Stephen King : La ligne verte, étude
L'antagonisme de personnages porteurs du bien ou du mal terrestres1 est un procédé de King bien connu. L'intérêt de La ligne verte , c'est de ne comporter qu'un petit nombre de personnages, suffisamment définis pour illustrer une taxonomie qui permet de s'y retrouver dans d'autres oeuvres, moins évidentes dans cette perspective.
Pour LA LIGNE VERTE , dossier.
1.1. les assassins ou bourreaux rejetés socialement et rejetant la société: William Wharton.
1.2. les intégrés sociaux ou paraissant tels, faisant le mal par goût, et cherchant à sauver les apparences: Percy Wetmore.
2.1. ceux qui luttent activement contre le mal: Paul Edgecombe.
2.2. ceux qui ne luttant pas activement contre le mal, s'abstiennent de le faire et cherchent le bien: Janice Edgecombe.
les rejetés sociaux paraissant voués au mal parce qu'ils sont porteurs de dons particuliers, venant d'autres ordres: Paul Caffey.
4.1. ceux qui en souffrent : Melinda Moores.
4.2. ceux qui subissent la contagion du mal.
tous les autres, conformistes à des titres divers, plus ou moins bien intégrés socialement, penchant occasionnellement du côté du bien ou du mal.
1.1. William Wharton, dit Wild Bill, condamné à mort.
Il a 19 ans, un «gosse
à emmerdes» (1.61), «sorte de psychopathe» (2.77) qui «se fout de tout» (2.79). Il a tué trois personnes dans un hold-up
et un policier de la route. Un type maigrelet (2.87),
«au visage étroit
et boutonneux,de longs cheveux filasse» (2.84). «Sous ses airs mollassons» se cache «une force de canasson» (2.88). Simulateur (2.86), il a tout calculé pour
créer le désordre dans la prison dès son
arrivée: «Sa
sournoiserie nous dépassait» (2.88). Il agresse un gardien. «Un visage de bête -une bête non
pas intelligente, mais pleine de ruse, de cruauté.et de joie.
Une bête féroce née pour tuer. Peu lui importait
le lieu et les circonstances» (2.89). «Un
vrai démon» (6.16), «un
véritable démon» (3.16), content que Percy ait tué la souris,
«il en rit»
(4.16). Il improvise une
chanson sur l'horrible mort de Delacroix avec une
«intelligence
malveillante et odieuse, mais indiscutable» (4.66). Son agressivité permanente
laisse les gardiens sans prise sur lui: il était là
«hurlant et riant, nous
gueulant qu'on serait rudement soulagés d'être
débarrassés de lui» , et «promettant qu'on ne l'oublierait jamais»
(1.88).
Paul constate: «J'ai eu
affaire à un tas d'hommes dangereux au cours de ma
carrière dans le couloir de la mort, mais j'en ai connu peu
d'aussi répugnants que William Wharton» (5.30).
1.2. Percy Wetmore, gardien.
Il a 21 ans et il est au bloc E depuis 4 mois. «Court sur pattes. Un petit coq, le genre de
merdeux qui aiment déclencher une bagarre, quand les atouts
sont de son côté» (1.24). Lecteur de magazines avec des histoires de
«taulards»
(1.34), c'est un
fier-à-bras de la matraque en noyer (1.23), qui crie:
«Place au mort»
à l'arrivée des
condamnés (1.20). Mauvais perdant (2.16) et susceptible,
très. Il a les mains fines, «douces et blanches et petites, des mains de
fillette» (2.54),
«un regard de sainte
nitouche» (2.58). Il se
recoiffe sans cesse (3.67): «un jeune homme qui prenait soin de sa coiffure, mais que
la moindre moquerie défrisait» (5.05).
«C'était un sale type qui n'avait jamais rien
compris à ce que nous tentions de faire au bloc»
(6.16). Il maltraite les
prisonniers (2.51), les injurie : «négrocon» (1.21), «grand con
de Caffey»
(1.24), donne une gifle
à un cadavre (2.44). Il est «comme un chien enragé, Wetmore»
(1.51). Il fait la
désolation de son chef, Paul, qui déplore qu'il ne
comprend pas qu'il est inutile et inopportun de rendre la vie des
prisonniers plus dure (2.13). Il cache soigneusement sa couardise
(2.54), menace sans cesse d'utiliser ses relations contre ceux qui
lui font des remarques (1.34). C'est un «inutile» (2.43), «un
génie pour couper à la moindre corvée»
(2.50), et, de plus,
«incontrôlable et
dangereux» (2.52).
Agressé par un prisonnier, il
en pisse dans son pantalon, justifiant en quelque sorte son nom
(Wetmore = mouille plus) . Un prisonnier, Delacroix, se moque de lui:
«R'gardez donc c'que
c'fanfaron a fait! Il sait taper sur les gens avec sa matraque,...
mais si quelqu'un le touche, y se fait pipi dessus comme un
bébé!» (3.78). Percy va dès cet instant poursuivre
Delacroix d'une haine absolue, mais la dissimulera. Il tuera Mister
Jingles, la souris dressée de Delacroix (3.89), en en ayant
suscité l'occasion. Plus tard, il fera littéralement
cuire comme une «dinde» Delacroix sur la chaise électrique, après
avoir pris ses précautions -éponge non imbibée
d'eau salée- pour que cette mort soit épouvantable
(4.46).
Raciste (2.12), brutal ne s'en
prenant qu'aux faibles, menaçant sans cesse, il est le type
même du lâche qui ne veut pas d'ennuis:
«Enfreindre les
règles, d'accord. Mais se faire pincer, pas question»
(4.30). «Les ennuis, ça lui parlait. En causer
aux autres, ça ne le gênait pas. En avoir
lui-même, non merci» (2.17).
«Mauvais comme la gale» pour son chef, Paul (1.65). Quand il frappe un
prisonnier, il a «l'air
d'aimer ça. C'était peut-être ainsi qu'il prenait
son pied» (1.51). Ce qui
ne l'empêche pas de perdre ses moyens dans les cas difficiles
(2.88), où il est paralysé au point de ne pas se servir
de sa matraque. Il est attiré par le mal au point de demander
à un condamné «quel effet ça fait de savoir qu'on a rôti
quelques bébés» (2.58).
Il meurt d'envie de faire une
exécution, «d'être au premier rang pour s'en coller plein les
narines de l'odeur de roussi» (1.67). Le directeur, qui veut se débarrasser de
lui, cherche à lui mettre «une carotte sous le nez» : «Dans le
cas de Percy, le directeur n'avait rien d'autre à lui proposer
que d'être le bourreau» de Delacroix»
(2.64).
Il prépare cette exécution avec un soin sadique:
«La
méchanceté se lisait sur son visage. La
méchanceté est comme une drogue... Percy y avait
goûté et il était accro» (4.26). Il a préparé sa victime
avec «une expression
vénéneuse de triomphe sur le visage»
(4.48). Le résultat
est que «les
détenus le haïssaient, les gardiens le haïssaient,
tout le monde le haïssait, hormis lui-même»
(1.60).
2.1. Paul Edgecombe.
Gardien-chef, mais aussi gardien
du bien et bienfaiteur. Son âge n'est précisé
qu'au 6ème épisode: il a quarante ans en 1932, ses
enfants sont élevés. Il aime sa femme (3.04), qu'il a
épousée à 19 ans et a d'excellentes relations
avec elle. Il ne lui a pas «souvent menti» (1.56) et il lui raconte ses problèmes de la
prison (4.59). Ses relations sont aussi bonnes avec le directeur de
la prison, qui l'a jaugé à sa valeur:
«Nous nous sommes
regardés les yeux dans les yeux, pour échanger les
précieuses secondes de compréhension profonde et nue,
celle qui se passe de mots» (1.64).
