Annoncée en fanfare,
publiée simultanément dans plusieurs pays, la
dernière oeuvre parue de King mérite un examen
particulier: King a-t-il débité un roman en tranches ou
a-t-il respecté les règles des meilleurs
feuilletonistes du XIXème siècle? Il ne suffit pas de
faire paraître une oeuvre en fascicules pour que ce soit un
roman-feuilleton.
C'est entre 1836 et 1840 que le genre «roman-feuilleton»
s'est établi. Pour augmenter leurs tirages, les journaux
commencèrent à publier des romans en fragments
quotidiens. Ces fragments ont paru au bas de la première page,
à un emplacement traditionnellement réservé
à ce que l'on appelait le feuilleton, où il y avait un
peu de tout, mais à dominante culturelle: nouvelles
littéraires, critique théâtrale et musicale,
récits de voyage, etc. Il est piquant de relever, parmi les
premiers titres à succès publiés à cette
époque, Les
Mémoires du Diable de
Frédéric Soulié, Le Fils du Diable de Paul Féval et des titres divers où le
mot «mystère»1 a sa place.
Les mauvais feuilletons sont légion: intrigues
invraisemblables, descriptions faciles, effets grossiers et
pathétiques, style relâché, et ont
contribué à la mauvaise réputation du genre:
littérature de bas étage méprisée par les
lettrés et les puristes. Les bons feuilletons obéissent
à un certain nombre de règles,
nécessitées par le besoin de vendre le maximum de
journaux possibles à un public à la fois exigeant et
simple. Certaines de ces règles sont d'ailleurs applicables
aux romans de tout genre, dès l'instant où il y a du
suspense.
Lire aussi : LA LIGNE VERTE , dossier.
En marge de LA LIGNE VERTE : LES HUMAINS ET LES ORDRES
|
Le feuilleton doit
nécessairement:
* maintenir le lecteur en haleine et l'amener à
attendre fébrilement le quotidien du lendemain, en croisant
des situations multiples qui se nouent et se dénouent dans une
savante mise en scène ( psychologiquement, pour le lecteur
insatisfait: que va-t-il se passer ?).
* piquer et maintenir la curiosité sans
jamais la satisfaire entièrement (quand vais-je enfin savoir
?).
* créer des effets et des coups de
théâtre faisant rebondir le cours du récit dans
des voies imprévues (je ne m'attendais pas à ça?
mais alors...?).
* avoir des héros à la
psychologie sommaire, typés et parfaitement identifiables:
généralement les bons et les méchants, sans
compter les traîtres (je n'ai pas à me casser la
tête: v'la le méchant !)
* avoir de bonnes liaisons entre les
épisodes. Cet aspect particulier mérite un plus long
développement, étant donné qu'il n'appartient
qu'au roman-feuilleton (si on se limite à la
littérature).
Même si on en passe chaque jour quelques pages dans un
quotidien, un roman, écrit pour la publication en un livre ou
déjà publié, n'est pas un roman-feuilleton
(encore que bien des auteurs aient procédé ainsi).
Le véritable feuilleton est écrit dans l'optique de sa
publication par épisodes: à l'intérieur de
chaque épisode, les nécessités du genre
énumérées plus haut doivent être
respectées, avec en plus le souci que la fin et le
début de chaque parution préparent l'esprit du
lecteur.
Pour obéir à cette exigence, il faut:
* - à la fin de chaque épisode,
faire en sorte que l'effet d'attente soit au plus haut degré
chez le lecteur;
* - au début de l'épisode,
rappeler l'épisode ou les épisodes
précédents pour le nouveau lecteur, le lecteur qui
aurait sauté une ou plusieurs livraisons ou le lecteur sans
mémoire...
Si la première nécessité n'entraîne pas de
difficultés particulières, la seconde est plus
contraignante. Il faut à la fois: résumer ce qui est
nécessaire pour que la suite soit comprise; ne pas faire long
pour éviter de rebuter le lecteur attentif, qui grille d'avoir
la suite et ne goûte pas de perdre son temps à des
redites; ou de déplaire au lecteur impatient qui se dit que la
place perdue ainsi n'est plus disponible pour de nouvelles
émotions.
La réflexion de King sur ce sujet s'était
préalablement aiguisée avec Misery, où certains problèmes de composition
littéraire avaient été abordés: les
conventions du genre, le travail de recherche et l'inspiration, la
mémoire de l'écrivain, l'acte d'écrire et les
problèmes d'écriture, la drogue de l'écriture.
Les problèmes du feuilleton avaient aussi été
abordés. En effet, prisonnier de la criminelle
infirmière psychopathe Annie, l'écrivain Paul Sheldon,
blessé et handicapé, est contraint d'écrire un
nouveau livre de la série des Misery, livres populaires qui
ont fait son succès et occulté ses autres oeuvres plus
littéraires. Il en a écrit qulques chapitres, qu'il a
du refaire parce qu'ils ne plaisaient pas à Annie (sont ainsi
évoqués le deus ex-machina, le correct et le
réaliste, pp.128 à 134, 243/4). Il a recommencé
les chapitres insatisfaisants et lui propose de lire les chapitres
suivants au fur et à mesure.
"«Voudriez-vous le lire
au fur et à mesure?» demanda-t-il?
Annie sourit.
«Oh oui! Ce serait presque comme les feuilletons, quand
j'étais petite!
-Je ne vous promets pas un suspense brûlant à la fin de
chaque chapitre, l'avertit-il. Ce n'est pas comme cela que ça
marche.
- Mais pour moi ce sera parfait», répondit-elle avec
ferveur. (...)
J'ai toujours une envie
furieuse de savoir ce qui arrive après -surtout ne dites rien!
ajouta-t-elle précipitamment, comme si Paul se
préparait à vendre la mèche"(pp.182/3).
Au fur et à mesure que le travail avance, Annie est de plus en
plus impatiente: "Elle
soupira. «Moi aussi j'ai envie de connaître la fin. C'est
probablement la seule chose dont j'ai encore
envie»"(211).Annie est incapable de croire que le romancier ne sait
pas exactement lui-même ce qui va se passer: "Au moins vous, vous savez ce qui va arriver.
Moi, je meurs d'impatience de l'apprendre."(285).Cela permet à King de
réfléchir sur le problème de la composition en
quelques pages très importantes. (pp.289 à 297)
Il est possible, maintenant, de voir comment King, apprenti
feuilletoniste, a respecté ces divers
impératifs.
