LE CADRE DU MYTHE

par Sylvain Tavernier

Regards sur l'architecture imaginaire de la bande dessinée

Etude de La Quête de l'Oiseau du Temps,
de Serge LeTendre et Régis Loisel

Deuxième Partie

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PRÉSENTATION

TABLE DES MATIÈRES

BIBLIOGRAPHIE

Entre classicisme stylistique et modernité de création, une nouvelle approche des archétypes mythologiques

Entendons « classicisme » au sens noble du mot, et dégagé de toute nuance péjorative. La bande dessinée peut être un genre moderne, en pleine expansion, elle n'en possède pas moins un passé, différentes écoles et courants, ainsi qu'un grand nombre d'auteurs faisant référence, parmi lesquels Hergé incarne le créateur de la ligne claire, ce procédé narratif que nous désignons comme « classique », dans la mesure où il est le plus répandu car le plus simple à appliquer. La Quête de l'Oiseau du Temps, dont la naissance s'est effectuée d'abord en 1975 dans la luxueuse revue Imagine, puis en prépublication sous une nouvelle forme dans Charlie Mensuel à partir de 1982, se situe au croisement de la ligne claire et de la modernité d'où vont bientôt apparaître les expériences graphiques de Bourgeon sur une oeuvre telle que Les Compagnons du Crépuscule, de Froideval et Ledroit et leurs Chroniques de la Lune Noire que nous avons déjà citées, ou bien de Chevalier et Ségur qui plongent à nouveau dans l'univers de l'héroïc-fantasy avec la Légende des Contrées Oubliées. Cette dernière référence s'inscrit dans la succession directe de La Quête de l'Oiseau du Temps, par l'insertion étonnante et séduisante d'illustrations pleine-page au sein d'un récit dominé par la ligne claire. Loisel fait donc figure de pionnier du découpage : bien que son trait soit essentiellement attaché à la tradition qui remonte jusqu'aux Aventures de Tintin, il n'hésite pas, comme nous le verrons, à s'en éloigner et à élargir son cadre aux dimensions requises par le récit.

Mais qu'en est-il de ce récit proprement dit ? Quelle est la substance fondamentale de cette quête, déjà présente dans le titre même, et qui laisse augurer d'une aventure épique, du parcours de héros destinés à poursuivre ce but mystérieux qu'est « l'oiseau du temps » ? Le voyage du chevalier Bragon et de ses compagnons se construit selon l'itinéraire archétypal du héros tel que l'ont défini Joseph Campbell et d'autres érudits, et dont Gilbert Durand donne ici une définition rapide mais somme toute assez complète :

« Le destin mythique du héros accompli s'inscrit en trois grands mythèmes solidaires, dans l'ordre d'apparition de ces structures. La première réside en l'annonce du destin exceptionnel par tous les prodiges de la naissance héroïque et les fantaisies de redoublement qui renforcent par leur répétition la valeur du héros. La seconde est constituée par les travaux du héros et la victoire sur de multiples périls. Enfin, la dernière marque l'accomplissement de la quête du héros par la révélation du trésor ou du secret gardé. » (1)


Notre objectif sera désormais de démontrer, à l'aide de l'outil critique précédemment développé, comment La Quête de l'Oiseau du Temps respecte le parcours établi des mythes universels tout en sachant contourner ces mêmes archétypes afin de toujours surprendre son lecteur, et de le toucher de façon sensible, presque tragique. Suivant les étapes incontournables du cheminement du héros, les codes de la bande dessinée vont nous permettre d'illustrer combien cet art se met au service des mythes, en leur offrant un moyen d'expression fort et accessible. La connaissance des mécanismes du tressage, ainsi que du jeu des correspondances entre multicadres et de l'importance du macrocadre, viendra ainsi éclairer l'utilisation des motifs mythologiques qui foisonnent dans l'oeuvre, et participent à l'universalité de son message.

Le choix de
La Quête de l'Oiseau du Temps s'est imposé : cette bande dessinée offre la particularité de ne pas relater un voyage unique, une seule initiation, mais de multiples parcours, dont chaque personnage devient à son tour le héros. Les caractères de La Quête suivent chacun leur propre voie, et se présentent comme les éléments individuels d'un grand ensemble qui serait la quête en elle-même, cette recherche impossible de l'Oiseau du Temps. Loisel et LeTendre n'ont pas imaginé un seul héros, ils ont créé un monde où tout être peut le devenir en se faisant l'actant de son propre destin. Si le duo formé par Bragon et sa fille Pélisse semble au premier regard dominer l'aventure, leurs compagnons connaissent chacun une initiation, découvrant par là leur nature véritable. Bulrog, L'Inconnu, ainsi que Bodias et les opposants à la progression de Bragon, tous passent par les différentes étapes initiatiques qui confèrent à un être son statut de héros. De cette multiplication des parcours naît toute la richesse de La Quête de l'Oiseau du Temps que nous nous proposons à présent de dévoiler.

2. 1 - L'APPEL DE L'AVENTURE : REGARDS SUR UNE SÉQUENCE

Ce voyage, que nous désignons sous le terme « d'initiation », n'est pas le seul fait d'un déplacement physique, de l'accomplissement d'une recherche matérielle. Le - ou les héros - sont amenés à parcourir un long chemin, tant sur le plan du corps que de l'esprit. Les mythes nous transmettent le récit d'une progression mentale, d'une élévation spirituelle que le héros découvre de lui-même à mesure qu'il poursuit son aventure, une aventure qui parle à chacun en ce qu'elle lui apparaît comme le symbole de sa propre vie. Si les récits héroïques nous touchent au coeur, c'est qu'ils sont l'expression du parcours de chaque individu vers son être intérieur, vers un nouvel état de conscience qui nous permet d'envisager l'existence sous un regard neuf, éclairé, ayant connaissance de notre relation au monde et de notre « capacité d'être ». Métaphore évidente du passage de l'enfance à la maturité, ils sont avant tout les moyens d'accès à une compréhension de notre être, à une meilleure acceptation de la condition mortelle de l'homme. Tout ce que les héros vivent et ressentent, nous pouvons en découvrir des résonances à chaque nouvelle étape importante, chaque fois que nous attribuons irrationnellement au Destin les peines et les souffrances qui nous accablent, quand ces peines et souffrances ne sont justement que les étapes naturelles de notre développement, de l'accession à l'expérience et à la connaissance.

Les mythes parlent des obstacles et des épreuves que nous avons à affronter tout au cours de l'existence, difficultés parmi lesquelles l'appel de l'aventure et le passage du premier seuil figurent en position initiale. Les personnages de
La Quête de l'Oiseau du Temps sont soumis à cette étape qui leur ouvre la voie de l'initiation. L'attitude des différents membres du groupe lors de la découverte de leur destin détermine leur psychologie : certains pensent ainsi agir par simple désir matériel, d'autres espèrent retrouver une jeunesse disparue, et d'autres, enfin, ne font que rêver d'aventures...

2. 1. 1. Pélisse, franchir le premier seuil

Selon la tradition, le premier héros qui nous est introduit dans La Quête de l'Oiseau du Temps présente toutes les caractéristiques du personnage naïf, innocent, vierge de toute expérience et désireux d'entamer son apprentissage après une trop longue période d'immobilisme, à l'exception du fait qu'il s'agit ici d'une... héroïne. La jeune Pélisse, qui s'est d'abord manifestée au lecteur comme une belle ingénue par le biais de l'illustration de couverture (2), figure de femme dans une posture enfantine, ouvre le récit sur ces mots : « C'est aujourd'hui que je sors de ma tanière et m'offre à l'aventure. » Elle semble avoir atteint sa maturité physique, mais son ignorance du monde est manifeste.

L'héroïne vient de « naître » littéralement sous les yeux du lecteur. Elle lui apparaît dans la brume, et se découvre par un déplacement de point de vue qui s'affine jusqu'à nous la dévoiler entièrement. Pélisse s'apparente pour l'instant au personnage du Fou, la première carte du jeu de Tarot divinatoire. Le Fou est l'insouciant qui s'engage dans l'aventure les yeux vers le ciel, et qui marche distraitement sur le rebord d'un précipice. Pélisse est en ce sens le premier archétype du récit : n'est-elle pas d'ailleurs assise au bord d'une fragile plate-forme, les pieds balançant dans le vide ?
(3)

Pour Pélisse, l'appel de l'aventure est une chose naturelle, et même, semble-t-il, attendue depuis longtemps. Tout en obéissant à la volonté de sa mère, elle satisfait son profond désir de quitter son univers devenu trop monotone, trop étroit sans doute, et aspire à découvrir le monde. Lorsque les volontés extérieures correspondent au souhait intime du personnage, le départ pour la quête est vécu comme le déroulement logique de l'existence, voire comme un réel soulagement. Le héros va pouvoir faire ses preuves, et répondre aux appels de sa destinée.

En tant que fille de princesse, investie par-là de capacités supérieures, d'une tradition royale à perpétuer, sa première tâche sera de faire ses preuves en accomplissant un exploit digne de sa lignée. Elle répond définitivement à son appel lorsqu'elle s'arrache du sol à dos de Lopvent. En volant, en quittant par les airs le royaume maternel, elle abandonne derrière elle et sans regret tout ce qui avait jusqu'alors constitué son existence. Ce départ doit être considéré comme une libération de l'autorité parentale, mais au-delà de l'analyse psychologique, il s'agit bien pour Pélisse d'une démarche volontaire, de son premier « saut dans l'inconnu » qu'elle effectue le coeur léger
(4). L'héroïne réalise ainsi le premier épisode d'une succession d'événements qui vont la séparer de son foyer et de sa mère, et la conduire au-delà de ce qu'elle peut imaginer. Si elle ne prend la route que pour délivrer un message à Bragon, comme une mission confiée à un novice afin qu'il fasse ses preuves, Pélisse ne sera jamais réellement capable de retourner chez elle. Les forces extérieures vont se charger de son évolution vers l'âge adulte sans qu'elle puisse s'y opposer.

L'appel a donc été entendu, et suivi avec empressement. Aussi, il est désormais nécessaire pour Pélisse d'affronter le gardien de son premier seuil. Avant même que sa quête n'ait réellement débuté, elle se trouve confrontée au monstre qui garde l'accès au nouveau royaume. Le héros ne saurait quitter sa chrysalide sans peine, il lui faut réaliser un acte de bravoure qui scellera sa détermination de jeune apprenti.

Dans la mythologie classique, ces gardiens sont légions et prennent différentes formes selon qu'il soient pacifiques, s'opposant de manière détournée au départ du héros, ou clairement antagonistes et dangereux, auquel cas le héros devra faire preuve de courage et de détermination. Thésée, venant d'hériter du glaive de son père, se rend à Athènes lorsque sa route croise celle du géant Procuste. Il emporte la victoire en alliant la ruse et la force, protégé par le talisman que représente l'arme d'Egée. Un autre gardien, plus féroce et plus terrifiant, attend Orphée sur les rives du Styx : Cerbère, le chien des Enfers, qui lui bloque l'accès dans son voyage pour retrouver Eurydice. Seul le chant merveilleux du poète peut endormir le monstre et garantir sa sécurité. Ces épreuves de force et d'intelligence sont l'archétype du passage du héros de l'inexpérience à la maîtrise de ses facultés.

L'aventure d'Orphée face à Cerbère se retrouve presque à l'identique dans
La Quête de l'Oiseau du Temps. Pélisse se mesure seule à une créature que Loisel représente comme un chien noir à la peau de cuir, agressif et incontrôlable. Il est le gardien qui doit être vaincu pour confirmer le héros dans sa position privilégiée. Pélisse l'affronte sur deux niveaux : son arme est à la fois le Fouet Ardent qu'elle brandit, mais aussi les paroles de défi qu'elle prononce. Plus encore que sous la morsure du feu, le Trivulge recule face à la colère de son adversaire, héritière de sang royale qui en appelle aux pouvoirs de sa mère : « Je suis Pélisse ! La fille de la princesse-sorcière Mara ! » (5) Son discours de source magique, dont l'énonciation lui confère une dimension incantatoire, rend la jeune fille invulnérable, et se traduit visuellement par le lettrage qui lui est associé. Quand les personnages secondaires qui assistent au combat s'expriment selon les codes habituels de la bande dessinée, dans des phylactères de taille courante, les paroles de Pélisse en revanche jaillissent des limites de la bulle (6) et s'inscrivent en lettres rouges à même le dessin. Cette épreuve confère à Pélisse toute sa valeur héroïque. La jeune vierge que le lecteur vient de découvrir est digne de son héritage et se montre aussi intrépide que les héros antiques. Gilbert Durand nous enseigne que la force du héros est naturelle et justifiée par son appartenance à une illustre tradition :

« De nombreux mythes (...) viennent embellir et magnifier la naissance du héros. (...) Le renforcement de l'héroïsme par hérédité divine ou royale et le renforcement de l'héroïsme par redoublement dioscurique du héros.
Tout héros est d'un autre temps, et de l'espèce des demi-dieux, de la race des anciens jours. Pour le grandir, il n'est que de l'affronter à un monde rapetissé et de montrer que son hérédité le privilégie dans l'époque dégénérée où il apparaît. »
(7)


Pélisse est assistée dans son épreuve par le Fouet Ardent, arme magique que lui a transmise sa mère. Bragon nous révèle qu'il a lui-même tressé cette arme par le passé (8) : détentrice d'un talisman puissant ayant appartenu à ses deux parents, Pélisse ne peut échouer. L'arme du père est un artefact commun aux principaux mythes, et elle se transmet d'une génération à l'autre comme un patrimoine, symbole de la valeur héroïque de la lignée. Thésée récupère ainsi l'épée du roi Enée, Siegfried reforge l'épée de son père afin de vaincre le dragon Fafnir et, dans le néo-mythe du XXeme siècle qu'est Le Seigneur des Anneaux (9), Tolkien se conforme à la tradition mythologique en faisant reforger par les Elfes l'épée d'Isildur, symbole pour le héros Aragorn de sa légitimité au trône des Hommes.

Dans
La Quête de l'Oiseau du Temps, la situation est légèrement différente. Conscients du caractère maintes fois exploité de leur histoire, les auteurs ont inversé les archétypes attendus. Le personnage central auquel s'identifie le lecteur est à présent féminin, et la transmission des connaissances à lieu entre la mère et la fille, Bragon étant destiné à devenir lui aussi l'un des héros de l'aventure. Ignorant l'existence de sa fille, il ne pouvait lui faire don de son arme, qui n'aurait d'ailleurs pas convenu à la nature de la jeune femme. Le fouet bien plus que la hache fait de Pélisse la descendante des Amazones. Son combat contre le Trivulge correspond à ce que Durand avait établi comme la confrontation à « une époque dégénérée. » Pélisse, investie des pouvoirs de sa mère, apparaît dans un univers sur le déclin, où les personnages sont vieux ou faibles et où la Nature engendre des monstres. « Immondice de la nature ! » clame-t-elle de prime abord à la créature : le héros intervient afin de rétablir l'équilibre dans un monde corrompu. Il annonce la venue d'une nouvelle ère, qui restaurera la grandeur des époques passées. C'est à cette fin qu'il appartient aux deux périodes à la fois. Sa jeunesse l'installe dans ce présent en ruines, tandis que sa filiation avec les héros de jadis augure du retour de la lumière.

