DREAMCATCHER
Rencontres du Troisième King !
Depuis quelque temps, King
ne tournait pas rond. Son désir d'être reconnu
comme un "auteur" par la critique et ses nombreux
détracteurs l'avait conduit à se prendre au
sérieux. L'écrivain brillant, novateur et
amoureux de son public s'était transformé
-légitimement- en un homme avide de gloire
littéraire, obsédé par le tirage de ses
livres et surtout par la concurrence, avec en tête un
certain Harry Potter. Alors que ses romans, excepté
La
Petite Fille qui aimait Tom Gordon, enflaient démesurément et
gagnaient en ennui et prétention ce qu'ils perdaient
en qualité, ses fans avaient toute raison
d'être inquiets. Au point que l'annonce de sa retraite
dans un futur proche nous avait, sinon soulagés, tout
au moins rassurés : le mythe resterait intact.
Et puis... voilà que la bête se
réveille. Sacré vieux farceur. Dreamcatcher, improbable roman sorti des méandres
d'un cerveau sous antalgiques, agit comme un pétard
Bison dans une fourmilière et offre à King les
moyens de s'auto-parodier à l'extrême avec le
talent dont il a toujours fait preuve. Le roman est un
pastiche de l'ensemble de l'oeuvre kingienne, que le
bonhomme prend un réel plaisir à saborder tout
en concoctant une intrigue de premier ordre.
Afin de bien saisir chaque aboutissant de ce livre à
la fois terrifiant et hilarant, il convient de se
remémorer le principe sur lequel Scream premier du nom était
construit : une véritable histoire d'horreur qui
fonctionnait au premier degré, tandis qu'en sous-sol,
chaque scène était démontée de
l'intérieur, Wes Craven
veillant à dénoncer systématiquement
les principes de la peur utilisés. Le résultat
était aussi efficace sur le plan de l'humour que du
thriller. Le nouveau King raisonne de façon
semblable. Au premier regard, il propose une histoire
classique, aux nombreuses ramifications qui excitent le
plaisir du lecteur, tandis qu'il s'auto-détruit
sournoisement, à mesure que les
éléments se mettent en place.
Pour obtenir un tel résultat, King multiplie à
outrance les références dont il est friand :
citations de marques de boissons ou de produits
alimentaires, allusions à ses oeuvres
antérieures (plombées au passage par l'humour
des situations) et surtout, utilisation des grands noms (ou
des moins glorieux) du cinéma et de la
télévision, employés en permanence pour
dénoncer tel ou tel artifice ou grosse ficelle, alors
même que King est en train de s'en servir. Une
façon constante de dire qu'il n'est pas dupe, que ce
coup-là il nous l'a déjà fait, mais
pourtant ça marche encore !
A mettre au crédit de son génie, de nombreuses
scènes ahurissantes où se côtoient le
gore, le comique de situation, le second degré, le
grotesque à la limite du ridicule et une
efficacité de tous les instants : lors d'un passage
clé, l'un des personnages se retrouve assis sur le
couvercle rabattu des toilettes, afin de bloquer la sortie
à une créature de cauchemar, sorte
d'incroyable étron cannibale qui se développe
dans les intestins ! Non seulement King assume sans honte
l'emprunt à Alien,
LE film fantastique des années 70 - au point de
baptiser la menace "Ripley", comme l'héroïne du
film -, mais il s'offre le luxe de rendre la scène
effrayante et irrésistible de drôlerie, sans
basculer une seule fois dans le Grand guignol. L'effet est
magistral, et l'auteur fait la démonstration de son
savoir-faire de professionnel. King respecte les
règles sacro-saintes ("ce qui est tapi
derrière la porte n'est jamais aussi effrayant que la
porte elle-même" etc.), et faisant preuve de la
meilleure dérision, il remplace ladite porte par le
couvercle des W-C. !
Et ce n'est que le début de ce roman sous acides,
où King en profite également pour
régler quelques comptes avec ses détracteurs,
qui l'ont toujours accusé d'écrire pour le
cinéma en vue d'une prochaine adaptation. Que
penseront-ils de cette scène où un militaire
commente chaque détail en se prenant pour l'assistant
de James Cameron
lors du tournage de sa nouvelle super-production ? Et du
grand-méchant-vilain, parfaitement sadique et
mégalomane, répondant au nom de Kurtz comme
Marlon Brando
dans Apocalypse Now ? King suggère même l'acteur qui
pourrait endosser le rôle si l'on devait tirer un film
de cette histoire ! Il semble nous répéter
constamment "ah ah ! on dirait du Stephen King ce bouquin
idiot" : il se parodie avec un bonheur évident, plus
subtilement qu'il ne l'a jamais fait, à l'aide d'un
second degré sous-jacent qui vous fera jubiler.
En revanche, une bonne connaissance de l'oeuvre kingienne
apparaît nécessaire afin de savourer
Dreamcatcher dans sa globalité, bien que plusieurs
lectures seront indispensables pour en saisir toutes les
nuances. Les thèmes récurrents de King
subissent bien sûr les foudres de l'écrivain :
l'enfance, la cohésion face à
l'adversité, l'amitié plus forte que le mal,
la télépathie et la fusion des consciences...
tout cela est mélangé, détourné,
pour un résultat où plus rien n'est
sûr.