Il a présidé à 78 exécutions (1.13) et il
fait honnêtement son travail de chef en «ces temps où la mise à mort d'un
homme soulevait moins d'émotion chez les bonnes âmes que
celle d'un chien écrasé» (2.75): «Notre métier, c'est de veiller à ce qu'il
y ait le moins de barouf possible» (2.14). «On
se comportait avec nos prisonniers plus comme des psychiâtres
que comme des matons» (1.61). Il lui paraît important de communiquer
avec ses prisonniers: «Engager la conversation, voilà qui était
au centre de notre travail... Entamer la conversation était
une nécessité élémentaire, vitale»
(1.60).
Il comprend ses condamnés
à mort: «S'il y a
une chose que j'ai apprise pendant toutes ces années comme
chef-maton, c'est de ne jamais rien refuser à un
condamné, à moins qu'il ne me demande la clé de
sa cage» (1.15). Bien
qu'il sache que sa tâche se limite à
«le nourrir»
et «veiller sur lui jusqu'à ce qu'il paie
sa dette à la justice» (1.30), il fait bien plus que ce qu'il doit. Il se
désole de voir que l'Indien condamné à mort, et
qui vient de mourir sur la chaise, a perdu, dans la grillade, sa
tresse, à laquelle il tenait: «Il n'en restait plus qu'un champignon noirci»
(2.44). Il lui arrive souvent
de s'asseoir et «de
bavarder avec ses prisonniers» (2.46). Il comprend Caffey et finit par penser qu'il
n'est pas un meurtrier, mais une victime: «Il n'était qu'un instrument,
après tout» (3.35).
Il assume sa fonction. Il fait
confiance à ses «hommes du bloc E. A tous, sauf Percy»
(1.26). Il se sent
responsable et ne rejette pas les erreurs sur les autres:
«On était tous
responsables» (4.86). Sa
désolation, c'est de ne pas arriver à éduquer
Percy, qu'il juge arrogant, couard, «incontrôlable et dangereux» (2.52).
Enfin il ne se fait guère
d'illusions sur la société. Des constructions nouvelles
dans la prison? «Il a
dû y en avoir, du dessous-de-table, à cette occasion.
Par pleines liasses» (1.36). Le shérif du comté? un ivrogne,
«mort d'une crise
cardiaque, vraisemblablement en sautant une beauté noire de 17
printemps (...),
lui qui ne sortait plus sans
sa femme et ses six enfants à l'approche des
élections» parce
qu'il «fallait avant tout
poser en respectable père de famille» (1.44). «Mais les gens apprécient les faux-culs -ils se
reconnaissent en eux» (1.45). La commission d'enquête?
«Appellation bien
ronflante et impressionnante pour un truc qui se révéla
être aussi inoffensif qu'insignifiant» (6.35).
Le journaliste qui avait couvert le
procès de Caffey ? Il «aimait se présenter comme un homme
éclairé (....).
Il m'avait dit que les chiens
bâtards et les nègres étaient pareils, qu'ils
pouvaient vous mordre tout à coup, sans raison. Sauf qu'il
disait toujours vos nègres, pas les siens. Surtout pas les
siens. Et, en ce temps-là, le Sud grouillait»
de gens comme ce journaliste
(5.17). Le prisonnier Caffey? «Épinglé» sur sa planche (1.31), comme un papillon qu'on attrape
au hasard pour le fixer sur un bouchon: la délibération
du jury de Caffey a été expédiée
«le temps d'un petit
casse-croûte» (1.54).
Quand il se rend compte que Caffey le
guérisseur pourrait peut-être sauver une
cancéreuse perdue à brève
échéance, il n'hésite pas à le faire
sortir du bloc des condamnés à mort, au risque de
perdre sa place et d'être lui-même condamné:
«Si on se faisait
prendre (...),
on perdrait peut-être
plus que notre boulot (...).
Il y a de fortes chances qu'on
se retrouve même au bloc A, hébergés
gratos par l'Etat, à fabriquer des portefeuilles et à
prendre des douches à deux» (4.85).
2.2. Janice
Edgecombe, l'humain de bonne
volonté.
Les personnages de cette catégorie ne sont qu'esquissés
chez King, et les romanciers en général. Il n'y a pas
grand-chose à dire du comportement ordinaire d'un homme de
bien. Pour qu'il y ait pâture à romancier, il faut
être un saint -et encore, avec une vie exceptionnelle.
Janice a épousé Paul
très jeune (19 ans) et a eu des enfants maintenant
élevés. Elle est tout dévouement, attention,
compréhension et discrétion. Elle pratique volontiers
l'humour (1.56), elle lit des auteurs (4.82). Sexuellement
éclairée: «petite récréation» (3.64), «j'ai quelque chose qui t'aidera à dormir et tu
pourras en avoir autant que tu voudras» (1.55); de connivence avec Paul:
«une chose qu'on savait
tous deux» (1.56).
Elle est «intelligente» , «farouchement déterminée. C'est un
alliage qui peut être plus dur que l'acier» (6.48). Elle s'intéresse avec attention aux
problèmes de son époux, le conseille, l'encourage, le
laisse agir même quand elle craint les risques qu'il va courir
(4.82). Elle lui demande, à propos de Mélinda qu'elle
connaît et qui lui ressemble: «Peux-tu faire quelque chose pour elle, Paul? vraiment
faire quelque chose...?» (5.35).
On dira que Janice représente surtout un idéal machiste des années 1930, et partial, puisque vu par Paul... Mais il n'en demeure pas moins que Janice est une femme sans malfaisance et sans malveillance: «Cette femme ne m'avait jamais reproché les fois où je ne m'étais pas comporté comme un homme doit le faire -du moins suivant l'idée que je m'en faisais. L'homme qui a une bonne compagne est le plus heureux des créatures de Dieu» (4.70).
John
Caffey , le rejeté
condamné à mort.
Les porteurs de dons
rejetés par la société ne les utilisent pas
toujours, chez King, pour un bien terrestre, mais par révolte,
pour une vengeance ou un châtiment. Il est d'autant plus
poignant d'étudier Caffey, type même du
«doué» pour le bien, qui subit,
résigné, un châtiment qu'il n'a pas
mérité, infligé par une société
qui n'a vu en lui que le mal apparent.
Il a été
condamné à mort pour viol et meurtre de deux jumelles
de 9 ans qu'il portait dans les bras lors de son arrestation. Il n'a
pas d'antécédents, on ne sait pas d'où il vient
(3.41). Son procès a été bâclé.
À son arrivée à la prison, ce noir tranquille
«comme un agneau»
(1.34), géant d'une
force herculéenne, qui porte des cicatrices qui laissent
penser «qu'il a
été salement fouetté quand il était
gosse» (3.43), est
«un mystère»
(2.07). Il a peur de
l'obscurité la nuit, «quand j'connais pas l'endroit» (1.30), a dans les yeux «une sorte d'absence
sereine» (1.26),
«des yeux comme un animal
qui n'aurait jamais vu d'hommes» (1.51). Il pleure souvent: «On aurait dit que c'était sur le monde
entier qu'il pleurait» (2.47). Il lit dans les pensées des autres (3.85)
et devine leurs intentions (3.89). Il sait reconnaître les
méchants comme Percy, «mauvais homme» (4.23) et les bons (6.56).
Peu à peu les prisonniers et les gardiens découvrent qu'il a des pouvoirs particuliers: il guérit Paul, ressuscite la souris. «Homme gri-gri» , «homme vaudou» pour son voisin de cellule (3.29), il a le don de guérison avec le souffle et les mains et prend «le mal en lui» . «C'est un homme pas comme les autres, ça c'est sûr» (4.84). «Il veut juste aider» , et quand il y est parvenu, il commente: «J'l'ai fait. J'l'ait fait, pas vrai?» (5.18). «On se demande, dit Paul, comment un jury -même aussi impatient que l'était celui-là de coller le crime sur le dos d'un vagabond noir- a pu croire ne serait-ce qu'une minute que leur homme était John Caffey» (5.20).
4.1. Mélinda Moores ou la maladie.
Mellie est l'épouse du directeur du pénitencier, connue
de Paul et de son épouse Janice, à laquelle elle
ressemble beaucoup. Active, elle est toujours occupée avec sa
broderie, sa tapisserie (3.62) ou son jardin (5.63).