Autour de Paul, le narrateur pivot de
l'oeuvre, plusieurs évolutions s'imbriquent:
- Paul, devant faire face à ses responsabilités de
gardien-chef et à sa conscience, parviendra-t-il à
neutraliser Percy Wetmore, sans y laisser sa situation?
- Que va devenir la souris, manifestement émissaire ou
catalyseur des forces de la Lumière, qui n'aime que les hommes
de bien?
- Percy Wetmore va-t-il enfin payer son irresponsabilité, son
sadisme et son incurie insolente?
- Melinda Moores, la femme du directeur de la prison, est-elle
condamnée à brève échéance par un
cancer qui l'amène à une épouvantable
dégradation?
- Le vieillard Paul, occupé dans sa maison de retraite
à une tâche d'écrivain qui, ne lui est pas
familière et à des promenades mystérieuses,
parviendra-t-il à éluder les intrusions de Brad Dolan
dans ses actions et à mener à terme ses projets ?
- Et puis surtout, que va devenir Caffey, injustement condamné
à mort, guérisseur, aidant au bien et manifestement
venu d'ailleurs ?
- Enfin quelles sont ces forces extérieures qui manipulent ces
personnages, et qui susciteraient leurs pensées et leurs
actions ?
Dès le premier feuilleton, ces divers éléments
sont présents, à la fois épars et
juxtaposés, pas explicités ou seulement l'objet de
vagues allusions. Toutes ces situations, qui sont constamment en
interaction au cours des différents épisodes, n'ont
-excepté la guérison de Mélinda- encore aucune
solution visible à la fin du 5ème et avant-dernier
épisode.
L'habileté de King à
parsemer ses récits d'allusions énigmatiques est bien
connue, avec des correctifs, un mélange de faux et de vrais
signaux d'alerte. Il décrit la plupart des situations en
masquant les véritables mobiles ou les véritables
explications, qui viendront plus tard, à leur heure, quand le
suggeré ou l'esquissé aura enfin sa
concrétisation définitive.
Le premier épisode, à la relecture, est remarquable et
implique une technique de fichage particulièrement minutieuse
des personnages et des événements. Quand on
connaît la suite, on peut affirmer que l'oeuvre a
été d'abord totalement planifiée avec tous ses
détails, peut-être écrite, puis en tout cas,
réécrite partiellement pour la publication en
feuilletons. En huit pages, tout y est, l'ensemble étant
parsemé de considérations personnelles de Paul qui nous
permettent simultanément de repérer quelques aspects de
son caractère: la chaise électrique, le directeur
Moores, sa femme Mélinda malade (1.13). Suit une
fausse piste avec Beverly Mac Call (1.14 et
15) dont on n'entendra plus
parler, puis John Caffey (1.17), Delacroix et sa souris, l'infection urinaire
de Paul (1.19) et les différents gardiens (1.19 et 20). Et
pour le lecteur attentif, que d'événements dont on
brûle de connaître la teneur! Paul parle ainsi de ses
gardes: ils "sont tous morts
aujourd'hui, et Percy Wetmore aussi est
crevé."(1.20). Nous admirons rétrospectivement la
pertinence psychologique du vocabulaire: mort ou crevé quand
nous connaîtrons la suite du récit.
Ou encore: "1932 a
été l'année de John Caffey... Je me souviens
qu'il faisait chaud, très chaud cet automne-là. Un mois
d'octobre comme un mois d'août, et la femme du directeur,
Mélinda, à l'hôpital d'Indianola. L'automne
où j'ai eu l'infection urinaire la plus douloureuse de ma
vie... L'automne de Delacroix aussi, le petit Français
à la souris, celui qui est arrivé pendant
l'été et qui a fait ce chouette tour avec la bobine de
fil. Mais surtout , c'était l'automne où John Caffey,
condamné à mort pour le viol et le meurtre des jumelles
Detterick, a débarqué au bloc E."(1.19).
Que d'allusions énigmatiques !
Prenons les notations de chaleur qui nous poursuivront de
manière obsessionnelle jusqu'au quatrième fascicule.
Qu'annonce cette chaleur? simple détail d'atmosphère
corsant le récit? le feu à la prison? On ne comprendra
qu'à la mort de Delacroix que toute cette mise en scène
a été montée pour qu'un orage extraordinaire
coïncide avec la mort horrible de Delacroix: le feu de
l'automne, le feu des éléments
déchaînés et le feu qui ravagera le
condamné. Et ce n'est pas fini: "Il y a eu de l'orage à l'arrivée de John
Caffey, et une véritable tempête quand Wild Bill est
arrivé."(2.55). Ce sont les successions d'incidents -en
même temps que le manque des clés qui nous permettraient
de les comprendre- qui créent l'état de
vigilance.
Au XIXème siècle, on en
était friand. Dans les
Mystères de Paris, le
jeune Rodolphe, déguisé en ouvrier, rencontre Fleur de
Marie, une prostituée dont il veut racheter la faute. Pour
cela, il doit affronter des voleurs, des criminels, des notables
véreux, la justice, etc., dans une invraisemblable avalanche
de péripéties, enlèvements, crimes... à
la fin desquels il découvre que Fleur de Marie est sa fille...
qui en meurt de honte!
Il y a là, effectivement, matière à
rebondissements frénétiques. Ce déballage
d'extravagances imprévisibles, et de retrouvailles à la
bague ou au collier, est exactement l'opposé de la
manière de King. On peut même estimer que la lecture
attentive de La Ligne
verte suggère des possibles, mais rarement
l'inattendu, du moins quand un nombre suffisant
d'éléments nous a été fourni. On pressent
toujours une issue, et c'est King lui-même qui nous l'aura
suggérée au détour d'une phrase. Les
événements sont presque toujours prévisibles:
leur déroulement dans ses détails ne l'est pas.
Premier
exemple.
