SIMON LE BOITEUX

par Sylvain Tavernier

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Pour Emilia, l'aube d'été...

On ne pouvait pas le manquer. Il se promenait tranquillement parmi la foule et faisait mine de ne pas remarquer tous les regards qui le dévisageaient. Sous son chapeau, des yeux bleus et vivants.
Le samedi après-midi, à l'heure où le vent du centre-ville soulève les sourires des jeunes filles, un soleil se dessine sur le visage de chaque homme, femme, enfant, travailleurs ou étudiants, jeunes ou moins jeunes, les poches remplies de cartes bleues, de liquide, de bons de réduction, d'avoirs sur un prochain achat ou d'articles à échanger, et leur ventre transporté de papillons compte et recompte les prix des articles étalés en vitrine et offerts aux regards connaisseurs de cette foule pressée qui se serre, ravie, dans les allées des magasins où des hôtesses l'entraînent d'un sourire au coeur des cabines d'essayage, des allées couvertes de moquette rouge, des échantillons gratuits et des animations de week-end qui font le plaisir des petits et des grands.
Simon marqua une pause sur le trottoir, prit une grande respiration et contempla une jolie femme qui le dépassait, le temps de replacer son chapeau qui avait glissé en arrière. C'était un large sombrero rouge à franges et clochettes, une absurdité de couvre-chef, l'essence même du chapeau mexicain. Il marchait en ding-donguant et dans la rue on se retournait sur lui. Les passants hésitaient entre la peur ou l'amusement, mais tous se sentaient mal à l'aise lorsqu'il les croisait comme si de rien n'était, comme s'il ne transportait pas sur sa tête le ridicule fait chapeau.
La voiture de police se gara discrètement. Ils espéraient régler cette affaire en douceur sans provoquer d'agitation. Simon ne les avait même pas aperçus. Il se cogna presque au premier gendarme qui venait vers lui.
"Bonjour monsieur... est-ce que tout va bien ?
- Messieurs... ? demanda-t-il. Il y a un problème ?"
Le sombrero cliquetait de toutes ses cloches.
"Vous savez que vous avez un... euh... une sorte de... chapeau sur la tête ?
- Cela vaut mieux que de l'avoir aux pieds, non ? répondit Simon en souriant." Et il répéta : "Il y a un problème ?"
Les gens commençaient à s'intéresser à la scène et les deux agents ne savaient pas comment prendre cet étrange passant qui se distinguait des autres. Simon patientait toujours, très calme, insensible à la chaleur et aux conversations que l'on entendait pousser autour de lui.
"Voulez-vous le retirer; s'il vous plaît ?" dit le policier qui n'avait pas encore parlé.
Si tout pouvait rentrer dans l'ordre et que chacun retourne chez soi, il aurait le sentiment du devoir accompli, et le soir au dîner il raconterait à sa famille l'anecdote amusante du dingue au chapeau.
"Non", dit Simon.
Son refus avait quelque chose de doux mais aussi de définitif, juste le "non" que les badauds attendaient, celui qui allait transformer un banal échange en confrontation.
"Non ?
- Non.
- Je note donc que vous refusez de coopérer..."
Simon ouvrit grands les yeux, comme s'il réalisait enfin que la situation avait dégénéré jusqu'à lui échapper. Il avait simplement eu envie de sortir avec ce chapeau. Qui cela pouvait-il déranger ?
"Écoutez messieurs, dit-il du même sourire, je me promène dans la rue sans ennuyer personne... si on en restait là ?
- Vous perturbez l'ordre public.
- J'ai surtout l'impression que c'est vous qui cherchez les histoires."
Le plus grand des agents n'apprécia pas cette remarque, d'autant plus que la foule amassée se mit à ricaner et que Simon chassa une mouche de son cou, en faisant sonner le chapeau une nouvelle fois. Il restait calme mais le gendarme n'aimait pas la façon dont la conversation s'enlisait. Il savait d'expérience que les plus dangereux sont parfois les plus anonymes
"Vous avez vos papiers monsieur ? dit-il.
- Vous êtes sérieux ?"
Oui, sans aucun doute. Aussi sérieux qu'un petit cauchemar d'après-midi, songea Simon.
"Je ne les ai pas sur moi. Je me promène un samedi en centre-ville, je n'avais pas projeté de me faire arrêter.
- Qui a parlé d'arrestation ? demanda le policier. Vous avez donc des choses à vous reprocher ?
- Oui : un délit de promenade, répondit Simon dont la patience commençait à frire.
- Avec un... euh... un chapeau sur la tête ?
- Et alors, il ne vous plaît pas ?"
Les gendarmes se regardèrent d'un air attristé, et lorsqu'ils reportèrent leur attention sur Simon il aurait préféré y voir n'importe quoi d'autre que cette compassion amicale que l'on adresse généralement aux doux-dingues avant de les interner.
"Veuillez nous suivre monsieur, dirent-ils ensemble.
- Non.
- Tranquillement monsieur, nous allons régler ça et tout rentrera dans l'ordre."
Simon regarda autour de lui si quelqu'un allait intervenir et lui donner un peu d'aide, et il ne vit qu'une rangée de sourires. Le grand policier s'était déjà glissé derrière lui et posait une main sur son épaule pour le conduire à la voiture. Le geste était ferme, sans équivoque. Avant de le faire asseoir à l'arrière, sous les chuchotements énervés de la foule, on lui retira son chapeau qui l'empêchait de prendre place et on referma le coffre par dessus.

