LE CADRE DU
MYTHE
par Sylvain Tavernier
Regards sur
l'architecture imaginaire de la bande dessinée
Etude de La Quête de l'Oiseau du Temps,
de Serge LeTendre et Régis Loisel
Deuxième
Partie
Entre
classicisme stylistique et modernité de création, une
nouvelle approche des archétypes mythologiques
Entendons « classicisme »
au sens noble du mot, et dégagé de toute nuance
péjorative. La bande dessinée peut être un genre
moderne, en pleine expansion, elle n'en possède pas moins un
passé, différentes écoles et courants, ainsi
qu'un grand nombre d'auteurs faisant référence, parmi
lesquels Hergé incarne le créateur de la ligne claire,
ce procédé narratif que nous désignons comme
« classique », dans la mesure où il est le plus
répandu car le plus simple à appliquer. La Quête de l'Oiseau du
Temps, dont la naissance
s'est effectuée d'abord en 1975 dans la luxueuse revue
Imagine, puis en prépublication sous une
nouvelle forme dans Charlie
Mensuel à partir de
1982, se situe au croisement de la ligne claire et de la
modernité d'où vont bientôt apparaître les
expériences graphiques de Bourgeon sur une oeuvre telle que
Les Compagnons du
Crépuscule, de
Froideval et Ledroit et leurs Chroniques de la Lune Noire que nous avons déjà citées, ou
bien de Chevalier et Ségur qui plongent à nouveau dans
l'univers de l'héroïc-fantasy avec la Légende des Contrées
Oubliées. Cette
dernière référence s'inscrit dans la succession
directe de La Quête de
l'Oiseau du Temps, par
l'insertion étonnante et séduisante d'illustrations
pleine-page au sein d'un récit dominé par la ligne
claire. Loisel fait donc figure de pionnier du découpage :
bien que son trait soit essentiellement attaché à la
tradition qui remonte jusqu'aux Aventures de Tintin, il n'hésite pas, comme nous le verrons,
à s'en éloigner et à élargir son cadre
aux dimensions requises par le récit.
Mais qu'en est-il de ce récit proprement dit ? Quelle est la
substance fondamentale de cette quête, déjà
présente dans le titre même, et qui laisse augurer d'une
aventure épique, du parcours de héros destinés
à poursuivre ce but mystérieux qu'est « l'oiseau
du temps » ? Le voyage du chevalier Bragon et de ses compagnons
se construit selon l'itinéraire archétypal du
héros tel que l'ont défini Joseph Campbell et d'autres
érudits, et dont Gilbert Durand donne ici une
définition rapide mais somme toute assez complète :
« Le destin mythique du
héros accompli s'inscrit en trois grands mythèmes
solidaires, dans l'ordre d'apparition de ces structures. La
première réside en l'annonce du destin exceptionnel par
tous les prodiges de la naissance héroïque et les
fantaisies de redoublement qui renforcent par leur
répétition la valeur du héros. La seconde est
constituée par les travaux du héros et la victoire sur
de multiples périls. Enfin, la dernière marque
l'accomplissement de la quête du héros par la
révélation du trésor ou du secret gardé.
» (1)
Notre objectif sera
désormais de démontrer, à l'aide de l'outil
critique précédemment développé, comment
La Quête de l'Oiseau du
Temps respecte le parcours
établi des mythes universels tout en sachant contourner ces
mêmes archétypes afin de toujours surprendre son
lecteur, et de le toucher de façon sensible, presque tragique.
Suivant les étapes incontournables du cheminement du
héros, les codes de la bande dessinée vont nous
permettre d'illustrer combien cet art se met au service des mythes,
en leur offrant un moyen d'expression fort et accessible. La
connaissance des mécanismes du tressage, ainsi que du jeu des
correspondances entre multicadres et de l'importance du macrocadre,
viendra ainsi éclairer l'utilisation des motifs mythologiques
qui foisonnent dans l'oeuvre, et participent à
l'universalité de son message.
Le choix de La Quête de
l'Oiseau du Temps s'est
imposé : cette bande dessinée offre la
particularité de ne pas relater un voyage unique, une seule
initiation, mais de multiples parcours, dont chaque personnage
devient à son tour le héros. Les caractères de
La Quête suivent chacun leur propre voie, et se
présentent comme les éléments individuels d'un
grand ensemble qui serait la quête en elle-même, cette
recherche impossible de l'Oiseau du Temps. Loisel et LeTendre n'ont
pas imaginé un seul héros, ils ont créé
un monde où tout être peut le devenir en se faisant
l'actant de son propre destin. Si le duo formé par Bragon et
sa fille Pélisse semble au premier regard dominer l'aventure,
leurs compagnons connaissent chacun une initiation, découvrant
par là leur nature véritable. Bulrog, L'Inconnu, ainsi
que Bodias et les opposants à la progression de Bragon, tous
passent par les différentes étapes initiatiques qui
confèrent à un être son statut de héros.
De cette multiplication des parcours naît toute la richesse de
La Quête de l'Oiseau du
Temps que nous nous proposons
à présent de dévoiler.
2. 1 -
L'APPEL DE L'AVENTURE :
REGARDS SUR UNE SÉQUENCE
Ce voyage, que nous
désignons sous le terme « d'initiation », n'est pas
le seul fait d'un déplacement physique, de l'accomplissement
d'une recherche matérielle. Le - ou les héros - sont
amenés à parcourir un long chemin, tant sur le plan du
corps que de l'esprit. Les mythes nous transmettent le récit
d'une progression mentale, d'une élévation spirituelle
que le héros découvre de lui-même à mesure
qu'il poursuit son aventure, une aventure qui parle à chacun
en ce qu'elle lui apparaît comme le symbole de sa propre vie.
Si les récits héroïques nous touchent au coeur,
c'est qu'ils sont l'expression du parcours de chaque individu vers
son être intérieur, vers un nouvel état de
conscience qui nous permet d'envisager l'existence sous un regard
neuf, éclairé, ayant connaissance de notre relation au
monde et de notre « capacité d'être ».
Métaphore évidente du passage de l'enfance à la
maturité, ils sont avant tout les moyens d'accès
à une compréhension de notre être, à une
meilleure acceptation de la condition mortelle de l'homme. Tout ce
que les héros vivent et ressentent, nous pouvons en
découvrir des résonances à chaque nouvelle
étape importante, chaque fois que nous attribuons
irrationnellement au Destin les peines et les souffrances qui nous
accablent, quand ces peines et souffrances ne sont justement que les
étapes naturelles de notre développement, de
l'accession à l'expérience et à la
connaissance.
Les mythes parlent des obstacles et des épreuves que nous
avons à affronter tout au cours de l'existence,
difficultés parmi lesquelles l'appel de l'aventure et le
passage du premier seuil figurent en position initiale. Les
personnages de La Quête
de l'Oiseau du Temps sont
soumis à cette étape qui leur ouvre la voie de
l'initiation. L'attitude des différents membres du groupe lors
de la découverte de leur destin détermine leur
psychologie : certains pensent ainsi agir par simple désir
matériel, d'autres espèrent retrouver une jeunesse
disparue, et d'autres, enfin, ne font que rêver
d'aventures...
2. 1. 1.
Pélisse, franchir le premier
seuil
Selon la tradition, le
premier héros qui nous est introduit dans La Quête de l'Oiseau du
Temps présente toutes
les caractéristiques du personnage naïf, innocent, vierge
de toute expérience et désireux d'entamer son
apprentissage après une trop longue période
d'immobilisme, à l'exception du fait qu'il s'agit ici d'une...
héroïne. La jeune Pélisse, qui s'est d'abord
manifestée au lecteur comme une belle ingénue par le
biais de l'illustration de couverture (2), figure de femme
dans une posture enfantine, ouvre le récit sur ces mots :
« C'est aujourd'hui que
je sors de ma tanière et m'offre à l'aventure.
» Elle semble avoir
atteint sa maturité physique, mais son ignorance du monde est
manifeste.
L'héroïne vient de « naître »
littéralement sous les yeux du lecteur. Elle lui
apparaît dans la brume, et se découvre par un
déplacement de point de vue qui s'affine jusqu'à nous
la dévoiler entièrement. Pélisse s'apparente
pour l'instant au personnage du Fou, la première carte du jeu
de Tarot divinatoire. Le Fou est l'insouciant qui s'engage dans
l'aventure les yeux vers le ciel, et qui marche distraitement sur le
rebord d'un précipice. Pélisse est en ce sens le
premier archétype du récit : n'est-elle pas d'ailleurs
assise au bord d'une fragile plate-forme, les pieds balançant
dans le vide ? (3)
Pour Pélisse, l'appel de l'aventure est une chose naturelle,
et même, semble-t-il, attendue depuis longtemps. Tout en
obéissant à la volonté de sa mère, elle
satisfait son profond désir de quitter son univers devenu trop
monotone, trop étroit sans doute, et aspire à
découvrir le monde. Lorsque les volontés
extérieures correspondent au souhait intime du personnage, le
départ pour la quête est vécu comme le
déroulement logique de l'existence, voire comme un réel
soulagement. Le héros va pouvoir faire ses preuves, et
répondre aux appels de sa destinée.
En tant que fille de princesse, investie par-là de
capacités supérieures, d'une tradition royale à
perpétuer, sa première tâche sera de faire ses
preuves en accomplissant un exploit digne de sa lignée. Elle
répond définitivement à son appel lorsqu'elle
s'arrache du sol à dos de Lopvent. En volant, en quittant par
les airs le royaume maternel, elle abandonne derrière elle et
sans regret tout ce qui avait jusqu'alors constitué son
existence. Ce départ doit être considéré
comme une libération de l'autorité parentale, mais
au-delà de l'analyse psychologique, il s'agit bien pour
Pélisse d'une démarche volontaire, de son premier
« saut dans l'inconnu » qu'elle effectue le coeur
léger (4). L'héroïne réalise ainsi le
premier épisode d'une succession d'événements
qui vont la séparer de son foyer et de sa mère, et la
conduire au-delà de ce qu'elle peut imaginer. Si elle ne prend
la route que pour délivrer un message à Bragon, comme
une mission confiée à un novice afin qu'il fasse ses
preuves, Pélisse ne sera jamais réellement capable de
retourner chez elle. Les forces extérieures vont se charger de
son évolution vers l'âge adulte sans qu'elle puisse s'y
opposer.
L'appel a donc été entendu, et suivi avec empressement.
Aussi, il est désormais nécessaire pour Pélisse
d'affronter le gardien de son premier seuil. Avant même que sa
quête n'ait réellement débuté, elle se
trouve confrontée au monstre qui garde l'accès au
nouveau royaume. Le héros ne saurait quitter sa chrysalide
sans peine, il lui faut réaliser un acte de bravoure qui
scellera sa détermination de jeune apprenti.
Dans la mythologie classique, ces gardiens sont légions et
prennent différentes formes selon qu'il soient pacifiques,
s'opposant de manière détournée au départ
du héros, ou clairement antagonistes et dangereux, auquel cas
le héros devra faire preuve de courage et de
détermination. Thésée, venant d'hériter
du glaive de son père, se rend à Athènes lorsque
sa route croise celle du géant Procuste. Il emporte la
victoire en alliant la ruse et la force, protégé par le
talisman que représente l'arme d'Egée. Un autre
gardien, plus féroce et plus terrifiant, attend Orphée
sur les rives du Styx : Cerbère, le chien des Enfers, qui lui
bloque l'accès dans son voyage pour retrouver Eurydice. Seul
le chant merveilleux du poète peut endormir le monstre et
garantir sa sécurité. Ces épreuves de force et
d'intelligence sont l'archétype du passage du héros de
l'inexpérience à la maîtrise de ses
facultés.
L'aventure d'Orphée face à Cerbère se retrouve
presque à l'identique dans La Quête de l'Oiseau du Temps. Pélisse se mesure seule à une
créature que Loisel représente comme un chien noir
à la peau de cuir, agressif et incontrôlable. Il est le
gardien qui doit être vaincu pour confirmer le héros
dans sa position privilégiée. Pélisse l'affronte
sur deux niveaux : son arme est à la fois le Fouet Ardent
qu'elle brandit, mais aussi les paroles de défi qu'elle
prononce. Plus encore que sous la morsure du feu, le Trivulge recule
face à la colère de son adversaire,
héritière de sang royale qui en appelle aux pouvoirs de
sa mère : « Je
suis Pélisse ! La fille de la princesse-sorcière Mara !
» (5) Son discours de
source magique, dont l'énonciation lui confère une
dimension incantatoire, rend la jeune fille invulnérable, et
se traduit visuellement par le lettrage qui lui est associé.
Quand les personnages secondaires qui assistent au combat s'expriment
selon les codes habituels de la bande dessinée, dans des
phylactères de taille courante, les paroles de Pélisse
en revanche jaillissent des limites de la bulle (6) et
s'inscrivent en lettres rouges à même le
dessin. Cette épreuve confère à
Pélisse toute sa valeur héroïque. La jeune vierge
que le lecteur vient de découvrir est digne de son
héritage et se montre aussi intrépide que les
héros antiques. Gilbert Durand nous enseigne que la force du
héros est naturelle et justifiée par son appartenance
à une illustre tradition :
« De nombreux mythes (...)
viennent embellir et magnifier la naissance du héros. (...) Le
renforcement de l'héroïsme par
hérédité divine ou royale et le renforcement de
l'héroïsme par redoublement dioscurique du
héros.
Tout héros est d'un autre temps, et de l'espèce des
demi-dieux, de la race des anciens jours. Pour le grandir, il n'est
que de l'affronter à un monde rapetissé et de montrer
que son hérédité le privilégie dans
l'époque dégénérée où il
apparaît. » (7)
Pélisse est
assistée dans son épreuve par le Fouet Ardent, arme
magique que lui a transmise sa mère. Bragon nous
révèle qu'il a lui-même tressé cette arme
par le passé (8)
: détentrice d'un talisman
puissant ayant appartenu à ses deux parents, Pélisse ne
peut échouer. L'arme du père est un artefact commun aux
principaux mythes, et elle se transmet d'une génération
à l'autre comme un patrimoine, symbole de la valeur
héroïque de la lignée. Thésée
récupère ainsi l'épée du roi Enée,
Siegfried reforge l'épée de son père afin de
vaincre le dragon Fafnir et, dans le néo-mythe du XXeme
siècle qu'est Le
Seigneur des Anneaux
(9), Tolkien se
conforme à la tradition mythologique en faisant reforger par
les Elfes l'épée d'Isildur, symbole pour le
héros Aragorn de sa légitimité au trône
des Hommes.
Dans La Quête de
l'Oiseau du Temps, la
situation est légèrement différente. Conscients
du caractère maintes fois exploité de leur histoire,
les auteurs ont inversé les archétypes attendus. Le
personnage central auquel s'identifie le lecteur est à
présent féminin, et la transmission des connaissances
à lieu entre la mère et la fille, Bragon étant
destiné à devenir lui aussi l'un des héros de
l'aventure. Ignorant l'existence de sa fille, il ne pouvait lui faire
don de son arme, qui n'aurait d'ailleurs pas convenu à la
nature de la jeune femme. Le fouet bien plus que la hache fait de
Pélisse la descendante des Amazones. Son combat contre le
Trivulge correspond à ce que Durand avait établi comme
la confrontation à « une époque
dégénérée. » Pélisse, investie des pouvoirs de sa
mère, apparaît dans un univers sur le déclin,
où les personnages sont vieux ou faibles et où la
Nature engendre des monstres. « Immondice de la nature ! » clame-t-elle de prime abord à la
créature : le héros intervient afin de rétablir
l'équilibre dans un monde corrompu. Il annonce la venue d'une
nouvelle ère, qui restaurera la grandeur des époques
passées. C'est à cette fin qu'il appartient aux deux
périodes à la fois. Sa jeunesse l'installe dans ce
présent en ruines, tandis que sa filiation avec les
héros de jadis augure du retour de la lumière.
