qui continuent à être publiés au rythme annuel prévu pendant les quatre années pendant lesquelles Mike n'écrira pas une ligne. Mais il voit sa réputation croître: "
Debbie Weinstock m'appela souvent, cet hiver, pour m'annoncer presque à chaque fois de bonnes nouvelles, Helen's Promise était l'un des deux livres qui allaient faire partie de la sélection de la Literary Guild, en août prochain (l'autre était un suspense de Steve Martini, lui aussi un vétéran des places huit à quinze, sur la liste de best-sellers du New York Times). Et mon éditeur britannique, m'apprit Debbie, avait adoré Helen et était sûr que le livre «allait faire un carton». (Mes ventes n'avaient jamais été bonnes en Grande-Bretagne, jusqu'ici. (...) «J'ai l'impression, avec Promise, que tu prends une nouvelle direction, non? observa-t-elle.
- C'est aussi ce qu'il me semblait, avouai-je, me demandant comment Debbie réagirait si je lui apprenais que ce livre si novateur avait été écrit presque douze ans auparavant.
- Il révèle... comment dire? Une sorte de maturité.
(...) Ta voix paraît étouffée.»
Pas étonnant: j'étais en train de me mordre la main.
- Eh bien, continue comme ça. Tes copains de chez Putnam sont aux anges de te voir passer à la vitesse supérieure.»"
(61/2)

La page blanche.

S'il s'amuse incidemment de la naïveté et de l'absence d'esprit critique de ses critiques, Mike n'en est pas moins un homme torturé: "Je n'avais jamais souffert du syndrome de la page blanche au cours des dix ans qu'avait duré notre mariage et n'en souffris pas dans la période qui suivit immédiatement le décès de Johanna. Le blocage de l'écrivain était même un phénomène tellement étranger pour moi qu'il lui fallut être solidement installé avant que je me rende compte qu'il se passait quelque chose d'anormal. Je pense que cela tenait au fait que je croyais, tout au fond de moi, qu'un tel état n'affecte que les auteurs de type «littéraire», du genre de ceux qu'on analyse, dissèque et parfois condamne dans le New York Review of Books."(26)

Après nous avoir conté, dans
Misery, le martyre d'un écrivain torturé par une lectrice fanatique et psychopathe; puis, dans La part des ténèbres, un autre subissant la contrainte de son double refusant de disparaître; ou, dans Vue imprenable sur un jardin secret, un troisième endurant l'accusation de plagiat, Sac d'os consacre une grande place au cauchemar de l'écrivain en panne d'inspiration: "Vers le mois de février 1995, après avoir bousillé au moins deux bonnes idées de roman (cette fonction particulière, le célèbre Eurêka! n'avait jamais cessé, engendrant sa propre version très spéciale de l'enfer), il ne fut plus possible de me voiler davantage la face: je connaissais les pires ennuis qui puissent arriver à un écrivain, mis à part l'Alzheimer ou une hémorragie cérébrale massive."(40)
Non seulement Mike ne parvient plus à écrire, mais il éprouve des symptomes physiques et psychologiques inquiétants: "
Je suis incapable d'écrire deux paragraphes sans tomber dans un état mental et physique qui frise la crise d'épilepsie: mon coeur se met à battre deux fois plus vite, puis trois fois plus vite, je n'arrive plus à respirer, je me mets à haleter, j'ai l'impression que mes yeux s'exorbitent et sont sur le point de me sortir de la tête pour retomber sur mes joues. Je suis comme un claustrophobe dans un sous-marin ou dans un ascenseur en chute."(37)
Son ordinateur devient l'objet d'une phobie telle qu'elle le rend malade: "
Il m'arrivait d'essayer d'écrire, et chaque fois c'était le blocage. Un jour, alors que je tentais de m'obliger à taper une phrase (n'importe laquelle, pourvu qu'elle sorte tout droit de ma tête), je fus contraint de m'agripper à la corbeille à papiers pour vomir dedans. Je dégobillai jusqu'au moment où je crus que j'allais en crever... au point que je fus obligé, littéralement, de m'éloigner à quatre pattes de l'ordinateur, de me traîner sur l'épais tapis. Le temps d'atteindre l'autre bout de la pièce, j'allais déjà mieux. Je pus même me permettre de regarder l'écran au-dessus mon épaule. J'étais tout simplement incapable de m'en approcher. Un peu plus tard dans la journée, j'allai l'éteindre - mais en gardant les yeux fermés."(45)