"Allons-y, dit l'officier. Nom, prénom, âge, profession ?"
Simon observait les locaux où on l'avait mené, le sourire aux lèvres, en se disant que la blague avait bien duré, qu'on s'était bien payé sa tête mais qu'il faudrait peut-être voir à le laisser repartir avant qu'il ne manque son rendez-vous avec Julie. C'était son anniversaire après tout.
"Nom, prénom... ?
- J'ai entendu, dit-il en coupant court à la formule. Outis Simon, vingt-deux ans, étudiant en philosophie.
- Outis... c'est un nom juif ça non ?
- Non mais franchement ! Je vous en prie...
- Alors monsieur... Outis ? Motif de l'arrestation ?
- J'espérais que quelqu'un me le dise... mais si je suis bien en garde à vue, je souhaite parler à mon avocat.
- Non mais franchement, je vous en prie... épargnez-moi les clichés. Un avocat à votre âge ? Tachez plutôt de coopérer et vous sortirez d'ici dans moins d'une heure.
- C'est la deuxième fois en moins d'une heure qu'on me demande de coopérer. J'aimerais savoir ce qu'on me reproche, comme ça tout le monde rigolera un bon coup histoire de se détendre les nerfs - après tout la journée a été chaude -, et je paierais même une bouteille au commissariat si on me laisse rentrer chez moi. Ma fiancée m'attend.
- Et votre fiancée... vous a déjà vu avec ce chapeau ?
- Je l'ai acheté cet après-midi. C'est mon costume pour sa fête d'anniversaire.
- Vous comptiez vous déguiser en chapeau ?
- Non je... bon ! que voulez-vous savoir au juste ?
- Les motifs de l'arrestation, dit le policier qui ne s'était pas départi un seul instant de son masque trop lisse.
- Et bien vous n'avez qu'à mettre "mauvais goût caractérisé" et "port de chapeau prohibé", si ça vous amuse... j'aimerais qu'on me le rende, que je puisse repartir avant que cette histoire ne devienne encore plus grotesque."
Simon venait de se lever et tournait déjà le dos au petit bureau des dépositions.
"Un instant, dit l'homme tranquillement. Le commissaire veut vous parler."