Pélisse a remporté la victoire sur le premier gardien
qui s'opposait avec violence au commencement de sa quête, mais
il lui reste à affronter la colère de son propre
père, le chevalier Bragon, qui se dresse face à son
départ et fait figure de cette catégorie de gardiens
pacifiques mais redoutables, tant leurs arguments sont honnêtes
et résultent d'une bonne intention. Elle résiste
à l'ordre direct de Bragon qui lui intime de ne pas
l'accompagner. Cette injonction paternelle est plus délicate
encore à contourner que l'attaque du Trivulge. Pélisse
doit faire preuve d'audace et de ruse pour déjouer un tel
gardien, son affranchissement vis à vis de sa mère ne
devant pas se conclure par un nouvel asservissement envers le
père. La lutte contre le Trivulge lui a donné
l'assurance nécessaire. Elle est capable de résister
à la pression parentale qui compte la dissuader de partir.
Pélisse franchit définitivement le premier seuil en
faisant appel à la nature superstitieuse de Bragon :
« Pucelle, vraiment ?
Alors ma virginité nous portera chance !
»
La fierté du chevalier qui souhaitait repartir seul pour son
dernier voyage est rattrapée par ses anciennes croyances et il
ne sait que répondre. C'est la jeune héroïne qui
met fin, par sa ruse, à la confrontation. Pélisse a
prouvé qu'elle était digne des espoirs que sa
mère avait placés en elle, et qu'elle savait retourner
à son avantage les situations périlleuses. Par ses
actes, elle a conquis le droit d'entamer réellement son
parcours.
2. 1. 2. L'appel de l'Inconnu
Le second personnage sur
lequel l'action s'attarde légèrement est l'un des
futurs compagnons de route de Pélisse. A ce stade du
récit, rien ne laisse présager de son importance
future... qu'il ignore d'ailleurs lui-même. Touret, qui
deviendra par la suite L'Inconnu, intervient dans La Quête de l'Oiseau du
Temps sous les traits d'un
nouvel archétype. À l'opposé de Pélisse,
il incarne l'autre facette possible du héros, qui appartient
le plus souvent à deux styles de vie extrêmes : prince
ou pauvre, il ne connaît pas de juste milieu, son voyage lui
permettant de transcender sa condition première.
Touret est aussi jeune et inexpérimenté que
Pélisse, mais il ne bénéficie pas de l'aura
prestigieuse d'un parent héroïque, et ne manifeste
surtout aucun désir particulier de vivre une
épopée. Son existence est entièrement
liée à la ferme de Bragon, dont il profite de la
protection en échange de son travail. C'est encore un jeune
homme sans motivation, qui ne semble pas attendre un appel
spécifique : le destin va se charger de lui faire entrevoir un
objet à atteindre, lequel objet n'étant pas celui que
l'on pourrait penser.
L'arrivée de Pélisse à la ferme est
l'élément déclencheur qui entraîne chaque
personnage à suivre l'appel de l'aventure. Elle devient
à son tour le présage, celle par qui la quête va
débuter. Avec Touret cependant, les auteurs se sont
efforcés de contourner les clichés, tel qu'ils
l'avaient compris déjà en faisant du
référent du lecteur une héroïne. Le valet
de ferme n'est pas destiné à suivre un parcours
classique auquel nous pourrions nous attendre, et la séquence
de son appel nous le révèle : aussi vierge que ne l'est
Pélisse, il tombe sous le charme des courbes de la jeune
femme, et le serviteur jusqu'alors satisfait de sa vie confortable se
découvre un objectif.
Il est un héros attaché à la matière, et
sa quête sera celle de la sexualité et de l'amour. Ses
attitudes comiques et son rôle de bouffon au sein du groupe
pourraient empêcher de voir en lui le guerrier, qui
connaît sa propre initiation. Sa motivation première
semble trancher avec les nobles aspirations de Pélisse et de
Bragon qui se dévouent à la sauvegarde de leur monde,
mais il subira tout comme eux de nombreuses épreuves qui le
mèneront à la découverte de la sagesse. Son
parcours est atypique car marqué par la domination des motifs
physiques et sexuels, et que son but originel n'est autre que la
satisfaction de son désir envers Pélisse. Celle-ci fait
par ailleurs office de gardien du seuil pour le jeune garçon.
Remarquons que sa première épreuve est d'ordre physique
lorsqu'il reçoit la gifle méritée. En s'envolant
aux côtés de Bragon, Pélisse provoque
involontairement l'appel pour Touret, qui a désormais une
raison de quitter son état initial. Il a pris conscience de sa
sexualité et entend bien accomplir sa quête. Ne jugeons
pas ici les motivations de chacun selon des critères
inadéquats de noblesse ou de médiocrité. Le
voyage de Touret est tout aussi difficile que celui de ses
compagnons, il a simplement choisi une autre voie. Le principe de la
quête est d'amener le héros à une
compréhension plus fine et plus aiguë du monde et de son
être. Elle peut emprunter divers chemins, sachant qu'en fin de
compte l'essentiel n'est pas l'objet recherché mais le voyage
que l'on entreprend pour y accéder.
Nous comprenons ce que la convoitise de Touret pourrait avoir de
superficielle d'après cette première lecture. Un
personnage entièrement motivé par la perte de sa
virginité ne semble pas correspondre a priori aux
archétypes mythiques du héros. Il faut envisager sa
quête en complément de celle de Bulrog, le mercenaire
ennemi de Bragon qui n'intervient que par la suite dans le
récit. Ces anti-héros vont peu à peu se
révéler être les deux faces
complémentaires d'un seul et même personnage
réunissant toutes les qualités du héros
véritable, Bulrog le guerrier suivant une évolution
spirituelle et Touret le jeune fou se découvrant un courage et
une force physique insoupçonnés. Ils sont chacun
marqués par un manque que l'autre vient remplacer. Nous
étudierons à mesure du récit comment leurs
rapports antagonistes jouent de cette attraction/répulsion et
nous donnent finalement à voir en eux la figure du
véritable héros mythique de La Quête de l'Oiseau du Temps, quand le couple formé par Bragon et
Pélisse aura échoué.
2. 1. 3. Bragon ou « La Voie Royale » du
héros
« La gloire, la
reconnaissance, les honneurs,
sont les produits dérivés du parcours du
héros,
ils n'en sont pas la principale motivation. »
Mary Henderson
Contrairement à
Pélisse et Touret, le chevalier Bragon se distingue par sa
grande maturité et sa position remarquable. Lorsque sa
quête commence, sa fille l'a déjà
présenté comme « le légendaire chevalier Bragon
», il possède
donc la gloire, la connaissance et la force. Il est
l'archétype du héros accompli, dont les exploits
passés résonnent encore dans le coeur des hommes et que
l'on prend pour modèle. Mais il appartient à une
époque aujourd'hui disparue : les deux jeunes héros
sont à la veille de leur voyage tandis que Bragon fait partie
d'un temps plus ancien, avant que son monde ne se dégrade et
ne perde le sens de l'héroïsme. Sa première
apparition visuelle est révélatrice : celui que tous
les personnages ont jusqu'alors évoqué comme
« le maître
» ou « le chevalier » se dévoile sous les traits d'un vieil
homme, occupé à raconter aux enfants les exploits de
son ancienne vie. C'est l'image du grand-père conteur
d'histoire qui s'impose quand nous attendions la venue d'un
héros d'envergure. Assis devant une cheminée, les
enfants attentifs en ronde à ses pieds, il mime l'une de ses
nombreuses aventures. S'il s'agit bien d'un cliché, ce n'est
certainement pas celui que nous pensions trouver. Où sont les
signes de gloire et de grandeur ? Quel est ce héros
fatigué qui se contente de reproduire le passé sans
chercher à compléter ses voyages ? La scène
semble anodine, mais elle témoigne de ce qui tourmente
déjà Bragon : la nostalgie, l'amertume, le désir
de surmonter la vieillesse en vivant de nouvelles épreuves. La
Nostalgie, terme-clé du cycle de l'Oiseau du Temps qui semble
s'ouvrir sur cette image et qui se referme sur elle au dernier album,
lente mélancolie des jours enfuis. Elle est la souffrance de
Bragon, sa compagne trop présente que l'arrivée
soudaine de Pélisse va éloigner.
Pour Bragon, l'appel de l'aventure se distingue nettement de celui de
ses compagnons. En tant que héros confirmé, il ne lui
est pas nécessaire de prouver sa valeur et de repasser par les
premières étapes initiatiques. Pourtant, le chevalier
va subir au cours de la Quête un nouvel apprentissage, dont la
plus importante leçon sera d'accepter qu'il lui reste encore
de nombreuses choses à découvrir. Bragon est un
héros humain qui n'a pas achevé son cycle de
transformations, comme s'il s'était retiré au seuil de
sa dernière épreuve. Il doit donc se confronter
à cet appel inattendu qui a lieu en deux temps. Nous allons
montrer comment la bande dessinée, en opérant un
travail de correspondance au sein du multicadre, accompagne et
renforce les archétypes mythologiques d'une séquence
incontournable.
La quête se présente à Bragon sous la forme d'une
prédiction. Les augures sont récurrents dans la
mythologie, et souvent annoncent au héros un parcours
difficile, plus long et plus douloureux qu'il ne le pense. En
partance pour Troie, Ulysse se voit confier que vingt années
s'écouleront avant son retour. Dans la séquence qui
nous intéresse, formée par la double-planche des pages
10 et 11 (10), le cadre de la bande dessinée
s'unifie autour d'une seule action dramatique. Le rôle de
l'oracle, tenu par le personnage mourant du Vieux des bois, est
à nouveau emprunté aux mythes. Il annonce à
Bragon la venue d'un temps de changement, dont le chevalier sera
responsable au prix de son équilibre : « une ombre rôde sur Akbar... toi
Bragon tu la combattras jusqu'au bout, et elle périra quand
les lunes d'Akbar seront rouges... rouge-sang ! Seulement ce
jour-là tu trouveras la folie en réclamant la mort... !
»
Sur le plan visuel, la bande dessinée permet des effets
remarquables qui s'accordent sur la forme avec le fond du
récit : ce que l'oracle prédit se matérialise
sous nos yeux quand la couleur rouge envahit l'hypercadre. Le
« rouge-sang
», symbole de la folie
à venir du héros, investit le champ de vision et domine
finalement l'ensemble de la séquence. Dans le temps du
récit, ce lent dégradé de couleur ne rend compte
que d'un coucher de soleil, mais il est doublé pour le lecteur
du lettrage spécifique utilisé :
« Au lieu de voir dans le
texte un matériau hétérogène et
agressant, les véritables auteurs de bande dessinée le
perçoivent en effet comme une donnée fondamentale,
participant pleinement du travail graphique de la case et de la
planche et favorisant leur traversée. Car le texte, souvent,
dit autant par sa taille, sa forme, sa position dans l'image que par
son seul contenu.
Les lettres se boursouflent, s'amincissent ou se disloquent. Elles
débordent des bulles, envahissent l'image, se font pure
onomatopée, parvenant ainsi à suggérer une
véritable polyphonie. » (11)
Chaque élément
visuel participe ainsi à la menace qui s'accroît sur
Bragon avant même qu'il n'ait rencontré Pélisse
ni envisagé de repartir. Le sang et la folie lui sont
associés par l'entremise de cette couleur funeste, et chaque
référence à la malédiction du vieil homme
est ainsi marquée en rouge. L'oracle inscrit ses
présages en rouge dans les vignettes 3 et 4, et le discours de
Bragon lui succède lorsqu'il s'informe de la couleur des lunes
d'Akbar en septième vignette. L'occurrence la plus frappante
est sans doute celle attribuée à Pélisse, qui
interpelle son père en lettres rouges sur la planche
opposée. Les termes mêmes de « chevalier Bragon » sont écarlates, marquant définitivement
de leur malheur le nom du héros.
La séquence de l'oracle apparaît d'emblée
complète et achevée, contenue toute entière dans
les frontières de l'hypercadre naturel que constitue la
double-planche. Elle est une forme privilégiée, qui
offre au lecteur un regard d'ensemble sur un événement,
et qui assure ainsi la continuité du récit tout en
conservant un certain isolement, permettant de l'envisager comme un
système clos. L'oeil repère son achèvement sur
un large panoramique plus sombre que les vignettes
précédentes, et qui conclut la séquence en
même temps que la nuit tombe pour les personnages. La lente
chute de lumière était préparée en amont
dans le récit, et la transition du jour à la nuit s'est
effectuée pour le lecteur de façon subtile et
naturelle. Un simple retour en arrière nous permet de
comprendre que la couleur a sensiblement décliné depuis
la découverte de la ferme à la cinquième page,
chaque double-planche suivante étant éclairée
par sa propre lumière. D'un jaune sombre de fin
d'après-midi, la palette de couleur a glissé
progressivement vers le rouge écarlate d'un crépuscule
d'été.
Cette métaphore de l'ombre étalant son emprise sur le
destin d'Akbar est également pour les personnages le symbole
d'une fin de cycle. C'est lors de cette séquence que
Pélisse franchit le premier seuil, que Bragon se
découvre une fille et que Touret réalise qu'il a lui
aussi un but à atteindre. Ils sont tous trois en phase de
transition, sur le point de répondre à l'appel de
l'aventure, et Loisel et LeTendre parviennent à faire
cohabiter dans un même cadre spatio-topique ces trois points de
vue différents. Tout comme le départ réel aura
lieu pour chacun sur la même page, ils subissent en même
temps l'influence du destin qui les pousse en avant.
Pour Bragon, le choix est plus délicat et nécessite que
le récit s'y attarde. Sa réaction vis à vis de
l'oracle est empreinte de crainte et de superstition. Il fait appel
à sa croyance en la magie plutôt qu'en sa raison, et
demande à son valet de lui confirmer la couleur des lunes. Le
Vieux des bois n'a pas interdit au chevalier de reprendre le chemin,
mais il l'a mis en garde contre l'issue de l'aventure. Malgré
ses qualités et sa posture de héros, Bragon sera
victime de folie. Le héros accorde un crédit
particulier aux paroles du mourant : il est un héros des temps
anciens qui a conservé sa foi dans les pratiques occultes,
contrairement à Pélisse et Touret qui ne prêtent
pas attention à la prophétie. Ces détails nous
renseignent avec précision sur le caractère de Bragon.
Il a confiance en sa force mais se méfie des signes et des
présages. L'expérience lui a vraisemblablement
enseigné la prudence envers la magie, comme nous pourrons le
constater lors de sa première épreuve.
Cette séquence, remarquable sur le plan visuel et narratif,
parvenant à transcrire simultanément la situation
initiale de chacun tout en redoublant le récit d'un emploi
symbolique des couleurs et du lettrage, illustre la valeur de la
double-planche telle que la décrivait Groensteen :
« La partie du support
(magazine ou album) et, partant, le segment de l'oeuvre qui s'offre
au regard correspond, en principe, à une double page. Du point
de vue perceptif, la double page constitue donc une unité
pertinente et mérite, à ce titre, notre
attention.(...)