«Elle a fait un tas de
choses pour la communauté, elle a le sens de l'amitié,
et elle est très croyante. Et puis, elle est drôle»
(4.85), résume
Paul.
«Elle a des migraines» depuis peu, «pas vraiment expliquées par le docteur»
(1.63), avec une
«faiblesse dans la
main» . Elle doit subir
des examens à l'hôpital (1.64). Quand elle retourne chez
elle, pour y mourir, avec de la morphine, les médecins
«avaient
hérité de bien beaux clichés de sa tumeur au
cerveau» (3.61). Sa voix
a changé, vieilli, «comme rouillée» (3.62).
Son état se dégrade de
plus en plus. «Elle est
en train de sombrer» ,
et, curieusement, se met «à jurer comme un charretier»
(4.76). «La voix aiguë,
méconnaissable» (5.71), elle ressemble à «une enfant malade déguisée en
sorcière» (4.73).
«Je n'affirme pas que
Mélinda Moores était possédée»
, écrira Paul, mais
«je n'ai jamais
totalement écarté la possibilité d'une
possession démoniaque» (5.74).
«Ce qui lui arrive, proteste Paul, c'est une
véritable insulte, bon Dieu. Une insulte. Aux yeux, aux
oreilles, au coeur» (4.85).
4.2.
la contagion
des forces du mal.
Certains subissent l'influence du mal par une éducation
contestable. Percy, le lâche brutal et fanfaron, a
été élevé de telle façon que ses
comportements sadiques sont auto-justifiés:
«Mon père m'a
toujours dit que si on ne se fait pas respecter dès le
début, après c'est trop tard» (4.30).
L'influence sociale joue aussi un
rôle. Les hommes de Paul sont «des hommes bons et braves» (6.16), mais le sont en partie sous
l'influence de Paul et ils forment une bonne équipe :
«On a fait ce qu'on
devait faire et on l'a fait du mieux qu'on a pu»
(6.20). Par contre, d'autres
gardiens de la prison ont des comportements contestables, fuient le
travail, se droguent: «Quand on passe sa vie à s'occuper des voyous, on
a tendance à attraper quelques-uns de leurs vices»
(5.46).
Paul pense cependant que, tant qu'il
est jeune, Percy peut se réformer. «À cet âge, même les tares
ne sont encore qu'un mince vernis qui se craquelle facilement... Je
sais que Percy était maintenant prêt à
écouter» (4.28).
Il se trompe.
Il lui arrive d'être plus lucide. «D'une certaine façon, c'est ça le pire: la chaise ne brûle jamais ce qu'il y a en eux, et les drogues qu'ils leur injectent aujourd'hui n'ont pas résolu le problème. Ca reste et ça se transmet à quelqu'un d'autre, des enveloppes à tuer, des enveloppes qui ne sont même plus réellement habitées par la vie» (1.26). On supprime les possédés, mais pas le mal.
Tous les autres sont des
conformistes à des titres divers, plus ou moins
bien intégrés socialement, penchant occasionnellement
du côté du bien ou du mal. «La main d'un homme est comme une bête
à moitié domptée» , pense Paul; «la plupart du temps, elle se comporte bien, mais,
parfois, elle s'échappe et mord la première personne
qu'elle voit» (6.18).
Ou bien ce sont des
intéressés, comme l'officier de police Mac Gee, qui
sait que Wharton est coupable, et non Caffey. «Il sait que s'il la boucle et joue le
jeu» jusqu'à ce
que le shérif en place «se retire ou crève d'indigestion, il a toute
chance d'être shérif» à son tour. Il pense aussi qu'après tout,
«c'est rien qu'un
nègre» (6.47).
Ou encore le directeur de la prison,
dont la femme a été guérie par Caffey, qui est
mal à l'aise le jour de son exécution, mais qui file
chez lui en se faisant remplacer au lieu de témoigner de la
sympathie par sa présence: «Il avait une femme qui l'attendait à la maison.
Une femme débordant à nouveau d'énergie
grâce à John Caffey, et l'homme qui avait
contresigné l'arrêt de mort de John pouvait courir la
rejoindre (...).
Il pourrait dormir cette
nuit-là dans la chaleur de sa compagne, tandis que le corps de
John Caffey serait allongé sur la table de marbre de
l'hôpital du comté» (6.62).
Et tant d'autres ainsi...
Jusqu'ici les ordres ont été négligés. Un ordre est une disposition telle que de multiples êtres,appartenant à l'ordre ou conquis par lui, constituent une unité sans perdre leurs caractéristiques individuelles. Chaque humain, par exemple, obéit à un ensemble de comportements ou de tendances qui sont rattachables à quelque chose qui le transcende, l'inspire ou le manipule, et qui explique ou justifie, sa conduite. Sortir d'un ordre ou le transgresser entraînent des conséquences. Les conformistes, faute d'un ordre transcendant, se conforment à l'ordre établi. Les autres obéissent aux forces et à l'ordre du mal. Ces divers ordres se complètent, s'observent, se soutiennent ou sont antagonistes et cherchent la disparition de l'ordre rival ou concurrent.
1.1. William Wharton, l'incube.
C'est «un
démon» (2.89),
«un véritable
démon» (3.16), au
rire terrifiant (4.18), qui «n'aime pas qu'on blague avec l'enfer»
(5.36). Il sent
d'emblée que Percy est de sa famille et peut parfaitement
expliquer pourquoi Percy a tué la souris (explication d'autant
plus facile que lui-même réagit aux mêmes
stimuli): «Le mignon a
juste voulu montrer à cette noix de Cajun qu'il fallait pas se
moquer de lui» (4.18).
Son attirance pour Percy est
marquée par de nombreuses allusions homosexuelles (3.76,
3.77). «Il est tellement
mignon, a dit Wharton d'une voix rêveuse» (3.79).
1.2. Percy
Wetmore, le succube.
«Vous êtes un
mauvais homme» , lui a
dit Caffey (5.43). À un moment, un des gardiens dit à
Paul: «Il a le bras long,
mais pour quoi faire?... Sûr que ses relations auraient pu lui
trouver un boulot pépère s'il le leur avait
demandé. Alors, dis-moi, pourquoi ici, dans le couloir de la
mort?» -
«Je ne savais pas. il y a
avait beaucoup de choses que je ne savais pas en ce
temps-là» (2.56).
Paul a bien «senti qu'il appelait le désastre comme
un piquet de fer attire la foudre. Il était un accident en
attente de se produire» (1.61). Accident devant favoriser les puissances du mal.
Percy est totalement paralysé devant Wild Bill, qui le fascine
et dont il a peur. Il n'ose le frapper, comme il le fait avec les
autres prisonniers; ce supérieur dans la hiérarchie du
mal, il ne l'injurie pas. Le jour où il l'a tiré vers
lui contre les barreaux de sa cage, Wild Bill lui murmure:
«T'es un sucre, toi»
, en ébouriffant de sa main libre les cheveux de Percy. C'est
tout doux, ça. -Et d'embrasser Percy dans le cou»
(5.76).
«Je me demande même» si Percy «aurait résisté, si nous avions laissé à l'autre le loisir de faire ce qu'il voulait» , constate Paul (3.77). Percy a bien dû soigner sa chevelure et son apparence pour quelque chose... Suppôt ou succube ?
Paul
Edgecombe et l'ordre du dieu de
l'Ancien Testament.
Il connaît l'ordre qui
le conduit, une religion d'inspiration
judéo-chrétienne. «Je crois que le bien existe en ce monde, qu'il
émane d'une façon ou d'une autre d'un Dieu aimant»
(5.67). Il croit en la valeur
de l'éducation parentale: «Ce que nous apprennent nos parents, nous l'oublions
rarement» (1.56).
«J'avais appris ces
choses de la religion sur les genoux de ma mère»
(2.20). «Je pensais aux églises de mon enfance.
Les noms changeaient, selon l'humeur religieuse de ma mère et
de ses soeurs, mais elles étaient en fait toutes les
mêmes... À l'ombre de ces clochers carrés, le
concept d'expiation était aussi commun que les tintements de
cloche aux fidèles» (4.71).