Le directeur Moores incite Paul à proposer au sadique Percy
une exécution à réaliser (1.68), en
échange de sa mutation. Paul va donc lui donner ce boulot
parce qu'il croit bonne la stratégie de son patron, mais
simultanément il le met en garde contre l'incapacité et
l'imprévisibilité de Percy. Il annonce le pire. Comme
c'est Delacroix, que Percy hait, que ce même Percy doit
l'exécuter, que le titre du fascicule
suggère "La mort
affreuse d'Edouard Delacroix", et que Percy est aussi méchant qu'incapable, on
devine que cette exécution sera un désastre. On n'en
connaissait pas les formes exactes -et pourtant on était bien
informé du rôle de l'éponge d'eau salée
conductrice-, mais on en devine la progression et l'aboutissement. Il
reste l'effroyable description de l'événement -par un
King au mieux de sa forme- dont on attend avec une délicieuse
horreur les détails...
Deuxième
exemple.
On apprend successivement: a) que pour faire de l'exercice, Paul se
promène; b)
que depuis peu ses
promenades ont un but; c) que la première est effectuée
dès que le jour est levée; d) qu'il
prend en partant du pain grillé à la cuisine;
e) qu'il entre
dans une remise ("J'y suis
resté le temps de faire ce que j'avais à
faire."(4.07));
f) que cela a duré vingt minutes;
g) qu'il a faim à son retour (après avoir
mangé deux tranches de pain?); h) qu'il
sort aussi en fin d'après-midi avec une
bouteille;
i) qu'il pourrait ne pas aller à la remise, mais
qu'il le doit; j) que, pressé, il emporte du pain non
grillé; k) qu'Elaine pense
qu'il a un secret;
l) que Dolan voudrait savoir ce qu'il fait dans le
bois; m) que ce
Dolan pose à tout le monde des questions à son
sujet; n) et enfin, au cinquième épisode,
que Dolan le cherche...
Quel être vivant, quel animal Paul peut bien nourrir dans cette
remise, qui se contente d'un peu de pain et d'eau chaque jour?
Si maintenant on ajoute à cela qu'il y a des correspondances
entre le pénitencier et la maison de retraite, que Dolan est
le double de Percy, qu'il hait Paul comme Percy haïssait
Delacroix... Tout l'intérêt du récit vient de ce
que, malgré les éléments que l'on a en mains, on
ne peut vraiment pas conclure, à la fin du cinquième
épisode, si la souris -ça ne peut-être que
ça- est Mister Jingles ou un descendant, mais on pense que
c'est Dolan qui va le tuer.
King pourrait nous dire simplement: Caffey avait le corps entier
zébré de vieilles cicatrices. Il ne le dit pas
ainsi: a) il en a
sur les jambes (1.21); b)
sur le dos (3.29);
c) elles sont entrecroisées et ne datent pas
d'hier (3.43); d) il en a aussi sur les mains et les
bras (5.75);
e) le journaliste pense qu'il a été battu
enfant "pour tuer le diable en
lui."(3.43). On constate bien que King ne cherche pas le coup de
théâtre, qu'il nous met sur une piste. Il n'y aura pas
de coup de hasard, ou d'événement
imprévisible.
L'intentionnel règne de façon systématique et
exclut tout deus ex machina, jusqu'au sixième
épisode.
Cas
particulier du sixième épisode.Il n'y a, en
effet, de véritables coups de théâtre que dans
cet épisode. Ces événements étaient
imprévisibles. Citons-les par ordre d'importance dans le
récit et non suivant leur ordre d'apparition:
- Percy tue Bill Wharton.
- Wharton a tué les petites filles et Caffey est innocent, ce
dont on se doutait.
- Percy, amnésique et catatonique, ne pourra plus faire quoi
que ce soit contre Paul.
- la longévité exceptionnelle de Paul, en liaison avec
une imposition des mains de Caffey.
- le "mal", qui passe de Caffey à Percy, qui devient ainsi un
agent du mal faisant le bien...
- Percy va bien à l'hôpital psychiatrique comme
annoncé, mais en tant que malade...
- Elaine est la petite fille d'un politique haut placé et peut
neutraliser Dolan.
Cette accumulation de coups de théâtre, d'importance
inégale, certains précédés de faux
indices, amène une solution souvent
élégante2 aux cinq épisodes
précédents3.
Qu'il y ait des coups de théâtre pour résoudre
certaines apories ne veut d'ailleurs pas dire qu'ils ne sont pas
eux-mêmes préparés. Ainsi King a du
prévoir, dès leur installation dans leur cellule, que
Caffey ne devait pas pouvoir voir Whatson: la reconnaissance tardive
de Watson par Caffey proviendrait ainsi du fait que leurs cellules
sont disposées dans le couloir de telle manière qu'ils
ne peuvent se regarder. Si on reprend l'oeuvre à rebours,
comme il est facile de le faire, on s'aperçoit que
tout, a été calculé4 de manière à ce que les
pièces -souvent présentées à diverses
reprises à l'assemblage, comme dans le montage d'un
véritable puzzle- s'agencent de manière extraordinaire.
Ce qui se produit dans le dernier épisode a été
mis en perspective, avec une minutie d'horloger, et absolument sans
lourdeur.
Les coups de théâtre ne sont pas
invraisemblables5: on l'a vu, la logique rigoureuse et la trame
très serrée des détails évitent à
King trop de fantaisie. Il masque admirablement les invraisemblances
dans une masse de connotations vraisemblables. Il fait vrai pour faire passer l'invraisemblable.
Cette invention foisonnante dans le détail, mis à la
juste place, là où il faut, inaperçu de
l'inattentif mais guetté avec ardeur par le passionné,
suffit pour que, menée d'une main inexorable, l'action soit
constamment passionnante sans avoir besoin de rebondir.
King n'a pas eu besoin des gros effets du XIXème
siècle. Notre époque est plus subtile et King, qui la
comprend parfaitement, a utilisé les moyens de son
temps.
Paul, gardien-chef et homme de bien,
parviendra-t-il à mettre hors-jeu Percy, gardien, l'homme du
mal, qui est juste l'opposé de ses principes humanitaires?
Quel rôle Caffey, condamné à mort, mais
guérisseur compatissant,va-t-il jouer dans cette
mission?
La Ligne
verte toute
entière repose sur cette opposition qui a derrière elle
une longue tradition de manichéisme dans le roman-feuilleton.
L'intrigue des Mystères
de Paris (1842) est établie par Eugène Sue autour du
Prince Rodolphe, qui expie une tentative de parricide contre son
père en parcourant le monde à la recherche de bons
à recompenser et de méchants à punir. Nombre de
romans-feuilletons de l'époque témoignent de la
survivance prolongée du vieux mythe romantique d'un monde
partagé entre le bien et le mal.