...les pages situées en vis à vis sont liées par
une solidarité naturelle, et prédisposées
à dialoguer. S'il est permis au dessinateur d'ignorer cette
prédisposition, il y a pourtant de multiples façons
d'en tirer parti. Depuis que, sur le marché francophone,
l'album a supplanté la presse comme support de
référence, les auteurs sont d'ailleurs de plus en plus
nombreux à tenir compte de cette complicité naturelle
entre pages attenantes, et à concevoir leurs planches deux par
deux. La mise en page, la couleur et les effets de tressage sont les
principaux paramètres impliqués dans cette conception
en doublon. » (12)
Les auteurs ayant une maîtrise
des codes de la bande dessinée peuvent ainsi exploiter
à leur profit les contraintes formelles et mettre ces limites
au service d'une séquence particulièrement importante.
La forme enrichit le fond mythologique de ses apports
représentatifs : l'oracle, l'appel de l'aventure, les
différentes épreuves, voient leur symbolisme
accentué par une mise en scène au service d'un contenu
archétypal que les auteurs prennent soin de renouveler et
d'améliorer selon leurs desseins. Ici, une séquence
commune à tout récit mythique fonctionne grâce
à la multiplication des héros et des réactions :
quand proposer un héros unique serait verser dans le
cliché, La Quête
de l'Oiseau du Temps nous en
propose trois, et chacun de personnalité
différente.
La séquence suivante constitue pour Bragon son appel
réel. A l'image de tout héros mythique, il doit subir
l'épreuve du déracinement, de l'exil. Comme
Pélisse a quitté le royaume maternel peu de temps
auparavant, il subit la question du départ. Il lui reste
à faire un choix : renouer avec l'époque de
l'héroïsme et de la grandeur ou s'assurer une mort
paisible, devenu la caricature de celui qu'il fut jadis et
condamné à ne plus vivre d'autres exploits que ceux de
sa mémoire.
La double-page 12 et 13 (13)
fait directement suite à
celle de l'oracle. Le récit respecte la narration
traditionnelle en faisant succéder à l'annonce d'un
destin funeste l'appel de l'aventure, plus fort pour le héros
que sa routine et sa peur de l'inconnu. Le véritable
héros est celui qui accepte le voyage sachant pourtant les
risques qu'il encourt, comme une manière de braver le destin
en se rendant au devant de la prédiction pour mieux
l'affronter.
Bragon va pourtant refuser son appel : comme bien des héros
antiques, il fait marche arrière à l'idée de
quitter son univers familier et se confond en faux prétextes
pour refuser sa tâche et rester chez lui. Le départ
signifie l'abandon d'une certaine sécurité, il s'agit
de laisser derrière soi un lieu dont on connaît les
règles et les personnes que l'on aime pour s'aventurer en
terre inconnue. Bragon entretient une filiation avec un héros
tel que Ulysse, qui avait tout d'abord rejeté l'offre
d'Agamemnon lui demandant de partir en guerre contre Troie. Il dut
employer l'une de ses célèbres ruses et feindre la
folie afin de ne pas accompagner les Grecs dans leur
expédition. Pour Ulysse, l'appel se faisait de façon
externe, sans qu'il l'ait désiré. Bragon est dans une
position similaire. Mara lui apprend volontairement l'existence de sa
fille pour le contraindre à la suivre, tout comme Agamemnon
s'était emparé de Télémaque et l'avait
placé sous le soc de la charrue afin qu'Ulysse arrête sa
comédie.
En réaction à la demande de Mara, le chevalier
évoque son ermitage et provoque directement son ancienne
compagne en traitant la jeune femme de « bâtarde » (14). Voilà donc tout ce qu'est devenu le
héros de l'ancien temps, un vieil homme fatigué et
amer, dont la rancune envers la sorcière ne s'est pas
apaisée et qui n'a d'autre refuge que la colère pour
s'opposer à Pélisse. Mais l'orgueil et la colère
sont des composants essentiels du caractère de Bragon, qui
possède une nature très théâtrale,
fidèle à l'esprit romanesque des chevaliers de la Table
Ronde. Ses attitudes sont exagérées, il accentue
volontairement chacun de ses gestes et appuie son discours de poses
maniérées. Le lecteur comprend vite le goût
prononcé de Bragon pour sa propre mise en scène
(15). Il est un homme d'honneur et de principes qui entretient
volontiers sa réputation par des démonstrations de
colère et de superbe, qui retombent bien vite hélas,
effacées sous le visage fatigué du vieillard. Lors de
son monologue, Bragon correspond au cliché des illustres
héros arthuriens, fiers et susceptibles, toujours prêts
à défendre leur honneur et à mettre leur bras au
service d'une dame. Pélisse et Mara oeuvrent dans ce sens pour
obtenir son aide dans la quête.
C'est la colère de Bragon qui inaugure la séquence. Son
cri vient rompre littéralement la tranquillité de la
première vignette, au point de faire s'envoler les oiseaux
dans le lointain. Le point de vue reste identique, uniquement
troublé par cet accès de fureur qui jaillit depuis la
fenêtre de la ferme. Toutes les paroles du chevalier sont
renforcées par sa gestuelle : il se positionne devant les
flammes (vignette 5), dresse la main en vignette 7 quand il s'agit de
dénigrer la tradition dont Mara est la représentante
(16) et écarte pompeusement les bras pour confirmer
ses dires (17). Sa dimension arthurienne se double en outre
d'une référence interne à la bande
dessinée qui lui attire la sympathie du lecteur. Bragon
possède un caractère proche de celui du Capitaine
Haddock, héros hergéen devenu lui aussi
légendaire, à tel point qu'il a franchi les limites
propres au medium pour exister au yeux du public en dehors des
Aventures de
Tintin. Haddock est
aujourd'hui l'icône du personnage caractériel, aux
colères s'embrasant aussi vite qu'elles s'éteignent,
mais toujours prêt à suivre l'appel de l'aventure aux
côtés de Tintin. La récurrence du juron favori de
Bragon - « Par les crocs
du Borak ! » - renvoie
directement aux « Mille
Sabords !» du Capitaine
et donc à cette image traditionnelle de l'univers de la bande
dessinée. Il est un archétype sur plusieurs
niveaux.
Cependant, la vantardise et la grandiloquence de Bragon ne servent
qu'à masquer sa peur de vieillir et de voir l'aventure lui
échapper une dernière fois. Il a conscience de la
chance que Pélisse est en train de lui offrir, mais il va lui
falloir revivre toutes les étapes du héros
débutant et sa fierté se révolte à cette
pensée. Le premier strip de la page 13 (18) est à ce
sens le plus intéressant. Observons comment la mise en
scène et la succession des vignettes accompagne subtilement le
récit :
« Je suis encore
Bragon... le chevalier Bragon ! » Le reste de fierté du personnage est
éclairé par le cadrage. Une très
légère contre-plongée nous découvre
Bragon levant le doigt, comme un maître récitant une
leçon à une enfant inattentive, ce qui correspond bien
à la situation puisque la vignette suivante nous enseigne dans
le même temps que Pélisse ne lui accorde aucune
écoute. Le visage du chevalier est encore fier, bien que son
regard tombant et sa barbe grise trahissent son manque de confiance.
Il ne lève plus le doigt que par habitude, et se caricature
lui-même une nouvelle fois. La scène joue sur des effets
comiques tout en exprimant l'inquiétude et la perte
d'assurance de Bragon, et le lecteur, décontenancé par
ce double registre, se trouve dans une position analogue : Bragon
est-il encore en train de jouer la comédie ou bien est-ce son
angoisse réelle qui transparaît ? La bande
dessinée nous permet un arrêt illimité sur chaque
image, et favorise la prise en compte de tous les
éléments.
La seconde vignette renforce ce
sentiment d'incertitude quant à la nature de la scène.
Entre le comique de décalage et la gravité du
personnage, Loisel est en équilibre permanent. « Moui... enfin... j'étais
» murmure Bragon
à l'arrière plan en se servant une tasse de
café. Il est évincé par Pélisse qui
s'occupe au premier plan et qui laisse entendre par sa jeunesse et sa
force ce qu'ont pu être les heures de gloire de Bragon. Le
contraste est saisissant entre le vieux chevalier et sa descendance,
pourtant Loisel prend toujours soin d'équilibrer l'importance
de chacun, afin que l'un ne soit pas d'emblée
considéré par rapport à l'autre comme le
héros principal : les sources de lumière ont leur
importance, puisque contre toute attente seul Bragon est
éclairé. Le regard ne se concentre pas exclusivement
sur Pélisse qui reste dans la pénombre. Sa valeur n'est
pas supérieure à celle de son père, à
l'inverse de ce que nous savions d'eux jusqu'à
présent.
Enfin, épuisé par sa
tirade et probablement lassé de se mentir à
lui-même, Bragon s'assoit et rumine son amertume :
« Parce que maintenant...
hein... » Il comprend
que son passé et ses grands airs ne sont plus de mise, et
qu'il ne cherche qu'à impressionner la jeune femme... comme il
essaie vainement de s'illusionner. La quête de Bragon est ainsi
dominée dès le départ par les
procédés d'illusion dont il sera victime au cours de
son voyage. Les artifices de Mara qu'il condamnait ouvertement sont
prompts à agir sur ses décisions : malgré sa
fierté et son tempérament, il reste fortement
attaché aux anciennes croyances qui faisaient partie de son
époque. Toute son expérience ne peut lui faire admettre
qu'il se laisse aveuglément guider par ses chimères.
Mara, Pélisse, la jeunesse enfuie, la gloire d'autrefois,
toutes symboles d'un rêve inaccessible qui conduira Bragon
à la folie que lui a prédit l'oracle.
L'apparition de Mara sous une forme évaporée est
à la fois révélatrice des relations entre les
personnages et de la soumission du chevalier à ses
superstitions. Grâce au seul jeu du découpage, la bande
dessinée permet une compréhension globale de ces
rapports, sans même une explication verbale, paradoxalement au
sein d'une séquence plutôt bavarde de conversation au
coin du feu.
Le cadre change brutalement de format (19) : c'est
là l'une des caractéristiques de la ligne claire
ménageant à l'auteur la possibilité de
travailler sur la dimension des cases, sans pour autant bouleverser
la géométrie de la planche. Les nuances d'orientation
et de forme sont d'autant plus remarquables qu'elles interviennent
dans un récit dominé par des cadres de dimension
classique, qui servent avant tout l'histoire. Un changement soudain
du format des vignettes prend alors un sens particulier sur lequel il
faut s'attarder. Ici, le cadre se redresse dans le troisième
strip, qui occupe tout à coup la moitié de la planche,
quand l'autre moitié avait pu accueillir deux strips
d'égale proportion. A l'inverse de toute la séquence,
où Pélisse et Bragon occupaient une part identique du
cadre spatio-topique, l'action se fige soudain sur le vieil homme qui
se fixe à son tour devant l'apparition de la sorcière.
Le cadre a basculé à la verticale pour conserver
à l'image de Mara son aspect vaporeux, comme une colonne de
fumée s'élevant à l'intérieur de la
chaumière.
Dans la dernière vignette de la planche, Loisel opère
une inversion d'angle de vue et Mara se manifeste au lecteur
d'après le regard de Bragon. En contre-plongée,
surplombant toute la scène, elle impose le silence au bavard
dont le discours se trouve réduit à sa plus simple
expression. « Mara !
», le seul mot qu'il
puisse encore prononcer et qui ne fait que redoubler l'image que nous
avons sous les yeux. L'appel de l'aventure se fait désormais
écrasant, au sens strict : le découpage autorise une
pause à cet instant afin de tourner la page. Les auteurs
veillent à ménager ces effets d'attente qui
entretiennent le désir du lecteur de connaître la
suite.
Pour Bragon, l'appel revêt une apparence sacrée, de
l'ordre du divin. La mission qui lui est confiée est
d'envergure cosmogonique, et pourtant le chevalier témoigne
une fois encore d'attitudes étonnantes. Il se tient
constamment en porte-à-faux entre l'image du héros
mythique classique et celle d'un homme de caractère suivant
l'idée précise qu'il a en tête. L'obsession de
Bragon n'est pour l'heure ni la sauvegarde du monde ni la
reconquête de son titre, pas plus que le souci d'obéir
à un devoir venu des Dieux ou de satisfaire ce que les hommes
attendent de tout héros. Il ne pense qu'à son amour
disparu, relégué par Mara aux souvenirs d'un temps plus
doux.
Le caractère « figé » de la vignette, sa
position d'attente entre la précédente et celle qui lui
succède (20), favorise l'apport de subtils détails
qui nous éclairent sur les sentiments du héros. La
troisième vignette de la page 14 (21) laisse
apercevoir une nuance dans la carapace de Bragon. Celui qui ne
manifestait que rancoeur et colère infantile fait tout
à coup preuve de tristesse et de déception. Ce portrait
agit comme un instantané : à peine enregistré,
le regard glisse rapidement sur la vignette suivante. La sensation
s'efface aussitôt, mais elle a bien eu lieu, et notre
perception du personnage en est foncièrement changée.
Ce procédé n'est possible que dans un récit
fondé sur les archétypes que nous défendions
lors de la première partie : le visage de Bragon est d'autant
plus surprenant qu'il tranche avec le cliché du personnage
classique dévoué à une noble cause. Les auteurs
brisent les codes et, de façon presque imperceptible,
confèrent au héros une dimension humaine qui ouvre le
récit à une perspective plus enrichissante que le
strict respect du schéma antique. Nous connaissons à
présent la motivation principale de Bragon dans sa
quête, grâce à cette simple vignette
déjà loin en arrière dans le souvenir. Il ne
répond pas à l'appel afin de faire vivre sa
réputation, mais pour renouer, l'espace d'un instant, avec ses
amours oubliées.
A partir de ce regard nostalgique et empreint de tristesse du
chevalier, le rythme de la séquence s'accélère,
et le retour à la tradition mythologique marque la fin de
l'appel, aussi bien pour Bragon que pour les autres personnages. Les
destins se lient soudain lors d'une même page et chacun se
retrouve investi de sa propre quête.
En insistant sur le caractère héroïque de Bragon,
Mara rejoue le mythe de la littérature courtoise et de la
matière de Bretagne, où les chevaliers arthuriens
partaient au-devant des dangers pour l'honneur de leur dame. Bragon
devient concrètement le « champion » de la
princesse, qui « en
appelle à [son]
aide comme chevalier de coeur
et de bras. »
(22) Leur amour ancien les a gardés liés
malgré le temps, et bien que Bragon n'ait pas encore
pardonné à Mara son abandon, il est conscient du fait
qu'il a l'occasion de vivre une nouvelle épopée qui
sera le couronnement de sa gloire. « La gloire, comme l'amour, est vaine si elle n'est
pas entretenue »
(23), dit-il pour tout commentaire. A défaut de
répondre à l'appel de son coeur, Mara peut tout au
moins lui confier la tâche sans laquelle un héros ne
peut justifier son existence. C'est tout le sens de la longue
introduction dans la ferme qui soudain prend corps : en dehors de
l'action héroïque, un personnage tel que Bragon est
condamné à subsister en retrait sans
véritablement vivre. L'accomplissement de hauts faits lui est
aussi familier que primordial, et Bragon réalise combien il
s'est aveuglé pour ne pas admettre que sa vie était
derrière lui, et que son ermitage lui tenait
déjà lieu de tombeau.