C'était sans doute vrai il y a dix minutes, pensa Simon en regardant le vieil homme qui classait ses dossiers, mais maintenant il va me dire qu'il a autre chose à faire dans la vie que de s'occuper d'un petit con, avec tous ces malades qui courent les rues et qui attaquent les petites vieilles en disant des gros mots.
Le commissaire semblait faire une culture de poils dans chaque narine, et sa mine fripée comme des épluchures de gomme inspirait à Simon des comparaisons douteuses qu'il ne manquerait pas de ressortir pendant la soirée lorsqu'il raconterait son histoire. Le policier avait de fortes chances de se retrouver enlaidi d'une immonde verrue sur la joue, de touffes de poils gris lui sortant des oreilles, et d'un teint cirrhotique qui tournerait avec respect au violet le plus improbable des alcotests.
Le ventilateur sur le petit bureau crachotait sa misère - en doutiez-vous ?- mais la température qui faisait ramollir les trombones ne dérangeait pas les deux hommes. Simon attendait l'instant pour se racler la gorge et s'éclipser poliment. Le commissaire et bien... faisait des trucs de commissaire. Simon était sur le point de partir quand on s'adressa à lui.
"Alors mon garçon ? On dirait que tu as des ennuis."
Ce n'était pas une question, attendons la suite.
"Je suis le commissaire Commissaire. C'est mon nom, et personne ne peut rien faire pour m'aider, alors ferme la bouche s'il te plaît : d'autres en ont plaisanté avant toi."
Simon claqua les dents et en profita pour s'arracher un petit morceau de langue. Il allait avoir du mal à parler, mais cela valait toujours mieux que de se payer un fou rire de chaleur sur le compte du commissaire. Le commissaire Commissaire ! Au moins, cette journée absurde lui laisserait un arrière-goût cuivré de mesquinerie moqueuse. Il passa son doigt sur la coupure et n'en retira que de la salive ainsi qu'un léger engourdissement, puis il se mit à étudier le contour de ses chaussures.
"On t'a interpellé alors que tu perturbais une rue piétonne. Je lis dans ce rapport que tu as montré de la résistance, et mes hommes ont déjà relevé les témoignages d'une dizaine de témoins très perturbés. Tu as fait peur à beaucoup de monde. Apparemment, tu as agi sans raison, sans complices, et sans autre but que de bouleverser les gens. On est d'accord jusque là ?
- Non, répondit Simon. Bien sûr que non, mais qu'est-ce que ça change ?
- Absolument rien, je le reconnais. Continuons : tu te moques ouvertement de policiers en service et il doivent employer la force pour t'emmener. Tu n'as fourni aucune explication à ton comportement, tu fais de l'esprit lors de ta déposition et maintenant, tu vas sans doute me dire que tout ça n'est qu'un ridicule malentendu, et que si je te laisse partir tu paieras même une bouteille à l'équipe.
- En gros, oui.
- Alors je te demande mon garçon, qu'est-ce que nous allons faire de toi ?"
Le policier le regardait calmement. Il cherchait juste à comprendre ce qui avait poussé ce jeune homme à se démarquer ainsi, au risque de provoquer une panique. Il retourna quelques papiers, jeta au panier les dépêches de la veille et Simon vit apparaître entre ses mains sa fiche de renseignements.
"Tu t'appelles Simon... euh... Outis ? Vingt-deux ans... étudiant en philosophie ? Excuse-moi, mais on peut vraiment être "étudiant en philosophie" ?
- J'essaie en tous cas. Pourquoi ?
- C'est amusant.
- Pas tant que ça.
- Pas plus que ta petite blague de cette après-midi. Tu sais que ton affaire est troublante ? Et pour l'instant, personne ne sait trop à quoi s'en tenir vis à vis de toi. Si tu me parlais un peu de ce chapeau ?
- Je l'ai dit à la personne dans le couloir. C'était mon costume pour la fête d'anniversaire de ma fiancée ce soir. J'avais rendez-vous avec elle pour l'aider à tout préparer quand vous avez débarqué dans mon programme.
- Parle-moi encore du chapeau, dit le commissaire d'une voix chaude."
Il observait Simon et ne laissait rien paraître. Il avait l'air d'un psychanalyste qui réaliserait en écoutant bailler son patient que sa vie le fait horriblement suer.
"Je venais de l'acheter, reprit Simon. Je m'y étais pris en retard, comme d'habitude - pour mon costume je veux dire - et j'ai fouillé dans mes vieux cartons. Il ne manquait qu'un chapeau. Je suis rentré chez le premier marchand de farces et attrapes que j'ai trouvé. Regardez si vous ne me croyez pas ! J'ai encore le ticket de caisse."
Simon fouilla dans toutes ses poches avant de tendre au commissaire la preuve chiffonnée de sa bonne santé mentale.
"On vérifiera, dit le policier en examinant le papier. Mais il y a une chose que je ne comprends toujours pas...
- Oui ? Allez-y ! s'écria Simon, qui pensait qu'on l'écoutait enfin pour de bon et que la situation se débloquait.
- Pourquoi bon Dieu l'avez-vous porté sur votre tête ? Au lieu de le garder dans son sac, ou même sous le bras ?"
Il était passé au vouvoiement tout à coup. Comme si l'évocation du crime de Simon allait lui salir les dents s'il la disait d'un peu trop près. Le jeune homme le fixait, incapable de répondre une excuse logique.
"Je... eh bien euh... je... j'ai eu envie de le mettre ! Voilà, c'est tout ! Qu'est-ce que je peux dire de plus ?
- Calme toi mon garçon, je cherche juste à comprendre. On discute, et on s'en tient là.
- Mais oui, je ne demande pas mieux ! Je suis sorti de la boutique avec ce foutu chapeau de carnaval qui fait ding-ding et comme il faisait beau et que j'étais de bonne humeur, je l'ai essayé voilà !
- Pourtant tu as refusé deux fois de le retirer, ce "foutu chapeau"... ce n'était peut-être pas aussi anodin que tu le prétends. Tu devais bien te douter qu'en te distinguant de la foule tu allais t'attirer des ennuis ?
- Mais-ce-n'é-tait-qu'un-cha-peau !
- Oui je sais. Rien qu'un gros chapeau rouge à franges qui sonne quand on le remue. Quelque chose qui sortait de l'ordinaire."
Simon n'avait plus rien à ajouter. Il avait trop soif pour s'énerver et le commissaire devait être de ces hommes qui boivent le café noir et bouillant sous toutes les latitudes. À les voir, on sent qu'ils sentent le café.
"Tu veux un Coca ? dit-il en ouvrant le frigo dissimulé dans les tiroirs gauches de son bureau. Je te proposerais bien un café, mais j'ai horreur de ça. Tous ces gens dont la bouche pue le café froid... tu as déjà embrassé une fille qui en boit ?
- Non, mais quand elles fument j'ai l'impression de lécher un cendrier. Je veux bien un Coca s'il vous plaît."
Il voulait penser à Julie ; son petit corps tendre, ses baisers si chauds, et cette façon qu'elle avait de remettre en ordre ses cheveux noirs et épicés pour qu'ils ne lui chatouillent pas les yeux... mais il eut la drôle impression de ne pas réussir à l'imaginer. Il voyait sa silhouette et rien d'autre. Sa voix, ses lèvres, l'odeur de sa peau et chacune des marques sur le visage et le corps d'une femme qui font d'elle l'Unique, la princesse, l'amour de sa vie, tout cela restait dans l'ombre, dans la chaleur molle de ce bureau de police où s'entassait le silence des conversations passées.
Le commissaire ne s'intéressait plus à son problème pour le moment. Il se demanda si on n'attendait pas de lui qu'il regagne sa place dans le couloir. Comme il ne savait pas quoi faire, Simon croisa les jambes dans une situation plus confortable et inspecta soigneusement ses semelles. Le regard du policier fut attiré vers la vitre.
"Tes parents viennent d'arriver", dit-il.
Simon espérait avoir mal entendu. Sa mère lui faisait de petits signes timides depuis l'extérieur. C'était parfait.