Quand il parle à Mattie de son incapacité d'écrire, il formule une idée intéressante: "
Je lui parlais de mon incapacité à écrire. C'était la première fois que je m'en ouvrais à quelqu'un.
«Alors, c'est un blocage.
- C'est ce que j'ai pensé, au début, mais je n'en suis plus aussi sûr. Je me demande si les romanciers n'arrivent pas à l'écriture avec un certain nombre d'histoires à raconter, en quelque sorte inscrites dans leur logiciel. Et lorsqu'elles en sont sorties, c'est fini."
(217)

Comment s'en sortir?

Que le travail de romancier soit une tâche futile en regard de la destinée des hommes qui est de mourir, Mike en est maintenant convaincu: "Je me prenais à évoquer Dennison Carville, le professeur d'écriture créative qui m'avait mis en contact avec Harold et avait condamné Being Two par des louanges trop chichement mesurées. Canrille m'avait cité une fois une pensée que je n'avais jamais oubliée, l'attribuant à Thomas Hardy, l'écrivain et poète victorien. (...) D'après ce vieux mélancolique de Dennison Carville, l'aspirant romancier doit comprendre d'emblée que les buts qu'il poursuit dans la fiction seront toujours au-delà de sa portée, et que son labeur n'est qu'un exercice vain, n'est que pure futilité. «Comparé au plus banal des hommes qui marchent réellement sur la terre et y projettent leur ombre, aurait donc dit Hardy, le personnage de roman, si brillamment campé qu'il soit, n'est jamais qu'un sac d'os. Je comprenais ce qu'il avait voulu dire, car c'était exactement ainsi que je me sentais, au cours de ces journées interminables passées à faire semblant: un sac d'os."(46)
Au bout de quatre années dificiles, il pense avoir trouvé la solution: quitter Derry pour aller, après un long abandon, faire un séjour dans un chalet qu'il possède près d'un lac: "
Sara Laughs était aussi l'endroit où le rituel avait commencé... champagne, dernière ligne, et cette bénédiction si importante: «Eh bien, voilà une bonne chose de faite, non?»
Voulais-je que les choses retournent à la normale? Était-ce vraiment ce que je désirais? Un an avant, ou même un mois avant, je n'en aurais peut-être pas été sûr. Aujourd'hui, je l'étais. La réponse était oui. Je voulais m'en sortir. En finir avec le deuil de ma femme, remettre mon coeur en état de marche, aller de l'avant. Mais pour cela, je devais commencer par un retour en arrière. Un retour à la maison de rondins. Un retour à Sara Laughs."
(79)
Il en espère confusément une sorte de rétablissement créatif: "
Sans compter (mais je laissai cette pensée tapie dans le coin le plus humble de ma conscience) que quelque chose pourrait arriver à mon blocage. C'était peu probable, mais pas impossible non plus. Sauf guérison miraculeuse, n'était-ce pas ce que je m'étais dit? (...) Oui. Sauf guérison miraculeuse... Il arrivait qu'un aveugle fasse une chute et se relève en ayant recouvré la vue. Il arrivait même que des infirmes jettent leurs béquilles en arrivant à la grotte sacrée. (...) Je ne m'y rendrais pas, cependant, en m'attendant à ce que Sara Laughs soit Lourdes, ou même Sainte-Anne du Québec... mais je m'autoriserais à espérer, et lorsque je verrais l'étoile du Berger clignoter pour la première fois au-dessus du lac, je me permettrais d'émettre un voeu."(80/1)
Arrivé à Sara Laughs, Mike se rend compte qu'en fait il y a été conduit par une puissance mystérieuse. De nombreux incidents l'impressionnent et il pense d'abord fuir. S'il ne le fait pas, c'est qu'il est devenu l'esclave de son rôle d'écrivain: "Non, cette histoire serait du plus mauvais effet. Elle ferait le tour du TR-90 et les gens diraient: «Pas étonnant. Il a dû écrire trop de bouquins dans le genre. Ces histoires-là, y a de quoi vous faire péter les plombs. A présent, il a peur de tout, même de son ombre. Risque professionnel.»
Même si je ne devais jamais revenir ici de ma vie, je ne voulais pas que les gens du TR-90 gardent cette opinion de moi, me voient avec le mépris de ceux qui disent: regardez ce que vous avez gagné à faire le malin. Une attitude que des tas de gens semblent partager quand ils parlent de ceux qui vivent de leur imagination."
(107)

