JOSH LE VENTRU

Récit

par Sylvain TAVERNIER

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Cette histoire est pour
Amandine,
Rien que pour elle

« Et donner à bouffer à des pigeons idiots,
Leur filer des coups de pieds pour de faux... »
Renaud


Josh était né comme ça, avec un gros ventre. Un ventre tout rond, tendu, qui gonflait déjà les grenouillères de la maternité. Sa mère l'embrassait en lui disant qu'il était beau, à l'école les filles le poursuivaient pour claquer sur ce ventre surprenant en lui criant "Ventru ! Ventru ! Josh le Ventru !" Il ne pleura jamais avant d'être de retour chez lui, sur le canapé du salon où sa mère le berçait jusqu'à ce qu'il accepte de retourner à l'école, au moins une fois, pour être sûr. "Joshua, mon petit Joshua, tu es beau..." Chaque soir, les mensonges l'endormaient et il rêvait que sa mère avait raison.

Josh était ce genre de garçon dont les femmes disent "qu'il a du charme", pour autant que cette formule de politesse veuille dire quelque chose. Il essaya bien de muscler tout ça, de se donner une contenance, en haussant une épaule par-ci, un sourcil par-là, il fit des abdominaux pendant des années, se mit en tête de faire un régime puis renonça, il vécut pendant un temps parmi une communauté de végétariens, mais ce n'était pas dans sa nature, il voulut combattre la faim dans le monde sans savoir par où commencer et finalement sortit acheter son journal, il laissa tomber la musculation qui lui coûtait trop cher et essaya l'acupuncture avant de réaliser qu'il avait toujours eu horreur des piqûres, il s'indigna comme tout le monde devant le journal télévisé et se mit à croire au grand Amour, comme si ça allait changer quelque chose, puis un matin, vers dix heures, tandis qu'il examinait son ventre toujours parfaitement rond et replet, Josh décida qu'il en avait marre. Il fracassa son poste de télé, détruisit son carnet d'adresses qui, vu que personne ne l'appelait jamais, ne devait contenir que d'anciens numéros de téléphone de copains d'école, il fourra dans un sac gros comme son ventre deux tee-shirts, un pantalon et des bouquins, il envoya sa concierge se faire foutre, depuis le temps qu'il en avait envie, et une fois dehors il hésita juste un instant pour décider s'il allait tourner à gauche ou à droite. Il devint nettoyeur de statues dans une grande ville et par-là même entra en guerre contre les pigeons.
__________


C'était souvent le même qui venait conchier le crâne de Baudelaire, vengeur de générations d'écoliers. Josh le reconnaissait à une drôle de petite tâche violette sous l'oeil gauche, qu'il avait dû hériter de sa mère, une grosse pigeonne emplumée dont les ailes ne la portaient pas jusqu'au visage de la statue. Elle se contentait d'honorer les pieds du poète tandis que le fiston prenait soin de viser sa coiffure de dandy. Il s'envola rapidement pour retourner picorer avant que la bande n'ait dévoré tout le pain sec qu'une vieille dame avait saupoudré, et Josh jura qu'il avait vu le pigeon ricaner. Il dégagea d'un bon coup de pied un maigrichon à l'aile cassée venu roucouler contre ses chevilles et reprit son observation.


Cela ne faisait pas longtemps qu'il pouvait les distinguer les uns des autres. Au début, il ne leur avait même pas prêté attention, préoccupé tout entier par le choix des brosses, des produits et des chiffons, et par l'émotion qui lui enserrait le coeur chaque fois que la petite place apparaissait au détour des ruelles qu'il empruntait. C'était un square rudimentaire, un carré de pelouse tout bête mal entretenu, que les maires successifs avaient chacun pris soin de rebaptiser selon la mode du moment, en lui ajoutant une nouvelle statue. Les quatre côtés du jardin public étaient ainsi ornés de ces hommes illustres que Josh devait préserver des attaques aériennes. On le payait pour lisser la barbe de Karl Marx, raccommoder le gilet de Napoléon. Il époussetait l'oeil de Jean-Paul Sartre et décrassait les rides de Baudelaire, qui se sentait parfois bien seul parmi ces Éminences. Le square était caché au creux de la ville, la plupart des habitants du quartier ne soupçonnaient même pas sa présence. C'était une anomalie urbaine qui avait su se faire si discrète qu'on l'avait épargnée. Josh n'y avait jamais vu personne, si ce n'est peut-être la vieille dame au pain sec qui traversait sans s'en rendre compte le petit refuge du nettoyeur de statues. Les marchés ne venaient pas jusqu'ici, pas plus que les amoureux des bancs publics qui savent pourtant dénicher ce genre de coin, et plus d'une fois Josh manqua de reconnaître son chemin. Il jouait à prendre d'autres routes, à traverser des rues qu'il ne connaissait pas en voulant se perdre, pour voir si la place n'allait pas disparaître un matin, tout simplement, dans le silence. Les feuilles des arbres masquaient l'endroit aux volants, la pénombre et le calme faisaient fuir les passants et Josh se retrouva en compagnie des seuls pigeons.