Aux agents du mal viennent s'opposer des figures homothétiques
qui représentent le bien (Fantomas et Jude en sont sans doule
les meilleurs exemples).
On pense très vite que Caffey est dans un cas semblable et,
que dans un contexte différent, il doit expier une faute
commise en recherchant systématiquement la guérison de
ses proches. Une sorte de Judex actuel, justicier en dehors de la
loi.
Dans La Ligne verte, il n'y a pas de personnages importants qui ne soient
définis autrement que par cette dichotomie6: pour le bien, Paul, les gardiens sauf Percy,
l'épouse de Paul, le directeur du pénitencier, sa femme
Mélinda, Caffey ; pour le mal, Percy Wetmore et Wild Bill.
Même un personnage aussi incident que la noire Beverly,
condamnée à mort pour meurtre, grâciée,
qui sort de prison 20
ans après, peut devenir bibliothécaire: Paul, qui a vu
plus tard sa photo dans un journal, dit qu'elle a "les yeux d'une femme qui, à
soixante-dix ans et quelques, n'hésiterait pas à
rejouer du couteau si la situation l'exigeait. On reconnaît
toujours les assassins, même quand ils finissent comme vieilles
bibliothécaires dans de petites villes
paisibles."(1.16).
Le bilan est positif: King a eu d'autant plus de facilité
à se plier ou à moderniser les règles du
roman-feuilleton qui lui servait de modèle que, tout bien
considéré, ces règles sont aussi celles du
suspense, et que, dans ce domaine, il est un maître.
La difficulté, pour un romancier qui veut se lancer dans le feuilleton, est d'assurer entre les différentes parutions une fin d'épisode contraignant en quelque sorte le lecteur à l'achat de l'épisode suivant. Quand son projet de feuilleton prend forme, King avait "déjà pas mal avancé sur La Ligne verte: "Je pris conscience que je m'étais lancé dans la construction -disons classique- d'un roman."(1.09). Il lui a nécessairement fallu, à partir de l'instant où sa décision fut prise, revoir son travail: "Quoi qu'il en soit, je décidai de publier La Ligne verte en épisodes, à la manière des feuilletonistes du XIXème siècle."(1.10).
King a d'abord pensé à un bref résumé au début de chaque épisode, "pour rafraîchir la mémoire de ses lecteurs."(6.92). C'est le procédé des «series». Puis il s'est rendu compte, en étudiant les procédés de Charles Dickens, que ce dernier était "beaucoup plus subtil : le résumé faisait partie intégrante de l'histoire."(6.92). D'où l'idée, inspirée par son épouse, qu'avec l'aide de la souris, devenu le secret de Paul Edgecombe dans sa maison de retraite, il pouvait "créer un récit dans le récit"(6.92), en établissant les liaisons correspondantes. Ce qui a enrichi considérablement le rôle du narrateur.
La difficulté pouvait
être résolue en utilisant astucieusement la
présence d'un narrateur: c'est "la présence de ce narrateur à la voix de
Stephen King, si jamais il y en eut un: une voix simple,
sincère, humble, presque candide"(1.09), qui va
assurer, par un flash-back permanent, l'ossature du récit.
La structuration en épisodes repose là-dessus. Le
narrateur est "un très
vieil homme."(5.06), achevant sa vie dans une maison de retraite
de Géorgie. Il revoit un moment fort de son passé, en
1932, en faisant fréquemment des retours au présent.
Procédé bien connu, mais original ici dans la mesure
où il devient naturel de résumer l'épisode
précédent dès l'instant où le narrateur
affirme avoir des difficultés à bien se rappeler et
aussi à écrire. Cette trouvaille du narrateur
âgé7 et sympathique en panne de souvenirs a de nombreux
avantages:
1. Il permet à Paul de reprendre à plusieurs reprises
certains détails ou points de
chronologie en se plaignant de sa mémoire devenue
défectueuse: "Je me
souviens très bien de tous les événements de
cette année 1932; c'est leur ordre qui, des fois, fait
désordre dans ma tête. Mais je ne m'en fais pas, je sais
que si je m'applique, je suis encore capable de vous raconter
ça comme il faut."(2.07).
2.. Paul n'est pas écrivain, et le plus long qu'il ait
écrit tient en quatre pages, une lettre d'amour
adressée à 19 ans à sa future épouse
(2.45):
d'où problèmes de reprise de narration, de
découragement, de souvenirs qui s'entremêlent.
(2.46).
3. Cela permet à King de créer, venant doubler le
récit ancien, le deuxième récit d'une situation
entièrement nouvelle (et pas si nouvelle que cela, tout compte
fait !), car dans sa maison de retraite, il a trouvé le double
de sa femme en Elaine, et le
double de Percy en Brad Dolan, et il lui faudra compter avec eux.
4. Il y a enfin des éléments cachés dans sa vie
et des visites clandestines à une remise située non
loin de sa résidence, dans laquelle on devine bien que doit se
trouver une connexion avec son passé.
Paul sait les choses. Mais il se comporte dans son récit comme
s'il les découvrait au passé avec fraîcheur et
même parfois naïveté, en faisant cependant sans
cesse allusion à ce qu'il sait à présent, en
jonglant avec la temporalité.
On l'a vu plus haut, dans un bon
roman-feuilleton, on doit trouver:
- au début de l'épisode, un résumé
permettant une transition facile, sans être trop lourd.
- à la fin de l'épisode, un suspense dont la
qualité sera appréciée suivant son
intensité.
- introduction : dans le premier
chapitre, situé dans le passé, Paul retraité
annonce son récit, le situe dans le temps, présente la
prison et livre des informations essentielles, mais
rudimentaires.
-dernier chap.: quelques mois plus tard, il trouve dans la prison des
traces de la souris, son trou, trop petit (?); une odeur de menthe
(?) et des fragments de bois coloriés provenant d'une bobine
(?): et une allusion au "sale
type", qui "n'a pas pu faire de mal à la souris,
pas une autre fois, mais il en avait fait à Delacroix et
beaucoup."(?) (1.86); et bien
d'autres encore, suscitant toujours des points d'interrogation,
jusqu'à la conclusion: "ni l'un ni l'autre, nous n'avons pris part à une
autre exécution. John Caffey fut le dernier". (1.89). Pourquoi?