Le sourire d'indulgence attendrie qu'il découvrit chez sa mère n'était pas vraiment surprenant. Le même regard compatissant chez son père l'inquiétait davantage. Il s'attendait à le trouver furieux alors que Jacob Outis venait trouver son fils sans essayer de masquer son inquiétude ni, dans son ton de voix, une légère déception. "Qu'est-ce qui t'as pris ?" fut la première question qu'on lui posa, comme si chaque personne s'était passée le mot depuis le début de la journée.
"Vous avez prévenu Julie ?" dit-il avant d'expliquer son histoire que nul ne voulait accepter. Il commençait d'ailleurs à croire qu'il avait pour de bon franchi certaines limites, ces frontières tacites et unanimes qu'il faut respecter pour continuer à vivre en paix, au-delà desquelles les chapeaux rouges à clochettes n'ont pas leur place.
"Oui bien sûr, répondit sa mère. Je l'ai appelée sur la route, elle n'a pas compris un mot de ce qui se passait. Elle croyait que tu étais sorti faire un tour, que tu avais encore des choses à régler pour la soirée. Comment est-ce que je pouvais lui faire comprendre qu'on t'avait arrêté ? La pauvre petite ne te voyait pas revenir, elle pensait qu'il t'était arrivé des ennuis, mais pas que tu avais pu en causer. Oh Simon mon chéri, qu'est-ce que tu as fait ?
- Rien maman, justement.
- Je t'en prie fils, poursuivit son père, tu n'es pas ici sans raison. On n'arrête pas les gens ainsi. Tous les voisins sont déjà au courant, en ville on ne parle plus que de ton chapeau. Qu'est-ce que ça veut dire ? Montre-le moi au moins, que je sache jusqu'où tu es allé.
- Ils me l'ont pris papa. Je suppose qu'il est toujours dans le coffre des flics. Je crois qu'ils ne veulent pas me le rendre.
- Simon, tu ne nous fais pas confiance ? Ta mère et moi nous voulons t'aider. Si tu ne joues pas le jeu, ils vont croire que tu joues contre eux. Personne n'écoute pour l'instant, alors dis-nous ce que tu cherches ?
- C'est à cause de moi ? dit sa mère.
- C'est à cause de Julie ?
- Ce sont tes études ?
- Tu en veux à quelqu'un ?
- Tu as des problèmes d'argent ?
- Mais dis quelque chose !"
Simon s'était assis sur le banc, dans la petite pièce sombre où on les avait conduits pour parler librement, mais il ne pouvait pas en profiter. Il regardait son père et sa mère, tour à tour, et comprenait leur crainte et leur envie d'intervenir, sans envisager de solution au problème. Car il n'y avait pas de problème, entendu ? Tant qu'il garderait à l'esprit qu'il n'avait rien fait, cette situation absurde ne resterait qu'une de ces mésaventures pénibles sur l'instant dont on se souvient avec plaisir quelques années après. Il était innocent et ils pouvaient bien faire un feu de joie avec son chapeau s'ils en avaient besoin pour se sentir rassurés. Il le brûlerait lui-même : ce serait un bel acte de bonne foi.
"Je vais appeler Maître Roque", disait son père sans que Simon lui prête attention. "Il pourra te conseiller sur ce que tu dois dire aux questions qu'ils vont te poser."
Sa mère lui faisait écho en rythme :
"On reste avec toi Simon. C'est forcément une erreur, je sais que tu ne demandes pas mieux que de t'excuser alors...
- Qu'est-ce que tu veux dire ? dit Simon en la regardant tout à coup.
- Tu sais bien... quand tu auras fait des excuses nous pourrons...
- Jamais. C'est hors de question. Je n'irai pas pleurnicher que je suis désolé. Ils ont décidé de s'embarquer là-dedans, j'ai l'intention de me montrer aussi con que possible. Je me promenais avec un chapeau de costume, bordel !
- Ne jure pas Simon !
- Ils peuvent se mettre leurs excuses au cul si ça les gratte, et j'emmerde les voisins ! Vous ne croyez pas que je vais jouer une comédie pareille ?"
Ses parents le regardaient, horrifiés, tandis qu'ils reculaient discrètement vers la sortie. Jacob Outis refusait de se laisser impressionner.
"Je vais te sortir de là fils, ne t'inquiète pas. Je passe tous les coups de fil qu'il faut et je reviens te chercher.
- Simon je t'en prie, reste calme devant eux, dit sa mère en passant la porte. Ne dis rien d'étrange ou d'agressif, ils pourraient tout retourner contre toi... je t'en prie...
- Mais de quoi est-ce que tu parles maman ?
- Des médecins Simon", dit son père très calmement. Sa voix était douce, confortable. "Le commissaire a demandé un avis psychiatrique. Tu comprends, ils ne savent pas quoi faire de toi... ils disent que tu sors de la norme. Je... je reviens très vite."
Ils avaient déjà disparu. Simon regarda longtemps la porte, en espérant que quelqu'un viendrait lui apporter des tartines et du jus d'orange sur un plateau, comme on aimerait un petit déjeuner dans la lumière de la cuisine au sortir d'un cauchemar qui vous a fait transpirer.