Ils semblaient parfois jaillir du sol. Josh leur jetait un oeil, se détournait pour donner un coup de brosse ou allumer une cigarette, et quand il les regardait de nouveau ils étaient plus nombreux.

Ou alors ils tombaient des branches. La lumière déclinait soudain sur le front de Marx, et Josh savait qu'une nuée s'était détachée de nulle part pour foncer sur les dernières miettes des sandwichs de la vieille. Ils mettaient délicatement de côté les morceaux de viande puis se bâfraient.

Plusieurs fois, Josh avait sursauté en entendant un brusque froissement d'ailes juste à son oreille : c'était un plaisantin.
Il se contenta pendant un temps de les chasser. Avec la botte, ou d'un revers de brosse bien placé, il les maintenait à distance respectueuse des statues. On n'avait pas dû engager de nettoyeur depuis des années. Le bronze et le cuivre disparaissaient sous des strates de guano séché. Napoléon s'était offert un nouveau gilet blanc, et la barbe de l'oncle Karl était d'un réalisme étonnant. Josh passa les premières semaines à récurer les visages sinistres, aux lèvres pincées sous les couches fraîches qui gouttaient depuis le haut du crâne. Seul le bicorne de Napoléon le protégeait en évacuant le sinistre par les côtés.
Josh rendait à ces hommes leur gloire ternie. Le matin, il fallait tout recommencer. Comme ce jour où il était arrivé plus tôt que d'habitude, sous le coup d'un pressentiment ou peut-être simplement d'un rayon de soleil prometteur, et où il avait surpris l'un de ces petits salopards en plein effort. Josh lui avait lancé son seau en fer, juste entre les deux yeux de Sartre qui n'y voyait déjà plus très clair. C'était idiot, bien sûr, mais la colère de Joshua l'avait emporté et il s'était mis à courir après le pigeon en cherchant à l'écraser de son soulier. Ses cris avaient fini par réveiller les habitants des immeubles qui bordaient le square. Il s'était fait insulter depuis une fenêtre ouverte.


Josh n'aurait su dire s'il s'agissait du même pigeon à la tâche violette qui venait de ruiner une heure de travail sur le front de Baudelaire, mais peut-être bien. Oui, c'était peut-être le même. Ou son cousin. Ou encore un autre, pour ce qu'il en savait.


L'épisode du seau lui avait fait comprendre qu'il avait négligé l'élément principal de son travail. Il s'acharnait à faire briller des regards qui pleuraient des larmes de lait, tandis qu'il en méprisait les responsables parce qu'il les trouvait insignifiants. Et surtout, inoffensifs. Josh devait avant tout se familiariser avec les pigeons, leur faire croire qu'il était aussi peu dangereux que la vieille avec ses pantoufles et ses sacs plastiques, leur faire admettre sa présence, l'air de rien, puis les serrer et s'en débarrasser.


D'un coup.