Voilà pourquoi il a
accepté aussi facilement les dons de guérisseur de
Caffey: «J'ai grandi dans
une tradition de guérisons miraculeuses» (3.32). Quand Caffey le débarrasse de
ses troubles urinaires, il pense qu'il a «fait l'expérience d'une authentique
guérison, une de celles qu'on saluait d'un: «Le Seigneur
soit loué, le Seigneur tout-puissant» »
(3.32). «C'était tout à fait normal qu'un
malade recouvre la santé sur la volonté de Dieu»
, mais «le bénéficiaire de la
grâce avait l'obligation de s'interroger sur la volonté
de Dieu et ses voies impénétrables»
... «Dans mon cas, qu'attendait Dieu de moi?»
(3.34).
Or Paul vit mal sa vie de gardien. Il
remplit sa fonction au mieux, avec humanité, mais avec des
restrictions mentales importantes. Il tue pour le compte de la
collectivité, avec mauvaise conscience. Il pense après
une exécution: «Nous avions réussi une fois de plus à
détruire ce que nous étions incapables de
créer» (2.42).
«Se tuer les uns les
autres par le gaz ou l'électricité, et de sang-froid?
La démence! l'horreur!» (6.71). «La
vie est lourde de prix» (2.28).
Il quitterait sans regret son emploi pour un autre, mais
«c'était la grande
crise» (1.35).
«Si vous aviez la chance
en ce temps-là d'avoir du boulot, vous étiez prêt
à tout pour le garder» (2.53). Pour ces raisons, Paul a le sentiment de ne pas
faire ce qu'il devrait avec Percy, par crainte des relations de son
oncle gouverneur. Mais le crime légal de Percy lui parait
inacceptable: il «n'avait
pas grillé Del au sens figuré» , mais «l'avait bel et bien brûlé vif... Pourquoi?
Parce que Del était six fois meurtrier? Non. Parce que Percy
avait mouillé son pantalon» et que Del s'était moqué de lui
(4.86).
A cela, Paul a participé: «On était tous responsables; parce que nous avions permis à Percy de rester» , alors que c'était un incapable (4.86). «J'avais gâché toute une vie de travail et de loyauté à cause d'une seule exécution» (5.61). Paul doit maintenant expier. «Peut-être qu'il n'était pas trop tard pour laver la boue de nos mains» (4.87). Il fera sortir Caffey, le condamné à mort, pour sauver Mélinda, tout en étant conscient du risque encouru: «Ce monde tourne, c'est tout. On peut s'accrocher et tourner avec, ou se lever pour protester et se faire éjecter» (2.29). Tant pis, il risque, d'une façon d'autant plus méritoire qu'il «ne pense pas avoir une seule chance de s'en sortir» (5.62).
John Caffey, le
guérisseur venu d'ailleurs...
A son arrivée dans la prison, Caffey parait bien
mystérieux: «Dans
son parler comme dans tant d'autres choses, ce type était un
mystère» (1.27).
On ne sait pas d'où il vient. Ce qu'il a vécu
«avant de
débarquer là-bas et de faire ce qu'il a fait
(assassinat des jumelles), je crois que personne n'en sait rien.
Devait marauder de-ci de-là» (1.35). Il a, lors de son arrestation,
«les yeux de quelqu'un
qui n'aurait encore jamais vu d'homme» (1.51). «Il n'y avait personne comme lui sur toute le
planète» (6.53).
Quand il découvre ses pouvoirs
de guérisseur et sa disposition à lire dans les
pensées des autres, Paul pense que «Dieu l'a fait comme ça. Parce que c'est
sa mission ici-bas» (4.86). Caffey pleure souvent, avec des yeux
«torturés en
deça, lointains et sereins au-delà, comme si le vrai
Caffey était ailleurs» (1.53).
...pour lutter
contre le mal...
Caffey entre manifestement sur cette terre en contact avec un monde
qui nous est invisible. Passant dans le local où ont lieu les
exécutions, il constate: » Y en a encore ici. Des morceaux, d'eux, encore ici.
J'les entends qui hurlent» (5.53).
Le mal chez les autres,
«j'le vois»
(5.76), de la même
manière qu'il reconnaît les méchants des bons. Le
mal repéré, il a ses techniques opératoires. Il
paraît absorber «le mal» , qu'il recrache ensuite
sous la forme de moucheron: quand il avait les jumelles sur les bras,
«un nuage de moucherons
l'entourait» (1.49);
lors de la guérison de Paul, «il a exhalé un nuage de petits insectes qui
ressemblait à des moucherons» (3.27); en ressuscitant la souris, «un nuage noir est sorti de sa bouche, on
aurait dit des moucherons» (4.13). Ces moucherons crachés noirs deviennent
blancs à l'air et disparaissent: victoire du bien sur le
Seigneur des Mouches? Les moucherons «sont le mal lui-même. Caffey prend le mal noir en
lui et le relâche blanc dans l'air» (4.84).
...rayonnant
son pouvoir...
«Etre touché par
lui, c'était comme être touché par quelque
étrange et merveilleux docteur» , pense Paul, qui a tendu la main à
Caffey quand celui-ci est parvenu au couloir de la mort (1.30), ce
qui ne lui était arrivé pour aucun prisonnier. Le
rayonnement de Caffey est tel qu'il paralyse l'entourage qui voudrait
s'opposer à son oeuvre de guérison (5.70).
Paul pense qu'en dehors de Dieu, il y
a «une autre force»
et que «cette force travaille consciemment à
anéantir notre envie de bien faire. Pas Satan, pas lui (bien
que je ne doute pas de sa réalité), mais une
espèce de démon de discorde» ... «Je sais que cette force était activement à
l'oeuvre, parmi nous cette nuit-là, tournoyant comme un
brouillard maléfique» (5.67).
Dès que Caffey entre en
action, il convainc tous les présents dans son désir de
guérir: «Et
soudain le monde a repris sa place pour moi. L'esprit de discorde qui
avait bouleversé mes pensées avait
disparu (...).
L'esprit du bien qui
s'opposait au démoniaque était du côté de
Caffey» .
«C'est cet esprit
-quelque chose de blanc- qui a pris le contrôle de la
situation. L'autre chose n'a pas complétement disparu, mais je
pouvais le sentir qui reculait comme une ombre chassée par une
soudaine lumière» (5.69).
...condamné à
guérir...
Caffey est en quelque sorte obligé de combattre le mal. A Paul
qu'il va guérir de son infection urinaire:
«S'il vous plaît,
boss Edgecombe ! Faut que vous veniez» (1.24). Il tend les mains pour avoir la souris
écrasée par Percy: «Il y avait dans son geste une prière et une
intensité qui me frappèrent» (4.19), et sur son visage
«un désespoir
aigu» (4.22). Dès
qu'il a guéri, Caffey devient «heureux, véritablement» , «pendant une minute ou deux» (4.22). Il prononce ensuite toujours les
mêmes mots. A propos de la guérison de Paul:
«J'l'ai fait, il m'a dit.
J'l'ai fait, pas vrai?» (3.28). «J'l'ai fait. J'l'ai fait à la souris de Del»
(2.42). Quand Paul lui a
posé la question: comment as-tu fait?, «il a secoué la tête, une fois
à droite, une fois à gauche, et retour au milieu. Il ne
savait pas comment il avait fait (comment il m'avait guéri) ,
et l'expression paisible de son visage disait qu'il s'en fichait
comme de l'an quarante» (3.28). Paul a son explication: «Sauf que ce n'était pas lui, mais Dieu,
et Dieu seul. Si John Caffey disait «je» , c'était
par ignorance plus que par orgueil» (3.33).
Lors de son arrestation, il a dit au
shérif des mots qui paraissent un aveu: «J'ai pas pu faire autrement (...). J'ai essayé, mais c'était trop tard»
(1.54). Quand il entre dans
sa cellule de condamné, il dit de même à Paul:
«J'ai pas pu faire
autrement, patron... J'ai essayé, mais c'était trop
tard» (1.31).