- premier chap. Dans le
présent: la maison de retraite de Paul, avec des
détails ponctuels sur Brad Dolan. Dans le passé, le
résumé de l'épisode précédent se
fait en quelques lignes, à partir d'une allusion à la
maladie d'Alzheimer (2.06). Elégant.
Exceptionnellement, dans ce deuxième épisode, il y aura
deux autres mises en place du récit:
- au chap. 6, retour au présent, dû au fait que le
récit au passé de Paul s'alourdirait s'il ne pouvait
ainsi résumer d'un coup les nombreuses informations concernant
Caffey, abandonné depuis le premier épisode, que ne
connaissent pas ceux qui ont acheté le deuxième
fascicule sans avoir lu le premier. Or Caffey a une importance
centrale dans le récit : sans Caffey, rien ne tient.
- le chap. 10, lui aussi au présent, clarifie les
arrivées et les départs des condamnés en juillet
1932: "Faut dire que les
événements se sont un peu
bousculés."(2.75).
- dernier chap., au passé: arrivée de Wild Bill,
agression d'un gardien, et, dernière ligne, Paul prêt
à tirer, le colt 38 à la main...
King semble avoir eu, dans ce deuxième épisode, des
difficultés et il a multiplié des allers et retours du
fait que des éléments lui manquaient: en se cantonnant
dans un récit au passé, il aurait dû imposer des
incidences ou des diversions et rompre le dynamisme du récit.
Il le fait avec habileté et sans lasser.
C'est le seul épisode -si on excepte la fin du sixième-
où il ne s'en tiendra pas à la règle qu'il s'est
imposée: premier chapitre de l'épisode au
présent, dernier chapitre au passé.
- premier chap. au présent:
Paul retraité introduit le personnage d'Elaine Connelly, son
amie à la maison de retraite. En deux pages du second chap.,
il résume ensuite, au passé, le début de
l'arrivée de Wild Bill à la prison, jusqu'au colt,
à peu de chose près dans les termes de la fin de
l'épisode deux.
- dernier chap. au passé: Percy tue la souris de Delacroix. On
peut se demande ce
qui peut bien encore se produire; il y a eu une telle
intensité d'action dans ce qui précède la mort
brutale, mais presque attendue, de la sympathique souris qu'on subit
plutôt la chute avec accablement.
- premier chap., au présent,
plus long que les précédents. Les promenades de Paul
ont maintenant un but et sont liées à une remise
abandonnée où il semble porter de la nourriture; Brad
Dolan devine quelque chose. Le début du second chapitre est,
au passé, un très bref rappel de l'épisode
précédent.
- dernier chap., au passé. Paul a réuni son
équipe pour mettre au point son projet : "Je me suis penché au-dessus de la table
et je me suis mis à parler."(4.91). On devine
maintenant assez bien ce qu'il va faire et le suspense est
réduit.
- premier chap., au présent,
à peine plus court que celui de l'épisode 4, signe que
l'intérêt se déplace peu à peu de la
prison vers la maison de retraite. Paul porte de l'eau en fin
d'après-midi à la remise. Avec l'aide d'Elaine, qui
devine qu'il a un secret, Paul réussit le lendemain à
déjouer la surveillance de Dolan. Il résume ensuite au
passé les circonstances de la réunion,
abandonnée à la fin du 4ème épisode.
Chap. deux, Paul entre dans les détails de son projet.
- dernier chap., au passé. Paul, ses collèges et Caffey
reviennent à la prison par le souterrain. Que s'est-il produit
durant leur absence et comment Percy, auquel on a passé la
camisole de force, va-t-il se comporter? Beaucoup
d'éléments nous ont été donnés par
King, et les dernières péripéties sont dans le
prochain épisode. C'est probablement ici que l'attente est la
plus intense.
- premier chap. au présent.
Paul rappelle ce qu'il vient d'écrire, est molesté par
Dolan qui veut lire ce qu'il a écrit, est sauvé par
Elaine. Paul remet une partie de son manuscrit à Elaine, ce
qui permettra ultérieurement de donner des explications
complémentaires...
- les deux derniers chapitres apportent les ultimes informations.
L'avant-dernier, chap. 12, au présent, précise
l'âge de Paul, sa longévité et le rôle de
la souris. A Elaine qui lui pose des questions opportunes, Paul peut
donner les dernières précisions sur ce qu'il a
vécu.
Dans le dernier, à quelque temps de ce présent, dans un
futur proche, Elaine étant morte, Paul se souvient de ce don
miraculeux de la vie de Caffey qui a modifié son existence et
lui a donné un sens..
A cet inventaire plutôt laborieux et pour qu'il soit complet,
on peut ajouter ce reproche, concernant le chapitre 4 du premier
fascicule. Le récit de la recherche des petites filles
disparues et la rencontre de Caffey n'a d'abord pas le style des
autres chapitres. King s'est ici laissé aller, et, dans le
plaisir de réussir des effets, oublie que c'est Paul qui fait
ce récit. Or Paul, qui tient les événements des
journaux et d'un journaliste, ne peut absolument pas décrire
cette quête avec un tel luxe de détails. Le romancier
l'a emporté sur le narrateur.
Mais dans l'ensemble, King s'en est bien tiré: les
difficultés qu'il a éprouvées au second
épisode, avec trop d'allers et retours de la prison à
la maison de retraite, ne se sont plus rencontrées dans les
autres épisodes, ou bien il les a résolues autrement.
Certainement, avec la quantité considérable
d'informations qu'il manipule dans un roman,
enchevêtrées, s'appuyant, se renforçant,
s'excluant dans une organisation extrêmement dense et
serrée de la matière, il a dû mesurer combien il
est difficile de modifier le cours d'un tel récit ou
d'improviser "la veille de la
publication."(1.15), selon les attentes des lecteurs comme le
faisaient les feuilletonistes du XIXème. Et même s'il
feint d'annoncer que son "dénouement est encore
imprécis"(1.10), il parait difficile de croire que cela a
été le cas. Modifier quelque chose en cours de
construction amènerait la destruction de l'échafaudage,
une pièce qui cède entraînant la chute de toutes
les autres.
Nous voici rassurés : King n'a pas tronçonné un
roman9 en épisodes (serial story) ,
mais bien écrit, ou réécrit, un roman-feuilleton
à suspense
(cliffhander)10 .