"Nous sommes là pour vous aider monsieur... euh... Outis ?"
Ils étaient de retour dans le bureau moite du commissaire, qui s'était éclipsé afin de préserver les apparences d'une procédure régulière, et Simon constata qu'il avait droit, comme pour les agents tantôt, à deux spécialistes chargés de lui donner un coup de main.
Par la fenêtre, il voyait grandir son retard pour la soirée d'anniversaire. La rue piétonne où son chapeau avait entamé sa courte carrière devait rafraîchir à présent, et les gens flânaient de-ci de-là. Le samedi en fin d'après-midi, l'air devient sucré, on a l'impression de respirer de la barbe à papa. L'heure d'acheter était passée. Bientôt les promeneurs rentreraient chez eux pour préparer le dîner et dans les maisons les enfants termineraient leurs devoirs devant la télévision, les jeunes amants se contempleraient dans les yeux en priant pour que l'éternité existe, et l'orage que l'on redoutait depuis la fin de matinée finirait par éclater.
"Eh bien Simon, vous êtes avec nous ?" dit l'un des hommes.
Il était serein, sans âge, prêt à lui venir en aide. Le seconde l'observait, tout aussi détendu. Trois vieux amis qui s'estiment et attendent qu'on leur serve l'apéritif.
"Si nous parlions de votre chapeau, vous voulez bien ?
- C'est un sombrero... vous savez ? Un grand chapeau mexicain qui fait de la musique...
- Et pourquoi fait-il de la musique, hummm... ?
- Pour faire pleuvoir."
Les deux experts se redressèrent dans leurs fauteuils, les mains jointes et les coudes attentifs. Simon comprit qu'il était temps de grandir et de respecter ce qu'on attendait de lui.
"Non bien sûr, dit-il en souriant - ah ah, quelle bonne plaisanterie ! - Il fait de la musique parce qu'il est couvert de clochettes. Je trouvais ça amusant dans le magasin, mais je ne suis pas certain d'en rire encore.
- Vous cherchiez donc juste à vous amuser ?
- Oui je... enfin non... je pensais qu'on trouverait ça drôle une fois qu'on seraient tous déguisés. Pour la fête...
- Mais pourtant vous l'avez mis dans la rue, devant tout le monde, au lieu d'attendre normalement votre soirée costumée. Vous vous êtes singularisé. Avez-vous parfois le sentiment d'étouffer Simon ?
- En voulez-vous à vos parents Simon ?
- Parlez-nous de votre enfance.
- Vous avez un problème avec l'alcool ?
- Le sexe peut-être ?"
Ils alignaient les répliques, du tac au tac, notant avec soin chaque réponse de Simon, qui suivait les consignes de son père de ne pas se distinguer, de rester dans la norme. Il faisait des phrases brèves, précises, et se montrait aussi calme que les deux hommes.
Il n'y avait pas d'horloge dans le bureau. Julie était-elle déjà arrivée ? Il ne voulait plus qu'elle, la voir, la toucher, respirer sa présence et profiter de sa chaleur. Elle viendrait et tout serait pour le mieux. Il avait donné les bonnes réponses, fait ce qu'on attendait de lui. Julie pouvait l'embrasser et lui dire qu'elle l'aimait. Plus tard dans la nuit, quand tous les invités seraient partis et que seuls resteraient de leur présence les reliefs de la fête, Simon aimerait sa Julie jusqu'à dévorer son coeur, puis ils recommenceraient.
"C'est tout de même étrange, dit le psychiatre à la barbe, qu'un garçon intelligent comme vous, étudiant en philosophie, n'ait pas mesuré les conséquences de son geste. Vous êtes sorti en ville avec un chapeau grotesque sur la tête : c'est grave Simon, vous en rendez-vous compte ? De plus, aucune de vos explications n'est convaincante. On dirait que vous récitez une leçon par coeur, pour vous en persuader vous-même. Je ne vois pas de raison logique à votre comportement. Vous achetez un chapeau pour vous déguiser, et à peine sorti du magasin, vous le coiffez parmi la foule. Est-ce que vous réalisez au moins à quel point votre geste est incohérent, pour ne pas dire effrayant aux yeux des autres ?"
Il piqua du nez dans ses notes. Simon les remercia de s'être déplacés, se félicita que leur collaboration se soit bien déroulée, puis il rejoignit le couloir où sa mère l'attendait. Dans son dos, la porte venait de claquer au passage du commissaire qui allait retrouver les deux hommes. Simon apercevait leurs ombres à travers le carreau. Trois clochettes, trois juges, pensa-t-il.
"Ton père va bientôt arriver, tu sais... il fait tout ce qu'il peut... Simon... tu pourrais me dire, à moi, ce que tu voulais faire avec ce chapeau ? Ce n'est pas normal d'agir sans motif, il y a forcément une raison, un but, je ne sais pas moi...
- Arrête maman, s'il te plaît...
- Mais Simon ! Je ne sais même pas pourquoi exactement tu es ici... si on t'interroge pendant des heures c'est qu'il y a une bonne raison, non ?
- Je n'ai rien fait maman... C'est tout. Je ne sais pas ce qu'on me reproche. Julie a bien dit qu'elle venait me voir ?
- Euh... oui, oui... Regarde, voilà ton père !"
Jacob Outis n'eut pas le temps de rassurer son fils sur son avenir : le commissaire entrouvrit la porte de son bureau et demanda aux parents de venir lui parler. "En privé", dit-il en jetant un oeil à Simon qui attendait de voir apparaître la silhouette de Julie de l'autre côté du couloir.