Quand il le connaîtra mieux,
Paul aura une explication: «Il essayait de leur dire qu'il les avait
découvertes, qu'il s'était efforcé de les
guérir, mais qu'il n'avait pas pu, parce qu'elles
étaient trop abimées ou déjà mortes»
(5.16). C'est son
échec qui le pousse à «lancer vers le ciel sa plainte terrible»
... en laissant
«l'air fuser en un cri de
damné» (1.49).
Croyait-il qu'il serait puni parce qu'il n'a pas réussi
à ressusciter les jumelles ?
...Christ noir venu
d'ailleurs...
Un collègue de Paul, lecteur de magazines de science-fiction
(4.84), n'a apparemment pas le même avis que Paul sur la
mission de Caffey. Car Caffey, qui, derrière ses barreaux, a
«le regard lointain,
noyé dans les larmes -comme du sang qui coulait d'une blessure
inguérissable et indolore» (4.65), qui a peur du noir, vit intensément la
nuit de son équipée nocturne: «Il caressait la nuit» (5.46), «la tête levée (...) vers les
étoiles» , il
«buvait
littéralement le ciel étoilé»
(5.57). «Il souriait de toutes ses dents... Regardez,
boss! il a dit... C'est Cassie, là-haut !»
(5.58).
Caffey vient-il d'une autre
constellation, de Cassiopée qu'il semble connaître, lui
qui «n'avait pas l'air
illettré, mais pas l'air éduqué non plus?»
(1.27), qui connaït son
nom, sait qu'on l'écrit pas pareil que la boisson, mais qui ne
désire pas «trop
en savoir plus» ,
paraissant presque «idiot» (3.28), qui ne
«peut même pas se
souvenir de la semaine qui vient de passer?» (3.42). Quand il est arrivé dans la
prison, «il regardait
seulement où il était (...). Et
peut-être bien qui il
était» (1.21).
Est-il celui qui est venu, de là-haut, des étoiles pour
lutter contre le mal terrestre -mais seulement le terrestre? -et qui
doit en mourir?
... porter sa
croix sur cette terre ?
Caffey en a assez: «J'ai
envie de mourir, boss» .
«J'suis fatigué de
toute la souffrance que j'entends et que j'sens... J'suis
fatigué de voir les gens se battre entre eux... J'suis
fatigué de toutes les fois que j'ai voulu aider et que j'ai
pas pu. J'suis fatigué d'être dans le noir. Dans la
douleur. Y a trop de mal partout. Si j'pouvais, y en aurait plus.
Mais j'peux pas» (6.57).
Et détail qui conduit à
un abîme métaphysique: il apprend à Paul que,
pour les fillettes se taisent pendant son forfait, Wharton les a
menacées: «Il a
dit à l'une: tu fais du bruit, je tue ta soeur. Il a dit la
même chose à l'autre. Vous comprenez? Il les a
tuées avec leur amour. Leur amour des jumelles»
(6.58). «C'est comme ça tous les jours...
Partout dans le monde» (6.58).
Paul l'a vu en rêve, «crucifié» (5.89), avec autour de lui Delacroix, le bon larron qui
s'est repenti, et Percy Wetmore, le mauvais larron, qui est mort dans
la haine.
Entre les humains et les ordres, ou entre les humains, il y a des portes. Ces portes peuvent se franchir:
* 1. dans un espace, à un moment
donné. Elles permettent des rencontres, des influences, des
effets, tant en ce qui concerne les individus que les lieux.
* 2. dans le temps. Leur communication permet
de comprendre pourquoi, à des années d'intervalle, des
êtres, des situations ou des espaces se ressemblent, engendrant
des effets similaires.
* 3. dans un autre espace, en un autre temps,
avec des zones d'influence venant d'une autre dimension, par une
sorte de continuité confuse entre le cosmos et le psychisme
humain, comme si un même courant de forces les traversait,
quoique les ordres soient différents.
Il y a souvent une clé qui
permet de comprendre comment une porte a pu s'ouvrir ou se
fermer.
Reprenons à nouveau les personnages de THE GREEN MILE dans leur ordre d'apparition dans la première
partie de cette étude.
1. porte Wild Bill Wharton // Percy
Wetmore 3.
Wharton éprouve à l'égard de Percy des
sentiments qu'il ne cache pas: «J'préférerais te le mettre dans le cul
plutôt que dans la fente de ta soeur» (3.77). Lorsqu'il agresse Percy, il lui donne
«un vrai baiser»
(5.77) sur le cou. Le baiser
est un moyen de possession.
Après l'agression à
laquelle il n'a absolument pas réagi -alors qu'il avait
sauvagement matraqué Delacroix pour une raison
prétendument semblable- Percy est «blanc comme linge» , et ouvre de «grands yeux humides» (3.77), presque soumis; «Il avait l'air de quelqu'un qui vient d'échapper
à un viol» (3.78).
Plus tard, quand Paul lui met la
camisole de force pour le neutraliser, Percy croit -au grand
dégoût de Paul-que pour le punir, on va
«l'enfermer avec Wild
Bill» et que
«sa punition pour
l'éponge sèche serait un enfilage à sec par
notre résident psychopathe» (5.42). Peur, fascination, tentation, séduction
sont les clés utilisées. La porte est entrouverte, si
on peut se risquer à ce douteux jeu de mots. Percy aime le
mal, mais a autant peur d'un mal supérieur:
«La mention de Wharton
éveilla une authentique terreur dans ses yeux»
(4.60) que ce rôle de
suppôt du mal l'attire.
2. porte Wild Bill Wharton //
Mélinda Moores.
Wild Bill s'est trouvé à l'hôpital d'Indianola en
même temps que Mélinda (2.76), pour
y subir des examens. Mélinda venait d'y entrer pour un
diagnostic de l'origine de ses migraines, une tumeur du cerveau
«grosse comme un
citron» (2.80). Elle
subit une dégradation physique catastrophique4, qu'on peut attribuer à son cancer.
Mais les jurons, les insanités sexuelles qu'elle
profère sont identiques à ceux de Wild Bill... Et Paul
formule l'hypothèse d'une «possession diabolique» (5.74).
La faiblesse physique de
Mélinda et son état de fragilité auraient permis
à «quelque
chose» , sorte de
démon mandataire, de passer de Wild Bill en elle, sur son lit
d'hôpital, ce qui expliquerait les obscénités,
l'apparence et la voix «aiguë, grinçante, rouillée»
(3.62).
3. porte
Mélinda Moores // John Caffey.
Habituellement tous deux ont «exactement le même regard: perdu et empli d'une
immense tristesse. Un regard mourant» (4.70). Mais quand Caffey entre dans sa chambre pour la
guérir, le visage de Melly exprime «la peur et l'horreur -comme si le mal en elle
avait reconnu celui qui avait le pouvoir de lui faire lâcher
prise» (5.74).
Par un bouche-à-bouche, Caffey
aspire le mal de Mélinda (5.76): en même temps, la
maison frémit, des objets tombent, il y a une odeur de
brûlé (5.77), un cri, des rafales de vent (5.78).
«John Caffey s'est enfin
écarté de Mélinda, dont le visage avait
changé: il s'était lissé (...). Ses yeux avaient retrouvé leur dessin naturel.
Elle semblait avoir rajeuni de dix ans» (5.78) et a retrouvé la couleur de ses
cheveux (5.79). Elle se met à parler avec calme et courtoisie,
remerciant Caffey et lui donnant «une médaille de Saint-Christophe en argent»
(5.84), symbole protecteur du
voyage. Le lendemain, «débordante de force et d'énergie»
(6.62), «elle va bien. Elle est debout, alerte et elle
fait plein de projets de jardinage» (6.31). Elle devient
même «un miracle ambulant pour les médecins
d'Indianola» (6.36), «la huitième merveille du
monde» (6.77).
C'est par une sorte d'exorcisme que le démon a
été chassé de Mélinda.
4. double porte... Bill Wharton //
Mélinda Moores // John Caffey.