Mieux même. Son modèle reconnu est Charles Dickens, qui
n'est pas le créateur du genre mais fut -à peu
près en même temps que les feuilletonistes
français- un des premiers à publier en Angleterre de
nombreuses oeuvres en feuilleton avant de les rassembler en romans.
La réputation de Dickens tient beaucoup à ces
publications dans les journaux. Mais Dickens écrivait dans une
urgence que King n'a pas vraiment connue. Certes,
l'atmosphère, les anecdotes, les détails, les traits
particuliers des personnages font que, indépendamment du fait
que les feuilletons de Dickens étaient considérablement
plus longs, il y a beaucoup de ressemblances. Mais la structure des
romans de Dickens parait souvent divergente. Plusieurs intrigues,
sans liens visibles sinon la simultanéité et la
contiguité démarrent ensemble. Lenombre des personnages
augmente peu à peu, l'intrigue devient touffue, et la
dispersion se produit souvent. Des convergences ne sont pas toujours
convaincantes. Certains romans paraissent sans règle, ni lois,
ni même toujours le souci de la forme. Mais une énorme
puissance créatrice donne du souffle à l'ensemble et le
sauve.
King n'a produit qu'un seul feuilleton, de dimensions modestes. Mais
il est bien agencé, concentré sur quelques personnages,
ne se disperse pas, possède une structure cohérente.
Pour un essai, c'est un coup de maître, qui égale les
meilleurs. Des trois romans publiés en France en 1996:
Désolation, Les
Régulateurs,
La Ligne
verte est de loin le
meilleur.
On vient d'y faire allusion avec
Dickens, un grand nombre de feuilletons étaient écrits
à la va-vite, dans un style relâché, avec des
bourdes impardonnables du genre: "Il avait les mains froides comme celles d'un
serpent."Ce n'est pas ici le
cas. La lecture de King est souvent jubilatoire, avec un texte plein
d'allant et de trouvailles, que la traduction essaie de rendre:
- de l'humour classique: "Il
lui restituerait en mains propres -une façon de parler, vu la
crasse légendaire de Toot". (2.65) ;
- de l'humour noir : l'infirmier de la résidence qui chante le
soir aux retraités "Red
River Valley de sa belle voix de ténor en faisant sa
distribution de comprimés divers : "On dit que tu t'en va de
cette vallée...L'éclat de ton regard et la douceur de
ton sourire me manqueront".
(6.05);
- ou plus profond: "Le
pianiste parti, il n'y a pas un seul piano au monde qui se souvienne
du récital donné."(3.34);
- ou insidieux: Paul dit d'Elaine qu'elle a un beau "regard noisette légèrement
embué par un début de cataracte."(3.11) ;
- tantôt poétique: (1.56)
;
- ou religieux: "Une
église où même le silence semble
chuchoter."(6.15) ;
- ou philosophique, quand on trouve Caffey: "C'était le genre de cauchemar qui vous
guette derrière les bonnes choses de la vie... les ballades
dans les bois, le
travail honnête, les bisous au lit. Ce jour-là, ces
hommes virent ce qui, parfois, se
cache derrière le sourire."(1.49) ;
- subversif: "Une bonne action
n'est jamais impunie."(3.76)
.
Dans Stephen King's Danse
Macabre11, King loue le roman d'Ira Levin: A KIss before dying12, comme "contenant des surprises authentiquement
surprenantes".et qu'il est
construit de façon à être "invulnérable aux agissements d'un type
de lecteur particulièrement lamentable, LE LECTEUR QUI REGARDE LES TROIS DERNIÈRES PAGES
POUR VOIR COMMENT CA FINIT".
Et King fait part, en note, d'un projet: "J'ai toujours rêvé de publier un roman
où il manquerait les trentes dernières pages. Pour les
obtenir, le lecteur serait obligé d'envoyer à
l'éditeur un résumé détaillé du
livre jusqu'au point où sa lecture s'est arrêtée.
Voilà qui réglerait une fois pour toutes le cas de ces
gens qui REGARDENT LES DERNIÈRES
PAGES POUR VOIR COMMENT CA FINIT."13
Ainsi, par tous ces
procédés, King a pu réaliser l'effet de
manipulation dont il rêvait lors de l'écriture de
La Ligne verte: "cette fragmentation du récit ne
fait, à mon avis, qu'exacerber le plaisir de la lecture. Vous
ne pouvez tout dévorer d'un coup, même si vous en mourez
d'envie"(1.07). Et aussi un effet de possession : "J'aimais surtout le fait qu'une fois parvenu
à la fin de l'épisode, le lecteur devenait en quelque
sorte le rival de l'auteur lui-même, dans la mesure où
il avait toute une semaine pour imaginer quelle serait la
suite."(1.07).
A ce jour on ne sait pas si, comme le raconte Théphile Gautier
pour Les Mystères
de Paris,
"des malades ont attendu pour
mourir la fin"de La Ligne
verte. Paul dit quelque
part:"Je crois que l'alliance
de la plume et de la mémoire engendre une espèce de
magie, et que la magie est dangereuse."(5.06).
Mais pas mortelle. Pour notre plus grand plaisir.
Roland Ernould © 1996 et 1999.
(roland.ernould@neuf.fr).
Site web: http://rernould.perso.neuf.fr
Armentières, 25 août
1996. Revu et complété, 20 janvier 1999.
Ces opinions n'engagent que leur
auteur, qui reçoit avec reconnaissance toutes les remarques
qui pourraient lui être faites.
A propos de La Ligne verte, édition roman.
Quand son projet de faire
paraître l'oeuvre en feuilleton eut pris forme, à la
suite de circonstances expliquées dans sa préface, King
avait "déjà pas
mal avancé"sur
La Ligne
verte :"Je pris conscience que je m'étais
lancé dans la construction -disons classique- d'un
roman"(1.09). Il lui avait
nécessairement fallu, à partir de l'instant où
sa décision fut prise, revoir son travail: "Quoi qu'il en soit, je décidai de
publier La Ligne
verte en
épisodes, à la manière des feuilletonistes du
XIXème siècle"(1.10). Dans l'étude parue dans le
hors-série n° 2 de Steve's Rag, octobre 1996, j'avais
conclu que King ne s'était pas borné à
tronçonner un roman en épisodes (serial story) , mais avait bien écrit un roman-feuilleton
à suspense
(cliffhander).