"S'il pleut encore, peut-être qu'elle ne viendra pas", se disait-il tandis que derrière la cloison où il s'appuyait ses parents commençaient à comprendre certaines choses. Les premiers invités devaient être déjà arrivés, et Julie se retrouvait seule à gérer toute la soirée qu'il avait promis d'organiser. Allait-elle annoncer aux autres qu'il fallait annuler par sa faute, parce que Simon avait fait l'intéressant comme d'habitude ? Toujours à se distinguer Simon, à croire qu'il existe d'autres façons de vivre, meilleures que celle-ci, et qu'il est seul à les entrevoir. Une envie de marcher, peut-être, dans des rues couvertes à vue de larges chapeaux qui sonnent, le long des squares de sable rouge que viennent tamiser les enfants pour retrouver les boucles d'oreilles de leur maman, une envie d'embrasser le sel aux bouches des femmes en bordure d'océan, et se plonger dans leur parfum mêlé de crêpes, de chair et d'amandier, et ne plus jamais en ressortir ; vivre à leur côté, pour elles, en elles, trouver ce qui les fait rire et en profiter, lâchement, pour leur voler un baiser que l'on gardera au chaud, au fond d'une poche.
Julie prenait son temps, Simon comptait les carreaux de carrelage sur le sol et trouvait chaque fois un résultat différent, la pluie faisait ce qu'on attendait d'elle et dans une pièce au fond du couloir qu'il n'avait pas encore remarquée, Simon trouva un distributeur de barres chocolatées. Il fit le plein des poches de sa veste. L'officier de service dans l'entrée le regardait aller et venir. Ils étaient seuls désormais, à l'exception des cinq personnes qui discutaient à l'écart d'un problème de chapeau. Simon lui offrit une friandise pour oublier leur petit échange lors de son arrivée, mais l'homme refusa d'un geste impatient. Il suivait une émission de radio en tapant trop fort les touches de sa machine, et aimait visiblement le contact de ses doigts sur le clavier.
Simon ne savait plus quoi faire d'autre que de songer à Julie : il se concentra sur ses cheveux. Il aimait croire qu'ils n'avaient pas été blondis par le soleil, et que malgré la pluie ils étaient restés raides comme un général planté en terre. Une femme qui pleure reste plus belle qu'un soldat qui sourit, se dit-il en recomptant les dalles de carrelage. Un militaire ne devrait jamais rire, c'est comme ça que l'on fait peur aux petits enfants.