L'avant-dernière page de ce long appel de l'aventure nous
donne un exemple de la relation intervignettale propre à la
bande dessinée, chaque case étant liée à
ses voisines au sein d'un même espace qui nous en donne un
aperçu d'ensemble. La lecture ne se concentre pas sur une
vignette après l'autre, elle englobe d'abord la
séquence dans son entier et ensuite seulement se focalise sur
la construction étape par étape :
« Il existe par contre un
espace absolument spécifique que l'on pourrait nommer le
péri-champ. Constitué par les autres cases de la page
et même de la double page, cet espace à la fois autre et
voisin influence inévitablement la perception de la case sur
laquelle les yeux se fixent. Aucun regard ne peut appréhender
une case comme une image solitaire : de manière plus ou moins
manifeste, les autres vignettes sont toujours déjà
là. Jean-Claude Forest l'explique fort bien : « Nous
savons tous qu'il y a d'abord une première lecture globale :
on se laisse imprégner par l'ambiance, par le sens
général qui s'offre sur les deux planches. Ce regard
rapide circule à partir du haut à gauche et se poursuit
vers le bas à droite. Puis vient le moment réel de la
lecture. »
Comme toute particularité d'un média, cette
donnée peut renforcer un projet ou venir se jouer de lui. Les
grands auteurs de bande dessinée se sont accommodés
avec brio de cette contrainte singulière, organisant
l'ensemble de la double page en fonction de préoccupations que
l'on pourrait dire topologiques, là où bien des
dessinateurs se contentent de juxtaposer leurs vignettes. »
(24)
Le rythme est obtenu par la
connaissance préalable que nous a fournie notre premier
regard. Il est en effet impossible de comprendre les gestes de Bragon
préparant son arme si l'oeil n'a pas repéré sa
sortie précipitée en fin de page, signalant ainsi le
retour du théâtral.
Les poses du chevalier sont à nouveau très
soignées, bien qu'il ne s'agisse plus cette fois de faire
ressortir son mauvais caractère légendaire. Il
s'applique avec soin à la vérification de son arme, et
la façon dont nous interprétons son geste est due
à la correspondance des vignettes, chacune participant
à la mise en place d'un multicadre porteur de sens. Ici, on ne
peut se tromper sur l'attitude du personnage : il est sur le point de
sortir de chez lui, de partir enfin à l'aventure, et par
là-même de franchir les limites du cadre, et même
de l'hypercadre et de la double page (25).
Au niveau visuel, Bragon effectue comme Pélisse un « saut
dans l'inconnu », puisqu'il s'apprête à quitter le
champ de lecture et qu'il nous faut tourner la page correspondante
à sa sortie. Dans cette dernière vignette, qui conclut
la séquence sur un ressort dramatique courant de bande
dessinée, Bragon est encore présent et pourtant
déjà absent, car la vignette suivante n'existe pas sur
le plan matériel. Le personnage semble disparaître du
cadre, et par conséquent du récit.
Le découpage nous indique le sens symbolique de son action. Le
héros mythique, après avoir surmonté sa
résistance interne à l'appel, se lance dans l'aventure
et laisse derrière lui son univers familier. Bragon sort de la
ferme comme il sort du cadre : la séquence s'achève,
une fois la page tournée, sur le départ de chacun des
personnages.
L'appel se referme dans le même temps pour les trois
compagnons, ils ont désormais tous un but qui relève
à la fois de la quête individuelle et du parcours
collectif. Les mythes mettent en oeuvre différents enjeux,
où des actions personnelles et isolées interagissent
avec un propos d'ordre cosmique. La Quête de l'Oiseau du Temps repose sur le principe d'équivalence
entre le bas et le haut, entre le particulier et le
général : ce qui se produit au niveau d'un individu se
joue également au niveau supérieur du monde auquel il
appartient. L'action d'un seul être peut déterminer le
sort de l'ensemble des êtres, tout comme les
événements affectant tout un système se
retrouvent à l'échelle réduite dans
l'évolution de chaque personnage.
2. 2 -
LE PARCOURS DU
HÉROS : D'UN SEUIL À L'AUTRE, POURSUIVRE LA
QUÊTE
Ils avancent désormais sur
les rayons de leur destinée, ces héros encore ignorants
du sens réel de l'aventure qu'ils entreprennent.
Au-delà des épreuves physiques, des dangers à
surmonter et des seuils à franchir, la quête d'une vie
est avant tout le voyage que l'on mène vers soi, vers la
découverte de sa nature profonde, dont les
événements et les étapes initiatiques nous font
prendre conscience. Chacun des personnages de La Quête de l'Oiseau du
Temps s'est pour l'instant
engagé sur de faux objectifs : ils entament le parcours qui
les mènera à l'opposé de ce qu'ils pensaient
trouver, et qui n'est autre que la connaissance parfois douloureuse
de notre véritable raison d' « être » au
monde.
Depuis l'appel de l'aventure, qu'ils ressentent chacun de
façon différente dans les premières pages du
cycle, jusqu'au dénouement tragique du récit
imaginé par Loisel et LeTendre, le petit groupe de compagnons
va être confronté à une série
d'épreuves, incontournables à la mise en place d'une
oeuvre fondée sur les archétypes mythologiques, et qui
conduiront peu à peu chaque membre du groupe à
découvrir sa place dans le destin du monde. Qu'il s'agisse de
héros nobles et en apparence sans faille tels que Bragon et
Pélisse, ou qu'ils soient lâches, violents ou
orgueilleux comme L'Inconnu, Bulrog et Bodias, ils seront tous
contraints d'accepter au terme de leur parcours une évolution
violemment différente de leurs motivations initiales. La
progression d'un album à l'autre, en suivant le cours du
fleuve Dol, va nous permettre d'illustrer que les mythes ne sont pas
le simple récit d'une succession de péripéties
mais un théâtre où se mêlent
également perte, douleur et désespoir.
2. 2. 1. La Conque de Ramor, renoncement et
renaissance
La première
épreuve de la Quête est celle du renoncement où
les héros abandonnent une part importante de leur ancienne
vie. Renoncer aux habitudes de vie, à l'innocence, aux
certitudes et aux croyances, est une étape majeure dans le
développement des personnages, qui sont alors démunis
de leur passé face aux obstacles. La thématique du
héros seul contre son destin est très présente
dans le cycle, car il rencontre un bouleversement interne à
celui qui touche le monde. La
Quête ne
présente pas un seul niveau de lecture, elle rassemble trois
enjeux, d'ordre individuel pour Bragon et son groupe, collectif pour
la survie d'Akbar et enfin cosmique pour les Dieux et la
pérennité de leur ère. Les héros luttent
ainsi pour la sauvegarde de leur monde tout en éprouvant une
évolution personnelle. C'est le principe de correspondance
entre le haut et le bas qui confère aux mythes leur
universalité. En prenant connaissance de ce rapport, où
le destin de chaque être est relié à celui de son
univers, nous pouvons envisager notre relation au monde de
façon plus claire : les dangers que j'affronte, l'ensemble du
monde les affronte avec moi. Si le héros se retrouve bien
souvent seul pour accomplir sa tâche, il est accompagné
dans l'épreuve par l'infinité des héros
passés :
« De plus, il n'est pas
nécessaire de se lancer seul dans l'aventure, les héros
de tous temps s'y sont risqués avant nous et le labyrinthe est
maintenant un terrain connu. Il nous suffit de mettre nos pas dans
ceux du héros. Là où nous pensions
découvrir une abomination, nous trouverons un dieu. Là
où nous pensions devoir tuer un ennemi nous aurons à
nous tuer nous-même. Quand nous penserons voyager vers
l'horizon nous nous aventurerons vers le centre même de notre
existence. Quand nous penserons être seuls au monde, nous
serons unis avec le reste du monde. » (26)
La Conque de
Ramor est marquée tout
au long de son développement par la perte des croyances et de
la religion. Ordinairement, le héros est soutenu dans son
parcours par la présence des forces divines, notamment dans la
mythologie greco-romaine où les dieux sont pour la plupart
à l'origine des épreuves, quand ils ne sont pas
eux-mêmes les instigateurs de la quête. Dans l'Iliade,
Homère leur attribue l'origine de la Guerre de Troie, ainsi
que les multiples aventures qu'elle a engendrées, depuis
l'Odyssée d'Ulysse à la fuite d'Enée, dont la
descendance nous conduit à Romulus et Rémus et à
la genèse de l'Empire Romain. Les dieux sont les premiers
intervenants dans les luttes des hommes et chacun favorise son peuple
ou son champion selon l'envie.
Bragon en revanche n'est pas le reflet moderne de ces héros
antiques, et il va devoir en premier lieu se détacher de la
protection divine que le temps a corrompue. Car le monde d'Akbar est
gouverné par des prêtres et prêtresses,
élevés au rang de princes-sorciers. Bragon et
Pélisse évoluent dans une société
assujettie à la volonté de ces représentants des
anciens dieux, qui tirent leurs pouvoirs de cette prestigieuse
filiation. Pourtant, Mara nous informe à l'aube du voyage que
les Dieux ont depuis longtemps déserté Akbar et se sont
retirés loin du monde. La puissance des gouvernants est donc
illégitime : quelle écoute porter aux paroles de
prêtres sans dieux ? Leur discours est tout aussi mensonger que
ne sont avilis les pouvoirs dont ils se servent. Forme
dégénérée de la puissance divine, cette
magie n'est employée que pour imposer leur
souveraineté. La parole de Mara est une mystification, une
douce illusion à laquelle Bragon est sensible en souvenir de
leur passé. Il est encore incapable de mesurer la
traîtrise de la sorcière. Promesses
éphémères et illusions lointaines, telle est la
source de son aveuglement. La colonne de fumée à
travers laquelle Mara s'est matérialisée pour
délivrer son ordre n'était que la première d'une
série d'artifices destinés à conserver le
contrôle sur Bragon, des illusions dont la plus douloureuse et
la plus insupportable ne lui sera dévoilée qu'à
l'ultime instant de sa quête, alors qu'il sera sur le point de
s'accomplir en tant que héros mythique. Seule la Folie attend
Bragon, car la prophétie, elle, ne ment pas.
Après s'être détachés
matériellement de leur milieu d'origine, Bragon et
Pélisse rencontrent un premier adversaire en la personne de
ceux qu'ils ont pour tâche de sauver. Le prince-sorcier
Shan-Tung, monarque de la Marche des Terres Eclatées, incarne
l'ordre établi qu'il faut vaincre pour progresser.
L'initiation débute par l'abandon de sa foi et de ses
certitudes, et s'opposer au fanatisme de tout un peuple est une
démarche importante. La difficulté physique de
l'épreuve se double de la violence psychologique de ce
renoncement, car après la perte de la protection naturelle que
représentait l'ermitage, Bragon lutte contre l'hystérie
collective et la manipulation des consciences. Le plus dangereux des
adversaires n'est-il pas celui qui s'enferme dans la foi
illégitime dont le héros essaie de le sortir ? Avant
même d'entamer la quête, il faut surmonter la folie de
ceux qui refusent de voir les choses évoluer, de ceux qui ont
une peur irraisonnée du changement et de constater
l'effondrement de tout ce en quoi ils ont fondé leur
existence.
La Marche des Terres Eclatées est une terre sous l'emprise
d'une folie religieuse, qui régule la vie des Gris-Grelets et
dirige chacune de leurs actions. Ils sont dévoués au
culte du prince-sorcier qui les gouverne et observent scrupuleusement
les rites de leur culte. Le premier d'entre eux apparaît en
page 20 : « Là !
Des étrangers ! Ils entrent dans la Grotte Sacrée !
» La grotte est le souci
majeur des autochtones, dont l'unique réaction face à
l'imprévu est de constater le sacrilège plutôt
que de réfléchir à la situation. Ils agissent en
croyants dévoués qui se soucient de leur offrandes.
Sur le plan mythique, la séquence qui s'annonce est des plus
importantes. L'arrivée de Bragon et Pélisse dans la
grotte nous a révélé la présence du
fleuve Dol, sur les lieux même de sa naissance.
L'épreuve de Bragon se déroule en un lieu saint,
symbole de vie et de mort. Les Gris-Grelets se réfugient dans
la grotte pour y mourir, là où le fleuve prend sa
source. Loisel et LeTendre ont tissé en quelques pages tout un
système de correspondance entre la forme adoptée par
les vignettes et les enjeux du récit. Le fleuve,
véritable guide de l'aventure qui tour à tour s'oppose
aux héros ou leur sert de transport et de refuge, traverse
l'ensemble du cycle d'albums dès de son apparition. Image de
la continuité, du temps qui s'écoule, invincible, et
qui joue contre le sort de nos compagnons, il est l'expression de la
vanité de leur quête : quel espoir peut-on encore
nourrir lorsque l'on court après le temps qui s'enfuit ?
La première confrontation avec le fleuve est cruciale dans le
parcours de Bragon. Le héros fort et fier, qui n'a connu
d'échec que celui de sa propre vie et qui s'estime
supérieur à toute épreuve, ce héros
redécouvre que les apparences sont mère de tromperie et
que la force ne suffit jamais en dernier recours. C'est une chose
dont prend rapidement conscience l'apprenti chevalier au
départ de sa quête, et Bragon repasse par les
étapes de l'initiation. C'est une seconde chance qui lui est
accordée, aussi l'apprentissage est-il de nouveau
nécessaire. La séquence que nous allons étudier,
formée d'une série de trois doubles-pages, 22-23, 24-25
et 26-27 (27), montre combien la forme de la bande
dessinée s'adapte à son propos, et que les variations
de cadre et d'espace sont essentielles à la logique du
récit. Le tressage intervient sur de nombreuses planches, dans
un souci de progression discrète du format des cases jusqu'au
déchaînement des eaux, et donc du multicadre. Le
récit emporte avec lui la mise en page et les héros,
secoués d'un bord à l'autre, sont victimes de la magie
comme du découpage.
L'eau est d'abord horizontale, puis tombante et enfin descendante. A
chaque hypercadre, chaque double page, correspond un état de
l'eau que le lecteur englobe du premier regard. Est-ce le cadre qui
se plie au parcours du fleuve ou le fleuve que l'on contient par la
vignette ? Les auteurs entretiennent l'équilibre entre le
format des cases et l'état de l'eau, véritable moteur
de l'action. C'est le fleuve qui dirige toute la séquence. Il
nous est présenté, comme Pélisse, sur son lieu
de naissance. Symbole de vie et du cycle des réincarnations
pour son peuple, ils viennent mourir à sa source
espérant retourner à l'onde. En pénétrant
dans la grotte, Bragon et sa fille ont franchi, concrètement,
un passage interdit. Les héros sont à présent
livrés à leur unique expérience pour franchir ce
nouveau seuil. La bouche d'entrée de la grotte dans laquelle
les Lopvents semblent s'engouffrer témoigne de la
transformation qui s'annonce. Bragon est sur le point de «
renaître », lui aussi, afin de poursuivre sa quête
délesté de son passé.
Le chevalier n'est d'abord que fierté et orgueil mal
contrôlé. Il manifeste tous les défauts propres
au jeune héros qui cherche encore sa voie.
Héroïsme imprudent, colère et démonstration
de force soulignent l'immaturité de Bragon qui ne fait appel
qu'à la force et la provocation, ses anciennes alliées.