5. La part de l'épouse.

Une lente évolution a conduit King à faire de l'épouse, même délaissée ou divorcée, une sorte de gardienne à distance de son époux. Cette épouse maternante prend actuellement une place déterminante, expression des phobies secrètes de King15. Dans Désolation, John Marinville, écrivain en voie de destruction sous l'influence de l'alcool, de la drogue et des femmes, part se ressourcer dans un périple à travers les USA, à la manière de Steinbeck. C'est son ex-épouse qui le lui a conseillé. Dans Les Régulateurs, un autre Marinville, un moment célèbre pour un roman érotico-littéraire maintenant oublié, écrit pour survivre des livres pour enfants. Lui aussi sur les conseils de son ex-épouse. Dans Sac d'Os, c'est au-delà de la mort que l'épouse viendra en aide à Mike, un des derniers descendants des auteurs d'un crime horrible perpétré au début du siècle, poursuivis par des forces vengeresses.

Un écrivain manipulé.

Car si Mike ne s'est rendu compte de rien, Jo a vu venir le danger. Elle a fait les recherches nécessaires qui lui font prendre conscience qu'une malédiction s'attache aux descendants d'un petit groupe de blancs, dont un ancêtre de Mike. Elle a reconstitué l'historique des événements qui ont affecté la chanteuse Sara, donc Sara Laughs, le chalet qui porte son nom, pénalisé par un lourd passé. Elle veut un enfant, mais elle est désireuse d'être renseignée sur son destin. Lorsqu'elle est enceinte, elle a tout prévu pour que Mike soit en mesure d'affronter l'adversaire dans de bonnes conditions, quoi qu'il arrive16. Et même morte, l'épouse fantomatique continuera à aider Mike.
Sans entrer dans les détails surnaturels qui feront l'objet d'une autre étude, des indices montrent à Mike qu'il est attendu à son chalet: la machine à écrire est prête, l'inspiration lui vient sans problème, les pages s'additionnent, comme avant. Jusqu'au jour où, brusquement, son travail s'arrête: "
Je traçai de petits gribouillis sur le carnet de sténo que je garde toujours à portée de la main pour y prendre mes notes - liste des personnages, références des pages, chronologie des événements -, mais la feuille de papier glissée dans l'IBM demeura blanche. Pas de battements de coeur frénétiques, pas de pulsations dans les yeux ni de difficultés à respirer - aucune crise de panique, en d'autres termes, mais pas d'histoire non plus. (...) Le manuscrit était posé à sa place habituelle, à ma gauche, les pages retenues par un superbe morceau de quartz que j'avais trouvé sur l'allée, mais rien ne se passait. Zéro."(428)
Sa résignation devant ce qui aurait dû lui apparaître comme incompréhensible ne peut s'expliquer que par la manipulation dont l'esprit de Mike est victime. Lui-même se rendra compte ultérieurement que les forces fantomatiques qui se combattent dans un monde parallèle, utilisent l'énergie des «vivants»: "
Bon nombre des manifestations dont j'avais été victime depuis mon retour avaient vraisemblablement été créées à partir de mon énergie psychique. Amusant, quand on y pensait.
À moins que «terrifiant» n'ait été l'adjectif, en réalité, que je cherchais."
(527)
La panne d'inspiration n'en est pas une. Mike n'a fait que remplir la tâche qu'on lui avait fixée, commençant à écrire au moment voulu par les puissances, s'arrêtant le jour où leurs objectifs étaient atteints: "
My Childhood Friend avait une intrigue aussi brillante que dans mes livres précédents, à vrai dire... et cependant, il ne serait jamais achevé. Je le savais, ce matin-là, aussi clairement que je savais qu'il allait pleuvoir. Les gars du sous-sol, pour une raison connue d'eux seuls, avaient décidé de le faire disparaître de la circulation. Demander quelle était cette raison risquait de ne pas être une bonne idée. La réponse aurait pu être désagréable."(473)

Hibou..