Caffey n'a pas recraché le mal sous forme d'insectes comme il
le fait habituellement: il l'a gardé en lui (5.78). A noter
qu'une porte directe Wharton // Caffey a failli s'ouvrir
antérieurement, mais ne s'est pas ouverte à la suite
d'une intervention extérieure. Entre les barreaux de sa
cellule, Wharton a saisi la manche de Caffey: «La réaction de Caffey a
été remarquable. Il ne s'est pas libéré,
mais a poussé (...)
un hoquet, aspirant l'air
entre ses dents comme quelqu'un qui vient de toucher quelque chose de
froid et de répugnant» (5.47). Caffey vient de reconnaître en Bill
Wharton le tueur des petites filles, qu'il avait
«vu»
puis «oublié» (6.41). L'intervention d'un gardien, qui coupe le
contact Wharton // Caffey, met fin à la certitude de Paul
qu'il «allait se passer
quelque chose d'horrible, quelque chose qui changerait le cours des
événements» (5.48).
Si nous reprenons le passage de la
chose de porte en porte, on obtient le cheminement suivant: Wharton,
porteur du mal, transmet à Mélinda un
élément maléfique, que reprend à son
compte Caffey. A Mélinda qui le remerciait:
«De rien, il a dit d'une
voix rauque, d'une voix qui m'a rappelé celle de Melly»
en état de possession
(5.83). A son tour, il a vieilli de dix ans (5.82), paraît
malade, a le «visage
hagard» (5.87),
fléchit sur ses jambes (5.88), a perdu sa force (5.89). Paul
remarque «avec
horreur» «que le coin droit de ses lèvres
présentait maintenant le même rictus que chez
Mélinda» (6.14).
Il semble à Paul qu'il essaie de ne pas vomir, pour
«empêcher le mal de
s'échapper» (5.88). «Aujourd'hui, quand je repense à cette nuit, j'en
secoue la tête d'incompréhension à l'idée
d'avoir deviné aussi juste et aussi faux à la
fois» (5.88). Paul pense
en effet que Caffey souhaite mourir du mal qui est resté en
lui pour ne pas passer sur la chaise électrique. Mais Caffey
va en faire un autre usage.
5. triple porte :
Bill Wharton // Mélinda Moores // John Caffey // Percy
Wetmore.
Caffey a réussi à
plaquer Percy contre les barreaux de sa cellule. Pratiquant le
même bouche-à-bouche grâce auquel il a
aspiré le mal de Mélinda, Caffey va le
transférer à Percy: «Pendant un instant, leurs lèvres se sont
légèrement descellées et j'ai vu le tourbillon
de points noirs qui surgissait de la bouche de Caffey et
pénétrait dans celle de Percy Wetmore»
(6.22). Le sol parait
trembler, un plafonnier explose. Signes qu'une puissance agit.
«Ce qu'il a pris à
Melly, c'est maintenant Percy qui l'a, j'ai dit»
(6.22). Paul comprend
pourquoi Caffey a gardé le mal de
Mélinda: «Il a
gardé ce poison qu'il avait pompé du corps de
Melly (...) au risque de se tuer à moitié
avec...» (6.42). Il va
se servir de Percy, mauvais homme déjà souillé
par le mal, pour faire disparaître un autre
«mauvais homme»
(6.16). Et Percy, devenu
malgré lui instrument du bien tout en se servant du mal, va
abattre le monstre Wharton de 6 balles de révolver... Sa
mission involontaire achevée, «il a ouvert grande la bouche et a vomi un nuage
noir, grouillant, tellement épais qu'il nous masquait sa
tête» (6.25). Il
perd son identité, avec un «visage qui semblait se ramollir comme de la cire»
(6.28). Percy a
échappé au mal définitif. Caffey s'est servi de
lui, mais ne peut le ramener au bien (6.28). «Absent au monde» (6.62), perdu dans une inertie
«catatonique»
(6.28), Percy est devenu
neutre à l'égard du bien et du mal, sans lesquels
personne ne peut se définir. Quant à Caffey, il
«n'est plus du tout
malade» (6.24).
6. porte John Caffey // Paul
Edgecombe.
Paul va parler à Caffey dans sa cellule, l'avant-veille de son
exécution. Caffey lui prend les mains dans les siennes. Paul
ressent une impression de picotement «au plus profond de son corps» (6.56). «J'éprouvais maintenant la même sensation
que le jour où il m'avait guéri de mon infection, mais
en même temps, c'était différent (...). La différence venait de ce que, cette fois, John ne savait pas qu'il agissait sur moi. Soudain
j'étais terrifié (...). J'avais
l'impression que des lumières s'allumaient partout en moi, pas
seulement dans ma tête, mais dans tout mon corps»
(6.56).
A la suite de cette imposition de
mains, pendant plusieurs heures, Paul est habité par un don de
voyance (6.57), dans cette situation incroyable où il pouvait
«percevoir les
pensées de Brutal. C'était comme un très faible
murmure» (6.59). Il ne
sait comment utiliser sa force, le «flux d'énergie» qui l'a envahi (6.60). « «Vous n'exploserez pas» , il m'avait dit avec
un petit sourire; c'était vrai, mais il m'était tout de
même arrivé quelque chose. Quelque chose de
durable» (6.76).
Est-ce seulement cela qui explique que Paul est en pleine vigueur intellectuelle à cent quatre ans, quand il fait ce récit ? (6.76). Et qu'il ne les paraît physiquement pas! «J'ai toujours pensé que tu avais quatre vingt et des poussières, mon âge, peut-être un peu moins» , lui avait dit Elaine (6.76).
Constatation de Paul:
«J'avais l'impression
qu'en racontant les événements de ce maudit automne 32,
j'avais ouvert une porte reliant le passé et le présent
-Percy Wetmore et Brad Dolan, Janice Edgecombe et Elaine Connelly, le
pénitencier de Cold Mountain et la maison de retraite de
Georgia Pines» (4.11).
7. porte Percy
Wetmore // Brad Dolan.
Quand il mettait son avenir en jeu en sortant du bloc des
condamnés à mort le prisonnier Caffey pour sauver
Mélinda, Paul songeait: «Percy s'en tirerait (...). Il se
trouverait là-bas tout un asile rempli de pauvres gens, sur
lesquels il pourrait exercer sa cruauté» (4.87). Plusieurs dizaines d'années
plus tard, à la maison de retraite, il retrouve son double, le
garçon de salle Brad Dolan: «toujours à se peigner les quelques poils qu'il
lui reste, tout comme Percy, et toujours un machin à lire
fiché dans la poche-révolver» (2.05), des recueils de blagues. Il est
«aussi borné que
Percy» (2.05).
«C'est un sournois et il
aime faire souffrir les autres» (4.08). «Il
n'avait pas peur, lui, d'enfreindre le règlement; il redoutait
seulement d'être pris en flagrant délit. Et en cela
aussi, il était comme Percy Wetmore» (4.11). Il prend peur quand Elaine le menace
de la colère de ses relations: «Il n'a pas moufté» (6.09).
Comme Percy, Brad
«est un sadique: pour
lui, si ce n'est pas vache, c'est pas drôle»
(2.06). Il a une voiture avec
cet auto-collant sur le pare-chocs: J'AI
RENCONTRÉ DIEU: C'EST UN SIMPLE D'ESPRIT (5.07).
Dolan n'aime pas Paul - «vieux crouton, peut-être bien que c'est ta gueule
que je n'aime pas» (6.07)- «comme Percy n'aimait pas Delacroix»
(4.09). Et sans le vouloir,
quand il lui parle, Paul, qui en a peur (6.07), prend le
«ton plaintif»
de Delacroix (4.10).
«Il me souriait. Me
détestait. Peut-être même qu'il me haïssait.
Et pourquoi ? Je ne sais pas. Parfois, il n'a pas de pourquoi. C'est
ce qui est effrayant» (4.10). Paul retrouve ainsi les conditions du conflit du
passé entre Percy et Delacroix, qui s'était
terminé par une mort atroce. Sauf que maintenant, le
partenaire du sadique, c'est lui... Et comme le dit Elaine,
«d'après mon
expérience, les dragons de l'espèce de Brad Dolan ont
la vie dure» (6.10).
8. porte Janice Edgecombe // Elaine
Connelly.