Les dernières vignettes de la page 25 sont en ce sens tout
à fait évidentes : devant la magie, face à ce
qu'il ne comprend pas et qu'il ne reconnaît pas comme
appartenant à son système de valeurs, il réagit
d'abord par la violence. « De la magie ? Fort bien ! Ma faucheuse saura la
trancher ! » Son arme
est sa voix, comme l'exprime la bulle, en lettres rouges à
nouveau, qui sort du cadre et assure la transition entre les deux
vignettes superposées : « Non. Seul ! » Bragon refuse l'aide de Pélisse par orgueil, car
la lutte est son univers. Il se sait encore capable de vaincre, comme
si les années n'avaient eu sur lui aucune influence. Mais le
fleuve sacré devient une menace de mort pour les héros
qui tentent d'emprunter le passage sans répondre à
l'énigme du Sphinx. Fol de Dol, le personnage malicieux, fait
soudain usage de ses pouvoirs, et tout l'orgueil de Bragon ne peut
les vaincre. La dernière vignette fonctionne en réseau
avec celle de la double-page suivante. Bragon, le regard dur et
sûr de lui, oppose au sacré le trivial de son arme. Le
rire de Fol qui traverse de part en part le cadre spatio-topique se
moque généreusement de sa naïveté. Afin de
bien saisir le mécanisme du tressage, il nous faut tourner la
page et envisager la vignette qui remplace celle de Bragon levant
haut son arme, prêt à trancher l'eau. Nous constatons
aussitôt l'échec de son combat : dans une position
identique à la précédente, il est à
présent trempé et épuisé. Sa barbe
ruisselle tristement de sa fierté perdue. Thierry Groensteen
explique que ces effets sont naturels, car dispensés par la
simple position privilégiée de la vignette, mais que
les auteurs au fait de ces possibilités investissent cet
espace afin de renforcer la correspondance :
« Il est fréquent dans
les bandes dessinées que des vignettes se trouvent comme
« automatiquement » renforcées par le seul fait
qu'elles occupent l'un des emplacements de la page qui jouissent d'un
privilège naturel, soit le coin supérieur gauche, le
centre géométrique ou le coin inférieur droit -
ainsi que, dans une moindre mesure, les coins supérieur droit
et inférieur gauche. Nombre de dessinateurs ont
assimilé cette donnée et font, de manière plus
ou moins systématique, soit coïncider les moments
clés du récit avec ces positions initiale, centrale et
terminale, soit « rimer » les premières et
dernières vignettes de la planche, instaurant par là
une manière de boucle dans laquelle nous reconnaîtrons
plus loin un effet de tressage. » (28)
Faire « coïncider les moments clés du
récit »... C'est
tout le sens de la leçon que reçoit le chevalier, et la
bande dessinée positionne en parallèle le début
et la fin de l'affrontement. En soulevant le coin de la page, nous
voyons se superposer les deux vignettes, presque identiques, et
porteuses d'un sens tout à fait différent. Les
vignettes ne sont pas destinées à être comprises
en elles-mêmes, elles se renvoient les unes aux autres, formant
ainsi le quadrillage du récit où chaque
élément est susceptible de faire intervenir une case
antérieure ou postérieure.
Une fois mises « côtes à côtes », ces
deux images nous délivrent le sens de la séquence. Pour
être en mesure de reprendre l'aventure après tant
d'années, Bragon doit réapprendre l'échec et par
lui la faiblesse et l'humilité. Cette transformation, comme
nous allons l'éclairer, n'est possible que grâce
à l'étape de la mort symbolique et de la renaissance du
chevalier. Nous savons que La
Conque de Ramor est l'album
du renoncement, de la perte des convictions les plus profondes,
puisque les héros affrontent les forces magiques et
religieuses pour lesquelles ils sont partis en quête. Une telle
perte ne peut avoir lieu sans l'intervention d'une force
extérieure, qui permet aux personnages de « mourir
», de quitter leur état d'origine, pour renaître
sous une nouvelle forme, celle d'êtres libérés de
leurs entraves. Voici que Bragon lutte contre le gardien de son seuil
personnel, et ce gardien n'est autre que la magie et la superstition
qu'il méprisait il y a peu de temps. La colère de
l'eau, animée par la magie du mystérieux Fol,
entraîne Bragon dans ce que nous avons appelé « la
diagonale du fleuve » (29)
et lui fait franchir une
étape qu'il n'aurait su accomplir seul.
Cette diagonale est amorcée par la surprise du héros,
qui s'étonne que sa hache ne puisse fendre une colonne d'eau.
L'ignorance de Bragon est ici manifeste. Il ne réalise pas un
instant combien son entreprise est vouée à
l'échec, toujours confiant en sa propre expérience
qu'il juge suffisante. «
Sang et fumée, l'acier lui passe au travers du corps !
» Il est
désespérément attaché à la
dimension matérielle de son combat et entend résoudre
tous les conflits dans « le sang et la fumée ». Les
expressions involontaires des personnages, comme les jurons et les
cris, nous renseignent souvent sur leur état d'esprit. Bragon
s'imagine avoir affaire à un ennemi classique, un être
de chair qu'il sera en mesure de trancher. C'est que la dimension
symbolique de l'épreuve lui fait défaut, et à
juste titre d'ailleurs afin qu'il puisse la comprendre, mais
seulement après qu'elle a eu lieu. Le héros ne tire un
enseignement que d'une épreuve achevée, lorsqu'il
effectue un retour sur ses erreurs et sur le sens réel de son
aventure. Cette séquence par exemple se retrouve à
l'identique dans Le Temple de
l'Oubli, et il sera
intéressant de montrer que Bragon ne reproduit pas les
mêmes fautes. En tant que héros sur la voie de la
connaissance, il retient les leçons de son parcours.
Pour l'heure, le fleuve se charge de lui inculquer l'humilité,
et de mettre un terme à son orgueil qui l'empêche de
progresser. Que veut donc dire Fol par les mots « Plus fou que Fol est l'ignorant qui
mugit dans la tempête », sinon que Bragon est encore au début de son
apprentissage, et que toute son expérience est bien minime
pour les dangers qu'il devra affronter ? La diagonale du fleuve se
forme à travers les vignettes 4, 5 et 6 de la page 26. Le
cadre avait jusqu'alors conservé un format standard,
s'adaptant aux dimensions du fleuve selon ses caprices. Vignettes
hautes pour une eau tombante, classiques pour accueillir le fleuve
à son état horizontal, elles occupent soudain
l'ensemble de l'espace. Loisel utilise rarement une telle
perspective, d'autant plus inhabituelle ici qu'elle montre l'action
en plan rapproché. Les longues vignettes étendues de la
séquence de l'oracle représentaient les personnages vus
de loin. Dans le cas présent, le lecteur est emporté
dans la vague comme le sont Bragon et Pélisse.
Le fleuve nécessite un agrandissement maximal du cadre qui le
contient : il semble sur le point de déborder de l'hypercadre.
La diagonale se présente de haut en bas et de gauche à
droite, elle traverse les trois vignettes depuis la position haute de
Fol qui chevauche la vague jusqu'au visage de Bragon en train de se
noyer. L'effet est saisissant, puisque nous sommes en présence
de trois cases distinctes, malgré tout reliées par le
dessin qui les fend d'un seul trait (30). Ce rendu est
notamment lié au fait que, selon Peeters, « l'image met aussi en scène,
à proprement parler, le découpage qui la lie à
ses voisines. Elle désigne le manque et se montre comme
fragment d'un tout. »
(31) Bragon est concrètement écrasé par
la force du fleuve, tandis que Pélisse, présente dans
la première vignette, est peu à peu repoussée,
comme évincée des limites du cadre, pour
disparaître tout à fait dans la dernière
case.
Si la dynamique de cette diagonale peut sembler naturelle,
puisqu'elle épouse le sens de lecture, elle n'en reste pas
moins l'élément majeur de la séquence. Elle
impose son rythme aux dimensions du cadre, et sa dominance de couleur
bleue et de tourbillons recouvre toute la double-page. A l'instar du
récit qu'elle met en scène, où les personnages
sont recouverts par le fleuve, la bande dessinée est elle
aussi investie par cette eau déchaînée. C'est
l'épreuve terrible où l'orgueil de Bragon et la
toute-puissance du cadre que l'on pouvait penser restrictif sont
balayés par le souffle du récit.
L'avantage du style « classique » de La Quête de l'Oiseau du
Temps est
particulièrement visible dans ce type de séquences. La
rigueur du découpage et la cohésion de la mise en page
mettent ainsi en lumière les subtiles variations de cadre et
de format qui s'adaptent à tout instant au récit.
Lorsque le cadre est rigide, ou tout du moins codifié par le
respect de la mise en scène rhétorique, chaque
changement au coeur de la page éclaire un
élément précis de la séquence. Sur la
double planche qui nous préoccupe ici, les trois vignettes de
la diagonale du fleuve sont les seules à investir toute la
largeur disponible. Elles se distinguent nettement de leurs voisines
et nous incitent à nous attarder sur leur dimension
symbolique. La forme classique accompagne le récit de
manière logique, et le cadre en épouse les
événements, car nous sommes bien en présence,
comme le note Groensteen, d'une « aberration » qui «
cherche à exprimer une situation elle aussi hors-norme »
:
« On observe ainsi, quand le
format du cadre s'écarte de la norme, que sa fonction
structurante tend à se confondre avec la fonction expressive.
Le représenté doit alors s'accommoder de contours dont
les irrégularités entraînent presque
inévitablement, soit un basculement de l'horizon, soit une
amputation de tel ou tel motif, bref une composition en quelque
manière « aberrante » au regard de l'orthodoxie
représentative. Mais cette aberration même est
récupérée sémantiquement comme
participant d'une stratégie globale au service de
l'expression. Et ce qui cherche à s'exprimer là est une
situation elle aussi hors norme, ou un sentiment exceptionnel. (...)
[Cela] consiste à penser l'adéquation entre le fond et
la forme en termes de mimétisme ou de surenchère : la
grandiloquence des compositions, qui font exploser le cadre
traditionnel, est à la (dé)mesure d'un propos «
cosmique ». Comment suggérer le silence éternel
des espaces infinis dans un cadre de dimension mesquine ? »
(32)
La formule poétique qui
referme cette citation s'applique à nôtre question. Les
auteurs ont pour tâche de représenter un
événement essentiel de la quête des personnages :
ils ne peuvent le restreindre à la dimension usuelle de leurs
vignettes. Il faut élargir le cadre, laisser libre cours
à la fantaisie créatrice et aux propos qu'elle fait
germer. Pour Bragon, il s'agit d'une mort passagère qui le
mène vers sa renaissance, un renouveau de corps et d'esprit.
La page 27 est d'ailleurs le théâtre d'une mise en page
« hors normes » pour une bande dessinée respectant
la ligne claire : les horizontales et les verticales se retrouvent
sens dessus-dessous. Les tourbillons de Fol ont imposé leur
magie jusque dans le cadre qui les contient, et la vague s'est
repliée sur elle-même, ne laissant plus apparaître
Bragon et Pélisse qu'au sein d'une véritable matrice,
entourés de parois liquides. Le symbolisme de la naissance est
très présent dans cette image qui voit les deux
personnages submergés par le flot continu. L'eau forme un
cercle dont ils ne peuvent s'échapper qu'à la faveur
d'une expulsion violente. Bragon, rejeté contre un rocher par
le retrait du tourbillon, risque fort de glisser dans la chute
d'eau.
La représentation figurative de la bande dessinée lui
confère ce rythme si particulier. Le récit semble
soutenu et magnifié par le souffle du dessin, par le
formidable mouvement que Loisel imprime à ses compositions. Le
cadre n'a pas dévié une seule fois de la ligne claire,
du parti pris d'origine, mais le travail sur les cadrages et la
disposition des vignettes sert continuellement le propos de
l'histoire. L'épreuve de la mort symbolique suivie de la
renaissance du héros est un archétype mythique parmi
les nombreux autres qui attendent encore nos héros, et la
science de la bande dessinée nous permet de porter un regard
aiguisé sur la structure interne du medium. L'évolution
de Bragon n'est pas une donnée immédiate de la
séquence, qu'une première lecture laisse entrevoir
comme une scène classique d'action et d'aventure : les
mouvements sont fluides, les couleurs et les motifs harmonieux, a
priori le lecteur peut poursuivre sans trop s'attarder. C'est le
principe du langage des mythes, qui nous parlent en secret et
insufflent leur message en nos coeurs. L'équilibre de la forme
imaginée par les auteurs est capitale à la saisie
globale des enjeux d'une telle épreuve. Nous constatons que le
tressage est une donnée principale du fonctionnement de la
bande dessinée, et qu'il aiguille le lecteur dans son
interprétation.
Un détour par l'édition de poche de La Quête de l'Oiseau du
Temps (33)
révèle le désastre infligé par le
remontage aux lignes majeurs du récit, qui s'en trouve
bouleversé dans son mécanisme le plus précis. La
cohérence de l'histoire est elle-même mise à mal
par une telle opération de sabotage des liens internes de la
bande dessinée.
Dans cette version de format réduit, l'équilibre
fondateur des doubles-pages n'a pas été
respecté, et des vignettes qui n'auraient jamais dû
être séparées sur le plan géographique se
situent désormais sur des pages différentes, qui ne
conservent plus leur vis à vis. Ainsi l'image de Bragon,
orgueilleux et prêt à se battre, figure-t-elle dans le
coin supérieur gauche de l'hypercadre, et perd toute sa valeur
de pause dans le récit dans le même temps que l'effet de
rime avec le gros plan de son visage trempé est
abandonné. Le traitement réservé à la
diagonale du fleuve est encore plus frappant. Alors que les trois
vignettes nécessitent, par la continuité même de
ce qu'elles représentent, d'être superposées, le
remontage a brisé ce lien en situant la première
d'entre elles sur un bas de double-page, tandis qu'il faut tourner la
page pour découvrir les deux suivantes.
L'expérience est concluante, et d'autant plus navrante qu'elle
affecte l'ensemble de l'oeuvre, son équilibre primordiale
généré par la mise en relation de
systèmes rigoureux. La bande dessinée repose sur un
agencement bien défini de ses unités narratives, et
changer un tel ordre à partir de décisions
aléatoires nous semble être un manque total de
discernement dans le fonctionnement du medium. Thierry Groensteen,
très curieusement, ne considère pas cette
opération comme malheureuse dans la mesure où l'image,
autrement dit l'élément représenté, n'en
est pas altéré :
« Ainsi, quels que soient son
contenu (iconique, plastique, verbal) et la complexité dont
celui-ci témoigne éventuellement, la vignette est une
entité qui se prête à des manipulations
générales. On peut la prélever, par exemple pour
l'agrandir et en tirer une sérigraphie ; on peut aussi la
déplacer.
La preuve en est donnée lorsqu'une bande dessinée,
à la faveur d'un changement de support (de la presse
quotidienne vers l'album, ou de l'album vers une édition de
poche), subit un « remontage » : c'est alors l'ordonnance
des vignettes qui est avant tout modifiée. L'exercice consiste
à redéfinir leurs positions respectives. Quant aux
images, on n'y touche pas directement ou, si on le fait, c'est
toujours en vue de préserver l'alignement des cadres, de
conserver à la page nouvellement créée une forme
extérieure régulière. Il s'agit donc en fait
d'une intervention sur les cadres. Toute altération
imposée à l'image même, par le fait de cette
intervention, est de l'ordre de la conséquence, et on la
considère, au pire comme indifférente, au mieux ( ?)
comme un mal nécessaire. Quand une image est recadrée,
que ce soit par amputation ou extension, il apparaît que les
responsables éditoriaux ont moins d'égard pour sa
composition interne (son équilibre, sa tension, son dynamisme)
que pour la coalescence de la planche, l'objectif poursuivi
étant le maintien d'une forme de solidarité
géométrique entre le support et les vignettes qui s'en
partagent la surface. » (34)
C'est n'accorder aucune valeur
signifiante à l'organisation spatio-topique. Alors que
Groensteen développe longuement dans son étude les
relations étroites entre les vignettes et le principe de
correspondance d'un cadre à l'autre, il n'a pas l'intuition de
leur méticuleuse articulation. Comme nous l'avons
déjà démontré, le tressage ne
s'opère pas dans le seul domaine de la double-page. Chaque
séquence, chaque album, est susceptible de faire rimer des
situations et des images. Négliger ce principe fondateur
revient à ne plus voir dans la bande dessinée que la
succession bout à bout d'images, qu'il faut faire entrer de
force dans le format du livre au mépris de toute l'harmonie du
récit. Il est établi à présent que le
cadre renforce le propos mythique, qu'il nous donne à voir, et
même à « entendre », ce qu'un instant de vie
peut avoir d'essentiel. Une scène d'action portée par
un dessin fluide mais relativement classique nous a permis
d'établir toute la portée symbolique de
l'épreuve, et de conférer ainsi à
La Quête de l'Oiseau du
Temps une valeur bien plus
grande, et plus réelle, que sa réputation de bande
dessinée de qualité pour grand public. Ce cycle est
bien destiné à une large audience, mais grâce aux
motifs que nous y avons discernés comme la résurgence
des mythèmes universels.