Le manuscrit du livre prouve, que contrairement à ce qu'il a avancé17, Jo aurait pu être une romancière aussi douée que lui, - à moins que ce soit le monde parallèle qui lui donne cette puissance- plus même puisque Mike -chose d'autant plus surprenante qu'il est grand amateur de mots croisés- se rend compte que son texte est codé.
"
Une sorte de monument édifié (...) par Johanna Arlen Noonan. J'en étais sûr. Ma femme me passant des messages dans le dos des gardiens, priant avec tout son vaste coeur pour que je voie et comprenne."(523)
Le contenu de son texte, ainsi que la disposition de ses lignes, délivrent le même message. Le contenu d'abord: "
Andy Rake, dans My Childhood Friend de Michael Noonan a rarement le front plissé ou la mine renfrognée; il fronce plutôt les sourcils. Il fronce les sourcils parce qu'il y a un hibou dans tout froncement de sourcils. Avant de venir en Floride, il avait travaillé dans un atelier de Californie. La première fois que Rake rencontre Regina Whiting, c'est dans l'atelier de celle-ci. La dernière adresse connue de Ray Garraty était rue de l'Atelier à Key Largo. La meilleure amie de Regina s'appelait Steffie Souate, et le mari de celle-ci Abou Souate, et Abou Souate se trouvait à un moment donné ficelé, lié - Abou Souate lié - deux pour le prix l'un, pas mal, non?
Hibou sous atelier. C'était partout, sur chaque page."
(523)
De même les premiers des caractères de chaque ligne de certaines pages donnent verticalement le même message: hibou sous atelier. Car Jo a acheté deux hibous en plastique, capables selon les croyances indiennes de chasser les mauvais esprits
(522). L'un d'eux recèle des informations précieuses pour la suite de l'histoire.
Mike comprend: "
Je me rappelai combien j'avais exulté de joie en découvrant que mon blocage avait disparu, que je pouvais de nouveau écrire! D'accord, il avait disparu, mais pas parce que je l'avais vaincu ou parce que j'avais trouvé un moyen de le contourner. C'était Johanna qui l'avait fait disparaître. C'était elle qui l'avait vaincu. La poursuite de ma carrière comme auteur de romans à suspense de second ordre avait été le dernier de ses soucis quand elle avait agi. (...) Ainsi Johanna m'avait-elle aidé.
Je feuilletai le manuscrit et vis les mots-clefs partout, parfois placés de manière à être lus sur plusieurs colonnes différentes. Avec quelle opiniâtreté avait-elle essayé de faire passer son message..."
(524)

L'écrivain resté enfant.