L'observation d'un groupe de volatiles aussi peu expressifs que les pigeons des grandes villes était, curieusement, une activité épuisante. Josh instaura un système de ronde entre les quatre bancs proches de chacune des statues, avec roulement toutes les heures pour ne pas attirer l'attention. Il emportait toujours avec lui son matériel, sa dégaine tranquille, accentuée par la bonhomie de son ventre qui saillait sous ses chemises, et un carnet dans lequel il commença par noter le comportement des pigeons. Le carnet se révéla vite inutile : les pigeons, manifestement, faisaient n'importe quoi. Josh n'avait jamais vu un tel désordre, un grouillement permanent autour des restes de nourriture balancés par les gens du quartier depuis leur cuisine. Oui, directement dans l'herbe les épluchures et les miettes du déjeuner. Si l'on étudiait un oiseau en particulier, il allait et venait de droite à gauche, incapable de se décider, perdu au milieu des autres. Il prenait un morceau de pain, le relâchait aussitôt, en prenait un autre juste à côté, grignotait sans comprendre, repartait aussi vite de l'autre côté du banc et recommençait son manège agaçant. Josh se persuada un moment que les pigeons obéissaient à une sorte d'algorithme mystérieux, un système mathématique si complexe que personne ne l'avait jamais déchiffré et qui déterminait leurs déplacements, leur errance continuelle et exaspérante entre les pavés, les croûtons de pain et les pieds du banc, mais il abandonna cette voie. Les pigeons étaient stupides, et voilà tout. Avec leurs petits yeux globuleux, inexpressifs, ces ailes sales et inutiles qui ne leur servaient qu'à brasser du vent, et ce dandinement grotesque, bon sang !, qui donnait envie de les écraser sur le trottoir, pour voir s'ils allaient continuer à hocher la tête une fois qu'elle serait aplatie.

Josh décida qu'il en savait assez. Il se leva calmement de son banc, remit en place sa chemise que son ventre faisait inévitablement sortir du pantalon et lança un sourire de défi au pigeon à la tâche violette qui lui tournait le dos, puis il frotta la statue de Baudelaire jusqu'à lui rendre sa jeunesse oubliée. Josh le Ventru venait d'entrer en guerre contre la volaille.

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Il essaya bien d'en tuer quelques-uns, mais ce n'était pas la solution. Josh le comprit dès la première semaine, peut-être même dès le premier jour, à peine voulut-il en assommer un qui l'énervait particulièrement à grands moulinets de balai-brosse. Le pigeon s'envola brusquement à l'instant où Josh frappait le sol et il perdit l'équilibre. A genoux dans le caniveau, face à Jean-Paul Sartre et son sourire énigmatique, il se sentit mouillé et ridicule. Tandis qu'il se demandait s'il ne valait pas mieux quitter cet endroit, abandonner la place ombragée aux oiseaux pour dénicher un grand jardin public envahi de gamins et de touristes, les pigeons se rassemblèrent calmement devant lui, presque curieux de ce ventru qui s'était planté à l'atterrissage. Il ne chercha pas à les chasser, cette fois. Il attendit plusieurs jours avant de revenir décrotter les habits de l'Empereur, et il n'avait toujours pas trouvé le moyen de contrôler les pigeons. Comme souvent, ce fut une femme qui le lui indiqua.

"C'est drôle qu'un homme qui aimait autant les chats ait eu un visage aussi sec" dit-elle derrière lui.

Bien sûr, il faillit en tomber de l'escabeau. Il n'avait parlé à personne depuis... depuis qu'il était ici. Et sans doute qu'avant, il ne parlait déjà pas beaucoup. Cette voix avait résonné, comme un souvenir d'enfance qui vous revient sans qu'on l'ait souhaité, invité indésirable sur le pas-de-porte dont on ne sait comment se débarrasser. Josh descendit de son perchoir, armé de brosses et de rancoeur ("Ventru ! Ventru !").
Elle faisait jouer trois boucles noires sur son front, en les entortillant du bout des doigts, et sa main libre se réchauffait dans la poche de son blouson. Petite princesse au sourire curieux qui se tenait, tranquille, parmi le va-et-vient des pigeons. Josh voulut rentrer le ventre, glissa sur la dernière marche et se rétablit fermement en serrant le poignet de Baudelaire.

"Vous ne croyez pas ?

- Il aimait aussi les femmes, dit-il. Se sont sans doute elles qui l'ont usé.

- Vous savez, je suis bien d'accord."

Josh pensa que c'était ainsi que tous les hommes devraient tomber amoureux.

Elle n'avait pas bougé, et ses yeux ne posaient aucune question. Elle était là, simplement, consciente de l'instant, et se moquait de l'heure, des choses à faire, de ce qu'il faudrait préparer pour le dîner et des bonnes affaires qui lui échappaient dans les magasins de soldes pendant qu'elle s'arrêtait sans raison sur cette place et que la ville continuait à fonctionner.