Le duo de héros principal formé par Bragon et
Pélisse a surmonté l'épreuve. Le chevalier a
désormais conscience de la fragilité de son
expérience, et la jeune femme a acquis un niveau de
connaissance supérieur qui va se manifester par la suite
lorsque ses compagnons seront en danger. Le récit retrouve son
cours naturel, et le lecteur en tournant la page retourne à
une situation plus calme, une séquence de dialogue reposante
sans action ni visuel particulier. La ligne claire a retrouvé
ses droits.
Pélisse a dépassé un stade essentiel de son
initiation. La lutte contre le fleuve l'a faite accéder
à la prise en compte de sa sexualité, et de son pouvoir
exercé sur les hommes. La jeune héroïne innocente,
qualifiée de « pucelle » en début d'album,
peut désormais user de cette ressource pour défendre
ses objectifs. La page 43 est le lieu où se manifeste pour la
première fois son statut de femme à part
entière. D'une position enfantine, représentée
par la relation entretenue avec sa mère puis son père,
elle est passée au premier seuil de l'âge adulte. Elle
agit de façon indépendante, sans en
référer à l'expérience de Bragon.
L'héroïne, d'abord sous la coupe de ses parents, est
devenue une jeune femme consciente de ses capacités et apte
à agir d'elle-même.
Bragon quant à lui se montre désormais prudent et prend
garde à ne plus surévaluer ses compétences. Fol
lui a enseigné que le plus expérimenté des
combattants peut connaître la défaite s'il se lance dans
des batailles dont l'issue est incertaine par manque de discernement.
Le duel avec Bulrog qui intervient, comme pour Pélisse, en
page 43, se trouve être l'application directe des nouveaux
préceptes que Bragon a découvert. Face à un
adversaire plus jeune et plus impressionnant sur le plan physique, de
niveau égal en termes de force et de technique de combat
puisque Bulrog est son ancien apprenti, le chevalier emploie la ruse
et la réflexion contre l'agression brutale. Nous constatons
que le récit s'articule régulièrement autour
d'instants identiques pour les personnages qui vivent chacun de leur
côté, mais simultanément, les moments
décisifs de leur apprentissage. Les trois aventuriers qui ont
pris ensemble le départ de la quête sont à
nouveau réunis dans l'espace de la page pour mettre à
profit les leçons qu'ils ont apprises depuis le début.
Touret et Bulrog notamment sont présents, et à l'image
de leurs compagnons qui les ont précédés, il
s'agit pour eux de franchir le premier seuil vers la
découverte de leur nature profonde.
Orgueil, violence et rancoeur sont les motivations de Bulrog au
départ de son évolution. L'ancien élève
de Bragon est animé par le désir ardent de faire ses
preuves, mais il n'envisage sa réussite qu'à travers
une victoire définitive sur celui qui l'a initié
à son art. Son accomplissement en tant que guerrier, qu'homme
de combat, réclame pour lui la mort de son
prédécesseur, comme les maillons d'une longue tradition
devant prendre la place de celui qui l'occupe. La mort du
maître est un élément fondateur de la
personnalité de l'apprenti, au niveau symbolique cependant. Il
lui faut accepter la disparition de son guide pour arpenter son
propre chemin, quand le maître ne peut que lui en indiquer la
direction. Mais Bulrog entend précipiter son apprentissage et
rompre ce qui le lie à Bragon, décision censée
n'appartenir qu'au maître, lequel libère naturellement
son élève lorsque qu'il le juge prêt. Bulrog
n'est plus motivé que par ce semblant de liberté qu'il
espère conquérir par la seule force. Il confond
l'orgueil et l'honneur en provoquant Bragon lors même qu'il
s'est avili en devenant un mercenaire. Il a adopté la forme la
plus abâtardie de la chevalerie, vendant ses services au plus
offrant, sans respect pour les règles d'honneur de sa caste.
Bragon ne peut afficher autre chose que son mépris pour cette
mauvaise voie choisie par son élève : « Pélisse, un chevalier n'est
JAMAIS un mercenaire ! Ce rustaud velu fut de mes
élèves le plus pendard ! »
Le duel qui les oppose tourne rapidement court puisqu'ils ne
combattent pas sur un pied d'égalité. Les objectifs de
Bulrog ne sont pas nobles et ne correspondent à rien à
l'enseignement de son maître qui se montre serein et
généreux dans la dispense de ses leçons. Bulrog
chercher à attirer Bragon sur le plan de la lutte physique,
conscient de sa plus grande force, intimidation peu efficace à
laquelle le chevalier répond par la ruse et la moquerie. Le
combat est achevé avant d'avoir débuté. Bragon
emploie face à son adversaire les conséquences de la
leçon qu'il a lui-même reçue lors de la
séquence du fleuve. Les connaissances se transmettent donc du
maître à l'élève, suivant le schéma
immuable de l'initiation. Bulrog n'est manifestement pas prêt
à se passer du vieil homme. C'est victime du « complexe
de Prométhée », nommé ainsi par Gaston
Bachelard, que Bulrog s'est écarté de la voie de son
maître :
« Nous proposons donc de
ranger sous le nom de complexe de Prométhée toutes les
tendances qui nous poussent à savoir autant que nos
pères, plus que nos pères, autant que nos
maîtres, plus que nos maîtres. Or, c'est en maniant
l'objet, c'est en perfectionnant notre connaissance objective que
nous pouvons espérer nous mettre plus clairement au niveau
intellectuel que nous avons admiré (...) chez nos
maîtres. » (35)
Le désir de Bulrog
d'égaler Bragon est légitime, mais il est
aveuglé par la promesse d'une réussite rapide, d'une
accession immédiate au rang de légende. Vaincre en duel
le chevalier lui semble l'unique moyen de satisfaire au plus
tôt son envie de reconnaissance et de gloire. Il n'envisage que
les retombées à court terme d'une victoire
remportée de façon inégale, sans entrevoir les
conséquences malheureuses d'un tel acte sur son parcours. En
supprimant son maître, il renonce à la
possibilité de s'accomplir en tant que héros. Son
orgueil a supplanté toute forme de logique et de raison, il
n'agit plus que dans l'instant présent, héros
dénaturé, dévoré par la colère et
l'envie. La fin de la première épreuve le laisse vaincu
et submergé par sa haine incoercible envers son vieux
maître.
Bragon doit désormais craindre la vengeance d'un ennemi qu'il
avait considéré comme négligeable dans un
premier temps. La rage est une alliée précieuse pour
qui sait la contrôler et la nourrir en son sein, et Bulrog se
lance lui aussi dans la quête pour répondre à la
colère qui le ronge. Un tel personnage, traître et
obsédé par son but, constituerait l'ennemi idéal
de tout récit, le parfait « méchant » qui
s'oppose systématiquement à toutes les entreprises du
héros. Mais La
Quête de l'Oiseau du Temps n'a de cesse de malmener les clichés et
d'imposer des retournements de perspectives radicaux concernant les
protagonistes. Bulrog, condamné pour l'heure au rang
d'opposant implacable, entreprend lui aussi un parcours initiatique,
plus douloureux peut-être que pour n'importe lequel de ses
compagnons, qui, de la compréhension à la
rédemption, va lui permettre d'accomplir son destin. De tous
les héros qui entament l'aventure, il est peut-être
celui qui renonce aux valeurs les plus essentielles. L'honneur, le
respect et la noblesse sont relégués à
l'arrière-plan de ses considérations.
La confrontation entre Bulrog et Bragon cristallise la
thématique principale de cette première épreuve
de la Quête. Les notions d'apprentissage et d'application de
l'expérience sous-tendent l'ensemble de l'album. Nous sommes
bien en présence d'un récit initiatique, pouvant
évoquer par de nombreux aspects, par exemple, Jacques le Fataliste de Diderot, ou tout autre type de grand récit
fondé sur une relation de maître à
élève, où chacun doit apprendre de l'autre. Le
motif de la leçon de vie se signale à plusieurs
occasions dans les différents couples formés par les
personnages. De Fol à Bragon, puis de Bragon à
Pélisse et enfin Bulrog, le récit trace une descendance
directe des connaissances, transmises d'un maître à son
apprenti, chacun d'eux étant susceptible de devenir, le moment
venu, un maître à son tour.
La continuité maintenue d'un héros à l'autre est
illustrée par le tressage qui s'opère entre les albums
constitutifs de l'ensemble du cycle. Les leçons reçues
sont mises en application dans la suite du récit, et jamais
dans l'immédiat de leur réception. Il faut au
héros un temps d'assimilation, afin de faire siennes ces
nouvelles valeurs qu'il découvre à mesure de sa
progression. Le macrocadre, l'unité englobante
supérieure de la bande dessinée que nous avons
établie comme la somme de toutes les séquences
narratives, nous laisse entrevoir tous les enjeux du récit,
qui se répercutent d'une vignette à la suivante, d'un
album à l'autre. De même que les
événements se déroulent selon un schéma
d'influence, où chaque nouvelle épreuve trouve sa
résolution dans la résurgence d'un motif
antérieur, la bande dessinée nous permet d'entrevoir
ces relations par le biais de sa composante essentielle qu'est la
correspondance spatio-topique. Les albums faisant suite à
La Conque de
Ramor contraignent les
personnages à mettre en application ce qu'ils ont appris de
leurs épreuves, et le réseau créé par le
macrocadre nous en fournit les moyens de compréhension.
2. 2. 2. Le Temple de l'Oubli, les enjeux du
tressage
Le tressage nous porte
à effectuer une rapide avancée vers le coeur du second
album, afin de préserver intact le déroulement logique
des séquences. Nous allons en premier lieu observer
l'épreuve qui attend Bragon et son groupe à mi-chemin
de l'épisode, laquelle se veut l'écho, à
plusieurs pages de distance, de la diagonale du fleuve. Ensuite
seulement nous pourrons prendre la mesure de la progression physique
et spirituelle des héros.
Le visuel du Temple de
l'Oubli est majoritairement
dominé par des images terrestres, orientées vers le
désert et la roche. La séquence de la double-page 22 et
23 (36) que nous allons étudier en priorité est
tout à coup envahie par la présence du fleuve, qui
investit un album jusqu'alors marqué par l'absence d'eau
véritable, tout au plus une eau saumâtre et lugubre qui
tenait plus de la boue et de la vase que de l'eau claire du fleuve
Dol. La présence de l'eau a été
préparée en amont par le voyage du groupe sur le
radeau, naviguant au travers de longues vignettes horizontales qui
épousaient la forme traditionnelle du fleuve. Loisel applique
ce qu'il a déjà expérimenté dans le tome
précédent sur le format des vignettes, et conjugue la
dimension et l'emplacement de son cadre avec les perturbations du
fleuve.
Alors que Bragon, lors de sa rixe contre Fol, subissait sa
colère sans contrôle et que le fleuve malmenait tout
l'espace de la bande dessinée, c'est à lui qu'il
revient d'imposer au cadre ses variations de format. La page 23 est
entièrement composée de vignettes horizontales,
placées sous le signe du calme et de la discrétion :
les personnages chuchotent et le trait de Loisel est très
maîtrisé. Le fleuve, aussi paisible que
mélancolique, accompagne la lente prière des
prêtresses Jaisirs qui restent « immobiles, en attente. » La dernière vignette en revanche, dans
le cadre inférieur droit de la page, se redresse violemment
pour accueillir le signal d'alerte lancé par l'une des femmes.
Les perturbations sont liées cette fois-ci à la
présence du groupe de Bragon, elles sont le fait de leur
action et non plus indépendantes de leur volonté. Les
vignettes de la page opposée sont fortement verticales,
droites, élancées vers le bord de l'hypercadre. Elles
épousent le mouvement de la chute des prêtresses dont la
hauteur est accentuée par le redressement de l'image. C'est
Bragon qui mène le combat dans l'eau, et son formidable coup
de poing de la vignette 4 se fait le symbole de toute la page
où le cadre s'est inversé afin de contraster, sans
effets de mise en scène artificiels, avec la
tranquillité des instants qui ont
précédé.
L'eau reste un élément potentiellement dangereux.
L'erreur de Bragon serait de sous-estimer une seconde fois cet
étrange milieu qui l'a déjà vaincu. Le tressage
affine notre manière d'envisager la séquence. Tandis
que la première manifestation du fleuve s'était
soldée par un renversement chaotique de l'organisation
spatiale, cette nouvelle lutte menée dans l'eau est
entièrement verticale. La présence de l'eau n'est
toujours pas favorable aux héros, mais la menace est ici
induite par elle et ne résulte plus de sa seule puissance. Les
compagnons affrontent les agents de l'eau, les gardiennes du fleuve,
moins agressives que ce dernier, et surtout limitées dans
leurs mouvements. Seule la position verticale est utilisée,
quand le fleuve était capable de retourner la
séquence.
Bragon est au fait que l'eau reste pour l'instant un ennemi qu'il est
plus sage de fuir que d'affronter. Toute la séquence de
La Conque de
Ramor se retrouve dans cette
page, à la lumière pour le chevalier de ce qu'il a
appris. Pour emporter la lutte contre les prêtresses, Bragon a
comme premier réflexe de sortir de l'eau les membres de son
groupe. Il retrouve une assurance comparable à celle qu'il
avait montrée face à Fol, mais il porte cette fois en
lui la leçon de son échec, et ne commet pas l'erreur
d'opposer à la magie le tranchant de son arme. Le combat dans
l'eau est encore trop déséquilibré. La page 23
se conclut sur une vignette fort particulière, qui nous
évoque le doublon de l'album précédent :
« Bon maintenant plus un
pas... ou je tranche ! »
L'attitude est en tous points similaire. Armé et sûr de
lui, Bragon menace de mort quiconque lui fait face, mais il ne s'agit
plus de l'orgueil d'un chevalier débutant. Il a
recouvré toute sa confiance perdue, et son orgueil
blessé par Fol a cédé la place à une
assurance réelle, justifiée par la sagesse dont il a
témoigné en sortant de l'eau. Il n'est que de soulever
le rebord de la page pour constater que la vignette n'a pas de
jumelle qui lui correspond de l'autre côté : l'image est
seule, et non plus en opposition avec une vignette qui viendrait la
contredire. Bragon, ayant compris et assimilé sa
première défaite, se montre capable d'en tirer profit.
En tant que héros mythologique, il accomplit ce que l'on
attend d'un tel archétype, à savoir exploiter à
chaque étape de son voyage l'enseignement acquis au
préalable.