King avait aussi
annoncé son intention de publier La Ligne verte en un volume, "défi d'un autre genre"(6.92). Ce roman était annoncé depuis
quelque temps et on l'attendait avec impatience.
En effet, l'intérêt qu'il y aurait à disposer de
la même oeuvre sous la forme d'un roman était
évidente. Le roman «ordinaire» dont il était
parti avait dû subir de telles transformations en cours de
route qu'il ne devait plus être qu'une trame, à
reprendre et à réécrire. Il aurait donc
été intéressant de comparer la version
«roman»à la version «feuilleton».
L'espérance était d'autant plus grande que King
signalait: "J'ai dû
écrire à la hâte, chaque échéance
étant incontournable. Ce ne fut que plus excitant, mais il est
possible que cela ait donné lieu à quelques
anachronismes (...).
Je corrigerai peut-être
ces erreurs si je décide de publier La ligne verte en un seul
volume. J'ai bien dit «peut-être»"(6.91). Il lançait également un
appel à ses lecteurs: "Si vous avez des idées à propos de
La Ligne
verte en un seul
volume, n'hésitez pas à m'en faire
part"(6.92).
Les lecteurs ne semblent pas avoir eu plus d'idées que Steve,
trop occupé à la finition de Magie et Cristal, dont l'édition de la traduction
française est annoncée pour le printemps 1998:
La Ligne
verte en édition
roman, publiée ces jours-ci, reprend telle quelle la version
feuilleton. Le seul ajout tient en une note de l'éditeur (p.
10), signalant que la rédaction du feuilleton avait
été achevée au printemps 1996...
La déception est grande. Il est donc peu probable qu'on sache
un jour si les prisonniers écoutaient bien Allen's Alley à la radio en 1932(5.34 ou 276), ou
Paul Kay Kyser et son Kollege
of Musical Knowledge (6.51 ou
360). Ou plus grave, si le petit livre porno dont Popey et Olive
étaient les héros existait bien... Trève de
plaisanterie: l'éditeur aurait pu annoncer plus nettement
qu'il s'agissait d'une simple reprise des épisodes, qui refont
ainsi une deuxième carrière après avoir
été vendus à plus de 1.400.000 exemplaires. Et
ne pas entretenir les illusions.
Notons encore que si le nom de l'éditeur n'est pas Librio,
mais Editions 84, l'adresse est la même, la maison-mère
étant J'ai
Lu. Enfin le livre
coûte 89 Fr. alors que les 6 fascicules n'en coûtent que
60 et sont toujours disponibles. Il est vrai qu'il y a sept gravures
dans le livre. Aux amis lecteurs qui n'auraient pas encore fait
l'achat -ils doivent être peu nombreux- de voir si la
différence de prix justifie leur acquisition. En tous cas,
qu'ils soient prévenus qu'ils n'y trouveront pas un mot de
plus que dans les fascicules. Et d'autant plus que l'achat de
Rose
Madder, enfin paru chez
Albin Michel, s'impose en urgence.
Roland Ernould, © 1997
Armentières, le 29 septembre 1997.
(roland.ernould@neuf.fr).
Site web: http://rernould.perso.neuf.fr
La Ligne
Verte va peut-être
contribuer à relancer le genre littéraire oublié
du roman-feuilleton. John Saul, l'auteur de Cassie, Créature et Hantises14 ,
propose ainsi, aux éditions J'ai Lu un feuilleton,
également en 6 épisodes, Les Chroniques de Blackstone. Les fascicules, parus pendant l'année
1998, font 125 pages, pour un prix de 19 Fr. l'unité. Leurs
titres?
1. La
poupée, n°
4704
2. Le
médaillon, n°
4705.
3. Le
briquet, n°
4706.
4. Le
mouchoir, n°
4707.
5. Le
stéréoscope, n° 4708.
6. L'asile,
n° 4709.
Comme on le constate en lisant les titres, John Saul a repris une
fois encore le thème des objets hantés. Ainsi, dans le
premier épisode, une poupée va provoquer un
affrontement entre une petite fille et sa mère. Dans le
second, un médaillon entraîne un banquier dans la folie
et la destruction. Le premier épisode fait impression: il
multiplie les perspectives et laisse bien présager de la
suite. Mais le déjà vu s'installe vite -une famille
tombe dans le malheur consécutivement à
l'arrivée d'un objet maudit-, et tourne au
procédé. Dans chaque épisode, on sait qui va
mourir, mais dans l'ignorance d'un dessein général. Le
seul suspense consiste à savoir comment la mort va se
produire. L'explication est évidemment donnée dans le
dernier épisode, mais la conclusion fade et devenue
prévisible déçoit.
L'oeuvre pourra plaire aux adolescents qui veulent s'initier au
fantastique. Le lecteur averti est déçu par les
répétitions et le manque d'originalité. Tel
quel, l'ensemble est très en dessous du brio et de
l'ingéniosité de King dans La Ligne verte. Alors que King avait planifié l'ensemble et
habilement agencé les épisodes, tous les
éléments étant en interaction les uns avec les
autres et se complétant en synergie, Saul donne l'impression
d'une juxtaposition d'histoires assez grossièrement
ficelées.
* Additif à King Feuilletoniste. King continue à faire école: Les éditions J'ai Lu publient mensuellement à partir du mois de janvier 1999 un épisode d'un roman-feuilleton de Daniel Parker, Compte à rebours, qui devrait durer toute l'année. Le thème est celui du Fléau: un virus mortel ravage la terre.
Actuellement parus :
1. Le peuple de l'eau, janvier 2000, n°332.
2. Le cinquième ange, février 2000, n°333.
3. les légions de l'Apocalypse, mars 2000, n°334.
4. Les chemins du secret, avril 2000, n°335.
5. Les douze tribus, mai 2000, n°336.
6. Les derniers hommes, juin 2000, n°337.
Pour une analyse critique : Bordage, Les derniers hommes.
Roland Ernould © 2000.
1 Dont Les Mystères de Paris d'Eugène Sue, Les Mystères de Londres de Paul Féval.
2 Ainsi Paul pense que "sauf à le tuer, il n'y avait pas moyen d'obliger Percy à respecter sa parole."(6.20) Ce doit être bien réconfortant de constater plus tard que la difficulté est résolue...