Il y a loin de Mike à Ben, le romancier entreprenant de Salem, un des premiers romans de King, personnage ouvert, actif et efficace. Le personnage de Mike est attachant, mais il présente beaucoup de traits qui le rapprochent de la mentalité infantile. Mike est peu soucieux de la vie courante et ses soucis quotidiens ordinaires. Son bureau même, en "forme de wagon, sous un avant-toit tellement en pente que je devais me courber pour ne pas me cogner la tête quand je m'asseyais"est, selon son épouse, "l'endroit le plus moche de la maison."(35) L'aspect ludique de l'écriture l'emporte chez lui largement sur ses avantages financiers. Il subit les événements sans trop réagir, se comportant devant eux comme le ferait un enfant protégé, s'effrayant facilement. Il admet sans guère discuter, avec la même souplesse d'imagination que l'on trouve chez la petite Kyra, les diverses manifestations du surnaturel, conduit par les événements beaucoup plus qu'il n'y va volontairement. Il donne l'impression d'être un grand gosse, choyé par la vie, materné par une épouse agréable et facile à vivre, qui a été le pivot de son existence. En ne retenant que des productions récentes, on trouve des différences considérables entre Mike et le constable Anderson de La Tempête du siècle, volontaire et entreprenant, soucieux à la fois de la sécurité de ses concitoyens et de leur dignité. Ou avec le remarquable Paul Edgecombe, le gardien-chef de la prison de La Ligne verte. Certains romanciers ne seraient-ils que des enfants prolongés, avec une apparence adulte?
Mike n'est pas de la même trempe que l'écrivain Ben: leur seul point commun est que leur livre finira de la même façon: brûlé par leur auteur.
Plus tard, le sombre épisode vécu par l'écrivain à Sara Laughs et la responsabilité de la petite Kyra, dernière survivante avec lui des ancêtres massacreurs de Sara et des siens, dont il a la garde, l'a mûri. Il n'écrit toujours pas, mais peut encore le faire: "
Le mécanisme qui a fonctionné si régulièrement pendant des années est maintenant au point mort. Non pas brisé - ce mémoire a été rédigé pratiquement sans une rature, sans une hésitation -, mais la machine ne s'en est pas moins arrêtée. Il y a de l'essence dans le réservoir, les bougies d'allumage allument et la batterie bat, mais le moulin à mots reste à l'arrêt au fond de ma tête. Je l'ai bâché. Il m'a bien servi, voyez-vous, et je n'aime pas l'idée qu'il puisse prendre la poussière."(599)
Et surtout, ce qui l'arrête, c'est un problème moral qu'il ne voyait pas autrefois, dans son désir ludique d'écrire ce qui lui plaisait sans responsabilité sociale. Reflet d'un King plus conscient que jadis des responsabilités de l'écrivain et qui déclarait récemment à propos de la tuerie de Littleton:
"C'est un coup qu'on m'a porté personnellement", en précisant que les écrivains doivent toujours trouver un équilibre entre leur art et le sens des responsabilités face à la société. Et qu'en conséquence, il avait demandé à ses éditeurs de retirer Rage de la vente parce qu'il ne pourrait jamais avoir la conscience tranquille si par hasard le livre avait tant soit peu contribué à une tragédie aussi absurde18. De la même façon Mike a conscience de sa responsabilité morale: "Cela a quelque chose à voir, en partie, avec la façon dont Mattie est morte. J'ai pris conscience à un moment donné, au cours de l'automne, que j'avais décrit des morts similaires dans au moins deux de mes livres et que les livres de fiction grand public débordent d'exemples identiques. (...) Je considère que même les meurtres factices devraient être pris au sérieux... Je me demande si ce n'est pas une idée qui me serait venue l'été dernier. Peut-être l'ai-je eue pendant que Mattie se mourait dans mes bras, le crâne fracassé, se vidant de son sang, aveugle, ne pensant qu'à sa fille au moment où elle quittait cette terre. La seule idée que j'aurais pu décrire une mort si infernalement commode dans un livre me rend malade."(599) Que la position de King soit hypocrite, cela ne se discute pas: ne vient-il pas de nous titiller avec cette scène quelque temps plus tôt? Au moins se manifeste-t-il comme un auteur lucide plutôt qu'inconscient. Ne préparerait-il pas une sortie digne comme celle de Thomas Hardy, qu'il signale au passage comme s'étant arrêté d'écrire alors qu'il était au sommet de son génie narratif? Et ce, pour des raisons morales?

Pour conclure.


Il faut encore signaler que ce roman est celui qui cite le plus grand nombre d'écrivains. Une foule de références littéraires, données dans la foulée, avec une habileté peu ordinaire pour insérer ces références. Son analyse de
Bartleby, la nouvelle de Melville, est remarquable (235). Elle nous rappelle son seul essai critique, paru il y a vingt ans, et annonce le prochain On Writing.
Voici donc un portrait d'écrivain de plus, une analyse psychologique en profondeur, une partie de son moi camouflée et romancée, dont l'humanité nous touche. Des trois parties dont est composé
Sac d'os - la vie d'un romancier, une querelle de fantômes et un développement juridique concernant la garde d'enfants - celle-là est certainement la meilleure et la plus touchante.

King a annoncé ces derniers temps son intention de se retirer de l'écriture dès qu'il aura achevé
La Tour Sombre. On ne sait pas encore comment il se comportera après son accident de juin 1999. Mais il souffre d'un décollement de la rétine, pour laquelle il a du subir l'an dernier une intervention chirurgicale. Espérons qu'elle ne le conduira pas à la cécité. Il est déjà contraint d'utiliser une machine adaptée à son handicap. Souhaitons que la part des ténèbres qui lui a fait perdre l'acuité visuelle ne le plonge pas de sitôt dans des ténèbres complètes. Sans son regard si singulièrement aiguisé malgré la mauvaise vue et les lunettes épaisses qui le suivent depuis son enfance, que deviendra son inspiration si riche?