Pélisse a remporté la victoire sur le premier gardien qui s'opposait avec violence au commencement de sa quête, mais il lui reste à affronter la colère de son propre père, le chevalier Bragon, qui se dresse face à son départ et fait figure de cette catégorie de gardiens pacifiques mais redoutables, tant leurs arguments sont honnêtes et résultent d'une bonne intention. Elle résiste à l'ordre direct de Bragon qui lui intime de ne pas l'accompagner. Cette injonction paternelle est plus délicate encore à contourner que l'attaque du Trivulge. Pélisse doit faire preuve d'audace et de ruse pour déjouer un tel gardien, son affranchissement vis à vis de sa mère ne devant pas se conclure par un nouvel asservissement envers le père. La lutte contre le Trivulge lui a donné l'assurance nécessaire. Elle est capable de résister à la pression parentale qui compte la dissuader de partir. Pélisse franchit définitivement le premier seuil en faisant appel à la nature superstitieuse de Bragon :
« Pucelle, vraiment ? Alors ma virginité nous portera chance ! »
La fierté du chevalier qui souhaitait repartir seul pour son dernier voyage est rattrapée par ses anciennes croyances et il ne sait que répondre. C'est la jeune héroïne qui met fin, par sa ruse, à la confrontation. Pélisse a prouvé qu'elle était digne des espoirs que sa mère avait placés en elle, et qu'elle savait retourner à son avantage les situations périlleuses. Par ses actes, elle a conquis le droit d'entamer réellement son parcours.

2. 1. 2. L'appel de l'Inconnu

Le second personnage sur lequel l'action s'attarde légèrement est l'un des futurs compagnons de route de Pélisse. A ce stade du récit, rien ne laisse présager de son importance future... qu'il ignore d'ailleurs lui-même. Touret, qui deviendra par la suite L'Inconnu, intervient dans La Quête de l'Oiseau du Temps sous les traits d'un nouvel archétype. À l'opposé de Pélisse, il incarne l'autre facette possible du héros, qui appartient le plus souvent à deux styles de vie extrêmes : prince ou pauvre, il ne connaît pas de juste milieu, son voyage lui permettant de transcender sa condition première.
Touret est aussi jeune et inexpérimenté que Pélisse, mais il ne bénéficie pas de l'aura prestigieuse d'un parent héroïque, et ne manifeste surtout aucun désir particulier de vivre une épopée. Son existence est entièrement liée à la ferme de Bragon, dont il profite de la protection en échange de son travail. C'est encore un jeune homme sans motivation, qui ne semble pas attendre un appel spécifique : le destin va se charger de lui faire entrevoir un objet à atteindre, lequel objet n'étant pas celui que l'on pourrait penser.

L'arrivée de Pélisse à la ferme est l'élément déclencheur qui entraîne chaque personnage à suivre l'appel de l'aventure. Elle devient à son tour le présage, celle par qui la quête va débuter. Avec Touret cependant, les auteurs se sont efforcés de contourner les clichés, tel qu'ils l'avaient compris déjà en faisant du référent du lecteur une héroïne. Le valet de ferme n'est pas destiné à suivre un parcours classique auquel nous pourrions nous attendre, et la séquence de son appel nous le révèle : aussi vierge que ne l'est Pélisse, il tombe sous le charme des courbes de la jeune femme, et le serviteur jusqu'alors satisfait de sa vie confortable se découvre un objectif.

Il est un héros attaché à la matière, et sa quête sera celle de la sexualité et de l'amour. Ses attitudes comiques et son rôle de bouffon au sein du groupe pourraient empêcher de voir en lui le guerrier, qui connaît sa propre initiation. Sa motivation première semble trancher avec les nobles aspirations de Pélisse et de Bragon qui se dévouent à la sauvegarde de leur monde, mais il subira tout comme eux de nombreuses épreuves qui le mèneront à la découverte de la sagesse. Son parcours est atypique car marqué par la domination des motifs physiques et sexuels, et que son but originel n'est autre que la satisfaction de son désir envers Pélisse. Celle-ci fait par ailleurs office de gardien du seuil pour le jeune garçon. Remarquons que sa première épreuve est d'ordre physique lorsqu'il reçoit la gifle méritée. En s'envolant aux côtés de Bragon, Pélisse provoque involontairement l'appel pour Touret, qui a désormais une raison de quitter son état initial. Il a pris conscience de sa sexualité et entend bien accomplir sa quête. Ne jugeons pas ici les motivations de chacun selon des critères inadéquats de noblesse ou de médiocrité. Le voyage de Touret est tout aussi difficile que celui de ses compagnons, il a simplement choisi une autre voie. Le principe de la quête est d'amener le héros à une compréhension plus fine et plus aiguë du monde et de son être. Elle peut emprunter divers chemins, sachant qu'en fin de compte l'essentiel n'est pas l'objet recherché mais le voyage que l'on entreprend pour y accéder.

Nous comprenons ce que la convoitise de Touret pourrait avoir de superficielle d'après cette première lecture. Un personnage entièrement motivé par la perte de sa virginité ne semble pas correspondre a priori aux archétypes mythiques du héros. Il faut envisager sa quête en complément de celle de Bulrog, le mercenaire ennemi de Bragon qui n'intervient que par la suite dans le récit. Ces anti-héros vont peu à peu se révéler être les deux faces complémentaires d'un seul et même personnage réunissant toutes les qualités du héros véritable, Bulrog le guerrier suivant une évolution spirituelle et Touret le jeune fou se découvrant un courage et une force physique insoupçonnés. Ils sont chacun marqués par un manque que l'autre vient remplacer. Nous étudierons à mesure du récit comment leurs rapports antagonistes jouent de cette attraction/répulsion et nous donnent finalement à voir en eux la figure du véritable héros mythique de
La Quête de l'Oiseau du Temps, quand le couple formé par Bragon et Pélisse aura échoué.

2. 1. 3. Bragon ou « La Voie Royale » du héros

« La gloire, la reconnaissance, les honneurs,
sont les produits dérivés du parcours du héros,
ils n'en sont pas la principale motivation. »
Mary Henderson


Contrairement à Pélisse et Touret, le chevalier Bragon se distingue par sa grande maturité et sa position remarquable. Lorsque sa quête commence, sa fille l'a déjà présenté comme « le légendaire chevalier Bragon », il possède donc la gloire, la connaissance et la force. Il est l'archétype du héros accompli, dont les exploits passés résonnent encore dans le coeur des hommes et que l'on prend pour modèle. Mais il appartient à une époque aujourd'hui disparue : les deux jeunes héros sont à la veille de leur voyage tandis que Bragon fait partie d'un temps plus ancien, avant que son monde ne se dégrade et ne perde le sens de l'héroïsme. Sa première apparition visuelle est révélatrice : celui que tous les personnages ont jusqu'alors évoqué comme « le maître » ou « le chevalier » se dévoile sous les traits d'un vieil homme, occupé à raconter aux enfants les exploits de son ancienne vie. C'est l'image du grand-père conteur d'histoire qui s'impose quand nous attendions la venue d'un héros d'envergure. Assis devant une cheminée, les enfants attentifs en ronde à ses pieds, il mime l'une de ses nombreuses aventures. S'il s'agit bien d'un cliché, ce n'est certainement pas celui que nous pensions trouver. Où sont les signes de gloire et de grandeur ? Quel est ce héros fatigué qui se contente de reproduire le passé sans chercher à compléter ses voyages ? La scène semble anodine, mais elle témoigne de ce qui tourmente déjà Bragon : la nostalgie, l'amertume, le désir de surmonter la vieillesse en vivant de nouvelles épreuves. La Nostalgie, terme-clé du cycle de l'Oiseau du Temps qui semble s'ouvrir sur cette image et qui se referme sur elle au dernier album, lente mélancolie des jours enfuis. Elle est la souffrance de Bragon, sa compagne trop présente que l'arrivée soudaine de Pélisse va éloigner.

Pour Bragon, l'appel de l'aventure se distingue nettement de celui de ses compagnons. En tant que héros confirmé, il ne lui est pas nécessaire de prouver sa valeur et de repasser par les premières étapes initiatiques. Pourtant, le chevalier va subir au cours de la Quête un nouvel apprentissage, dont la plus importante leçon sera d'accepter qu'il lui reste encore de nombreuses choses à découvrir. Bragon est un héros humain qui n'a pas achevé son cycle de transformations, comme s'il s'était retiré au seuil de sa dernière épreuve. Il doit donc se confronter à cet appel inattendu qui a lieu en deux temps. Nous allons montrer comment la bande dessinée, en opérant un travail de correspondance au sein du multicadre, accompagne et renforce les archétypes mythologiques d'une séquence incontournable.

La quête se présente à Bragon sous la forme d'une prédiction. Les augures sont récurrents dans la mythologie, et souvent annoncent au héros un parcours difficile, plus long et plus douloureux qu'il ne le pense. En partance pour Troie, Ulysse se voit confier que vingt années s'écouleront avant son retour. Dans la séquence qui nous intéresse, formée par la double-planche des pages 10 et 11
(10), le cadre de la bande dessinée s'unifie autour d'une seule action dramatique. Le rôle de l'oracle, tenu par le personnage mourant du Vieux des bois, est à nouveau emprunté aux mythes. Il annonce à Bragon la venue d'un temps de changement, dont le chevalier sera responsable au prix de son équilibre : « une ombre rôde sur Akbar... toi Bragon tu la combattras jusqu'au bout, et elle périra quand les lunes d'Akbar seront rouges... rouge-sang ! Seulement ce jour-là tu trouveras la folie en réclamant la mort... ! »

Sur le plan visuel, la bande dessinée permet des effets remarquables qui s'accordent sur la forme avec le fond du récit : ce que l'oracle prédit se matérialise sous nos yeux quand la couleur rouge envahit l'hypercadre. Le
« rouge-sang », symbole de la folie à venir du héros, investit le champ de vision et domine finalement l'ensemble de la séquence. Dans le temps du récit, ce lent dégradé de couleur ne rend compte que d'un coucher de soleil, mais il est doublé pour le lecteur du lettrage spécifique utilisé :

« Au lieu de voir dans le texte un matériau hétérogène et agressant, les véritables auteurs de bande dessinée le perçoivent en effet comme une donnée fondamentale, participant pleinement du travail graphique de la case et de la planche et favorisant leur traversée. Car le texte, souvent, dit autant par sa taille, sa forme, sa position dans l'image que par son seul contenu.
Les lettres se boursouflent, s'amincissent ou se disloquent. Elles débordent des bulles, envahissent l'image, se font pure onomatopée, parvenant ainsi à suggérer une véritable polyphonie. »
(11)


Chaque élément visuel participe ainsi à la menace qui s'accroît sur Bragon avant même qu'il n'ait rencontré Pélisse ni envisagé de repartir. Le sang et la folie lui sont associés par l'entremise de cette couleur funeste, et chaque référence à la malédiction du vieil homme est ainsi marquée en rouge. L'oracle inscrit ses présages en rouge dans les vignettes 3 et 4, et le discours de Bragon lui succède lorsqu'il s'informe de la couleur des lunes d'Akbar en septième vignette. L'occurrence la plus frappante est sans doute celle attribuée à Pélisse, qui interpelle son père en lettres rouges sur la planche opposée. Les termes mêmes de « chevalier Bragon » sont écarlates, marquant définitivement de leur malheur le nom du héros.

La séquence de l'oracle apparaît d'emblée complète et achevée, contenue toute entière dans les frontières de l'hypercadre naturel que constitue la double-planche. Elle est une forme privilégiée, qui offre au lecteur un regard d'ensemble sur un événement, et qui assure ainsi la continuité du récit tout en conservant un certain isolement, permettant de l'envisager comme un système clos. L'oeil repère son achèvement sur un large panoramique plus sombre que les vignettes précédentes, et qui conclut la séquence en même temps que la nuit tombe pour les personnages. La lente chute de lumière était préparée en amont dans le récit, et la transition du jour à la nuit s'est effectuée pour le lecteur de façon subtile et naturelle. Un simple retour en arrière nous permet de comprendre que la couleur a sensiblement décliné depuis la découverte de la ferme à la cinquième page, chaque double-planche suivante étant éclairée par sa propre lumière. D'un jaune sombre de fin d'après-midi, la palette de couleur a glissé progressivement vers le rouge écarlate d'un crépuscule d'été.

Cette métaphore de l'ombre étalant son emprise sur le destin d'Akbar est également pour les personnages le symbole d'une fin de cycle. C'est lors de cette séquence que Pélisse franchit le premier seuil, que Bragon se découvre une fille et que Touret réalise qu'il a lui aussi un but à atteindre. Ils sont tous trois en phase de transition, sur le point de répondre à l'appel de l'aventure, et Loisel et LeTendre parviennent à faire cohabiter dans un même cadre spatio-topique ces trois points de vue différents. Tout comme le départ réel aura lieu pour chacun sur la même page, ils subissent en même temps l'influence du destin qui les pousse en avant.

Pour Bragon, le choix est plus délicat et nécessite que le récit s'y attarde. Sa réaction vis à vis de l'oracle est empreinte de crainte et de superstition. Il fait appel à sa croyance en la magie plutôt qu'en sa raison, et demande à son valet de lui confirmer la couleur des lunes. Le Vieux des bois n'a pas interdit au chevalier de reprendre le chemin, mais il l'a mis en garde contre l'issue de l'aventure. Malgré ses qualités et sa posture de héros, Bragon sera victime de folie. Le héros accorde un crédit particulier aux paroles du mourant : il est un héros des temps anciens qui a conservé sa foi dans les pratiques occultes, contrairement à Pélisse et Touret qui ne prêtent pas attention à la prophétie. Ces détails nous renseignent avec précision sur le caractère de Bragon. Il a confiance en sa force mais se méfie des signes et des présages. L'expérience lui a vraisemblablement enseigné la prudence envers la magie, comme nous pourrons le constater lors de sa première épreuve.