La colère et les cris de ses parents auraient été préférables à leur silence. Jacob baissait la tête, et sa mère le regardait de l'unique façon qui pouvait encore l'angoisser : avec le désir de lui venir en aide.
"Bon ! dit-il en se forçant d'un rire empressé. Nous pouvons rentrer chez nous je suppose ?"
On lui souriait. Son père prit sa main dans la sienne. Il n'avait pas eu un tel geste d'affection depuis... oh ! assez longtemps pour que Simon ne sente une larme lui rouler du coin de l'oeil et rebondir sur son col, discrète, sèche aussitôt.
"Ne t'en fais pas fils, dit le vieil homme. Ce n'est pas grave...
- Oui Simon, fit sa mère, tu n'es pas tout seul et c'est le plus important...
- Mais qu'est-ce qu'ils racontent ? demanda-t-il aux trois hommes qui assistaient à la scène, gênés de leur propre silence.
- Soyez raisonnable Simon... Vous êtes adulte à présent et il y a certaines choses que vous êtes en mesure d'accepter... et de transgresser. Nous allons vous aider à les respecter.
- Ce ne sera pas long, c'est l'affaire de quelques mois.
- Vous êtes grotesque, dit-il entre ses dents."
L'homme reçut l'insulte avec prévenance, et même un certain plaisir où se fondaient la tristesse et la satisfaction. Il allait se mettre à hurler juste quand le commissaire prit part à la conversation et demanda pour lui parler seul à seul une dernière fois. Il lâcha la main de son père et le suivit. Depuis quelques minutes, il avait décollé.