"Comment êtes-vous arrivée ? demanda Josh. Je veux dire, en général...

- Personne ne vient jusqu'ici ?

- Oui, à croire qu'ils ne trouvent pas le chemin.

- Je me suis perdue. Je me promenais avec une copine, elle voulait absolument me montrer quelque chose qu'elle avait vu dans une vitrine. Comme je me fichais de ce qu'elle racontait, j'ai pensé à autre chose. On a tourné sur St Nicolas, vous savez...

- Après cette librairie en sous-sol où on ne voit jamais plus d'un client à la fois, dit Joshua en souriant bêtement.
- Je regardais les vieux livres exposés et quand j'ai dit à Julie que je voulais rentrer cinq minutes, juste pour l'odeur, elle avait continué son chemin toute seule. Puisque j'étais au moins débarrassée de ce problème-là, j'ai acheté un livre et juste en sortant, sur la gauche de la boutique, j'ai vu une petite rue que je ne connaissais pas. C'est mon quartier pourtant, eh bien je ne l'avais jamais empruntée. Je croyais avoir marché assez longtemps -mais ça ne faisait que dix minutes- quand j'ai aperçu les branches des arbres qui dépassaient d'un coin de rue. On aurait dit une impasse, c'était vraiment étrange. Et puis je vous ai vu, perché comme un pigeon.

- Et qu'avez-vous vu ?

- Votre ventre et ce sourire que vous aviez en nettoyant la statue. Comme si vous récitiez un poème.

- C'était Parfum Exotique, répondit Josh, encore plus nigaud. Quand j'astique la barbe de Marx, je me récite des extraits du Capital. Ça me motive pour finir plus vite et passer à Jean-Paul.
- ... ?
- Sartre. Vous le voyez là-bas ? Il a l'air de chercher une terrasse de café où écrire son prochain livre.

- Et vous pensez vraiment qu'il la trouvera ? dit la jeune femme. J'ai l'impression qu'il regarde des deux côtés.

- C'est que de l'oeil gauche, il surveille Napoléon.

- Et quand vous vous occupez de Napoléon vous récitez le Code Civil ?
- Non Madame. Quand je fais la toilette de l'Empereur, je me pince le nez."

Ce fut le rire le plus doux et le plus clair que Josh ait entendu. Une avalanche enfantine de lèvres, de dents et de cheveux. Elle riait de toutes ses mèches, et les tordait de rire entre ses petits doigts.
Ils firent plusieurs fois le tour du jardin, sur un chemin d'écoliers imaginaire. Elle s'amusait à marcher dans les graviers et Josh voulut déplacer les pavés mal enchâssés. Il ne redoutait que l'instant où elle vérifierait l'heure sur sa montre et lui annoncerait qu'elle devait partir, merci beaucoup, c'était très sympa, vous avez du charme c'est vrai, mais maintenant il faut que j'y aille. Il lui parla de ses pigeons, se mit dans la peau d'un général de guerre en bataille rangée qui observe l'ennemi avant de porter l'attaque, mais il devait encore trouver le moyen de leur imposer sa volonté. Il vit qu'il faisait nuit et attira son attention sur des détails au sol, afin qu'elle ne croise pas le ciel en levant les yeux.

"C'est quel livre, que vous avez acheté ?" dit-il à tout hasard.
Elle sourit encore, elle n'arrêtait pas de sourire, et répondit en lui glissant le livre dans les mains. C'était une vieille édition des
Fleurs du Mal. Elle sentait le grenier et la colle à papier, mais elle était en bon état. Et elle était signée.

"Bon sang... souffla Josh en caressant la signature. Ce n'est quand même pas un original ? Je veux dire... c'est un faux, n'est-ce pas ?

- Bien sûr qu'il est faux, mais est-ce que ce n'est pas plus magique de croire qu'il est vrai ?"

Josh laissa faire le silence. Il se foutait de son ventre, il se foutait de la volaille qui s'apaisait enfin autour d'eux, il se foutait même du travail supplémentaire qui l'attendait le lendemain. Juste l'instant, là, maintenant, avec elle.

"Vous savez, pour vos pigeons...

- Vous avez une idée ?

- Il faut les apprivoiser.

- Comme un chat, ou un chien bien dressé ? dit-il sans y faire attention, le nez perdu dans son parfum.