Janice Edgecombe, qui a été pour Paul sa
«petite et meilleure
amie» (3.07) est morte.
A la maison de retraite, Paul a rencontré Elaine Connelly, 80
ans, cultivée et intelligente (3.06): «C'est fou à quel point elle me rappelle
ma femme» (5.11).
Discrète, elle l'aide, le conseille, le soutient. Elle est son
«amie -rien qu'une
amie» (3.06):
«les braises vous
réchauffent parfois mieux que les flammes»
(3.06). Elle jouera à
ses côtés le même rôle que jadis son
épouse Janice5. Et quand ce sera utile pour protéger Paul de
Dolan, elle montrera l'autorité et l'énergie
nécessaires: «Dès lors que mes amis sont menacés, je
deviens intraitable» (6.09).
9.
porte6 : le pénitencier de Cold Mountain / la
Résidence de Georgia Pines.
La maison de retraite
où s'est retiré Paul «n'est pas une mauvaise maison, pas
entièrement (...),
mais à sa
manière, c'est un cul-de-sac aussi mortel que l'était
le bloc E à Cold Mountain» (2.05). Si la prison est un «vrai cirque» et que «nous
sommes tous des souris dressées» (3.41), il en est de même à la
maison de retraite et Paul traite parfois de «détenus» ses résidents (3.05). A la prison, ses
condamnés attendaient l'heure de leur mort: les vieux
retraités «se sont
mis sans le savoir à l'heure de Georgia Pines, une heure qui
agit comme un acide doux, qui leur ronge d'abord la mémoire,
et après le désir de vivre» (4.06).
10. porte : un Dieu vengeur / Caleb
Hammersmith.
Le châtiment biblique7 est le suivant: une faute ayant été
commise par quelqu'un, un ordre intervient qui fait payer cette faute
par un ou des descendant, mêlant ainsi à la fois
l'espace et le temps dans un châtiment de
génération en génération.
Caleb -4 ou 5 ans- est le fils de
Burt et le jumeau d'Arden. Burt est le journaliste qui a suivi le
procès de Caffey, poursuivi pour assassinat sur les petites
jumelles. Burt affirme que le noir Caffey a eu «envie de tuer deux petites filles. Des petites
filles Blanches» , et
qu'il l'a ensuite regretté. À Paul, incrédule,
qui lui demande: «Vous
croyez une chose pareille?» , il répond: «Ça m'arrive» (3.42). Mais il n'a pas fait état de ces doutes
dans ses articles ou lors du procès. Il a épousé
la thèse commune (5.17), alors qu'il y avait en lui des
incertitudes. En fait, Hammersmith, universitaire qui se prend pour
un humaniste (3.48), se rend plus ou moins compte qu'il est
dominé par un racisme latent, qu'il compare
«les nègres aux
chiens» (3.45), et qu'il
en est complice.
Paul croit à l'idée
d'expiation8 sur l'ordre d'un Dieu tout-puissant:
«Seul Dieu pouvait nous
pardonner nos péchés (...), mais
ça ne dispensait pas Ses enfants d'expier les crimes
(et même leurs simples
erreurs de jugement)9 chaque fois que c'était possible»
(4.71). Ce ne serait donc pas
par hasard si le chien de la famille, obéissant et tranquille,
a durement défiguré le petit Caleb en lui arrachant un
côté du visage et un oeil. Caleb «connaîtrait l'enfer à
l'école, où il serait impitoyablement moqué
à chaque récréation par des brutes ricanantes...
Plus tard, devenu homme, il ne coucherait jamais avec une femme sans
devoir la payer. Il resterait à jamais en dehors du cercle de
ses pairs» (3.47). Son
père paie aussi. Il est devenu «douloureusement maigre, comme s'il se remettait à
peine d'une maladie» (3.37), et il surveille constamment ses enfants. Il
était inquiétant, «mais le pire, c'est que le bonhomme ne savait pas
à quel point il était inquiétant»
(5.12).
On peut d'ailleurs se demander si
Paul, quand il prend la décision de faire guérir
Mélinda par Caffey en prenant des risques, ne le fait pas pour
éviter que ses descendants paient la faute qu'il commettrait
en restant passif. Il cite trop volontiers ses petits-enfants et son
arrière-petit-fils pour que cette hypothèse ne soit pas
évoquée.
11. porte : la
«force qui» ... // John Caffey.
Paul fait allusion à Elaine d'une «force qui...» (6.81). Il est interrompu par Dolan: de bonne guerre
pour un romancier. Mais comme Paul ne complétera pas cette
information ultérieurement, on en est réduit à
la recherche d'indices et de conjectures.
L'évidence, pour les hommes de
Paul, c'est que Caffey est investi d'un pouvoir, miraculeux. A leur
retour de l'expédition qui a permis la guérison de
Mélinda, un gardien demande: «Sa voix s'est faite murmure, comme celle des gens quand
ils entrent dans une église... Est-ce que c'était un
... (Il a dégluti). Enfin les gars, vous voyez ce que je veux
dire. Est-ce que c'était un... miracle?» (6.15). Pour les autres gardiens, pas de
doute: «Il l'a
tirée de la tombe, voilà ce qu'il a fait... Ouais, un
miracle, un vrai» .
Ainsi l'entourage de Paul, y compris le directeur de la prison,
époux de Mélinda (6.62), admet avec plus ou moins de
réticence une guérison miraculeuse de type
chrétien. Sauf Paul, qui s'interroge.
On ne peut même pas dire que la
prière de Caffey avant de mourir -( «Bébé Jésus, faible et
doux, prie pour moi, un orphelin. Sois ma force, sois mon ami, soit
avec moi jusqu'à la fin» )- soit particulièrement originale, même si
elle n'est pas banale. Caffey a pu apprendre des rudiments de
religion dans les églises: on peut penser qu'il en nettoyait
une quand une tornade l'a frappée pendant une
répétition des choeurs en 1929 -et, à
l'occasion, on a aussi parlé de «miracle» , quand un grand noir avait sorti des hommes des
décombres qu'on croyait morts, et «qui n'étaient que
contusionnés» (6.49).
Encore faudrait-il que Paul, qui
croit en un ordre divin terrestre, arrive à s'expliquer ce qui
se passe. Caffey, qui fait des miracles, va mourir, et c'est un
scandale pour l'esprit. «Mais lui, pourquoi a-t-il été
abandonné de Dieu?» Car c'est ce Dieu qui va sacrifier John Caffey, qui
n'avait qu'une passion dans la vie, «faire le bien à sa façon toute
instinctive» (6.89). Et
si Dieu l'a abandonné, ce que Paul renâcle à
accepter, c'est que «Dieu
le veut ainsi. Et quand nous nous disons: «Je ne comprends pas,
Il répond: «Je m'en fous» (6.89).
Mais les gardiens n'ont
peut-être vu qu'un aspect des choses, Caffey guérisseur.
Ils n'ont pas vu, ou osé voir, Caffey exorciste chassant le
mal, la guérison des maladies n'étant qu'un aspect de
ses pouvoirs.
Caffey, ou autre chose ? Caffey, sous des apparences terrestres,
n'est peut-être qu'une émanation provenant de cet
«ordre qui...»
jamais explicité. Ce
serait par lui que les directives passeraient, les instruments se
mettraient en oeuvre.
Caffey ressemble certes au Christ. Il
échappe aux critères humains. Il n'est pas sensible
à sa nourriture, à sa vie matérielle (6.56),
à son confort (sauf tout ce qui concerne le «noir» ,
qui est le mal (6.57)). Il ne connaît pas la notion
d'intérêt, il est oblativité pure. Mais cela ne
va pas plus loin: Jésus venait au nom du père, et
connaissait le sens de sa mission terrestre. Caffey est comparable
à un robot, programmé avec un logiciel
étriqué : il ne sait que repérer les bons et les
méchants, sentir les «traces du mal» 10, et réaliser des actions qui le
dépassent. Paul a paru un moment l'avoir deviné. Avant
son exécution, Caffey demande à Paul :
«On prie pour quoi, boss?
-Pour la force, j'ai répondu sans
réfléchir» (6.64).