Le lecteur, au fait du système de la bande dessinée qui
traverse l'ensemble de l'oeuvre, comme un rayon reliant entre eux les
éléments qui se correspondent, est en mesure de porter
un regard avisé sur les enjeux de ce mécanisme. Les
événements, les péripéties, ne sont pas
gratuites, ni improvisées. Il existe une logique profonde qui
guide le récit, et conduit les personnages à faire
usage de leur expérience. Nous sommes en présence d'une
histoire fondée sur les archétypes mythologiques qui
constituent les plus grands récits depuis
l'épopée de Gilgamesh jusqu'à l'Odyssée,
et les auteurs de La
Quête de l'Oiseau du Temps, mettent en oeuvre leur science de la bande
dessinée qui leur permet de regrouper, à plusieurs
albums de distance si nécessaire, des aventures en apparence
sans rapport les unes aux autres. Le lecteur est invité
à tresser mentalement le fil qui unit ces instants du
récit, comme l'on suit le cours d'un fleuve depuis sa source
jusqu'à son estuaire. Groensteen donne du tressage une
définition proche du phénomène que nous venons
d'observer :
« Au contraire du
découpage et de la mise en page, le tressage se déploie
dans deux dimensions à la fois et les fait collaborer : celle,
synchronique, de la coprésence des vignettes à la
surface du même support, et celle, diachronique, de la lecture,
qui reconnaît dans tel nouveau terme d'une série un
rappel ou un écho d'un terme antérieur auquel il
renvoie. Une tension peut s'établir entre ces deux logiques,
mais loin d'aboutir à un conflit, elle se résout ici en
un enrichissement sémantique et une densification du «
texte » de la bande dessinée. (Le terme de tressage
s'inscrit dans le topos qui associe habituellement au texte les
notions de tissu ou de fil.) » (37)
C'est cette image du courant
irréversible qui nous accompagne au cours de la lecture du
Temple de
l'Oubli, ainsi qu'il guide le
groupe d'aventuriers. Nous empruntons la trajectoire du fleuve qui
traverse cet album de part en part. Il est temps pour les compagnons
de la quête d'affronter l'épreuve de l'oubli, de
l'abandon définitif des choses passées menant à
ce sentiment si rare et si difficile qu'est le pardon.
La deuxième épreuve, au-delà des
inévitables dangers physiques encourus, est celle de la
véritable sagesse, qui consiste à taire sa rancoeur
envers les ennemis de jadis et à prendre conscience de son
rôle dans l'aventure présente. Bragon et Bulrog sont les
premiers concernés par ce retournement : tous deux
animés par le mépris et la haine qu'ils se portent, ils
se voient contraints de faire alliance pour progresser. Leur
évolution n'est pas un hasard et correspond au schéma
du récit mythique auquel ils participent et dont Campbell
avait relevé cette particularité :
« Ce dont traitent presque
tous les mythes, c'est du passage de la conscience d'un état
à un autre. Jusqu'à présent, vous pensiez d'une
certaine manière, maintenant, vous devez penser d'une
façon complètement différente. »
(38)
Pour les personnages de Loisel et
LeTendre, le pardon est au centre de l'épreuve. Ils
s'enfoncent à tour de rôle dans les traverses du Temple
de l'Oubli, ignorants du fait qu'ils s'aventurent, pour la
première fois de leur long voyage, vers leur propre coeur,
là où réside la conscience réelle de
chaque héros. Le chemin tortueux qui les mène ne
représente, en fin de compte, que les souffrances d'une
chrysalide se déchirant pour laisser libre l'être neuf
qu'elle a formé.
L'album s'ouvre sur une représentation de la Marche des Voiles
d'Ecume, la contrée de la princesse Mara. Le dernier espoir
d'Akbar est curieusement un monde marécageux, grisâtre,
lugubre. L'atmosphère empuantie qui semble monter des cases
est surprenante, tant le royaume de Mara devrait être le
dernier endroit sûr pour Bragon à présent qu'il a
retourné contre lui les peuples croyants. Les eaux de ce
domaine sont souillées et poisseuses. La palette de couleurs
se limite aux aplats d'un gris vert indéfinissable qui
recouvre toute la surface des pages. Mara, qui se manifeste cette
fois-ci physiquement, se déplace à son aise sur un sol
qui n'est que vase et boue. Son élément est le fleuve,
mais un fleuve Dol souillé et corrompu, qui n'est plus que le
simulacre, destiné à tromper les étrangers, des
eaux tourbillonnantes de Fol. La Marche est traversée par
l'ombre du fleuve. C'est le territoire des Palfangeux, un nom qui
convient à ce milieu où règne la fange. Bragon,
pensant venir trouver ici du repos et des forces alliées,
s'enfonce en réalité dans la puanteur et la
dissimulation. Le décor de cette introduction se fait
l'écho des illusions et des tromperies qui ont
décidé le chevalier à quitter sa
chaumière. Les artifices de Mara sont d'autant plus
évidents pour le lecteur que Bragon, le référent
principal, ne semble pas les voir.
Bragon est aveugle et ne remarque pas la pourriture qui les entoure.
Sa méfiance s'est endormie, et il se laisse bercer par le
roulement des flots. Ses pensées renferment un double niveau
de lecture : elles sont à la fois le reflet de la nostalgie
qui le ronge et l'expression pour le lecteur de l'illusion dont il
est, une fois de plus, la victime. Les vignettes 2, 3 et 4 de la page
4 accueillent un discours né de la contemplation du fleuve :
« Ma foi, je ne sais pas
pourquoi, mais j'ai l'impression d'être victime d'un charme...
depuis que cette gamine m'a entraîné dans cette histoire
je ne me reconnais plus ! Où est passé le Bragon
rivé à son fauteuil ? Figé dans ses souvenirs...
! C'est comme si une nouvelle jeunesse m'était offerte.
»
Les réflexions de Gaston Bachelard à propos de l'eau et
de la rêverie nous portent à considérer
l'importance de cette séquence. C'est dans la lente
progression du fleuve que Bragon sent remonter en lui ses souvenirs
de l'ancien temps, de cette époque disparue où il
vivait d'aventures, sa compagne Mara à ses côtés.
Le monde a changé et le chevalier se sent
dépassé par l'évolution qu'il n'a pas su
prévoir. Bachelard attribue à la profondeur de l'eau la
résurgence des souvenirs :
« Pourrait-on vraiment
décrire un passé sans les images de la profondeur ? Et
aurait-on jamais une image de la profondeur pleine si l'on n'a pas
médité au bord d'une eau profonde ? Le passé de
notre âme est une eau profonde. » (39)
Les abysses où les
personnages sont sur le point de s'enfoncer sont déjà
annoncés par la mélancolie de Bragon. Il ne se «
reconnaît plus », pour s'être reporté en
arrière aussi loin et aussi profondément qu'il lui
était possible d'aller. Cette « jeunesse » qu'il
évoque avec tant de regrets se lit dans le regard perdu qu'il
porte sur les alentours. Les yeux mi-clos, la langueur du fleuve pour
compagne, il est bercé par les remous aussi sûrement que
par les sortilèges de Mara destinés à le
tromper, et qui lui permettent de se dévoiler au chevalier
sans revêtir une fausse apparence.
Mara est une vieille femme fort laide, dont on nous dit qu'elle fut
belle autrefois. Comment croire les vestiges d'un passé devenu
néant quand celle qui nous apparaît est sans âge,
sans visage ni couleur ? La sorcière est plus marquée
que Bragon encore par la vieillesse. Elle a succombé aux
ravages du pouvoir et sa peau a pris la couleur de la boue qui
recouvre son domaine. Les détails physiques de chacun sont
cruciaux afin de les appréhender selon leur nature : le visage
de Mara contredit l'ensemble de ce que nous pensions connaître
d'elle. Les artifices sont toujours à l'oeuvre, et pour Bragon
il n'est pas encore temps de renoncer définitivement à
son rêve. Il reste un homme avant d'être un héros,
et ne pourra accomplir son destin qu'une fois détaché
du fardeau encombrant de ses souvenirs. Ce dont parlait Joseph
Campbell, au sujet de l'évolution de la conscience, se
vérifie régulièrement dans le personnage de
Bragon. Sa nostalgie le rend dépendant des êtres et des
événements de son passé, et la présence
de l'eau à ce stade de son parcours, alors qu'il vient de
renoncer à son ermitage sans connaître encore les enjeux
réels de sa quête, est une épreuve
délicate, qu'il ne peut d'ailleurs surmonter.
Sa tentative de séduction envers Mara découle de sa
rêverie de l'eau, et il la voit dans l'éclat de sa
beauté disparue. En repoussant ses avances, Mara le
précipite dans son amour de père envers Pélisse.
Il considère désormais sa fille comme le symbole d'une
jeunesse enfuie après laquelle il n'a de cesse de
s'essouffler. Le mise en cadre fait de nouveau son office, et traduit
plus clairement en trois vignettes ce que dix pages manuscrites
n'auraient sans doute pas suffi à exprimer. Mara joue
volontairement sur la peur de vieillir qui consume Bragon, et elle le
pousse dans ce sens, sachant qu'il se débattra pour
conquérir son plus mortel ennemi, le temps, symbolisé
par l'oiseau fabuleux qu'il doit retrouver. « C'est de l'histoire ancienne... nous avons
passé l'âge des amours tumultueuses... finis les
jalousies, les fausses romances et les vrais chagrins... vois-tu
notre jeunesse est maintenant loin derrière nous... »
(40) Le cadrage de
la vignette 4 s'oppose naturellement à ce discours, et il ne
reflète que le point de vue de Bragon qui voit Pélisse
comme son dernier recours. La jeune femme, de nouveau à
l'avant-plan, se distingue par la note de couleur qu'elle introduit
dans le paysage terne de la Marche.
L'histoire de Bragon et Mara est achevée, il lui est
nécessaire de découvrir de nouvelles motivations : le
caractère et la fougue de Pélisse sont le témoin
de son propre passé. Il est toujours question de la
transmission de l'expérience d'une génération
à l'autre, d'une époque à l'autre. Bragon est
à la fois le maître de Bulrog et le père de
Pélisse, tout semble lui indiquer que son temps est
révolu mais il continue, malgré tout obstiné par
sa crainte de la mort et du temps qui passe, insidieux,
menaçant chacun d'entre nous. Les mythes sont l'expression de
nos peurs primitives, ils nous content l'histoire de héros
confrontés à des situations par lesquelles nous devons
tous passer. La nouvelle génération, Pélisse,
l'Inconnu, et Bulrog en particulier, pousse vers l'avant et vers leur
chute ceux qui les ont précédés, et Bragon
comprend que sa quête sera avant tout une lutte
acharnée, et perdue d'avance, contre le déclin de son
existence :
« L'eau est ainsi une
invitation à mourir, elle est une invitation à une mort
spéciale qui nous permet de rejoindre un des refuges
matériels élémentaires (...) Chaque heure
méditée est comme une larme vivante qui va rejoindre
l'eau des regrets ; le temps tombe goutte à goutte des
horloges naturelles : le monde que le temps anime est une
mélancolie qui pleure. » (41)
En feignant d'interdire à
Pélisse de partir, Mara prend le chevalier au piège de
son affection et le contraint à intervenir en faveur de sa
fille, pour ne pas perdre en plus de ses souvenirs cette enfant qu'il
vient de rencontrer. La manipulation de la princesse est claire : le
lecteur sait depuis le premier tome que Pélisse n'est plus une
enfant, que la découverte de sa sexualité lui a permis
de remporter l'épreuve de La Conque de Ramor. Dès l'instant de leur rencontre, Mara travaille
le coeur et l'esprit de Bragon afin d'obtenir son implication
complète dans la quête. A posteriori, sa
déclaration au sujet des amours évanouis contient une
allusion qui annonce l'arrivée de Bodias, ancien rival de
Bragon et nouveau personnage central de l'album : « finis les jalousies (...) et les vrais
chagrins... »
Bodias est le héros le plus intéressant de cette
épreuve, dans le sens où, en tant que personnage
destiné à ne vivre qu'une partie de l'aventure, son
évolution et sa transformation sont
accélérées et condensées sur une plus
courte période, mais aussi car il représente un double
de Bragon en stigmatisant à l'extrême tous les
défauts de ce dernier et en lui permettant de comprendre le
sens de ce nouveau seuil qu'est le Temple de l'Oubli.
Bodias jaillit de la marge de l'hypercadre, véritable verdure
envahissante qui situe d'emblée au lecteur la fonction d'un
tel personnage (42) : il est l'intrus, l'indésirable. Les
auteurs convoquent tous les archétypes du dandy afin de le
rendre aussi insupportable qu'il l'est pour Bragon. Bodias n'est
à cet instant que suffisance et fatuité. Ses poses
très étudiées, ses manières doucereuses
et ses anachronismes mondains comme le baisemain trahissent toute sa
personnalité. Il se cantonne encore à la
théâtralité, au paraître, et illustre
idéalement la théorie de la répétition
visuelle de Groensteen :
« (...) la bande
dessinée serait fondée sur une dialectique de la
répétition et de la différence, chaque image
s'enchaînant à la précédente par une
reprise partielle de son contenu. (...)
Certes, on ne saurait nier que la redondance est au principe de la
majorité des bandes dessinées (même si certaines
y échappent). Encore faut-il voir qu'elle est
généralement une conséquence directe de
l'organisation du récit autour d'un personnage central
(conventionnellement désigné comme le «
héros ») qui, seul ou flanqué d'acolytes, sera
presque continûment au coeur de l'action. Cette focalisation
narrative se traduit à l'image par l'ubiquité dudit
personnage, représenté dans un grand nombre de
vignettes. » (43)
Le personnage s'impose au regard par
les nombreux aplats de couleur que son costume imprime au multicadre.
L'oeil du lecteur, jusqu'alors habitué au gris des
marécages, à l'absence de couleur réelle, se
trouve confronté, à l'instar de Bragon, à la
présence gênante et verdoyante du prince. Bodias est
vert des lèvres aux pieds : il est un cliché pur ; sa
personne correspond exactement à sa tenue, il est aussi
précieux que le laisse deviner son visage pincé et
maquillé. Présent dans la majorité des
vignettes, il s'installe dans le récit sur le plan visuel du
lecteur et des autres personnages. La bande dessinée,
grâce à l'étalement et à la
simultanéité de ses instances narratives, donne
à voir un ensemble avant d'en voir l'unité, et le
récit et la mise en cadre peuvent ainsi se correspondre en
permanence. Bodias menace à la fois l'équilibre visuel
de l'hypercadre et la paternité de Bragon, après lui
avoir ravi son premier amour. Il est, pour Bragon, le nouveau gardien
de l'épreuve. Mais quand le précédent avait
été combattu par la force, il est amené à
s'allier à son ancien rival. Le chemin qui s'ouvre aux trois
personnages principaux qui pénètrent dans le Temple est
celui du pardon : pour Bodias, Bragon et Bulrog, pardon du
passé, de la défaite, et des humiliations.
Dans l'ombre du Temple, chacun d'eux va révéler ou
découvrir sa nature héroïque. Pour Bulrog, la
rancoeur est encore trop présente, mais il doit composer avec
sa haine et en faire le deuil peu à peu. Le sacrifice de son
unique motivation est encore trop pénible, et son parcours
trop incertain. Il apprend néanmoins à faire passer
l'intérêt de la collectivité avant sa guerre
personnelle : c'est le premier acte de sagesse qui va le conduire
vers sa transformation finale. Dans le cas de Bragon, il est temps de
renoncer à ses souvenirs et de vivre l'instant lorsqu'il se
présente, en cessant pour de bon de scruter derrière
lui afin d'entrevoir un passé qui ne reviendra jamais.
Le maléfice d'oubli qui frappe les héros est
symptomatique de l'évolution de leurs consciences. Chacun
abandonne ses rancoeurs égoïstes et lutte aux
côtés des autres dans un but commun. La petite
fraternité qui s'est formée des trois alliés les
plus improbables devient un groupe uni et dirigé vers un
même but. L'épreuve est plus douloureuse encore pour
Bragon, dont le parcours suit le schéma que nous attendions :
il est dorénavant confronté au présent
après avoir laissé le Temple emporter ses souvenirs.