Cette séquence, remarquable sur le plan visuel et narratif, parvenant à transcrire simultanément la situation initiale de chacun tout en redoublant le récit d'un emploi symbolique des couleurs et du lettrage, illustre la valeur de la double-planche telle que la décrivait Groensteen :

« La partie du support (magazine ou album) et, partant, le segment de l'oeuvre qui s'offre au regard correspond, en principe, à une double page. Du point de vue perceptif, la double page constitue donc une unité pertinente et mérite, à ce titre, notre attention.(...)
...les pages situées en vis à vis sont liées par une solidarité naturelle, et prédisposées à dialoguer. S'il est permis au dessinateur d'ignorer cette prédisposition, il y a pourtant de multiples façons d'en tirer parti. Depuis que, sur le marché francophone, l'album a supplanté la presse comme support de référence, les auteurs sont d'ailleurs de plus en plus nombreux à tenir compte de cette complicité naturelle entre pages attenantes, et à concevoir leurs planches deux par deux. La mise en page, la couleur et les effets de tressage sont les principaux paramètres impliqués dans cette conception en doublon. »
(12)

Les auteurs ayant une maîtrise des codes de la bande dessinée peuvent ainsi exploiter à leur profit les contraintes formelles et mettre ces limites au service d'une séquence particulièrement importante. La forme enrichit le fond mythologique de ses apports représentatifs : l'oracle, l'appel de l'aventure, les différentes épreuves, voient leur symbolisme accentué par une mise en scène au service d'un contenu archétypal que les auteurs prennent soin de renouveler et d'améliorer selon leurs desseins. Ici, une séquence commune à tout récit mythique fonctionne grâce à la multiplication des héros et des réactions : quand proposer un héros unique serait verser dans le cliché, La Quête de l'Oiseau du Temps nous en propose trois, et chacun de personnalité différente.


La séquence suivante constitue pour Bragon son appel réel. A l'image de tout héros mythique, il doit subir l'épreuve du déracinement, de l'exil. Comme Pélisse a quitté le royaume maternel peu de temps auparavant, il subit la question du départ. Il lui reste à faire un choix : renouer avec l'époque de l'héroïsme et de la grandeur ou s'assurer une mort paisible, devenu la caricature de celui qu'il fut jadis et condamné à ne plus vivre d'autres exploits que ceux de sa mémoire.
La double-page 12 et 13
(13) fait directement suite à celle de l'oracle. Le récit respecte la narration traditionnelle en faisant succéder à l'annonce d'un destin funeste l'appel de l'aventure, plus fort pour le héros que sa routine et sa peur de l'inconnu. Le véritable héros est celui qui accepte le voyage sachant pourtant les risques qu'il encourt, comme une manière de braver le destin en se rendant au devant de la prédiction pour mieux l'affronter.

Bragon va pourtant refuser son appel : comme bien des héros antiques, il fait marche arrière à l'idée de quitter son univers familier et se confond en faux prétextes pour refuser sa tâche et rester chez lui. Le départ signifie l'abandon d'une certaine sécurité, il s'agit de laisser derrière soi un lieu dont on connaît les règles et les personnes que l'on aime pour s'aventurer en terre inconnue. Bragon entretient une filiation avec un héros tel que Ulysse, qui avait tout d'abord rejeté l'offre d'Agamemnon lui demandant de partir en guerre contre Troie. Il dut employer l'une de ses célèbres ruses et feindre la folie afin de ne pas accompagner les Grecs dans leur expédition. Pour Ulysse, l'appel se faisait de façon externe, sans qu'il l'ait désiré. Bragon est dans une position similaire. Mara lui apprend volontairement l'existence de sa fille pour le contraindre à la suivre, tout comme Agamemnon s'était emparé de Télémaque et l'avait placé sous le soc de la charrue afin qu'Ulysse arrête sa comédie.

En réaction à la demande de Mara, le chevalier évoque son ermitage et provoque directement son ancienne compagne en traitant la jeune femme de
« bâtarde » (14). Voilà donc tout ce qu'est devenu le héros de l'ancien temps, un vieil homme fatigué et amer, dont la rancune envers la sorcière ne s'est pas apaisée et qui n'a d'autre refuge que la colère pour s'opposer à Pélisse. Mais l'orgueil et la colère sont des composants essentiels du caractère de Bragon, qui possède une nature très théâtrale, fidèle à l'esprit romanesque des chevaliers de la Table Ronde. Ses attitudes sont exagérées, il accentue volontairement chacun de ses gestes et appuie son discours de poses maniérées. Le lecteur comprend vite le goût prononcé de Bragon pour sa propre mise en scène (15). Il est un homme d'honneur et de principes qui entretient volontiers sa réputation par des démonstrations de colère et de superbe, qui retombent bien vite hélas, effacées sous le visage fatigué du vieillard. Lors de son monologue, Bragon correspond au cliché des illustres héros arthuriens, fiers et susceptibles, toujours prêts à défendre leur honneur et à mettre leur bras au service d'une dame. Pélisse et Mara oeuvrent dans ce sens pour obtenir son aide dans la quête.

C'est la colère de Bragon qui inaugure la séquence. Son cri vient rompre littéralement la tranquillité de la première vignette, au point de faire s'envoler les oiseaux dans le lointain. Le point de vue reste identique, uniquement troublé par cet accès de fureur qui jaillit depuis la fenêtre de la ferme. Toutes les paroles du chevalier sont renforcées par sa gestuelle : il se positionne devant les flammes (vignette 5), dresse la main en vignette 7 quand il s'agit de dénigrer la tradition dont Mara est la représentante
(16) et écarte pompeusement les bras pour confirmer ses dires (17). Sa dimension arthurienne se double en outre d'une référence interne à la bande dessinée qui lui attire la sympathie du lecteur. Bragon possède un caractère proche de celui du Capitaine Haddock, héros hergéen devenu lui aussi légendaire, à tel point qu'il a franchi les limites propres au medium pour exister au yeux du public en dehors des Aventures de Tintin. Haddock est aujourd'hui l'icône du personnage caractériel, aux colères s'embrasant aussi vite qu'elles s'éteignent, mais toujours prêt à suivre l'appel de l'aventure aux côtés de Tintin. La récurrence du juron favori de Bragon - « Par les crocs du Borak ! » - renvoie directement aux « Mille Sabords !» du Capitaine et donc à cette image traditionnelle de l'univers de la bande dessinée. Il est un archétype sur plusieurs niveaux.

Cependant, la vantardise et la grandiloquence de Bragon ne servent qu'à masquer sa peur de vieillir et de voir l'aventure lui échapper une dernière fois. Il a conscience de la chance que Pélisse est en train de lui offrir, mais il va lui falloir revivre toutes les étapes du héros débutant et sa fierté se révolte à cette pensée. Le premier strip de la page 13
(18) est à ce sens le plus intéressant. Observons comment la mise en scène et la succession des vignettes accompagne subtilement le récit :
« Je suis encore Bragon... le chevalier Bragon ! » Le reste de fierté du personnage est éclairé par le cadrage. Une très légère contre-plongée nous découvre Bragon levant le doigt, comme un maître récitant une leçon à une enfant inattentive, ce qui correspond bien à la situation puisque la vignette suivante nous enseigne dans le même temps que Pélisse ne lui accorde aucune écoute. Le visage du chevalier est encore fier, bien que son regard tombant et sa barbe grise trahissent son manque de confiance. Il ne lève plus le doigt que par habitude, et se caricature lui-même une nouvelle fois. La scène joue sur des effets comiques tout en exprimant l'inquiétude et la perte d'assurance de Bragon, et le lecteur, décontenancé par ce double registre, se trouve dans une position analogue : Bragon est-il encore en train de jouer la comédie ou bien est-ce son angoisse réelle qui transparaît ? La bande dessinée nous permet un arrêt illimité sur chaque image, et favorise la prise en compte de tous les éléments.

La seconde vignette renforce ce sentiment d'incertitude quant à la nature de la scène. Entre le comique de décalage et la gravité du personnage, Loisel est en équilibre permanent. « Moui... enfin... j'étais » murmure Bragon à l'arrière plan en se servant une tasse de café. Il est évincé par Pélisse qui s'occupe au premier plan et qui laisse entendre par sa jeunesse et sa force ce qu'ont pu être les heures de gloire de Bragon. Le contraste est saisissant entre le vieux chevalier et sa descendance, pourtant Loisel prend toujours soin d'équilibrer l'importance de chacun, afin que l'un ne soit pas d'emblée considéré par rapport à l'autre comme le héros principal : les sources de lumière ont leur importance, puisque contre toute attente seul Bragon est éclairé. Le regard ne se concentre pas exclusivement sur Pélisse qui reste dans la pénombre. Sa valeur n'est pas supérieure à celle de son père, à l'inverse de ce que nous savions d'eux jusqu'à présent.

Enfin, épuisé par sa tirade et probablement lassé de se mentir à lui-même, Bragon s'assoit et rumine son amertume : « Parce que maintenant... hein... » Il comprend que son passé et ses grands airs ne sont plus de mise, et qu'il ne cherche qu'à impressionner la jeune femme... comme il essaie vainement de s'illusionner. La quête de Bragon est ainsi dominée dès le départ par les procédés d'illusion dont il sera victime au cours de son voyage. Les artifices de Mara qu'il condamnait ouvertement sont prompts à agir sur ses décisions : malgré sa fierté et son tempérament, il reste fortement attaché aux anciennes croyances qui faisaient partie de son époque. Toute son expérience ne peut lui faire admettre qu'il se laisse aveuglément guider par ses chimères. Mara, Pélisse, la jeunesse enfuie, la gloire d'autrefois, toutes symboles d'un rêve inaccessible qui conduira Bragon à la folie que lui a prédit l'oracle.

L'apparition de Mara sous une forme évaporée est à la fois révélatrice des relations entre les personnages et de la soumission du chevalier à ses superstitions. Grâce au seul jeu du découpage, la bande dessinée permet une compréhension globale de ces rapports, sans même une explication verbale, paradoxalement au sein d'une séquence plutôt bavarde de conversation au coin du feu.

Le cadre change brutalement de format
(19) : c'est là l'une des caractéristiques de la ligne claire ménageant à l'auteur la possibilité de travailler sur la dimension des cases, sans pour autant bouleverser la géométrie de la planche. Les nuances d'orientation et de forme sont d'autant plus remarquables qu'elles interviennent dans un récit dominé par des cadres de dimension classique, qui servent avant tout l'histoire. Un changement soudain du format des vignettes prend alors un sens particulier sur lequel il faut s'attarder. Ici, le cadre se redresse dans le troisième strip, qui occupe tout à coup la moitié de la planche, quand l'autre moitié avait pu accueillir deux strips d'égale proportion. A l'inverse de toute la séquence, où Pélisse et Bragon occupaient une part identique du cadre spatio-topique, l'action se fige soudain sur le vieil homme qui se fixe à son tour devant l'apparition de la sorcière. Le cadre a basculé à la verticale pour conserver à l'image de Mara son aspect vaporeux, comme une colonne de fumée s'élevant à l'intérieur de la chaumière.

Dans la dernière vignette de la planche, Loisel opère une inversion d'angle de vue et Mara se manifeste au lecteur d'après le regard de Bragon. En contre-plongée, surplombant toute la scène, elle impose le silence au bavard dont le discours se trouve réduit à sa plus simple expression.
« Mara ! », le seul mot qu'il puisse encore prononcer et qui ne fait que redoubler l'image que nous avons sous les yeux. L'appel de l'aventure se fait désormais écrasant, au sens strict : le découpage autorise une pause à cet instant afin de tourner la page. Les auteurs veillent à ménager ces effets d'attente qui entretiennent le désir du lecteur de connaître la suite.

Pour Bragon, l'appel revêt une apparence sacrée, de l'ordre du divin. La mission qui lui est confiée est d'envergure cosmogonique, et pourtant le chevalier témoigne une fois encore d'attitudes étonnantes. Il se tient constamment en porte-à-faux entre l'image du héros mythique classique et celle d'un homme de caractère suivant l'idée précise qu'il a en tête. L'obsession de Bragon n'est pour l'heure ni la sauvegarde du monde ni la reconquête de son titre, pas plus que le souci d'obéir à un devoir venu des Dieux ou de satisfaire ce que les hommes attendent de tout héros. Il ne pense qu'à son amour disparu, relégué par Mara aux souvenirs d'un temps plus doux.

Le caractère « figé » de la vignette, sa position d'attente entre la précédente et celle qui lui succède
(20), favorise l'apport de subtils détails qui nous éclairent sur les sentiments du héros. La troisième vignette de la page 14 (21) laisse apercevoir une nuance dans la carapace de Bragon. Celui qui ne manifestait que rancoeur et colère infantile fait tout à coup preuve de tristesse et de déception. Ce portrait agit comme un instantané : à peine enregistré, le regard glisse rapidement sur la vignette suivante. La sensation s'efface aussitôt, mais elle a bien eu lieu, et notre perception du personnage en est foncièrement changée. Ce procédé n'est possible que dans un récit fondé sur les archétypes que nous défendions lors de la première partie : le visage de Bragon est d'autant plus surprenant qu'il tranche avec le cliché du personnage classique dévoué à une noble cause. Les auteurs brisent les codes et, de façon presque imperceptible, confèrent au héros une dimension humaine qui ouvre le récit à une perspective plus enrichissante que le strict respect du schéma antique. Nous connaissons à présent la motivation principale de Bragon dans sa quête, grâce à cette simple vignette déjà loin en arrière dans le souvenir. Il ne répond pas à l'appel afin de faire vivre sa réputation, mais pour renouer, l'espace d'un instant, avec ses amours oubliées.

A partir de ce regard nostalgique et empreint de tristesse du chevalier, le rythme de la séquence s'accélère, et le retour à la tradition mythologique marque la fin de l'appel, aussi bien pour Bragon que pour les autres personnages. Les destins se lient soudain lors d'une même page et chacun se retrouve investi de sa propre quête.
En insistant sur le caractère héroïque de Bragon, Mara rejoue le mythe de la littérature courtoise et de la matière de Bretagne, où les chevaliers arthuriens partaient au-devant des dangers pour l'honneur de leur dame. Bragon devient concrètement le « champion » de la princesse, qui
« en appelle à [son] aide comme chevalier de coeur et de bras. » (22) Leur amour ancien les a gardés liés malgré le temps, et bien que Bragon n'ait pas encore pardonné à Mara son abandon, il est conscient du fait qu'il a l'occasion de vivre une nouvelle épopée qui sera le couronnement de sa gloire. « La gloire, comme l'amour, est vaine si elle n'est pas entretenue » (23), dit-il pour tout commentaire. A défaut de répondre à l'appel de son coeur, Mara peut tout au moins lui confier la tâche sans laquelle un héros ne peut justifier son existence. C'est tout le sens de la longue introduction dans la ferme qui soudain prend corps : en dehors de l'action héroïque, un personnage tel que Bragon est condamné à subsister en retrait sans véritablement vivre. L'accomplissement de hauts faits lui est aussi familier que primordial, et Bragon réalise combien il s'est aveuglé pour ne pas admettre que sa vie était derrière lui, et que son ermitage lui tenait déjà lieu de tombeau.