"Je sais que tu dis la vérité."
Il redressa le front. C'était si doux à entendre qu'il faillit lui demander de répéter.
"Alors tout va bien finalement ?
- Je ne crois pas que tu sois fou, mais je ne peux pas te venir en aide. Tu t'es condamné tout seul, dès le début d'après-midi, en sortant du cadre.
- Mais que vont-ils faire ?
- C'est déjà en route... Les médecins disent qu'il ne peuvent pas te cataloguer. Ton profil psychologique est normal, tu n'as pas de casier, pas d'antécédent, en fait tu es désespérément... banal. Excepté que tu es sorti avec ce chapeau. Un acte isolé, devant témoins...
- Je ne...
- Qui ne demande qu'à se reproduire, n'importe où, ou sous n'importe quelle forme. Mets-toi à leur place : ils préfèrent te classer dans l'immédiat, plutôt que d'attendre que tu recommences.
- Vous êtes débile ! J'ai compris, je ne reprendrai pas le risque !
- Oui mais qui te croira ? Personne ne voudra plus t'écouter maintenant...
- Mais vous ? Vous savez que je ne suis pas fou, c'est vous qui l'avez dit !
- Je suis navré mon garçon, je n'ai pas le pouvoir d'intervenir. Ils me soupçonneraient moi aussi. Le mieux à faire est d'accepter ce qu'ils te proposent.
- Taisez-vous ! Tout ce que vous dites est absurde ! Et ceux-là dehors, ils sont encore plus dangereux ! Où avez-vous rangé mon chapeau ? Hein, où est-il ? Je veux mon chapeau, il est à moi !"
Il gagnait du temps. Juste un ou deux instants de réflexion, qui lui permettraient de s'expliquer, de justifier ce qui s'était passé. Il bondit dans le couloir et se cogna contre Julie. Elle n'était même pas mouillée, la pluie s'était apaisée pour la laisser venir. Elle tirait de grande bouffées énervées sur sa cigarette.
"Julie ! Aide-moi chérie ! Ils veulent...
- Qu'est-ce que tu as fais Simon ? Tu ne pouvais pas attendre un autre jour ?"
Il cherchait à caresser son visage, se coller contre elle et se nourrir de sa voix.
"Ne m'embrasse pas, tu vas brouiller mon fond de teint ! J'ai mis deux heures à me maquiller, et avec l'orage tu as bien failli tout gâcher. Ta mère m'a raconté une histoire... mon Dieu ! C'était tellement... stupide ! Ça te ressemble bien. Mais qu'est-ce qui t'a pris ? Non, lâche-moi ! Je vais être froissée. J'ai laissé tous les invités en plan pour venir jusqu'ici. Comment as-tu osé faire ça le jour de mon anniversaire ? C'est ça que tu appelles préparer la soirée ? Que cherchais-tu à prouver avec ce chapeau ? D'ailleurs, où est-il ?"
Elle parlait au commissaire, en maintenant Simon à distance pour qu'il cesse de vouloir passer une main dans ses cheveux. Le policier lui tendit le chapeau qu'il venait de récupérer. Julie refusa de le prendre et fit apparaître une autre cigarette entre ses lèvres.
"Mon chapeau ! cria Simon.
- Tu peux le prendre mon pauvre Simon, c'est tout ce que tu auras de toutes façons. Tu ne crois tout de même pas que nous allons rester ensemble ? Que diraient les gens s'ils me voyaient avec toi, maintenant que tout le monde sait ce que tu es ?"
Julie remit de l'ordre dans la coiffure qu'elle avait étrennée à l'occasion de ses vingt-deux ans et repoussa la main de Simon d'un geste agacé. Ses invités l'attendaient depuis trop longtemps, elle souhaitait les rassurer sur le bon déroulement de la fête. Par la grande porte d'entrée qu'elle venait de franchir pour rejoindre sa voiture, Simon aperçut trois infirmiers, l'air blancs et déterminés.

On le conduisit sans encombre jusqu'à sa chambre. Pas un instant, ni les médecins, ni ses parents, ni le personnel soignant ne cessèrent de sourire chaleureusement. Ils faisaient leur possible pour qu'il aille mieux. La première nuit, il se mit à hurler et à cogner, alors on lui mit les sangles et il eut droit à une piqûre. Il fallut près d'une semaine aux infirmiers pour comprendre qu'il réclamait son chapeau. On le lui rendit sans faire d'histoire. À présent, il ne dérangeait plus personne.

Sylvain Tavernier © 29 octobre 2002

Étudiant en lettres modernes de vingt deux ans à l'Université du Littoral, Sylvain Tavernier est un fan des littératures de l'imaginaire en général et de Stephen King en particulier. Il écrit des nouvelles et tient la rubrique de la filmographie de Stephen King, et la plus grande partie des critiques du film du mois de ce site.

Vous trouverez de Sylvain Tavernier sur ces pages :

une nouvelle :  Un truc qui gratte

une nouvelle : Varice

une nouvelle : Josh le Ventru

une nouvelle : Space fantasy

  une étude : la filmographie de Stephen King

 une étude : Approche du mythe de l'un et du double dans l'imaginaire kingien

 

Nouveaux talents

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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