Pas de héros, déjà. Aucun personnage ne
tire la couverture, et surtout aucun n'emporte la
complète sympathie du lecteur : ils sont tous
étranges, dérangeants par certains aspects et
séduisants par d'autres. King
débarrassé de son manichéisme parfois
redondant, c'est une première. D'autant plus que
l'ennemi se révèle sans doute
l'élément le plus intéressant : c'est
un envahisseur, une sorte d'E.T mal défini, qui
découvre les émotions humaines et se rend
compte que finalement, les hommes ne sont pas si
désagréables... car ils bouffent, fument, sont
arrogants et violents, et s'enivrent du pouvoir
conféré par le meurtre.
Renvoyant au placard les bons sentiments gâteaux de
Spielberg, l'extra-terrestre de King est aussi
épouvantable que nous autres ! Confondu au point de
ne faire plus qu'un avec, si l'on peut dire, le personnage
principal (au sens où il est le membre le plus
puissant du groupe), E.T est déchiré par un
cas de conscience douloureux : accomplir sa mission ou
laisser tomber et jouir de la vie. Aucun roman, aucun film
n'avait encore proposé une pareille alternative, et
ce dépoussiérage des vieux clichés
risque de faire du tort à toutes les futures
représentations débiles du Bien contre le
Mal... et à King également, s'il retombe dans
ses travers. Mais sur ce plan-là, il y a peu de
chances. Ce n'est pas vraiment un hasard si le maître
a décidé de se retirer, nous laissant à
présent nous débrouiller pour analyser ce
livre si riche, si touffu, qu'il nous surprendra pendant
encore plusieurs années.
D'un point de vue strictement formel (King a
rédigé le premier jet du manuscrit à la
main, retrouvant, comme il le dit dans la postface "un
véritable contact avec l'écriture"),
Dreamcatcher est éblouissant. King nous avait depuis
longtemps habitués à des constructions
savantes, d'un naturel désarmant, et ses romans
tirent souvent leur force de la qualité de la
narration. Le petit dernier fait honneur : l'exposition,
dans la lignée de la géniale ouverture de
Ça, nous présente les différents
personnages de façons concise, directe, et... au
présent !
Le récit y gagne en nervosité, King ne joue
pas les prolongations et pose d'entrée de jeu de
nombreuses intrigues parallèles qui ne se rejoindront
que lors du final. Un dénouement en forme de course
poursuite aux enjeux multiples et complexes, où les
actions et les pensées se répondent dans un
jeu de ping-pong survolté. La mécanique
kingienne en pleine action reste toujours aussi
impressionnante de maîtrise et de suspense :
fidèle aux techniques éprouvées, King
pose en amont ses coups de théâtre et nous
surprend à chaque détour, empruntant des voies
dont personne ne s'était douté. Le tout sans
oublier ici de se parodier, de ridiculiser les effets les
plus faciles, poussés du coup dans leurs
retranchements. Une méthode imparable.
Ça, Les Tommyknockers, et la Tour Sombre évidemment... rien n'échappe
à l'entreprise de démolition : le Ka-Tet le
plus solide que King ait mis en place se retrouve
démantelé dès les premières
pages ; les formules rituelles des enfants ("Autre jour,
même merde" ou "Pas de ballons, pas de jeu"),
censées les préserver des menaces
extérieures - comme les artifices de ÇA - se
révèlent inutiles et les adultes leur
préfèrent les fusils de chasse ou les
mitrailleuses... tout est à l'avenant dans ce
délire jubilatoire orchestré par Stephen King.
King qui, après nous avoir régalé de
ses cauchemars pendant trente ans, tombe le masque du Grand,
du Terrible Oz et avoue n'être qu'un... bidonneur
!
Un roman sur le fil, souvent à deux doigts de
basculer dans le gore outrancier ou (pire !) le ridicule,
qui rit de lui-même sans rien perdre de sa force,
voilà quelque chose qui nous a rarement
été offert. Et King se le permet, dans la plus
grande décontraction, en écrivain sûr de
son coup qui n'a plus rien à perdre mais tout
à gagner en détournant ses propres formules.
Les prétentions s'envolent, on oublie les
déceptions successives des dernières
années, et l'on écoute, béats pour ne
pas changer, la voix de King nous raconter les pires
horreurs tout en se gondolant au coin du feu. Chapeau bas,
Steven...
N.B : Le seul bémol sera à mettre sur le
compte du traducteur, William Olivier Desmond. Si son travail n'a jamais été
des meilleurs, il commet cette fois plusieurs bourdes
inexcusables, et même incompréhensibles.
Le texte est jalonné de fautes d'orthographe et la
syntaxe est parfois douteuse. Les oublis de mots sont
fréquents, ainsi que d'autres manquements plus graves
: vers le feuillet 500, qui se déroule à
Derry, King cite les membres du Club des Ratés. Or,
surprise !, ils ne sont plus que 6 : Eddie manque à
l'appel. On peut difficilement croire que l'oubli vient de
King.
La plus grosse erreur se situe lors d'une
référence cinématographique. Alors que
King fait allusion au film de Don Siegel,
Invasion
of the Body Snatchers,
Desmond traduit le titre par un ridicule L'invasion des
Morts-Vivants. Traduit
ainsi, la référence perd tout son sens : dans
The Body
Snatchers, des parasites
extra-terrestres se collent dans le dos des humains et
prennent le contrôle de leur cerveau. Exactement comme
les créatures de Dreamcatcher. Avoir choisi L'invasion des
Morts-Vivants est un non
sens, d'autant plus que le film de Siegel
n'est pas à proprement parler une petite série
Z inconnue.
Sylvain Tavernier © mars 2002
Si vous désirez écrire
à l'invité du trimestre, syltavernier@wanadoo.fr
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