L'avant-dernière page de ce long appel de l'aventure nous donne un exemple de la relation intervignettale propre à la bande dessinée, chaque case étant liée à ses voisines au sein d'un même espace qui nous en donne un aperçu d'ensemble. La lecture ne se concentre pas sur une vignette après l'autre, elle englobe d'abord la séquence dans son entier et ensuite seulement se focalise sur la construction étape par étape :

« Il existe par contre un espace absolument spécifique que l'on pourrait nommer le péri-champ. Constitué par les autres cases de la page et même de la double page, cet espace à la fois autre et voisin influence inévitablement la perception de la case sur laquelle les yeux se fixent. Aucun regard ne peut appréhender une case comme une image solitaire : de manière plus ou moins manifeste, les autres vignettes sont toujours déjà là. Jean-Claude Forest l'explique fort bien : « Nous savons tous qu'il y a d'abord une première lecture globale : on se laisse imprégner par l'ambiance, par le sens général qui s'offre sur les deux planches. Ce regard rapide circule à partir du haut à gauche et se poursuit vers le bas à droite. Puis vient le moment réel de la lecture. »
Comme toute particularité d'un média, cette donnée peut renforcer un projet ou venir se jouer de lui. Les grands auteurs de bande dessinée se sont accommodés avec brio de cette contrainte singulière, organisant l'ensemble de la double page en fonction de préoccupations que l'on pourrait dire topologiques, là où bien des dessinateurs se contentent de juxtaposer leurs vignettes. »
(24)


Le rythme est obtenu par la connaissance préalable que nous a fournie notre premier regard. Il est en effet impossible de comprendre les gestes de Bragon préparant son arme si l'oeil n'a pas repéré sa sortie précipitée en fin de page, signalant ainsi le retour du théâtral.

Les poses du chevalier sont à nouveau très soignées, bien qu'il ne s'agisse plus cette fois de faire ressortir son mauvais caractère légendaire. Il s'applique avec soin à la vérification de son arme, et la façon dont nous interprétons son geste est due à la correspondance des vignettes, chacune participant à la mise en place d'un multicadre porteur de sens. Ici, on ne peut se tromper sur l'attitude du personnage : il est sur le point de sortir de chez lui, de partir enfin à l'aventure, et par là-même de franchir les limites du cadre, et même de l'hypercadre et de la double page
(25).

Au niveau visuel, Bragon effectue comme Pélisse un « saut dans l'inconnu », puisqu'il s'apprête à quitter le champ de lecture et qu'il nous faut tourner la page correspondante à sa sortie. Dans cette dernière vignette, qui conclut la séquence sur un ressort dramatique courant de bande dessinée, Bragon est encore présent et pourtant déjà absent, car la vignette suivante n'existe pas sur le plan matériel. Le personnage semble disparaître du cadre, et par conséquent du récit.

Le découpage nous indique le sens symbolique de son action. Le héros mythique, après avoir surmonté sa résistance interne à l'appel, se lance dans l'aventure et laisse derrière lui son univers familier. Bragon sort de la ferme comme il sort du cadre : la séquence s'achève, une fois la page tournée, sur le départ de chacun des personnages.

L'appel se referme dans le même temps pour les trois compagnons, ils ont désormais tous un but qui relève à la fois de la quête individuelle et du parcours collectif. Les mythes mettent en oeuvre différents enjeux, où des actions personnelles et isolées interagissent avec un propos d'ordre cosmique.
La Quête de l'Oiseau du Temps repose sur le principe d'équivalence entre le bas et le haut, entre le particulier et le général : ce qui se produit au niveau d'un individu se joue également au niveau supérieur du monde auquel il appartient. L'action d'un seul être peut déterminer le sort de l'ensemble des êtres, tout comme les événements affectant tout un système se retrouvent à l'échelle réduite dans l'évolution de chaque personnage.

2. 2 - LE PARCOURS DU HÉROS : D'UN SEUIL À L'AUTRE, POURSUIVRE LA QUÊTE

Ils avancent désormais sur les rayons de leur destinée, ces héros encore ignorants du sens réel de l'aventure qu'ils entreprennent. Au-delà des épreuves physiques, des dangers à surmonter et des seuils à franchir, la quête d'une vie est avant tout le voyage que l'on mène vers soi, vers la découverte de sa nature profonde, dont les événements et les étapes initiatiques nous font prendre conscience. Chacun des personnages de La Quête de l'Oiseau du Temps s'est pour l'instant engagé sur de faux objectifs : ils entament le parcours qui les mènera à l'opposé de ce qu'ils pensaient trouver, et qui n'est autre que la connaissance parfois douloureuse de notre véritable raison d' « être » au monde.

Depuis l'appel de l'aventure, qu'ils ressentent chacun de façon différente dans les premières pages du cycle, jusqu'au dénouement tragique du récit imaginé par Loisel et LeTendre, le petit groupe de compagnons va être confronté à une série d'épreuves, incontournables à la mise en place d'une oeuvre fondée sur les archétypes mythologiques, et qui conduiront peu à peu chaque membre du groupe à découvrir sa place dans le destin du monde. Qu'il s'agisse de héros nobles et en apparence sans faille tels que Bragon et Pélisse, ou qu'ils soient lâches, violents ou orgueilleux comme L'Inconnu, Bulrog et Bodias, ils seront tous contraints d'accepter au terme de leur parcours une évolution violemment différente de leurs motivations initiales. La progression d'un album à l'autre, en suivant le cours du fleuve Dol, va nous permettre d'illustrer que les mythes ne sont pas le simple récit d'une succession de péripéties mais un théâtre où se mêlent également perte, douleur et désespoir.

2. 2. 1. La Conque de Ramor, renoncement et renaissance

La première épreuve de la Quête est celle du renoncement où les héros abandonnent une part importante de leur ancienne vie. Renoncer aux habitudes de vie, à l'innocence, aux certitudes et aux croyances, est une étape majeure dans le développement des personnages, qui sont alors démunis de leur passé face aux obstacles. La thématique du héros seul contre son destin est très présente dans le cycle, car il rencontre un bouleversement interne à celui qui touche le monde. La Quête ne présente pas un seul niveau de lecture, elle rassemble trois enjeux, d'ordre individuel pour Bragon et son groupe, collectif pour la survie d'Akbar et enfin cosmique pour les Dieux et la pérennité de leur ère. Les héros luttent ainsi pour la sauvegarde de leur monde tout en éprouvant une évolution personnelle. C'est le principe de correspondance entre le haut et le bas qui confère aux mythes leur universalité. En prenant connaissance de ce rapport, où le destin de chaque être est relié à celui de son univers, nous pouvons envisager notre relation au monde de façon plus claire : les dangers que j'affronte, l'ensemble du monde les affronte avec moi. Si le héros se retrouve bien souvent seul pour accomplir sa tâche, il est accompagné dans l'épreuve par l'infinité des héros passés :

« De plus, il n'est pas nécessaire de se lancer seul dans l'aventure, les héros de tous temps s'y sont risqués avant nous et le labyrinthe est maintenant un terrain connu. Il nous suffit de mettre nos pas dans ceux du héros. Là où nous pensions découvrir une abomination, nous trouverons un dieu. Là où nous pensions devoir tuer un ennemi nous aurons à nous tuer nous-même. Quand nous penserons voyager vers l'horizon nous nous aventurerons vers le centre même de notre existence. Quand nous penserons être seuls au monde, nous serons unis avec le reste du monde. » (26)


La Conque de Ramor est marquée tout au long de son développement par la perte des croyances et de la religion. Ordinairement, le héros est soutenu dans son parcours par la présence des forces divines, notamment dans la mythologie greco-romaine où les dieux sont pour la plupart à l'origine des épreuves, quand ils ne sont pas eux-mêmes les instigateurs de la quête. Dans l'Iliade, Homère leur attribue l'origine de la Guerre de Troie, ainsi que les multiples aventures qu'elle a engendrées, depuis l'Odyssée d'Ulysse à la fuite d'Enée, dont la descendance nous conduit à Romulus et Rémus et à la genèse de l'Empire Romain. Les dieux sont les premiers intervenants dans les luttes des hommes et chacun favorise son peuple ou son champion selon l'envie.

Bragon en revanche n'est pas le reflet moderne de ces héros antiques, et il va devoir en premier lieu se détacher de la protection divine que le temps a corrompue. Car le monde d'Akbar est gouverné par des prêtres et prêtresses, élevés au rang de princes-sorciers. Bragon et Pélisse évoluent dans une société assujettie à la volonté de ces représentants des anciens dieux, qui tirent leurs pouvoirs de cette prestigieuse filiation. Pourtant, Mara nous informe à l'aube du voyage que les Dieux ont depuis longtemps déserté Akbar et se sont retirés loin du monde. La puissance des gouvernants est donc illégitime : quelle écoute porter aux paroles de prêtres sans dieux ? Leur discours est tout aussi mensonger que ne sont avilis les pouvoirs dont ils se servent. Forme dégénérée de la puissance divine, cette magie n'est employée que pour imposer leur souveraineté. La parole de Mara est une mystification, une douce illusion à laquelle Bragon est sensible en souvenir de leur passé. Il est encore incapable de mesurer la traîtrise de la sorcière. Promesses éphémères et illusions lointaines, telle est la source de son aveuglement. La colonne de fumée à travers laquelle Mara s'est matérialisée pour délivrer son ordre n'était que la première d'une série d'artifices destinés à conserver le contrôle sur Bragon, des illusions dont la plus douloureuse et la plus insupportable ne lui sera dévoilée qu'à l'ultime instant de sa quête, alors qu'il sera sur le point de s'accomplir en tant que héros mythique. Seule la Folie attend Bragon, car la prophétie, elle, ne ment pas.

Après s'être détachés matériellement de leur milieu d'origine, Bragon et Pélisse rencontrent un premier adversaire en la personne de ceux qu'ils ont pour tâche de sauver. Le prince-sorcier Shan-Tung, monarque de la Marche des Terres Eclatées, incarne l'ordre établi qu'il faut vaincre pour progresser. L'initiation débute par l'abandon de sa foi et de ses certitudes, et s'opposer au fanatisme de tout un peuple est une démarche importante. La difficulté physique de l'épreuve se double de la violence psychologique de ce renoncement, car après la perte de la protection naturelle que représentait l'ermitage, Bragon lutte contre l'hystérie collective et la manipulation des consciences. Le plus dangereux des adversaires n'est-il pas celui qui s'enferme dans la foi illégitime dont le héros essaie de le sortir ? Avant même d'entamer la quête, il faut surmonter la folie de ceux qui refusent de voir les choses évoluer, de ceux qui ont une peur irraisonnée du changement et de constater l'effondrement de tout ce en quoi ils ont fondé leur existence.

La Marche des Terres Eclatées est une terre sous l'emprise d'une folie religieuse, qui régule la vie des Gris-Grelets et dirige chacune de leurs actions. Ils sont dévoués au culte du prince-sorcier qui les gouverne et observent scrupuleusement les rites de leur culte. Le premier d'entre eux apparaît en page 20 :
« Là ! Des étrangers ! Ils entrent dans la Grotte Sacrée ! » La grotte est le souci majeur des autochtones, dont l'unique réaction face à l'imprévu est de constater le sacrilège plutôt que de réfléchir à la situation. Ils agissent en croyants dévoués qui se soucient de leur offrandes.

Sur le plan mythique, la séquence qui s'annonce est des plus importantes. L'arrivée de Bragon et Pélisse dans la grotte nous a révélé la présence du fleuve Dol, sur les lieux même de sa naissance. L'épreuve de Bragon se déroule en un lieu saint, symbole de vie et de mort. Les Gris-Grelets se réfugient dans la grotte pour y mourir, là où le fleuve prend sa source. Loisel et LeTendre ont tissé en quelques pages tout un système de correspondance entre la forme adoptée par les vignettes et les enjeux du récit. Le fleuve, véritable guide de l'aventure qui tour à tour s'oppose aux héros ou leur sert de transport et de refuge, traverse l'ensemble du cycle d'albums dès de son apparition. Image de la continuité, du temps qui s'écoule, invincible, et qui joue contre le sort de nos compagnons, il est l'expression de la vanité de leur quête : quel espoir peut-on encore nourrir lorsque l'on court après le temps qui s'enfuit ?

La première confrontation avec le fleuve est cruciale dans le parcours de Bragon. Le héros fort et fier, qui n'a connu d'échec que celui de sa propre vie et qui s'estime supérieur à toute épreuve, ce héros redécouvre que les apparences sont mère de tromperie et que la force ne suffit jamais en dernier recours. C'est une chose dont prend rapidement conscience l'apprenti chevalier au départ de sa quête, et Bragon repasse par les étapes de l'initiation. C'est une seconde chance qui lui est accordée, aussi l'apprentissage est-il de nouveau nécessaire. La séquence que nous allons étudier, formée d'une série de trois doubles-pages, 22-23, 24-25 et 26-27
(27), montre combien la forme de la bande dessinée s'adapte à son propos, et que les variations de cadre et d'espace sont essentielles à la logique du récit. Le tressage intervient sur de nombreuses planches, dans un souci de progression discrète du format des cases jusqu'au déchaînement des eaux, et donc du multicadre. Le récit emporte avec lui la mise en page et les héros, secoués d'un bord à l'autre, sont victimes de la magie comme du découpage.

L'eau est d'abord horizontale, puis tombante et enfin descendante. A chaque hypercadre, chaque double page, correspond un état de l'eau que le lecteur englobe du premier regard. Est-ce le cadre qui se plie au parcours du fleuve ou le fleuve que l'on contient par la vignette ? Les auteurs entretiennent l'équilibre entre le format des cases et l'état de l'eau, véritable moteur de l'action. C'est le fleuve qui dirige toute la séquence. Il nous est présenté, comme Pélisse, sur son lieu de naissance. Symbole de vie et du cycle des réincarnations pour son peuple, ils viennent mourir à sa source espérant retourner à l'onde. En pénétrant dans la grotte, Bragon et sa fille ont franchi, concrètement, un passage interdit. Les héros sont à présent livrés à leur unique expérience pour franchir ce nouveau seuil. La bouche d'entrée de la grotte dans laquelle les Lopvents semblent s'engouffrer témoigne de la transformation qui s'annonce. Bragon est sur le point de « renaître », lui aussi, afin de poursuivre sa quête délesté de son passé.