3 "Une oeuvre de fiction n'est qu'un catalogue de mensonges...Quand un romancier se retrouve coincé, il lui suffit d'inventer quelque chose ou de revenir en arrière d'une ou deux pages pour changer autre chose." , Stephen king's Danse Macabre, traduction française Anatomie de L'horreur, éd. du Rocher, 1995, pp. 4 & 5. Interprétons: quand une idée vient à King, par exemple au moment de la rédaction de ce qui équivaut au quatrième épisode de La Ligne verte , il reviendra sur les épisodes déjà écrits et parsémera son récit antérieur d'éléments en liaison avec sa nouvelle idée...et éventuellement il enlèvera les détails en contradiction avec celle-ci. Le livre doit donc être pratiquement écrit avant de la publication par épisodes : autrement la marge de manoeuvre deviendrait de plus en plus limitée au fur et à mesure qu'il avancerait dans l'écriture de son feuilleton. Revenir en arrière est une facilité trop précieuse pour qu'un auteur y renonce facilement...
4 Comme le dit King à propos d'un de ces coups de théâtre: "des coïncidences pareilles, ça n'exist(e) pas."(6.42)...
5 Encore qu'il soit difficile d'admettre qu'Elaine ne connaisse pas l'âge de Paul. La Résidence de Georgia Pines, dont Paul nous a fait connaître à diverses reprises l'imagination publcitaire (3.05), doit se targuer de ses centenaires et le faire largement savoir. Comme on le sait, les vieux adorent de telles maisons; King ajouterait certainement que ce n'est pas l'avis des héritiers..
6 Voir l'étude Des humains et des ordres, qui propose une taxonomie des personnages de La Ligne verte, Ernould, 1996, parue dans la livraison d'automne 1998.
7 Amusons-nous à constater que King est passé des septuagénaires de Insomnie aux nonagénaires et même au centenaire dans La Ligne verte, qu'ils sont "tout cassés", mais que certains sont toujours combattifs... et amoureux.
8 Les obligations de liaison ont été développées plus haut.
9 King annonce son intention de publier La Ligne verte en un volume, "défi d'un autre genre."(6.43).
10 Le roman "classique"dont il était parti (voir début de la première partie) a dû subir de telles transformations en cours de route qu'il ne doit plus être qu'une trame... Il sera intéressant de de comparer la version "roman"et la version "feuilleton". Mais ce serait bien plus intéressant encore, pour qui veut percer les techniques d'écriture de King, d'étudier simultanément le roman "classique"dont il est parti, et qui ne sera malheureusement pas publié celui-là.
11 1981, traduction française en 2 volumes, éditions du Rocher : Anatomie de l'horreur, 1995 & Pages noires, 1996.
12 1953, trad. fr. La Couronne de cuivre, éd. J'ai Lu, n° 449.
Voici le début du premier chapitre de La Ligne Verte, que les anglicistes débutants pourront lire en regard avec la traduction française de PhilippeRouard ( La ligne verte (The Green Mile). Feuilleton en six épisodes. Création: 1995? 1996?. Postface avril 1996. Première publication: 1996. Édition fr. Librio 1996.
This happened in 1932, when the state penitentiary was still at Cold Mountain. And the electric chair was there, too, of course.
The inmates made jokes about the chair, the way people always make jokes about things that frighten them but can't be gotten away from. They called it Old Sparky, or the Big Juicy. They made cracks about the power bill, and how Warden Moores would cook his Thanksgiving dinner that fall, with his wife, Melinda, too sick to cook.
But for the ones who actually had to sit down in that chair, the humor went out of the situation in a hurry. I presided over seventy-eight executions during my time at Cold Mountain (that's one figure I've never been confused about; I'll remember it on my deathbed), and I think that, for most of those men, the truth of what was happening to them finally hit all the way home when their ankles were being clamped to the stout oak of "Old Sparky's" legs. The realization came then (you would see it rising in their eyes, a kind of cold dismay) that their own legs had finished their careers. The blood still ran in them, the muscles were still strong, but they were finished, all the same; they were never going to walk another country mile or dance with a girl at a barn-raising. Old Sparky's clients came to a knowledge of their deaths from the ankles up. There was a black silk bag that went over their heads after they had finished their rambling and mostly disjointed last remarks. It was supposed to be for them, but I always thought it was really for us, to keep us from seeing the awful tide of dismay in their eyes as they realized they were going to die with their knees bent.
There was no death row at Cold Mountain, only E Block, set apart from the other four and about a quarter their size, brick instead of wood, with a horrible bare metal roof that glared in the summer sun like a delirious eyeball. Six cells inside, three on each side of a wide center aisle, each almost twice as big as the cells in the other four blocks. Singles, too. Great accommodations for a prison (especially in the thirties), but the inmates would have traded for cells in any of the other four. Believe me, they would have traded.
There was never a time during my years as block superintendent when all six cells were occupied at one time -- thank God for small favors. Four was the most, mixed black and white (at Cold Mountain, there was no segregation among the walking dead), and that was a little piece of hell. One was a woman, Beverly McCall. She was black as the ace of spades and as beautiful as the sin you never had nerve enough to commit. She put up with six years of her husband beating her, but wouldn't put up with his creeping around for a single day. On the evening after she found out he was cheating, she stood waiting for the unfortunate Lester McCall, known to his pals (and, presumably, to his extremely short-term mistress) as Cutter, at the top of the stairs leading to the apartment over his barber shop. She waited until he got his overcoat half off, then dropped his cheating guts onto his tu-tone shoes. Used one of Cutter's own razors to do it. Two nights before she was due to sit in Old Sparky, she called me to her cell and said she had been visited by her African spirit-father in a dream. He told her to discard her slave-name and to die under her free name, Matuomi. That was her request, that her death-warrant should be read under the name of Beverly Matuomi. I guess her spirit-father didn't give her any first name, or one she could make out, anyhow. I said yes, okay, fine. One thing those years serving as the bull-goose screw taught me was never to refuse the condemned unless I absolutely had to. In the case of Beverly Matuomi, it made no difference, anyway. The governor called the next day around three in the afternoon, commuting her sentence to life in the Grassy Valley Penal Facility for Women -- all penal and no penis, we used to say back then. I was glad to see Bev's round ass going left instead of right when she got to the duty desk, let me tell you.
Avec tous mes remerciements à Simon & Schuster, Inc.
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From site: http://www.simonsays.com/stephenking/kingtalks.cfm
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