Roland Ernould © 1999.
(
roland.ernould@neuf.fr).
Site web Stephen King: http://rernould.perso.neuf.fr

Armentières, le 19 septembre 1999.Ces opinions n'engagent que leur auteur, qui reçoit avec reconnaissance toutes les remarques qui pourraient lui être faites.
11.351 mots.
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Notes :

1 La thèse de doctorat, passée à l'Université de Lille par Philippe Hemsen en 1997 et publiée sous le titre : Stephen King, Hantise de l'écrivain, Presses Universitaires du Septentrion, 1997, n'est abordable que par des universitaires. Je renvoie pour l'instant au pertinent chapitre III du livre de Laurent Bourdier, Parcours d'une oeuvre, Encrage éd. 1999, pp. 70 à 90.

2 "Steve est venu me voir un jour, après le cours, et m'a dit: «J'ai écrit un roman. Aimeriez-vous le lire?». Je lui ai répondu positivement. s'agissait du manuscrit de The Long Walk. Il ne l'a d'ailleurs quasiment pas corrigé depuis. C'est peu commun de voir un étudiant venir vers vous et vous dire «j'ai écrit un roman. Aimeriez-vous le Iire?». Cela ne m'est plus jamais arrivé depuis." interview de Burton Hatlen, par Lou Van Hille, Steve's Rag #11, novembre 1996, 21.

3 Interview de Martin Coenen, KING, Les Dossiers de Phénix 2, trad. Lefrancq, Bruxelles, 1995. Dans les notes suivantes: Ph2. De même l'abréviation TSK renvoie au livre de George Beahm, TOUT SUR STEPHEN KING, trad. Lefrancq 1996.

4 L'équivalent français est le Melleril, neuroleptique qui appartient à la famille chimique des phénothiazines. Il est utilisé dans le traitement de divers troubles psychiques, de l'anxiété et de certains troubles du sommeil.

5 Titre d'un de ses romans.

6 King ne fournit pas le moyen utilisé.

7 Clin d'oeil à Ça, où le gamin Bill Denbrough devient romancier (comme Gordon Lachance dans Le Corps.) Plus loin Mike rêve et a peur de trouver à Sara "l'une des célèbres «créatures d'au-delà de l'univers» telles que les a imaginées William Denbrough, qui se planquerait sous le porche et me regarderait approcher de ses yeux luisants bordés de pus."(52)

8 En français dans le texte (N.d.T.).

9 Look Homeward, Angel, de Thomas WoIfe (N.d.T.).

10 Autre clin d'oeil de King: Thad Beaumont est l'écrivain de La Part des Ténèbres.

11 Dans Bazaar, le shérif Alan Panggborn avait donné d'autres précisions: "Grâce aux appels téléphoniques d'un Thad Beaumont à chaque fois en état d'ivresse, Alan était devenu le témoin involontaire de la dégringolade de l'écrivain qui, après avoir ruiné son mariage, s'était mis à perdre progressivement la raison."(183)

12 Thomas Harris est l'auteur de trois romans d'horreur: Le Silence des agneaux (Pocket 9071) Le Dragon rouge (Pocket 9001) et Hannibal (paru aux USA en 1999 et pas encore traduit en français). Chacun de ses livres est espacé des autres de plusieurs années.

13 King ne s'est pas cité dans cette liste d'auteurs américains à succès, qui existent effectivement et dont il est le concurrent.

14 Une analyse détaillée de ces moments difficiles se trouve dans les premiers chapitres de King et le sexe.

15 J'ai essayé de retracer et de donner un sens à cette évolution dans Stephen King et le sexe.

16 Il va de soi que, vue sous cet angle, l'histoire n'est pas vraisemblable. D'abord, Mike a des loisirs: il ne travaille que le matin et, comme il le dit lui-même: "Nous faisions constamment l'amour, avions le temps de voir des tas de films, de lire des tas de bouquins."(31) Jo s'est livré à ces recherches pendant des mois, sans que rien transpire, réunissant des documents qu'il aurait été facile de mettre en lieu sûr dans la maison de Derry. D'autre part, même un mari très occupé, mais sensuel comme Mike, est ouvert aux confidences sur l'oreiller, surtout quand elles intéressent sa survie. L'imagination de Jo, qui a prévu l'action future à Sara Laughs dans les moindres détails, avec des moyens plutôt tortueux, vaut largement celle de Mike... Mais il n'y aurait pas de roman de ce genre si la vraisemblance était respectée.