Le chevalier n'est d'abord que fierté et orgueil mal contrôlé. Il manifeste tous les défauts propres au jeune héros qui cherche encore sa voie. Héroïsme imprudent, colère et démonstration de force soulignent l'immaturité de Bragon qui ne fait appel qu'à la force et la provocation, ses anciennes alliées. Les dernières vignettes de la page 25 sont en ce sens tout à fait évidentes : devant la magie, face à ce qu'il ne comprend pas et qu'il ne reconnaît pas comme appartenant à son système de valeurs, il réagit d'abord par la violence.
« De la magie ? Fort bien ! Ma faucheuse saura la trancher ! » Son arme est sa voix, comme l'exprime la bulle, en lettres rouges à nouveau, qui sort du cadre et assure la transition entre les deux vignettes superposées : « Non. Seul ! » Bragon refuse l'aide de Pélisse par orgueil, car la lutte est son univers. Il se sait encore capable de vaincre, comme si les années n'avaient eu sur lui aucune influence. Mais le fleuve sacré devient une menace de mort pour les héros qui tentent d'emprunter le passage sans répondre à l'énigme du Sphinx. Fol de Dol, le personnage malicieux, fait soudain usage de ses pouvoirs, et tout l'orgueil de Bragon ne peut les vaincre. La dernière vignette fonctionne en réseau avec celle de la double-page suivante. Bragon, le regard dur et sûr de lui, oppose au sacré le trivial de son arme. Le rire de Fol qui traverse de part en part le cadre spatio-topique se moque généreusement de sa naïveté. Afin de bien saisir le mécanisme du tressage, il nous faut tourner la page et envisager la vignette qui remplace celle de Bragon levant haut son arme, prêt à trancher l'eau. Nous constatons aussitôt l'échec de son combat : dans une position identique à la précédente, il est à présent trempé et épuisé. Sa barbe ruisselle tristement de sa fierté perdue. Thierry Groensteen explique que ces effets sont naturels, car dispensés par la simple position privilégiée de la vignette, mais que les auteurs au fait de ces possibilités investissent cet espace afin de renforcer la correspondance :

« Il est fréquent dans les bandes dessinées que des vignettes se trouvent comme « automatiquement » renforcées par le seul fait qu'elles occupent l'un des emplacements de la page qui jouissent d'un privilège naturel, soit le coin supérieur gauche, le centre géométrique ou le coin inférieur droit - ainsi que, dans une moindre mesure, les coins supérieur droit et inférieur gauche. Nombre de dessinateurs ont assimilé cette donnée et font, de manière plus ou moins systématique, soit coïncider les moments clés du récit avec ces positions initiale, centrale et terminale, soit « rimer » les premières et dernières vignettes de la planche, instaurant par là une manière de boucle dans laquelle nous reconnaîtrons plus loin un effet de tressage. » (28)


Faire « coïncider les moments clés du récit »... C'est tout le sens de la leçon que reçoit le chevalier, et la bande dessinée positionne en parallèle le début et la fin de l'affrontement. En soulevant le coin de la page, nous voyons se superposer les deux vignettes, presque identiques, et porteuses d'un sens tout à fait différent. Les vignettes ne sont pas destinées à être comprises en elles-mêmes, elles se renvoient les unes aux autres, formant ainsi le quadrillage du récit où chaque élément est susceptible de faire intervenir une case antérieure ou postérieure.

Une fois mises « côtes à côtes », ces deux images nous délivrent le sens de la séquence. Pour être en mesure de reprendre l'aventure après tant d'années, Bragon doit réapprendre l'échec et par lui la faiblesse et l'humilité. Cette transformation, comme nous allons l'éclairer, n'est possible que grâce à l'étape de la mort symbolique et de la renaissance du chevalier. Nous savons que
La Conque de Ramor est l'album du renoncement, de la perte des convictions les plus profondes, puisque les héros affrontent les forces magiques et religieuses pour lesquelles ils sont partis en quête. Une telle perte ne peut avoir lieu sans l'intervention d'une force extérieure, qui permet aux personnages de « mourir », de quitter leur état d'origine, pour renaître sous une nouvelle forme, celle d'êtres libérés de leurs entraves. Voici que Bragon lutte contre le gardien de son seuil personnel, et ce gardien n'est autre que la magie et la superstition qu'il méprisait il y a peu de temps. La colère de l'eau, animée par la magie du mystérieux Fol, entraîne Bragon dans ce que nous avons appelé « la diagonale du fleuve » (29) et lui fait franchir une étape qu'il n'aurait su accomplir seul.

Cette diagonale est amorcée par la surprise du héros, qui s'étonne que sa hache ne puisse fendre une colonne d'eau. L'ignorance de Bragon est ici manifeste. Il ne réalise pas un instant combien son entreprise est vouée à l'échec, toujours confiant en sa propre expérience qu'il juge suffisante.
« Sang et fumée, l'acier lui passe au travers du corps ! » Il est désespérément attaché à la dimension matérielle de son combat et entend résoudre tous les conflits dans « le sang et la fumée ». Les expressions involontaires des personnages, comme les jurons et les cris, nous renseignent souvent sur leur état d'esprit. Bragon s'imagine avoir affaire à un ennemi classique, un être de chair qu'il sera en mesure de trancher. C'est que la dimension symbolique de l'épreuve lui fait défaut, et à juste titre d'ailleurs afin qu'il puisse la comprendre, mais seulement après qu'elle a eu lieu. Le héros ne tire un enseignement que d'une épreuve achevée, lorsqu'il effectue un retour sur ses erreurs et sur le sens réel de son aventure. Cette séquence par exemple se retrouve à l'identique dans Le Temple de l'Oubli, et il sera intéressant de montrer que Bragon ne reproduit pas les mêmes fautes. En tant que héros sur la voie de la connaissance, il retient les leçons de son parcours.

Pour l'heure, le fleuve se charge de lui inculquer l'humilité, et de mettre un terme à son orgueil qui l'empêche de progresser. Que veut donc dire Fol par les mots
« Plus fou que Fol est l'ignorant qui mugit dans la tempête », sinon que Bragon est encore au début de son apprentissage, et que toute son expérience est bien minime pour les dangers qu'il devra affronter ? La diagonale du fleuve se forme à travers les vignettes 4, 5 et 6 de la page 26. Le cadre avait jusqu'alors conservé un format standard, s'adaptant aux dimensions du fleuve selon ses caprices. Vignettes hautes pour une eau tombante, classiques pour accueillir le fleuve à son état horizontal, elles occupent soudain l'ensemble de l'espace. Loisel utilise rarement une telle perspective, d'autant plus inhabituelle ici qu'elle montre l'action en plan rapproché. Les longues vignettes étendues de la séquence de l'oracle représentaient les personnages vus de loin. Dans le cas présent, le lecteur est emporté dans la vague comme le sont Bragon et Pélisse.

Le fleuve nécessite un agrandissement maximal du cadre qui le contient : il semble sur le point de déborder de l'hypercadre. La diagonale se présente de haut en bas et de gauche à droite, elle traverse les trois vignettes depuis la position haute de Fol qui chevauche la vague jusqu'au visage de Bragon en train de se noyer. L'effet est saisissant, puisque nous sommes en présence de trois cases distinctes, malgré tout reliées par le dessin qui les fend d'un seul trait
(30). Ce rendu est notamment lié au fait que, selon Peeters, « l'image met aussi en scène, à proprement parler, le découpage qui la lie à ses voisines. Elle désigne le manque et se montre comme fragment d'un tout. » (31) Bragon est concrètement écrasé par la force du fleuve, tandis que Pélisse, présente dans la première vignette, est peu à peu repoussée, comme évincée des limites du cadre, pour disparaître tout à fait dans la dernière case.

Si la dynamique de cette diagonale peut sembler naturelle, puisqu'elle épouse le sens de lecture, elle n'en reste pas moins l'élément majeur de la séquence. Elle impose son rythme aux dimensions du cadre, et sa dominance de couleur bleue et de tourbillons recouvre toute la double-page. A l'instar du récit qu'elle met en scène, où les personnages sont recouverts par le fleuve, la bande dessinée est elle aussi investie par cette eau déchaînée. C'est l'épreuve terrible où l'orgueil de Bragon et la toute-puissance du cadre que l'on pouvait penser restrictif sont balayés par le souffle du récit.

L'avantage du style « classique » de
La Quête de l'Oiseau du Temps est particulièrement visible dans ce type de séquences. La rigueur du découpage et la cohésion de la mise en page mettent ainsi en lumière les subtiles variations de cadre et de format qui s'adaptent à tout instant au récit. Lorsque le cadre est rigide, ou tout du moins codifié par le respect de la mise en scène rhétorique, chaque changement au coeur de la page éclaire un élément précis de la séquence. Sur la double planche qui nous préoccupe ici, les trois vignettes de la diagonale du fleuve sont les seules à investir toute la largeur disponible. Elles se distinguent nettement de leurs voisines et nous incitent à nous attarder sur leur dimension symbolique. La forme classique accompagne le récit de manière logique, et le cadre en épouse les événements, car nous sommes bien en présence, comme le note Groensteen, d'une « aberration » qui « cherche à exprimer une situation elle aussi hors-norme » :

« On observe ainsi, quand le format du cadre s'écarte de la norme, que sa fonction structurante tend à se confondre avec la fonction expressive. Le représenté doit alors s'accommoder de contours dont les irrégularités entraînent presque inévitablement, soit un basculement de l'horizon, soit une amputation de tel ou tel motif, bref une composition en quelque manière « aberrante » au regard de l'orthodoxie représentative. Mais cette aberration même est récupérée sémantiquement comme participant d'une stratégie globale au service de l'expression. Et ce qui cherche à s'exprimer là est une situation elle aussi hors norme, ou un sentiment exceptionnel. (...) [Cela] consiste à penser l'adéquation entre le fond et la forme en termes de mimétisme ou de surenchère : la grandiloquence des compositions, qui font exploser le cadre traditionnel, est à la (dé)mesure d'un propos « cosmique ». Comment suggérer le silence éternel des espaces infinis dans un cadre de dimension mesquine ? » (32)


La formule poétique qui referme cette citation s'applique à nôtre question. Les auteurs ont pour tâche de représenter un événement essentiel de la quête des personnages : ils ne peuvent le restreindre à la dimension usuelle de leurs vignettes. Il faut élargir le cadre, laisser libre cours à la fantaisie créatrice et aux propos qu'elle fait germer. Pour Bragon, il s'agit d'une mort passagère qui le mène vers sa renaissance, un renouveau de corps et d'esprit. La page 27 est d'ailleurs le théâtre d'une mise en page « hors normes » pour une bande dessinée respectant la ligne claire : les horizontales et les verticales se retrouvent sens dessus-dessous. Les tourbillons de Fol ont imposé leur magie jusque dans le cadre qui les contient, et la vague s'est repliée sur elle-même, ne laissant plus apparaître Bragon et Pélisse qu'au sein d'une véritable matrice, entourés de parois liquides. Le symbolisme de la naissance est très présent dans cette image qui voit les deux personnages submergés par le flot continu. L'eau forme un cercle dont ils ne peuvent s'échapper qu'à la faveur d'une expulsion violente. Bragon, rejeté contre un rocher par le retrait du tourbillon, risque fort de glisser dans la chute d'eau.

La représentation figurative de la bande dessinée lui confère ce rythme si particulier. Le récit semble soutenu et magnifié par le souffle du dessin, par le formidable mouvement que Loisel imprime à ses compositions. Le cadre n'a pas dévié une seule fois de la ligne claire, du parti pris d'origine, mais le travail sur les cadrages et la disposition des vignettes sert continuellement le propos de l'histoire. L'épreuve de la mort symbolique suivie de la renaissance du héros est un archétype mythique parmi les nombreux autres qui attendent encore nos héros, et la science de la bande dessinée nous permet de porter un regard aiguisé sur la structure interne du medium. L'évolution de Bragon n'est pas une donnée immédiate de la séquence, qu'une première lecture laisse entrevoir comme une scène classique d'action et d'aventure : les mouvements sont fluides, les couleurs et les motifs harmonieux, a priori le lecteur peut poursuivre sans trop s'attarder. C'est le principe du langage des mythes, qui nous parlent en secret et insufflent leur message en nos coeurs. L'équilibre de la forme imaginée par les auteurs est capitale à la saisie globale des enjeux d'une telle épreuve. Nous constatons que le tressage est une donnée principale du fonctionnement de la bande dessinée, et qu'il aiguille le lecteur dans son interprétation.
Un détour par l'édition de poche de
La Quête de l'Oiseau du Temps (33) révèle le désastre infligé par le remontage aux lignes majeurs du récit, qui s'en trouve bouleversé dans son mécanisme le plus précis. La cohérence de l'histoire est elle-même mise à mal par une telle opération de sabotage des liens internes de la bande dessinée.

Dans cette version de format réduit, l'équilibre fondateur des doubles-pages n'a pas été respecté, et des vignettes qui n'auraient jamais dû être séparées sur le plan géographique se situent désormais sur des pages différentes, qui ne conservent plus leur vis à vis. Ainsi l'image de Bragon, orgueilleux et prêt à se battre, figure-t-elle dans le coin supérieur gauche de l'hypercadre, et perd toute sa valeur de pause dans le récit dans le même temps que l'effet de rime avec le gros plan de son visage trempé est abandonné. Le traitement réservé à la diagonale du fleuve est encore plus frappant. Alors que les trois vignettes nécessitent, par la continuité même de ce qu'elles représentent, d'être superposées, le remontage a brisé ce lien en situant la première d'entre elles sur un bas de double-page, tandis qu'il faut tourner la page pour découvrir les deux suivantes.

L'expérience est concluante, et d'autant plus navrante qu'elle affecte l'ensemble de l'oeuvre, son équilibre primordiale généré par la mise en relation de systèmes rigoureux. La bande dessinée repose sur un agencement bien défini de ses unités narratives, et changer un tel ordre à partir de décisions aléatoires nous semble être un manque total de discernement dans le fonctionnement du medium. Thierry Groensteen, très curieusement, ne considère pas cette opération comme malheureuse dans la mesure où l'image, autrement dit l'élément représenté, n'en est pas altéré :

« Ainsi, quels que soient son contenu (iconique, plastique, verbal) et la complexité dont celui-ci témoigne éventuellement, la vignette est une entité qui se prête à des manipulations générales. On peut la prélever, par exemple pour l'agrandir et en tirer une sérigraphie ; on peut aussi la déplacer.
La preuve en est donnée lorsqu'une bande dessinée, à la faveur d'un changement de support (de la presse quotidienne vers l'album, ou de l'album vers une édition de poche), subit un « remontage » : c'est alors l'ordonnance des vignettes qui est avant tout modifiée. L'exercice consiste à redéfinir leurs positions respectives. Quant aux images, on n'y touche pas directement ou, si on le fait, c'est toujours en vue de préserver l'alignement des cadres, de conserver à la page nouvellement créée une forme extérieure régulière. Il s'agit donc en fait d'une intervention sur les cadres. Toute altération imposée à l'image même, par le fait de cette intervention, est de l'ordre de la conséquence, et on la considère, au pire comme indifférente, au mieux ( ?) comme un mal nécessaire. Quand une image est recadrée, que ce soit par amputation ou extension, il apparaît que les responsables éditoriaux ont moins d'égard pour sa composition interne (son équilibre, sa tension, son dynamisme) que pour la coalescence de la planche, l'objectif poursuivi étant le maintien d'une forme de solidarité géométrique entre le support et les vignettes qui s'en partagent la surface. »
(34)


C'est n'accorder aucune valeur signifiante à l'organisation spatio-topique. Alors que Groensteen développe longuement dans son étude les relations étroites entre les vignettes et le principe de correspondance d'un cadre à l'autre, il n'a pas l'intuition de leur méticuleuse articulation. Comme nous l'avons déjà démontré, le tressage ne s'opère pas dans le seul domaine de la double-page. Chaque séquence, chaque album, est susceptible de faire rimer des situations et des images. Négliger ce principe fondateur revient à ne plus voir dans la bande dessinée que la succession bout à bout d'images, qu'il faut faire entrer de force dans le format du livre au mépris de toute l'harmonie du récit. Il est établi à présent que le cadre renforce le propos mythique, qu'il nous donne à voir, et même à « entendre », ce qu'un instant de vie peut avoir d'essentiel. Une scène d'action portée par un dessin fluide mais relativement classique nous a permis d'établir toute la portée symbolique de l'épreuve, et de conférer ainsi à La Quête de l'Oiseau du Temps une valeur bien plus grande, et plus réelle, que sa réputation de bande dessinée de qualité pour grand public. Ce cycle est bien destiné à une large audience, mais grâce aux motifs que nous y avons discernés comme la résurgence des mythèmes universels.