- Les amadouer, leur faire croire que vous les aimez. Nourrissez-les, prenez soin d'eux... ils vous obéiront, sans même y réfléchir. Donnez-leur à manger, n'importe quoi même de la viande gâtée, ils vous applaudiront.

- Ah ? dit-il amusé. Et ça marche vraiment ?

- Avec les gens oui, en tous cas."

Il voulut répondre quelque chose, mais elle avait déjà disparu. Une ombre glissante sur un angle de mur, et le souvenir de sa peau.

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Les pigeons faisaient le tri. C'était tellement grotesque que Josh mit du temps à comprendre que la vieille dame était devenue son ennemi. Il allait devoir régler la question d'une petite vieille dont le seul plaisir était de distribuer des miettes de pain deux fois par jour.

Il avait d'abord soupçonné les graines. Du grain d'élevage de qualité supérieure, que l'épicier lui avait tendu en vantant la satisfaction de tous ses clients. Les pigeons n'en avaient pas voulu. Il était retourné chez l'épicier, bonjour monsieur, non, non, ça ne convenait pas, il fallait autre chose, peut-être un grain plus tendre, plus fin, plus parfumé, et avez-vous essayé les vers de terre ? Ah, ils sont difficiles ? Il retrouvait chaque soir le tas de graines intact, même lorsqu'il pensa à les mélanger aux autres miettes que les pigeons dévoraient, voraces, insatiables, gavés à longueur de jour du même pain sec et ranci. Josh éventra les sacs de grains dans sa poubelle et se mit à conserver son pain.

Il en restait toujours. Rien ne prouvait pourtant qu'il s'agissait bien des siennes, de ses propres miettes saupoudrées par dessus le passage de la vieille, mais il commençait à croire que les pigeons l'observaient à la dérobée et se moquaient de lui quand il tournait le dos. Il acheta du pain noir qu'il mit à sécher et il passa toute une nuit à se ronger les petites peaux du bout des doigts en fixant le plafond. Le lendemain, devant la propreté du trottoir, tout juste recouvert par endroits de miettes grises et noires, il décida d'observer soigneusement les horaires des allées et venues de la vieille au cabas, et de la piéger.
Josh se leva avant le soleil et traversa à grandes bottes les étals des marchés. La vieille ne changeait jamais de chemin. Une lente et pénible remontée du boulevard dès sept heures trente, vers les stands des premiers maraîchers où elle achète à la pièce deux poireaux, un artichaut et un bouquet garni, on tourne à droite sur les hauteurs, on se masse les reins, une grimace sous l'effort, on reprend ses paquets en saluant les enfants qui attendent le bus, direction droite à nouveau, puis on disparaît sans le savoir dans les ruelles étroites qui mènent au jardin, et c'est là, juste avant de rentrer prendre le café, que l'on sort d'une poche le pain et les reliefs du déjeuner de la veille pour en nourrir les oiseaux.

Dans l'ombre de Karl Marx, Josh attendait le moment d'intervenir. Il jaillit à la suite de la vieille femme, juste après l'avoir vue quitter la place, et d'un coup de balai il rassembla le déjeuner des pigeons qui se ruaient déjà en nombre sur leur ordinaire. Josh fourra les miettes au fond d'une poubelle qui passait par là. Les restes de jambon pouvaient bien racornir sur place, les oiseaux n'y touchaient pas. Il guetta parmi les autres le pigeon à la tâche violette et quand il le reconnut, il brisa en petits morceaux son propre croûton de pain qu'il distribua généreusement.

Pendant plusieurs jours, pas un ne s'approcha des miettes de Joshua. La première fois, surpris, les pigeons grignotèrent sans y prêter attention le pain qu'il avait substitué à l'habituel et le recrachèrent aussitôt. Josh n'aurait pas cru possible de voir un oiseau se mettre à vomir la nourriture qu'il venait d'avaler et la piétiner de colère, en battant des ailes pour chasser la trahison dans l'égout. La tâche sombre et sa mère, furieux, donnèrent à Josh l'impression qu'ils l'accusaient de l'oeil, comme s'ils savaient avec qui ils étaient en compte, puis ils s'éloignèrent aussi vite. Ils étaient redevenus aussi amorphes et inexpressifs que d'habitude, comme étonnés eux-mêmes de leur colère inattendue. Josh se dit qu'il devrait surveiller ces deux-là, à tout hasard.