17 "Elle était capable d'écrire, bien entendu; c'est le cas de tous les diplômés de lettres ou presque - c'est d'ailleurs pour cette raison qu'ils possèdent ce diplôme. Avait-elle jamais fait preuve de talents littéraires hors du commun? Non. Après quelques essais de poésies, aux débuts de ses études supérieures, elle avait renoncé à cette branche particulière des arts - ce n'était pas son truc. C'est toi l'écrivain dans notre couple, Mike, m'avait-elle dit un jour. C'est ton domaine exclusif: moi, je me contenterai de grappiller un peu dans tout le reste. Étant donné la qualité de ses poèmes comparée à celle de ses batiks, de ses tricots et de ses photos, j'avais pensé qu'elle avait probablement bien fait."(155)

18 Le lendemain même du jour où deux lycéens de Littleton, Colorado, ont ouvert le feu sur des camarades de classe et des professeurs, faisant une quinzaine de victimes, Stephen King, qui normalement mène une vie très retirée, a déclaré aux participants d'une conférences organisée par la Bibliothèque Municipale de Portland, que cette tuerie "était un coup qu'on lui avait personnellement porté"
King, le célèbre auteur de romans d'horreur qui vit dans le Maine, a raconté, comment il y a plus d'un an, il avait été contacté par un agent du FBI après le même type d'incident à Paducah dans le Kentucky, lorsque les responsables de l'enquête avaient découvert un exemplaire du premier roman de King,
Rage, dans le casier de l'adolescent qui avait abattu trois filles de son lycée. Rage, qui a été écrit lorsque King était en terminale au lycée et jeune étudiant à l'université, et publié sous le pseudonyme de Bachman. Le roman raconte l'histoire d'un garçon qui tue son professeur d'un coup de feu, retient des otages et finit par être arrêté pour être placé dans un hôpital psychiatrique. "C'est bien de la rage que je ressentais en écrivant ce livre. C'était un moyen d'exorciser tout le désordre émotionnel que l'on peut ressentir quand on est au lycée." d'après l'article de Deborah Fowles, Bangor News du 15 mai 1999.

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Stephen KING, le gothique et les fantômes de Peter STRAUB 1ère partie : Julia

Quand King rencontre Straub à Londres en 1977, et amorce leur projet de livre commun (Le talisman des territoires), ce jeune romancier de son âge a publié deux romans de fantômes Julia (1975) et Tu as beaucoup changé, Alison (1977). Il travaille sur Ghost Story, qui paraîtra en 1979, l'année pendant laquelle King préparait ses cours sur le fantastique moderne qu'il donnait alors à l'université, et qui deviendront Anatomie de l'horreur et Pages Noires. Les romans de Straub, qu'il analyse, constituent pour King des tentatives pour moderniser le fantastique, qu'il appelle aussi, à la manière américaine, le «gothique», occasion pour mon lecteur de voir le contenu de cette notion.

Stephen KING, le gothique et les fantômes de Peter STRAUB 2ème partie : Ghost Story

Julia comporte peu de personnages, et l'intrigue n'est que modérément compliquée. Avec Ghost Story, écrit dans la foulée, se produit l'achèvement de l'évolution de Straub: "Ce qui distingue Ghost Story, ce qui en fait une telle réussite, écrit King, c'est que Straub semble désormais avoir compris - de façon consciente - la nature du roman gothique et ses relations avec le reste de la littérature. En d'autres termes, il a découvert le mode de fonctionnement de ce fichu levier, et Ghost Story est un manuel d'instructions extraordinairement passionnant." Ce texte donne l'occasion de voir comment Straub, continuateur de la tradition, a su en tirer le meilleur tout en la transformant pour l'adapter à son temps. 

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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 # 5  : automne 1999

 

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