Le duo de héros principal formé par Bragon et Pélisse a surmonté l'épreuve. Le chevalier a désormais conscience de la fragilité de son expérience, et la jeune femme a acquis un niveau de connaissance supérieur qui va se manifester par la suite lorsque ses compagnons seront en danger. Le récit retrouve son cours naturel, et le lecteur en tournant la page retourne à une situation plus calme, une séquence de dialogue reposante sans action ni visuel particulier. La ligne claire a retrouvé ses droits.

Pélisse a dépassé un stade essentiel de son initiation. La lutte contre le fleuve l'a faite accéder à la prise en compte de sa sexualité, et de son pouvoir exercé sur les hommes. La jeune héroïne innocente, qualifiée de « pucelle » en début d'album, peut désormais user de cette ressource pour défendre ses objectifs. La page 43 est le lieu où se manifeste pour la première fois son statut de femme à part entière. D'une position enfantine, représentée par la relation entretenue avec sa mère puis son père, elle est passée au premier seuil de l'âge adulte. Elle agit de façon indépendante, sans en référer à l'expérience de Bragon. L'héroïne, d'abord sous la coupe de ses parents, est devenue une jeune femme consciente de ses capacités et apte à agir d'elle-même.

Bragon quant à lui se montre désormais prudent et prend garde à ne plus surévaluer ses compétences. Fol lui a enseigné que le plus expérimenté des combattants peut connaître la défaite s'il se lance dans des batailles dont l'issue est incertaine par manque de discernement. Le duel avec Bulrog qui intervient, comme pour Pélisse, en page 43, se trouve être l'application directe des nouveaux préceptes que Bragon a découvert. Face à un adversaire plus jeune et plus impressionnant sur le plan physique, de niveau égal en termes de force et de technique de combat puisque Bulrog est son ancien apprenti, le chevalier emploie la ruse et la réflexion contre l'agression brutale. Nous constatons que le récit s'articule régulièrement autour d'instants identiques pour les personnages qui vivent chacun de leur côté, mais simultanément, les moments décisifs de leur apprentissage. Les trois aventuriers qui ont pris ensemble le départ de la quête sont à nouveau réunis dans l'espace de la page pour mettre à profit les leçons qu'ils ont apprises depuis le début. Touret et Bulrog notamment sont présents, et à l'image de leurs compagnons qui les ont précédés, il s'agit pour eux de franchir le premier seuil vers la découverte de leur nature profonde.

Orgueil, violence et rancoeur sont les motivations de Bulrog au départ de son évolution. L'ancien élève de Bragon est animé par le désir ardent de faire ses preuves, mais il n'envisage sa réussite qu'à travers une victoire définitive sur celui qui l'a initié à son art. Son accomplissement en tant que guerrier, qu'homme de combat, réclame pour lui la mort de son prédécesseur, comme les maillons d'une longue tradition devant prendre la place de celui qui l'occupe. La mort du maître est un élément fondateur de la personnalité de l'apprenti, au niveau symbolique cependant. Il lui faut accepter la disparition de son guide pour arpenter son propre chemin, quand le maître ne peut que lui en indiquer la direction. Mais Bulrog entend précipiter son apprentissage et rompre ce qui le lie à Bragon, décision censée n'appartenir qu'au maître, lequel libère naturellement son élève lorsque qu'il le juge prêt. Bulrog n'est plus motivé que par ce semblant de liberté qu'il espère conquérir par la seule force. Il confond l'orgueil et l'honneur en provoquant Bragon lors même qu'il s'est avili en devenant un mercenaire. Il a adopté la forme la plus abâtardie de la chevalerie, vendant ses services au plus offrant, sans respect pour les règles d'honneur de sa caste. Bragon ne peut afficher autre chose que son mépris pour cette mauvaise voie choisie par son élève :
« Pélisse, un chevalier n'est JAMAIS un mercenaire ! Ce rustaud velu fut de mes élèves le plus pendard ! »

Le duel qui les oppose tourne rapidement court puisqu'ils ne combattent pas sur un pied d'égalité. Les objectifs de Bulrog ne sont pas nobles et ne correspondent à rien à l'enseignement de son maître qui se montre serein et généreux dans la dispense de ses leçons. Bulrog chercher à attirer Bragon sur le plan de la lutte physique, conscient de sa plus grande force, intimidation peu efficace à laquelle le chevalier répond par la ruse et la moquerie. Le combat est achevé avant d'avoir débuté. Bragon emploie face à son adversaire les conséquences de la leçon qu'il a lui-même reçue lors de la séquence du fleuve. Les connaissances se transmettent donc du maître à l'élève, suivant le schéma immuable de l'initiation. Bulrog n'est manifestement pas prêt à se passer du vieil homme. C'est victime du « complexe de Prométhée », nommé ainsi par Gaston Bachelard, que Bulrog s'est écarté de la voie de son maître :

« Nous proposons donc de ranger sous le nom de complexe de Prométhée toutes les tendances qui nous poussent à savoir autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que nos maîtres. Or, c'est en maniant l'objet, c'est en perfectionnant notre connaissance objective que nous pouvons espérer nous mettre plus clairement au niveau intellectuel que nous avons admiré (...) chez nos maîtres. » (35)


Le désir de Bulrog d'égaler Bragon est légitime, mais il est aveuglé par la promesse d'une réussite rapide, d'une accession immédiate au rang de légende. Vaincre en duel le chevalier lui semble l'unique moyen de satisfaire au plus tôt son envie de reconnaissance et de gloire. Il n'envisage que les retombées à court terme d'une victoire remportée de façon inégale, sans entrevoir les conséquences malheureuses d'un tel acte sur son parcours. En supprimant son maître, il renonce à la possibilité de s'accomplir en tant que héros. Son orgueil a supplanté toute forme de logique et de raison, il n'agit plus que dans l'instant présent, héros dénaturé, dévoré par la colère et l'envie. La fin de la première épreuve le laisse vaincu et submergé par sa haine incoercible envers son vieux maître.
Bragon doit désormais craindre la vengeance d'un ennemi qu'il avait considéré comme négligeable dans un premier temps. La rage est une alliée précieuse pour qui sait la contrôler et la nourrir en son sein, et Bulrog se lance lui aussi dans la quête pour répondre à la colère qui le ronge. Un tel personnage, traître et obsédé par son but, constituerait l'ennemi idéal de tout récit, le parfait « méchant » qui s'oppose systématiquement à toutes les entreprises du héros. Mais
La Quête de l'Oiseau du Temps n'a de cesse de malmener les clichés et d'imposer des retournements de perspectives radicaux concernant les protagonistes. Bulrog, condamné pour l'heure au rang d'opposant implacable, entreprend lui aussi un parcours initiatique, plus douloureux peut-être que pour n'importe lequel de ses compagnons, qui, de la compréhension à la rédemption, va lui permettre d'accomplir son destin. De tous les héros qui entament l'aventure, il est peut-être celui qui renonce aux valeurs les plus essentielles. L'honneur, le respect et la noblesse sont relégués à l'arrière-plan de ses considérations.

La confrontation entre Bulrog et Bragon cristallise la thématique principale de cette première épreuve de la Quête. Les notions d'apprentissage et d'application de l'expérience sous-tendent l'ensemble de l'album. Nous sommes bien en présence d'un récit initiatique, pouvant évoquer par de nombreux aspects, par exemple,
Jacques le Fataliste de Diderot, ou tout autre type de grand récit fondé sur une relation de maître à élève, où chacun doit apprendre de l'autre. Le motif de la leçon de vie se signale à plusieurs occasions dans les différents couples formés par les personnages. De Fol à Bragon, puis de Bragon à Pélisse et enfin Bulrog, le récit trace une descendance directe des connaissances, transmises d'un maître à son apprenti, chacun d'eux étant susceptible de devenir, le moment venu, un maître à son tour.

La continuité maintenue d'un héros à l'autre est illustrée par le tressage qui s'opère entre les albums constitutifs de l'ensemble du cycle. Les leçons reçues sont mises en application dans la suite du récit, et jamais dans l'immédiat de leur réception. Il faut au héros un temps d'assimilation, afin de faire siennes ces nouvelles valeurs qu'il découvre à mesure de sa progression. Le macrocadre, l'unité englobante supérieure de la bande dessinée que nous avons établie comme la somme de toutes les séquences narratives, nous laisse entrevoir tous les enjeux du récit, qui se répercutent d'une vignette à la suivante, d'un album à l'autre. De même que les événements se déroulent selon un schéma d'influence, où chaque nouvelle épreuve trouve sa résolution dans la résurgence d'un motif antérieur, la bande dessinée nous permet d'entrevoir ces relations par le biais de sa composante essentielle qu'est la correspondance spatio-topique. Les albums faisant suite à
La Conque de Ramor contraignent les personnages à mettre en application ce qu'ils ont appris de leurs épreuves, et le réseau créé par le macrocadre nous en fournit les moyens de compréhension.

2. 2. 2. Le Temple de l'Oubli, les enjeux du tressage

Le tressage nous porte à effectuer une rapide avancée vers le coeur du second album, afin de préserver intact le déroulement logique des séquences. Nous allons en premier lieu observer l'épreuve qui attend Bragon et son groupe à mi-chemin de l'épisode, laquelle se veut l'écho, à plusieurs pages de distance, de la diagonale du fleuve. Ensuite seulement nous pourrons prendre la mesure de la progression physique et spirituelle des héros.

Le visuel du
Temple de l'Oubli est majoritairement dominé par des images terrestres, orientées vers le désert et la roche. La séquence de la double-page 22 et 23 (36) que nous allons étudier en priorité est tout à coup envahie par la présence du fleuve, qui investit un album jusqu'alors marqué par l'absence d'eau véritable, tout au plus une eau saumâtre et lugubre qui tenait plus de la boue et de la vase que de l'eau claire du fleuve Dol. La présence de l'eau a été préparée en amont par le voyage du groupe sur le radeau, naviguant au travers de longues vignettes horizontales qui épousaient la forme traditionnelle du fleuve. Loisel applique ce qu'il a déjà expérimenté dans le tome précédent sur le format des vignettes, et conjugue la dimension et l'emplacement de son cadre avec les perturbations du fleuve.

Alors que Bragon, lors de sa rixe contre Fol, subissait sa colère sans contrôle et que le fleuve malmenait tout l'espace de la bande dessinée, c'est à lui qu'il revient d'imposer au cadre ses variations de format. La page 23 est entièrement composée de vignettes horizontales, placées sous le signe du calme et de la discrétion : les personnages chuchotent et le trait de Loisel est très maîtrisé. Le fleuve, aussi paisible que mélancolique, accompagne la lente prière des prêtresses Jaisirs qui restent
« immobiles, en attente. » La dernière vignette en revanche, dans le cadre inférieur droit de la page, se redresse violemment pour accueillir le signal d'alerte lancé par l'une des femmes. Les perturbations sont liées cette fois-ci à la présence du groupe de Bragon, elles sont le fait de leur action et non plus indépendantes de leur volonté. Les vignettes de la page opposée sont fortement verticales, droites, élancées vers le bord de l'hypercadre. Elles épousent le mouvement de la chute des prêtresses dont la hauteur est accentuée par le redressement de l'image. C'est Bragon qui mène le combat dans l'eau, et son formidable coup de poing de la vignette 4 se fait le symbole de toute la page où le cadre s'est inversé afin de contraster, sans effets de mise en scène artificiels, avec la tranquillité des instants qui ont précédé.

L'eau reste un élément potentiellement dangereux. L'erreur de Bragon serait de sous-estimer une seconde fois cet étrange milieu qui l'a déjà vaincu. Le tressage affine notre manière d'envisager la séquence. Tandis que la première manifestation du fleuve s'était soldée par un renversement chaotique de l'organisation spatiale, cette nouvelle lutte menée dans l'eau est entièrement verticale. La présence de l'eau n'est toujours pas favorable aux héros, mais la menace est ici induite par elle et ne résulte plus de sa seule puissance. Les compagnons affrontent les agents de l'eau, les gardiennes du fleuve, moins agressives que ce dernier, et surtout limitées dans leurs mouvements. Seule la position verticale est utilisée, quand le fleuve était capable de retourner la séquence.
Bragon est au fait que l'eau reste pour l'instant un ennemi qu'il est plus sage de fuir que d'affronter. Toute la séquence de
La Conque de Ramor se retrouve dans cette page, à la lumière pour le chevalier de ce qu'il a appris. Pour emporter la lutte contre les prêtresses, Bragon a comme premier réflexe de sortir de l'eau les membres de son groupe. Il retrouve une assurance comparable à celle qu'il avait montrée face à Fol, mais il porte cette fois en lui la leçon de son échec, et ne commet pas l'erreur d'opposer à la magie le tranchant de son arme. Le combat dans l'eau est encore trop déséquilibré. La page 23 se conclut sur une vignette fort particulière, qui nous évoque le doublon de l'album précédent : « Bon maintenant plus un pas... ou je tranche ! »

L'attitude est en tous points similaire. Armé et sûr de lui, Bragon menace de mort quiconque lui fait face, mais il ne s'agit plus de l'orgueil d'un chevalier débutant. Il a recouvré toute sa confiance perdue, et son orgueil blessé par Fol a cédé la place à une assurance réelle, justifiée par la sagesse dont il a témoigné en sortant de l'eau. Il n'est que de soulever le rebord de la page pour constater que la vignette n'a pas de jumelle qui lui correspond de l'autre côté : l'image est seule, et non plus en opposition avec une vignette qui viendrait la contredire. Bragon, ayant compris et assimilé sa première défaite, se montre capable d'en tirer profit. En tant que héros mythologique, il accomplit ce que l'on attend d'un tel archétype, à savoir exploiter à chaque étape de son voyage l'enseignement acquis au préalable.