C'est la raison d'être fondamentale du mythe que nous avions
dégagée auparavant à l'aide de Joseph Campbell :
Bragon, pour la première fois depuis longtemps - trop
longtemps - fait l'expérience de cet état d'extase qui
consiste à « être en vie ». Non plus affronter
les quotidiennetés de l'existence, mais ressentir au plus
profond de soi le sentiment fabuleux « d'être au monde
», et c'est ainsi, pour avoir su oublier les entraves du
passé, que Bragon connaît de nouveau le souffle de
l'aventure. Le héros véritable est dans l'instant
présent, dans la réalité de son acte. Etre
vivant, c'est ressentir le monde dans l'instant du monde.
Pour Bodias, le parcours est sensiblement différent, et une
fois de plus l'analyse des ressources internes de la bande
dessinée nous livre les enjeux du récit. La
traversée du Temple de l'Oubli et la réussite de
l'épreuve physique ont transformé profondément
la nature du prince. De tous les personnages du cycle, il
connaît l'évolution la plus rapide, et accède au
rang de héros sans souffrir de la comparaison avec les
principaux. Le héros se caractérise par le passage d'un
état de conscience à l'autre : Bodias fait preuve d'un
courage et d'un honneur insoupçonnés au terme de son
épreuve. C'est à l'instant de sa mort que le lecteur
envisage la transformation dans son ensemble, et reconsidère
la place qu'il tient dans la quête.
Le parallèle doit être établi entre les pages 12
et 46, qui fonctionnent, à un album de distance, comme des
jumelles négatives, chacune illustrant le contraire exact de
sa soeur. Alors que sa mort est l'événement principal
de la page 46 (44), Bodias n'est présent que dans trois
vignettes, quand son intrusion ronflante en début d'album s'en
octroyait onze et dominait l'hypercadre.
Le personnage « meurt » sur deux niveaux. A mesure que le
feu du Fouet Ardent ronge son visage, il s'amenuise jusqu'à
disparaître physiquement du cadre pour ne plus laisser entendre
que sa voix, qui vient elle aussi à s'éteindre. Un
personnage de bande dessinée qui s'évince peu à
peu est destiné à retourner au néant originel
dont le dessinateur l'a sorti, autrement dit à quitter
l'espace visuel, franchissant par là les limites du
récit.
Les couleurs de son habit sont également plus nuancées,
moins agressives. Bodias s'est débarrassé de sa superbe
et de sa dimension solennelle pour devenir un héros
sincère, humble et respectueux de sa fonction. Ce n'est
qu'à l'ultime instant de sa vie qu'il en saisit enfin le sens.
Bodias est un prince, et agit en tant que tel lorsqu'il brise de rage
le bâton de son confrère qui déshonore leur rang.
Désormais, Bodias n'agit plus pour satisfaire son égo :
si sa personnalité occupait l'espace au point de le saturer
lors de son apparition, c'est son action qui est à
présent décisive. Elle est le dernier pivot du
récit qui précipite le dénouement de l'album
où nous voyons Fjel se rendre au devant la mort, empreint lui
aussi de la sagesse nouvelle que lui a fait entrevoir Bodias. Les
deux princes-sorciers, après s'être fourvoyés
durant tant d'années, se rachètent dans la mort.
Bodias, qui nous était apparu comme un simple rival de coeur
de Bragon, sans grande utilité, avait réussi lors de
son entrée en scène à déclencher un
conflit stérile par sa seule présence. Le rapide combat
contre Bragon ayant tourné court, il n'avait eu aucune
influence sur le cours principal de l'aventure. En tant que
héros, Bodias devient un actant, un être engagé
dans la quête collective dont l'action est déterminante
pour la suite du récit. Il renoue avec la tradition
chevaleresque véhiculée par Bragon en défendant
l'honneur de son rang et de sa dame.
La mort de Bodias nous révèle combien le système
de la bande dessinée combine à la fois des
éléments intertextuels et supra-textuels. Par le jeu
des couleurs, des variations de formats et la redondance des
situations, les événements principaux d'un album se
correspondent et forment le tressage de Thierry Groensteen. Les
grands mythèmes que sont le passage du seuil, la mort
initiatique et l'acquisition d'une nouvelle forme de sagesse
connectent entre eux les éléments cruciaux de chaque
album. Le tressage se poursuit au-delà des frontières
matérielles du livre, au niveau du macrocadre, où des
situations se retrouvent presque à l'identique, transmises par
des mécanismes narratifs équivalents. Les nuances d'un
album à l'autre indiquent la progression du héros
mythologique qui évolue à chaque étape de la
quête. C'est en cela que Bragon, Bodias, Bulrog ou même
l'Inconnu, sont de véritables héros campbelliens : ils
tirent un enseignement de leurs échecs et de leurs
succès, tout comme la bande dessinée met à
profit les multiples éléments qu'elle a établis
en amont et qui trouvent leur signification globale lorsque l'on a
connaissance du récit dans son ensemble.
C'est ainsi que l'évolution de
Bodias prend toute sa mesure par la leçon qu'il transmet
indirectement à Bulrog. Les deux principaux ennemis de Bragon
se découvrent un chemin à suivre, une voie nouvelle qui
s'ouvre quand ils pensaient leur parcours tracé d'avance.
Celui de Bulrog se détourne soudain de son objectif personnel
de vengeance, il envisage pour la première fois un destin
différent. La leçon à recevoir est encore trop
subtile pour le guerrier, mais son cheminement dans les couloirs du
Temple de l'Oubli et le sacrifice de Bodias à sa cause l'ont
définitivement changé.
L'épisode se conclut sur une double-page des plus tristes : la
quête de l'Oiseau du Temps entraîne avec elle la
disparition de personnages nobles et courageux, qui succombent
à la force irrésistible du fleuve (45). Le
courant d'eau qui les emporte se manifeste encore, plus discret, et
accompagne une dernière fois Bodias par-delà les
gouttes de pluie qui se déposent sur sa tombe. La terre
calcinée du prince apaise ses brûlures sous la caresse
de l'eau, et la mort emporte les compagnons de son étouffante
tristesse. La seconde épreuve est achevée pour nos
trois chevaliers, Bragon, Pélisse et l'Inconnu, au prix du
sang et de ces dernières larmes.
« L'eau est ainsi une invitation
à mourir, elle est une invitation à une mort
spéciale qui nous permet de rejoindre un des refuges
matériels élémentaires (...) Chaque heure
méditée est comme une larme vivante qui va rejoindre
l'eau des regrets ; le temps tombe goutte-à-goutte des
horloges naturelles ; le monde que le temps anime est une
mélancolie qui pleure. » (46)
Notes :
1 DURAND Gilbert, Figures mythiques et visages de l'oeuvre, p.193, éd. Dunod.
2 Cf. annexe - fig. 1 - « La Conque de Ramor », éd. Dargaud,
1998, illustration de couverture, nouvelle édition.
3 Cf. annexe - fig. 2 - CDR, page 3, vignettes 2/3/4.
4 Cf. annexe - fig. 3 - CDR, page 4.
5 Cf. annexe - fig. 4 - CDR, page 8, vignettes 1/2/3/4/5.
6 Cf. annexe - fig. 5 - CDR, page9, vignettes 1/2/3/4.
7 DURAND Gilbert, Figures mythiques et
visages de l'oeuvre, p.193, éd.
Dunod.
8 « Il a été
tressé par la mère de cette gamine, brin sur brin, avec
la langue d'un Borak que j'ai moi-même étripé...
il y a... hum... bien longtemps. »
LOISEL Régis & LETENDRE Serge, La Quête de l'Oiseau du Temps, « La Conque de Ramor », p.9 vignette 8,
éd. Dargaud, 1998.
9 TOLKIEN John Ronald Reuel, The Lord of
the Rings, 1954-1955.
10 Cf. annexe - fig. 6 &
7 - CDR, page 10 & 11.
11 PEETERS Benoit, Lire la bande
dessinée, p.145, éd. Champs
Flammarion, 1998.
12 GROENSTEEN Thierry, Système de la
bande dessinée, p.44, éd.
PUF, coll. Formes Sémiotiques, 1999.
13 Cf. annexe - fig. 8, 9 &
10 - CDR, page 12, vignettes 2/3/4/5/6/7/8
; page 13, vignettes 1/2/3 ; page 13, vignettes 7/8/9.
14 « Après toutes ces
années de silence et d'oubli voilà qu'elle m'envoie
sa... bâtarde me provoquer... ! Chez moi ! Dans mon ermitage !
J'enrage ! »
15 Will Eisner constate que la gestuelle
est d'autant plus importante que l'image de bande dessinée est
figée et par conséquent doit être aussitôt
interprétable. Cet extrait du Récit Graphique nous
éclaire quand au sens réel de l'attitude de Bragon, qui
se détache de la gestuelle classique que préconise
Eisner. La dimension théâtrale du chevalier s'en trouve
renforcée : « Le récit d'une tranche de vie
consiste à isoler un moment précis de la vie d'une ou
de plusieurs personnes puis à l'approfondir. Le narrateur
choisit un événement dont l'intérêt se
suffit à lui-même. Il compte sur l'expérience
vécue et l'imagination du lecteur pour fournir son impact
à l'histoire. Le jugement du lecteur dépend de la
manière dont l'histoire est racontée. Il est donc
important que l'artiste décrive des situations
crédibles. Postures subtiles, gestuelles naturelles et
instantanément indentifiables doivent être
utilisées car nous traitons dans ce genre d'histoire avec les
sentiments des personnages. Les découpages délirants et
les performances techniques qui pourraient prendre le pas sur
l'histoire doivent être ici éliminés car ils vont
à l'encontre de ce style narratif. » Le Récit Graphique, p.40,
éd. Vertige Graphic.
16 « Bah ! Pouvoirs, magie,
sortilèges ! Oui ! Je reconnais bien là les artifices
de Mara ! »
17 « Mais
je ne suis plus un jouvenceau, qu'on envoûte et qu'on chasse
à la première querelle, MOI ! »
18 Cf. annexe - fig. 9 - CDR, page 13, vignettes
1/2/3.
19 Cf. annexe - fig. 10 - CDR, page 13, vignettes 7/8/9.
20 Thierry Groensteen établit à ce sujet un
parallèle judicieux entre la vignette et l'image de
cinéma. La spécificité de la bande
dessinée est d'exposer justement au lecteur le
découpage en train de se construire, quand le film efface
toute juxtaposition des plans. Dans le cas de Bragon, cette vignette
qui aurait pu passer inaperçue est renforcée par son
aspect de fragment, et invite le lecteur à prendre en compte
chaque élément constitutif de la séquence :
« On l'a dit : encadrée par du blanc (redoublement du
cadre), de dimension généralement petite, la vignette
se laisse aisément circonscrire et prélever dans le
continuum séquentiel. Cela signifie qu'aux niveaux perceptifs
et cognitifs, la vignette existe bien davantage pour le lecteur d'une
bande dessinée que n'existe le plan pour le spectateur d'un
film. Lorsqu'il visionne un film, « le spectateur de
cinéma n'éprouve pas (...) la sensation d'être
placé devant une multitude d'énoncés narratifs
de premier niveau qui s'accumuleraient morceau par morceau pour
donner naissance à l'énoncé narratif de second
niveau, le récit filmique d'ensemble. » Le lecteur de
bande dessinée, au contraire, éprouve
précisément une sensation de cet ordre. »
Système de la bande
dessinée, p.33, éd. PUF,
coll. Formes Sémiotiques, 1999.
21 Cf. annexe - fig. 11 - CDDR, page 14, vignette 3.
22 La Quête de l'Oiseau du Temps,
« La Conque de Ramor », p.16
vignette 6.
23 Id. p.16 vignette 7.
24 PEETERS Benoit, Lire la bande
dessinée, p.23-24, éd.
Champs Flammarion, 1998.
25 Cf. annexe - fig. 12 - CDR, page 17, vignettes 5/6/7/8/9/10.
26 CAMPBELL Joseph, Les Héros sont
éternels, p. 76, éd.
Seghers, 1987.
27 Cf. annexe - fig. 13, 14 &
15 - CDR, pages 25, 26 & 27.
28 GROENSTEEN Thierry, Système de la
bande dessinée, p.37, éd.
PUF, coll. Formes Sémiotiques, 1999.
29 Cf. annexe - fig. 14 - CDR, page 26.
30 « Quoique le plus souvent séparées par de
minces travées blanches, les vignettes peuvent être
considérées comme les fragments solidaires d'une forme
globale, d'autant plus nette et consistante que les bords
extérieurs des cadres vignettaux sont traditionnellement
alignés. » GROENSTEEN Thierry, Système de la bande dessinée, p.38, éd. PUF, coll. Formes
Sémiotiques.
31 PEETERS Benoit, Lire la bande
dessinée, p.31, éd. Champs
Flammarion.
32 GROENSTEEN Thierry, Système de la
bande dessinée, p.60, éd.
PUF, coll. Formes Sémiotiques.
33 La Quête de l'Oiseau du
Temps, éd. J'ai Lu, coll. Pocket
BD, 1989.
34 GROENSTEEN Thierry, Système de la
bande dessinée, p. 32, éd.
PUF, coll. Formes Sémiotiques.
35 BACHELARD Gaston, Psychanalyse du
Feu, p. 54, éd. Livre de Poche,
coll. Biblio Essais, 1942
36 Cf. annexe - fig. 18 &
19 - « Le Temple de l'Oubli »,
éd. Dargaud, 1998, pages 22 & 23.
37 GROENSTEEN Thierry, Système de la
bande dessinée, p.174, éd.
PUF, coll. Formes Sémiotiques.
38 CAMPBELL Joseph & MOYERS Bill, Puissance du Mythe, p.126,
éd. J'ai Lu, coll. Aventure Secrète.
39 BACHELARD Gaston, L'Eau et les
Rêves, p.69, éd. Livre de
Poche, coll. Biblio Essais, 1942.
40 LOISEL Régis & LETENDRE Serge, La Quête de l'Oiseau du Temps, "Le Temple de l'Oubli", p.6.
41 BACHELARD Gaston, L'Eau et les
Rêves, p.68, éd. Livre de
Poche, coll. Biblio Essais, 1942.
42 Cf. annexe - fig. 16 &
17 - TDO, page 12 ; page 13, vignettes
1/2/3/4/5/6.
43 GROENSTEEN Thierry, Système de la
bande dessinée, p.135, éd.
PUF, coll. Formes Sémiotiques, 1999.
44 Cf. annexe - fig. 21 - TDO, page 46.
45 Cf. annexe - fig. 22 - TDO, page 48, vignettes 4/5/6/7/8.
46 BACHELARD Gaston, L'Eau et les
Rêves, p.66, éd. Livre de
Poche, coll. Biblio Essais, 1942.
©
Sylvain Tavernier 2003 <syltavernier@wanadoo.fr>
Université du Littoral
Lettres Modernes
2002-2003
LE CADRE DU MYTHE
Regards sur l'architecture imaginaire de la
bande dessinée
Etude de La Quête de l'Oiseau du Temps,
de Serge LeTendre et
Régis Loisel
Mémoire de Maîtrise
sous la direction de Joël Ganault, 2003
Étudiant
en lettres modernes à l'Université du
Littoral, Sylvain Tavernier est un fan des
littératures de l'imaginaire en général
et de Stephen King en particulier. Il écrit des
nouvelles et tient la rubrique de la filmographie de Stephen
King, et la plus grande partie des critiques du
film
du mois de ce site.
Vous trouverez de Sylvain
Tavernier sur ces pages :
u une nouvelle : Un truc qui gratte
une
nouvelle : Simon le boiteux
une
nouvelle : Josh le Ventru
une
nouvelle : Space fantasy
une étude : la filmographie de Stephen King
une étude : Approche du mythe de l'un et du double dans
l'imaginaire kingien
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ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 22 -
hiver 2003
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