Sans passé et sans
perspectives d'avenir, Caffey semble tout entier asservi à une
cause qui le dépasse et dont il n'est qu'un instrument
réalisant seulement à un instant donné ce qu'il
sent en lui qui le pousse à agir. Une sorte d'énergie
nécessaire et utilisable. Il ne lui resterait ainsi, comme
accomplissement personnel de sa mission, qu'à utiliser au
mieux son énergie vitale de géant d'une force
exceptionnelle. Paul, qui a connu l'épreuve de l'imposition
des mains (6.56), comprend «pourquoi John était tellement fatigué. Un
don comme le sien aurait brisé n'importe qui»
(6.60). Mais si Caffey, pour
une raison ou une autre, n'avait pas su au mieux utiliser quand il le
fallait cette énergie ?
Par ailleurs, sur la chaise électrique, Caffey
déclare: «Je
regrette d'être ce que je suis» (6.70). Que veut-il dire par ces mots, au-delà du
premier degré de sens compris par l'auditoire, qui croit qu'il
regrette son crime? Qu'il pense: «Je suis insuffisant et je dois
souffrir pour n'avoir pas su sauver les petites filles?»
-puisque ce n'est pas le fait d'avoir contribué à faire
disparaître leur assassin qui va les faire revivre?
Paul s'attendait à le voir subir la chaise électrique
avec sérénité. C'est le contraire:
«Je n'ai lu dans ses yeux
ni résignation,ni espoir de paradis ni même l'ombre d'un
sentiment de paix... Ce que j'ai vu, c'étaient la peur, la
misère, le désespoir et l'incompréhension.
C'étaient les yeux d'un animal pris au piège et
terrifié» (6.70).
C'est vrai que la passion du Christ ressemble assez à celle de
Caffey, et que le Christ, comme Caffey, a manqué de
sérénité. Mais...
Tout détaché qu'il soit
de ce monde, Caffey n'est pas indifférent à la douleur:
il étouffe un cri quand Paul lui pince la jambe avec la boucle
de l'entrave aux chevilles qui l'immobilise sur la chaise
électrique (6.68). Mais...
Mais pourquoi les cicatrices troublantes de Caffey sur lesquelles
King a beaucoup insisté 11 et dont nous ne possédons pas la clé?
Peut-on, à ce stade de l'analyse, postuler une
«force qui»
punirait l'envoyé qui
raterait sa mission, qui lutterait mollement contre le mal, qui ne
déploierait pas une énergie suffisante, qui ne ferait
pas, en quelque sorte, son «quota» de bien ? Caffey a une
peur visible de ne pas pouvoir guérir, attend avec
avidité de pouvoir le faire. Il a été
profondément marqué par son incapacité à
guérir les jumelles.
Est-il condamné
(con-damné? 12 ) au bien? en sachant qu'il devra payer son
incapacité à le faire ?
Certes, grâce à la souris et aux diverses
péripéties qui se sont succédées, il a
fait supprimer le démon qui avait tué les fillettes.
Mais est-ce suffisant? Ne serait-ce pas, au mieux, qu'un
rattrapage?
Que serait cet «ordre» , sorte de dictature ou fascisme du bien, qui va bien
plus loin et avec plus de cohérence que le Dieu de Paul, qui
ne louerait pas les bons -car ce ne serait pas suffisant d'être
bon- mais qui les punirait s'ils ne sont pas des zélateurs
actifs et efficaces dans leur lutte contre le mal? avec des
obligations de résultat?
Y a-t-il un comptable de l'ordre, qui tiendrait quelque part le
compte des réussites et des échecs? Et si la balance
est négative, quel châtiment subirait le
défaillant qui lui laisse des cicatrices sur tout le corps,
comme celles de Caffey ?
Et quelle signification a pu avoir pour lui le public qui
l'invectivait lors de son supplice comme un champion malchanceux? Et
pourquoi: «pas dans le
noir» ? Suprème
infamie pour un agent de la lumière?
«LA FORCE QUI...» // la
souris // l'historiographe-évangéliste.
Mister Jingles, la souris, est un autre instrument que
«la force»
a utilisé. Elaine, qui
vient de lire le manuscrit de Paul, réfléchit:
«John Caffey a
touché la souris comme il t'a touché. Il ne t'a pas
seulement guéri de ce que tu souffrais alors, il t'a rendu...
résistant? (6.81).
Pas seulement résistant à l'épreuve du temps:
centenaire presque jamais malade, Paul a échappé, avec
quelques égratignures, à un grave accident d'autocar
dans lequel est morte sa femme Janice (6.87). Et il pense qu'il a
été sauvé par Caffey qu'il a vu -ou dont il a
cru avoir la vision (6.87) lors de l'accident. «En 1932, Caffey m'a inoculé la vie. M'a
électrocuté avec la vie» (6.88).
Pour faire quoi ?
Pendant soixante ans, Paul a regardé mourir les siens autour
de lui, et il se rappelle les conditions de leur disparition avec
beaucoup de précisions. Mais pendant soixante ans, il
était en veilleuse13. Jusqu'au moment où la souris est
arrivée. Avec les yeux aussi vifs et un comportement aussi
obsessionnel avec sa bobine. Elle aussi, en 1932, a été
un moyen. Elle n'a, à dire vrai, rien fait en dehors
d'exercices de cirque. Mais elle a été continuellement
au coeur de l'action, dans ce huis-clos où elle a joué
un rôle de révélateur déterminant, dans la
sélection des bons et des méchants qu'elle savait
automatiquement faire.
Elle a bénéficié de la longévité
due à l'énergie rayonnante de Caffey. Elle vient de
mourir, à la fois de vieillesse et de la peur que lui a faite
Dolan (6.82). En l'enterrant, Paul pense au passé, quand
Delacroix lui a «demandé de veiller sur Mister Jingles, de ne pas
laisser l'autre méchant lui faire du mal»
. Pour la dernière
fois, la souris vient de jouer son rôle.
Et Paul peut faire son bilan.
Il a certes fallu à Paul qu'une série de conditions
soient réalisées -et de portes ouvertes- pour que la
situation initiale soit recréé: les substituts de la
prison, de Percy et de sa femme Janice. Mister Jingles, la souris,
qui lui aurait demandé de raconter cette histoire, est devenue
le catalyseur.
«Tu penses qu'il voulait
que tu écrives cette histoire?» , demande Elaine à Paul (devenu
historiographe-évangéliste).
«Non, pas Mister Jingles,
répond Paul, mais la force qui...» (6.81).
Roland Ernould © 1998
Armentières, août 1996.
Étude parue dans Steve's Rag,
hors-série #2, octobre 1996.
Ces opinions n'engagent que leur auteur, qui reçoit avec
reconnaissance toutes les remarques qui pourraient lui être
faites.
1 Ignorons pour l'instant les ordres, les différentes puissances et mondes parallèles et leurs propres forces et modes de fonctionnement. Ces notions seront définies plus loin.
2 Le premier chiffre entre parenthèses correspond à l'épisode, le second chiffre à la page de l'édition. Librio (6 épisodes).
3 suggérée dans la 2ème partie, § 1.1 & 1.2.
6 à noter la relative pauvreté de cette porte-lieux qui intervient de manière bien plus efficace dans d'autres oeuvres ( comme Marsten House ou l'hôtel Overlook, pour ne citer qu'elles).
7 «Maudit sera le fruit de ton ventre... Jahvé enverra chez toi la malédiction, jusqu'à ce que.tu périsses promptement, à cause de la méchanceté de tes actions» , DEUTÉRONOME, 28/18 & 28/20.
9 «Y sont encore ici. Des morceaux d'eux, encore ici...J'les entends qui hurlent» (5.53).
11 On n'ose pas dire doublement protégé: par la force qui...» et peut-être par la médaille de Saint-Christophe s'il l'a conservée. On se souvient que Mélinda, guérie, avait donné cette médaille -dont la symbolique est bien connue- à Caffey (4.84). Caffey, à son tour, l'a confiée à Paul (6.67). Mais Paul ne dit nulle part qu'elle est encore en sa possession.
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