Le lecteur, au fait du système de la bande dessinée qui traverse l'ensemble de l'oeuvre, comme un rayon reliant entre eux les éléments qui se correspondent, est en mesure de porter un regard avisé sur les enjeux de ce mécanisme. Les événements, les péripéties, ne sont pas gratuites, ni improvisées. Il existe une logique profonde qui guide le récit, et conduit les personnages à faire usage de leur expérience. Nous sommes en présence d'une histoire fondée sur les archétypes mythologiques qui constituent les plus grands récits depuis l'épopée de Gilgamesh jusqu'à l'Odyssée, et les auteurs de
La Quête de l'Oiseau du Temps, mettent en oeuvre leur science de la bande dessinée qui leur permet de regrouper, à plusieurs albums de distance si nécessaire, des aventures en apparence sans rapport les unes aux autres. Le lecteur est invité à tresser mentalement le fil qui unit ces instants du récit, comme l'on suit le cours d'un fleuve depuis sa source jusqu'à son estuaire. Groensteen donne du tressage une définition proche du phénomène que nous venons d'observer :

« Au contraire du découpage et de la mise en page, le tressage se déploie dans deux dimensions à la fois et les fait collaborer : celle, synchronique, de la coprésence des vignettes à la surface du même support, et celle, diachronique, de la lecture, qui reconnaît dans tel nouveau terme d'une série un rappel ou un écho d'un terme antérieur auquel il renvoie. Une tension peut s'établir entre ces deux logiques, mais loin d'aboutir à un conflit, elle se résout ici en un enrichissement sémantique et une densification du « texte » de la bande dessinée. (Le terme de tressage s'inscrit dans le topos qui associe habituellement au texte les notions de tissu ou de fil.) » (37)


C'est cette image du courant irréversible qui nous accompagne au cours de la lecture du Temple de l'Oubli, ainsi qu'il guide le groupe d'aventuriers. Nous empruntons la trajectoire du fleuve qui traverse cet album de part en part. Il est temps pour les compagnons de la quête d'affronter l'épreuve de l'oubli, de l'abandon définitif des choses passées menant à ce sentiment si rare et si difficile qu'est le pardon.

La deuxième épreuve, au-delà des inévitables dangers physiques encourus, est celle de la véritable sagesse, qui consiste à taire sa rancoeur envers les ennemis de jadis et à prendre conscience de son rôle dans l'aventure présente. Bragon et Bulrog sont les premiers concernés par ce retournement : tous deux animés par le mépris et la haine qu'ils se portent, ils se voient contraints de faire alliance pour progresser. Leur évolution n'est pas un hasard et correspond au schéma du récit mythique auquel ils participent et dont Campbell avait relevé cette particularité :

« Ce dont traitent presque tous les mythes, c'est du passage de la conscience d'un état à un autre. Jusqu'à présent, vous pensiez d'une certaine manière, maintenant, vous devez penser d'une façon complètement différente. » (38)


Pour les personnages de Loisel et LeTendre, le pardon est au centre de l'épreuve. Ils s'enfoncent à tour de rôle dans les traverses du Temple de l'Oubli, ignorants du fait qu'ils s'aventurent, pour la première fois de leur long voyage, vers leur propre coeur, là où réside la conscience réelle de chaque héros. Le chemin tortueux qui les mène ne représente, en fin de compte, que les souffrances d'une chrysalide se déchirant pour laisser libre l'être neuf qu'elle a formé.

L'album s'ouvre sur une représentation de la Marche des Voiles d'Ecume, la contrée de la princesse Mara. Le dernier espoir d'Akbar est curieusement un monde marécageux, grisâtre, lugubre. L'atmosphère empuantie qui semble monter des cases est surprenante, tant le royaume de Mara devrait être le dernier endroit sûr pour Bragon à présent qu'il a retourné contre lui les peuples croyants. Les eaux de ce domaine sont souillées et poisseuses. La palette de couleurs se limite aux aplats d'un gris vert indéfinissable qui recouvre toute la surface des pages. Mara, qui se manifeste cette fois-ci physiquement, se déplace à son aise sur un sol qui n'est que vase et boue. Son élément est le fleuve, mais un fleuve Dol souillé et corrompu, qui n'est plus que le simulacre, destiné à tromper les étrangers, des eaux tourbillonnantes de Fol. La Marche est traversée par l'ombre du fleuve. C'est le territoire des Palfangeux, un nom qui convient à ce milieu où règne la fange. Bragon, pensant venir trouver ici du repos et des forces alliées, s'enfonce en réalité dans la puanteur et la dissimulation. Le décor de cette introduction se fait l'écho des illusions et des tromperies qui ont décidé le chevalier à quitter sa chaumière. Les artifices de Mara sont d'autant plus évidents pour le lecteur que Bragon, le référent principal, ne semble pas les voir.

Bragon est aveugle et ne remarque pas la pourriture qui les entoure. Sa méfiance s'est endormie, et il se laisse bercer par le roulement des flots. Ses pensées renferment un double niveau de lecture : elles sont à la fois le reflet de la nostalgie qui le ronge et l'expression pour le lecteur de l'illusion dont il est, une fois de plus, la victime. Les vignettes 2, 3 et 4 de la page 4 accueillent un discours né de la contemplation du fleuve :
« Ma foi, je ne sais pas pourquoi, mais j'ai l'impression d'être victime d'un charme... depuis que cette gamine m'a entraîné dans cette histoire je ne me reconnais plus ! Où est passé le Bragon rivé à son fauteuil ? Figé dans ses souvenirs... ! C'est comme si une nouvelle jeunesse m'était offerte. »

Les réflexions de Gaston Bachelard à propos de l'eau et de la rêverie nous portent à considérer l'importance de cette séquence. C'est dans la lente progression du fleuve que Bragon sent remonter en lui ses souvenirs de l'ancien temps, de cette époque disparue où il vivait d'aventures, sa compagne Mara à ses côtés. Le monde a changé et le chevalier se sent dépassé par l'évolution qu'il n'a pas su prévoir. Bachelard attribue à la profondeur de l'eau la résurgence des souvenirs :

« Pourrait-on vraiment décrire un passé sans les images de la profondeur ? Et aurait-on jamais une image de la profondeur pleine si l'on n'a pas médité au bord d'une eau profonde ? Le passé de notre âme est une eau profonde. » (39)


Les abysses où les personnages sont sur le point de s'enfoncer sont déjà annoncés par la mélancolie de Bragon. Il ne se « reconnaît plus », pour s'être reporté en arrière aussi loin et aussi profondément qu'il lui était possible d'aller. Cette « jeunesse » qu'il évoque avec tant de regrets se lit dans le regard perdu qu'il porte sur les alentours. Les yeux mi-clos, la langueur du fleuve pour compagne, il est bercé par les remous aussi sûrement que par les sortilèges de Mara destinés à le tromper, et qui lui permettent de se dévoiler au chevalier sans revêtir une fausse apparence.

Mara est une vieille femme fort laide, dont on nous dit qu'elle fut belle autrefois. Comment croire les vestiges d'un passé devenu néant quand celle qui nous apparaît est sans âge, sans visage ni couleur ? La sorcière est plus marquée que Bragon encore par la vieillesse. Elle a succombé aux ravages du pouvoir et sa peau a pris la couleur de la boue qui recouvre son domaine. Les détails physiques de chacun sont cruciaux afin de les appréhender selon leur nature : le visage de Mara contredit l'ensemble de ce que nous pensions connaître d'elle. Les artifices sont toujours à l'oeuvre, et pour Bragon il n'est pas encore temps de renoncer définitivement à son rêve. Il reste un homme avant d'être un héros, et ne pourra accomplir son destin qu'une fois détaché du fardeau encombrant de ses souvenirs. Ce dont parlait Joseph Campbell, au sujet de l'évolution de la conscience, se vérifie régulièrement dans le personnage de Bragon. Sa nostalgie le rend dépendant des êtres et des événements de son passé, et la présence de l'eau à ce stade de son parcours, alors qu'il vient de renoncer à son ermitage sans connaître encore les enjeux réels de sa quête, est une épreuve délicate, qu'il ne peut d'ailleurs surmonter.

Sa tentative de séduction envers Mara découle de sa rêverie de l'eau, et il la voit dans l'éclat de sa beauté disparue. En repoussant ses avances, Mara le précipite dans son amour de père envers Pélisse. Il considère désormais sa fille comme le symbole d'une jeunesse enfuie après laquelle il n'a de cesse de s'essouffler. Le mise en cadre fait de nouveau son office, et traduit plus clairement en trois vignettes ce que dix pages manuscrites n'auraient sans doute pas suffi à exprimer. Mara joue volontairement sur la peur de vieillir qui consume Bragon, et elle le pousse dans ce sens, sachant qu'il se débattra pour conquérir son plus mortel ennemi, le temps, symbolisé par l'oiseau fabuleux qu'il doit retrouver.
« C'est de l'histoire ancienne... nous avons passé l'âge des amours tumultueuses... finis les jalousies, les fausses romances et les vrais chagrins... vois-tu notre jeunesse est maintenant loin derrière nous... » (40) Le cadrage de la vignette 4 s'oppose naturellement à ce discours, et il ne reflète que le point de vue de Bragon qui voit Pélisse comme son dernier recours. La jeune femme, de nouveau à l'avant-plan, se distingue par la note de couleur qu'elle introduit dans le paysage terne de la Marche.

L'histoire de Bragon et Mara est achevée, il lui est nécessaire de découvrir de nouvelles motivations : le caractère et la fougue de Pélisse sont le témoin de son propre passé. Il est toujours question de la transmission de l'expérience d'une génération à l'autre, d'une époque à l'autre. Bragon est à la fois le maître de Bulrog et le père de Pélisse, tout semble lui indiquer que son temps est révolu mais il continue, malgré tout obstiné par sa crainte de la mort et du temps qui passe, insidieux, menaçant chacun d'entre nous. Les mythes sont l'expression de nos peurs primitives, ils nous content l'histoire de héros confrontés à des situations par lesquelles nous devons tous passer. La nouvelle génération, Pélisse, l'Inconnu, et Bulrog en particulier, pousse vers l'avant et vers leur chute ceux qui les ont précédés, et Bragon comprend que sa quête sera avant tout une lutte acharnée, et perdue d'avance, contre le déclin de son existence :

« L'eau est ainsi une invitation à mourir, elle est une invitation à une mort spéciale qui nous permet de rejoindre un des refuges matériels élémentaires (...) Chaque heure méditée est comme une larme vivante qui va rejoindre l'eau des regrets ; le temps tombe goutte à goutte des horloges naturelles : le monde que le temps anime est une mélancolie qui pleure. » (41)


En feignant d'interdire à Pélisse de partir, Mara prend le chevalier au piège de son affection et le contraint à intervenir en faveur de sa fille, pour ne pas perdre en plus de ses souvenirs cette enfant qu'il vient de rencontrer. La manipulation de la princesse est claire : le lecteur sait depuis le premier tome que Pélisse n'est plus une enfant, que la découverte de sa sexualité lui a permis de remporter l'épreuve de La Conque de Ramor. Dès l'instant de leur rencontre, Mara travaille le coeur et l'esprit de Bragon afin d'obtenir son implication complète dans la quête. A posteriori, sa déclaration au sujet des amours évanouis contient une allusion qui annonce l'arrivée de Bodias, ancien rival de Bragon et nouveau personnage central de l'album : « finis les jalousies (...) et les vrais chagrins... »
Bodias est le héros le plus intéressant de cette épreuve, dans le sens où, en tant que personnage destiné à ne vivre qu'une partie de l'aventure, son évolution et sa transformation sont accélérées et condensées sur une plus courte période, mais aussi car il représente un double de Bragon en stigmatisant à l'extrême tous les défauts de ce dernier et en lui permettant de comprendre le sens de ce nouveau seuil qu'est le Temple de l'Oubli.

Bodias jaillit de la marge de l'hypercadre, véritable verdure envahissante qui situe d'emblée au lecteur la fonction d'un tel personnage
(42) : il est l'intrus, l'indésirable. Les auteurs convoquent tous les archétypes du dandy afin de le rendre aussi insupportable qu'il l'est pour Bragon. Bodias n'est à cet instant que suffisance et fatuité. Ses poses très étudiées, ses manières doucereuses et ses anachronismes mondains comme le baisemain trahissent toute sa personnalité. Il se cantonne encore à la théâtralité, au paraître, et illustre idéalement la théorie de la répétition visuelle de Groensteen :

« (...) la bande dessinée serait fondée sur une dialectique de la répétition et de la différence, chaque image s'enchaînant à la précédente par une reprise partielle de son contenu. (...)
Certes, on ne saurait nier que la redondance est au principe de la majorité des bandes dessinées (même si certaines y échappent). Encore faut-il voir qu'elle est généralement une conséquence directe de l'organisation du récit autour d'un personnage central (conventionnellement désigné comme le « héros ») qui, seul ou flanqué d'acolytes, sera presque continûment au coeur de l'action. Cette focalisation narrative se traduit à l'image par l'ubiquité dudit personnage, représenté dans un grand nombre de vignettes. »
(43)

Le personnage s'impose au regard par les nombreux aplats de couleur que son costume imprime au multicadre. L'oeil du lecteur, jusqu'alors habitué au gris des marécages, à l'absence de couleur réelle, se trouve confronté, à l'instar de Bragon, à la présence gênante et verdoyante du prince. Bodias est vert des lèvres aux pieds : il est un cliché pur ; sa personne correspond exactement à sa tenue, il est aussi précieux que le laisse deviner son visage pincé et maquillé. Présent dans la majorité des vignettes, il s'installe dans le récit sur le plan visuel du lecteur et des autres personnages. La bande dessinée, grâce à l'étalement et à la simultanéité de ses instances narratives, donne à voir un ensemble avant d'en voir l'unité, et le récit et la mise en cadre peuvent ainsi se correspondre en permanence. Bodias menace à la fois l'équilibre visuel de l'hypercadre et la paternité de Bragon, après lui avoir ravi son premier amour. Il est, pour Bragon, le nouveau gardien de l'épreuve. Mais quand le précédent avait été combattu par la force, il est amené à s'allier à son ancien rival. Le chemin qui s'ouvre aux trois personnages principaux qui pénètrent dans le Temple est celui du pardon : pour Bodias, Bragon et Bulrog, pardon du passé, de la défaite, et des humiliations.
Dans l'ombre du Temple, chacun d'eux va révéler ou découvrir sa nature héroïque. Pour Bulrog, la rancoeur est encore trop présente, mais il doit composer avec sa haine et en faire le deuil peu à peu. Le sacrifice de son unique motivation est encore trop pénible, et son parcours trop incertain. Il apprend néanmoins à faire passer l'intérêt de la collectivité avant sa guerre personnelle : c'est le premier acte de sagesse qui va le conduire vers sa transformation finale. Dans le cas de Bragon, il est temps de renoncer à ses souvenirs et de vivre l'instant lorsqu'il se présente, en cessant pour de bon de scruter derrière lui afin d'entrevoir un passé qui ne reviendra jamais.

Le maléfice d'oubli qui frappe les héros est symptomatique de l'évolution de leurs consciences. Chacun abandonne ses rancoeurs égoïstes et lutte aux côtés des autres dans un but commun. La petite fraternité qui s'est formée des trois alliés les plus improbables devient un groupe uni et dirigé vers un même but. L'épreuve est plus douloureuse encore pour Bragon, dont le parcours suit le schéma que nous attendions : il est dorénavant confronté au présent après avoir laissé le Temple emporter ses souvenirs. C'est la raison d'être fondamentale du mythe que nous avions dégagée auparavant à l'aide de Joseph Campbell : Bragon, pour la première fois depuis longtemps - trop longtemps - fait l'expérience de cet état d'extase qui consiste à « être en vie ». Non plus affronter les quotidiennetés de l'existence, mais ressentir au plus profond de soi le sentiment fabuleux « d'être au monde », et c'est ainsi, pour avoir su oublier les entraves du passé, que Bragon connaît de nouveau le souffle de l'aventure. Le héros véritable est dans l'instant présent, dans la réalité de son acte. Etre vivant, c'est ressentir le monde dans l'instant du monde.

Pour Bodias, le parcours est sensiblement différent, et une fois de plus l'analyse des ressources internes de la bande dessinée nous livre les enjeux du récit. La traversée du Temple de l'Oubli et la réussite de l'épreuve physique ont transformé profondément la nature du prince. De tous les personnages du cycle, il connaît l'évolution la plus rapide, et accède au rang de héros sans souffrir de la comparaison avec les principaux. Le héros se caractérise par le passage d'un état de conscience à l'autre : Bodias fait preuve d'un courage et d'un honneur insoupçonnés au terme de son épreuve. C'est à l'instant de sa mort que le lecteur envisage la transformation dans son ensemble, et reconsidère la place qu'il tient dans la quête.

Le parallèle doit être établi entre les pages 12 et 46, qui fonctionnent, à un album de distance, comme des jumelles négatives, chacune illustrant le contraire exact de sa soeur. Alors que sa mort est l'événement principal de la page 46
(44), Bodias n'est présent que dans trois vignettes, quand son intrusion ronflante en début d'album s'en octroyait onze et dominait l'hypercadre.

Le personnage « meurt » sur deux niveaux. A mesure que le feu du Fouet Ardent ronge son visage, il s'amenuise jusqu'à disparaître physiquement du cadre pour ne plus laisser entendre que sa voix, qui vient elle aussi à s'éteindre. Un personnage de bande dessinée qui s'évince peu à peu est destiné à retourner au néant originel dont le dessinateur l'a sorti, autrement dit à quitter l'espace visuel, franchissant par là les limites du récit.

Les couleurs de son habit sont également plus nuancées, moins agressives. Bodias s'est débarrassé de sa superbe et de sa dimension solennelle pour devenir un héros sincère, humble et respectueux de sa fonction. Ce n'est qu'à l'ultime instant de sa vie qu'il en saisit enfin le sens. Bodias est un prince, et agit en tant que tel lorsqu'il brise de rage le bâton de son confrère qui déshonore leur rang. Désormais, Bodias n'agit plus pour satisfaire son égo : si sa personnalité occupait l'espace au point de le saturer lors de son apparition, c'est son action qui est à présent décisive. Elle est le dernier pivot du récit qui précipite le dénouement de l'album où nous voyons Fjel se rendre au devant la mort, empreint lui aussi de la sagesse nouvelle que lui a fait entrevoir Bodias. Les deux princes-sorciers, après s'être fourvoyés durant tant d'années, se rachètent dans la mort.

Bodias, qui nous était apparu comme un simple rival de coeur de Bragon, sans grande utilité, avait réussi lors de son entrée en scène à déclencher un conflit stérile par sa seule présence. Le rapide combat contre Bragon ayant tourné court, il n'avait eu aucune influence sur le cours principal de l'aventure. En tant que héros, Bodias devient un actant, un être engagé dans la quête collective dont l'action est déterminante pour la suite du récit. Il renoue avec la tradition chevaleresque véhiculée par Bragon en défendant l'honneur de son rang et de sa dame.

La mort de Bodias nous révèle combien le système de la bande dessinée combine à la fois des éléments intertextuels et supra-textuels. Par le jeu des couleurs, des variations de formats et la redondance des situations, les événements principaux d'un album se correspondent et forment le tressage de Thierry Groensteen. Les grands mythèmes que sont le passage du seuil, la mort initiatique et l'acquisition d'une nouvelle forme de sagesse connectent entre eux les éléments cruciaux de chaque album. Le tressage se poursuit au-delà des frontières matérielles du livre, au niveau du macrocadre, où des situations se retrouvent presque à l'identique, transmises par des mécanismes narratifs équivalents. Les nuances d'un album à l'autre indiquent la progression du héros mythologique qui évolue à chaque étape de la quête. C'est en cela que Bragon, Bodias, Bulrog ou même l'Inconnu, sont de véritables héros campbelliens : ils tirent un enseignement de leurs échecs et de leurs succès, tout comme la bande dessinée met à profit les multiples éléments qu'elle a établis en amont et qui trouvent leur signification globale lorsque l'on a connaissance du récit dans son ensemble.

C'est ainsi que l'évolution de Bodias prend toute sa mesure par la leçon qu'il transmet indirectement à Bulrog. Les deux principaux ennemis de Bragon se découvrent un chemin à suivre, une voie nouvelle qui s'ouvre quand ils pensaient leur parcours tracé d'avance. Celui de Bulrog se détourne soudain de son objectif personnel de vengeance, il envisage pour la première fois un destin différent. La leçon à recevoir est encore trop subtile pour le guerrier, mais son cheminement dans les couloirs du Temple de l'Oubli et le sacrifice de Bodias à sa cause l'ont définitivement changé.

L'épisode se conclut sur une double-page des plus tristes : la quête de l'Oiseau du Temps entraîne avec elle la disparition de personnages nobles et courageux, qui succombent à la force irrésistible du fleuve
(45). Le courant d'eau qui les emporte se manifeste encore, plus discret, et accompagne une dernière fois Bodias par-delà les gouttes de pluie qui se déposent sur sa tombe. La terre calcinée du prince apaise ses brûlures sous la caresse de l'eau, et la mort emporte les compagnons de son étouffante tristesse. La seconde épreuve est achevée pour nos trois chevaliers, Bragon, Pélisse et l'Inconnu, au prix du sang et de ces dernières larmes.


« L'eau est ainsi une invitation à mourir, elle est une invitation à une mort spéciale qui nous permet de rejoindre un des refuges matériels élémentaires (...) Chaque heure méditée est comme une larme vivante qui va rejoindre l'eau des regrets ; le temps tombe goutte-à-goutte des horloges naturelles ; le monde que le temps anime est une mélancolie qui pleure. » (46)

Notes :

1 DURAND Gilbert, Figures mythiques et visages de l'oeuvre, p.193, éd. Dunod.
2 Cf. annexe -
fig. 1 - « La Conque de Ramor », éd. Dargaud, 1998, illustration de couverture, nouvelle édition.
3 Cf. annexe -
fig. 2 - CDR, page 3, vignettes 2/3/4.
4 Cf. annexe -
fig. 3 - CDR, page 4.
5 Cf. annexe -
fig. 4 - CDR, page 8, vignettes 1/2/3/4/5.
6 Cf. annexe -
fig. 5 - CDR, page9, vignettes 1/2/3/4.
7 DURAND Gilbert,
Figures mythiques et visages de l'oeuvre, p.193, éd. Dunod.
8
« Il a été tressé par la mère de cette gamine, brin sur brin, avec la langue d'un Borak que j'ai moi-même étripé... il y a... hum... bien longtemps. » LOISEL Régis & LETENDRE Serge, La Quête de l'Oiseau du Temps, « La Conque de Ramor », p.9 vignette 8, éd. Dargaud, 1998.
9 TOLKIEN John Ronald Reuel,
The Lord of the Rings, 1954-1955.
10 Cf. annexe -
fig. 6 & 7 - CDR, page 10 & 11.
11 PEETERS Benoit,
Lire la bande dessinée, p.145, éd. Champs Flammarion, 1998.
12 GROENSTEEN Thierry,
Système de la bande dessinée, p.44, éd. PUF, coll. Formes Sémiotiques, 1999.
13 Cf. annexe -
fig. 8, 9 & 10 - CDR, page 12, vignettes 2/3/4/5/6/7/8 ; page 13, vignettes 1/2/3 ; page 13, vignettes 7/8/9.
14
« Après toutes ces années de silence et d'oubli voilà qu'elle m'envoie sa... bâtarde me provoquer... ! Chez moi ! Dans mon ermitage ! J'enrage ! »
15 Will Eisner constate que la gestuelle est d'autant plus importante que l'image de bande dessinée est figée et par conséquent doit être aussitôt interprétable. Cet extrait du Récit Graphique nous éclaire quand au sens réel de l'attitude de Bragon, qui se détache de la gestuelle classique que préconise Eisner. La dimension théâtrale du chevalier s'en trouve renforcée : « Le récit d'une tranche de vie consiste à isoler un moment précis de la vie d'une ou de plusieurs personnes puis à l'approfondir. Le narrateur choisit un événement dont l'intérêt se suffit à lui-même. Il compte sur l'expérience vécue et l'imagination du lecteur pour fournir son impact à l'histoire. Le jugement du lecteur dépend de la manière dont l'histoire est racontée. Il est donc important que l'artiste décrive des situations crédibles. Postures subtiles, gestuelles naturelles et instantanément indentifiables doivent être utilisées car nous traitons dans ce genre d'histoire avec les sentiments des personnages. Les découpages délirants et les performances techniques qui pourraient prendre le pas sur l'histoire doivent être ici éliminés car ils vont à l'encontre de ce style narratif. » Le Récit Graphique, p.40, éd. Vertige Graphic.
16
« Bah ! Pouvoirs, magie, sortilèges ! Oui ! Je reconnais bien là les artifices de Mara ! »
17 « Mais je ne suis plus un jouvenceau, qu'on envoûte et qu'on chasse à la première querelle, MOI ! »
18 Cf. annexe - fig. 9 - CDR, page 13, vignettes 1/2/3.
19 Cf. annexe -
fig. 10 - CDR, page 13, vignettes 7/8/9.
20 Thierry Groensteen établit à ce sujet un parallèle judicieux entre la vignette et l'image de cinéma. La spécificité de la bande dessinée est d'exposer justement au lecteur le découpage en train de se construire, quand le film efface toute juxtaposition des plans. Dans le cas de Bragon, cette vignette qui aurait pu passer inaperçue est renforcée par son aspect de fragment, et invite le lecteur à prendre en compte chaque élément constitutif de la séquence : « On l'a dit : encadrée par du blanc (redoublement du cadre), de dimension généralement petite, la vignette se laisse aisément circonscrire et prélever dans le continuum séquentiel. Cela signifie qu'aux niveaux perceptifs et cognitifs, la vignette existe bien davantage pour le lecteur d'une bande dessinée que n'existe le plan pour le spectateur d'un film. Lorsqu'il visionne un film, « le spectateur de cinéma n'éprouve pas (...) la sensation d'être placé devant une multitude d'énoncés narratifs de premier niveau qui s'accumuleraient morceau par morceau pour donner naissance à l'énoncé narratif de second niveau, le récit filmique d'ensemble. » Le lecteur de bande dessinée, au contraire, éprouve précisément une sensation de cet ordre. »
Système de la bande dessinée, p.33, éd. PUF, coll. Formes Sémiotiques, 1999.
21 Cf. annexe -
fig. 11 - CDDR, page 14, vignette 3.
22
La Quête de l'Oiseau du Temps, « La Conque de Ramor », p.16 vignette 6.
23 Id. p.16 vignette 7.
24 PEETERS Benoit,
Lire la bande dessinée, p.23-24, éd. Champs Flammarion, 1998.
25 Cf. annexe -
fig. 12 - CDR, page 17, vignettes 5/6/7/8/9/10.
26 CAMPBELL Joseph,
Les Héros sont éternels, p. 76, éd. Seghers, 1987.
27 Cf. annexe -
fig. 13, 14 & 15 - CDR, pages 25, 26 & 27.
28 GROENSTEEN Thierry,
Système de la bande dessinée, p.37, éd. PUF, coll. Formes Sémiotiques, 1999.
29 Cf. annexe -
fig. 14 - CDR, page 26.
30 « Quoique le plus souvent séparées par de minces travées blanches, les vignettes peuvent être considérées comme les fragments solidaires d'une forme globale, d'autant plus nette et consistante que les bords extérieurs des cadres vignettaux sont traditionnellement alignés. » GROENSTEEN Thierry,
Système de la bande dessinée, p.38, éd. PUF, coll. Formes Sémiotiques.
31 PEETERS Benoit,
Lire la bande dessinée, p.31, éd. Champs Flammarion.
32 GROENSTEEN Thierry,
Système de la bande dessinée, p.60, éd. PUF, coll. Formes Sémiotiques.
33
La Quête de l'Oiseau du Temps, éd. J'ai Lu, coll. Pocket BD, 1989.
34 GROENSTEEN Thierry,
Système de la bande dessinée, p. 32, éd. PUF, coll. Formes Sémiotiques.
35 BACHELARD Gaston,
Psychanalyse du Feu, p. 54, éd. Livre de Poche, coll. Biblio Essais, 1942
36 Cf. annexe -
fig. 18 & 19 - « Le Temple de l'Oubli », éd. Dargaud, 1998, pages 22 & 23.
37 GROENSTEEN Thierry,
Système de la bande dessinée, p.174, éd. PUF, coll. Formes Sémiotiques.
38 CAMPBELL Joseph & MOYERS Bill,
Puissance du Mythe, p.126, éd. J'ai Lu, coll. Aventure Secrète.
39 BACHELARD Gaston,
L'Eau et les Rêves, p.69, éd. Livre de Poche, coll. Biblio Essais, 1942.
40 LOISEL Régis & LETENDRE Serge,
La Quête de l'Oiseau du Temps, "Le Temple de l'Oubli", p.6.
41 BACHELARD Gaston,
L'Eau et les Rêves, p.68, éd. Livre de Poche, coll. Biblio Essais, 1942.
42 Cf. annexe -
fig. 16 & 17 - TDO, page 12 ; page 13, vignettes 1/2/3/4/5/6.
43 GROENSTEEN Thierry,
Système de la bande dessinée, p.135, éd. PUF, coll. Formes Sémiotiques, 1999.
44 Cf. annexe -
fig. 21 - TDO, page 46.
45 Cf. annexe -
fig. 22 - TDO, page 48, vignettes 4/5/6/7/8.
46 BACHELARD Gaston,
L'Eau et les Rêves, p.66, éd. Livre de Poche, coll. Biblio Essais, 1942.

© Sylvain Tavernier 2003 <syltavernier@wanadoo.fr>
Université du Littoral
Lettres Modernes
2002-2003

LE CADRE DU MYTHE

Regards sur l'architecture imaginaire de la bande dessinée
Etude de La Quête de l'Oiseau du Temps,
de Serge LeTendre et Régis Loisel
Mémoire de Maîtrise
sous la direction de Joël Ganault, 2003

partie 1 - partie 3

Étudiant en lettres modernes à l'Université du Littoral, Sylvain Tavernier est un fan des littératures de l'imaginaire en général et de Stephen King en particulier. Il écrit des nouvelles et tient la rubrique de la filmographie de Stephen King, et la plus grande partie des critiques du film du mois de ce site.

Vous trouverez de Sylvain Tavernier sur ces pages :

u une nouvelle :  Un truc qui gratte

une nouvelle : Simon le boiteux

une nouvelle : Josh le Ventru

une nouvelle : Space fantasy

  une étude : la filmographie de Stephen King

 une étude : Approche du mythe de l'un et du double dans l'imaginaire kingien

 

  

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ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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