Certains se laissèrent mourir de faim, d'autres s'envolèrent ailleurs pour ne plus revenir. Josh poursuivait son plan. Bientôt il aurait suffisamment de pouvoir sur eux pour leur apprendre à ne plus souiller les statues. Il n'aurait qu'à les nourrir à différents endroits, éloignés de la tentation de ces perchoirs offerts, si brillants, si amusants à composter.

Il assista à une lutte entre les oiseaux, peu de temps avant qu'ils ne se décident, en fin de compte, à manger son pain. Un groupe de quelques pigeons, plus maigres que les autres, tentait de s'approcher de la nourriture, à l'heure où ils faisaient habituellement une courte sieste, perchés sur les rebords de fenêtres des premiers étages. Ils avançaient en silence, sans un roucoulement, pas un ne hochait la tête ni ne remuait les ailes. Josh était occupé à cirer les souliers de Jean-Paul Sartre et surveillait d'un oeil le moment où ils atteindraient les miettes. Le groupe semblait bien capable de réussir, jusqu'à ce que les autres, réveillés soudain alors qu'aucun bruit ne les avait avertis, ne se ruent sur les affamés et ne les achèvent à coups de becs. L'un d'eux, malgré l'épuisement, défia ses bourreaux en faisant demi-tour vers le tas de nourriture et réussit à en prendre une bonne bouchée avant d'être exécuté. Un autre abandonna le combat et reprit sa place dans le rang des plus nombreux. Ils laissèrent mourir les derniers, bien trop faibles pour servir à quelque chose.

Dans l'après-midi, Josh fumait une cigarette sur son banc préféré, celui de Baudelaire où il s'était assis avec la jeune femme aux mèches noires, et il vit le petit pigeon à la tâche violette tenter un dernier vol. Il se traîna devant la statue, vérifia d'un côté puis de l'autre que Josh voyait bien ce qu'il faisait, et il battit des ailes pour rejoindre le sommet, son endroit favori. À mi-hauteur, il retomba violemment sur le sol. Josh le toucha du pied pour le faire bouger. Il était mort.

Josh poussa le cadavre dans le caniveau. Le pigeon était devenu si léger qu'il fut emporté par les eaux usées. Les autres, tous les autres cette fois, avancèrent en cadence, et les plus jeunes parmi eux furent les premiers à manger le pain de Joshua.

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Elle avait apporté ses cheveux et une frange de vin rouge, sombre comme le dôme de feuilles qui les recouvraient. Les chemins cachés qui menaient au square ne l'avaient pas empêchée de rejoindre Josh, occupé, lorsqu'elle était arrivée, à épousseter un chapeau d'empereur que pas un pigeon n'avait honoré.

Josh remuait le fond de son verre en se soûlant de sa voix. Elle ne racontait rien de précis, quelques images de vie évoquées sans raison, si ce n'était l'envie, justement, de partager un moment où l'inutile aurait sa place. Une gorgée de vin au goût d'anecdotes aussi vite disparues et trois vers récités de mémoire, la soirée était confortable.

"C'est très étrange..." dit-elle, et Josh ne répondit pas.

Les pigeons somnolaient, engourdis, sur les perchoirs qu'il leur avait autorisés. Les fenêtres, les parcmètres, et, de temps à autre, l'un des quatre bancs auxquels il avait réduit leur liberté, à condition de ne pas les salir et de lui réserver celui de Baudelaire, où ils étaient assis.

"J'ai l'impression que les pigeons ont changé... dit la jeune femme en plissant les yeux, comme pour mieux voir.

- Changé ? dit Joshua qui devenait plus vif dès qu'il s'agissait d'histoires de plumes. Vous voulez dire qu'ils sont plus propres, c'est ça? Eh bien en fait...

- Non, c'est différent. Ils ont l'air moins idiots... enfin, vous comprenez... les pigeons et leur air ahuri, parfois, on a presque envie de les achever tellement ils ont l'oeil bête. Je n'ai jamais vu un pigeon sachant où il allait, ni pourquoi il s'y rendait d'ailleurs. Ils vont et viennent en secouant leur petite tête, ils ne font rien d'utile et...

- Et ça les occupe à plein temps ?

- Exactement. Ils s'affairent dans tous les sens pour passer les journées et remplir leur estomac. Et quand ils ne savent vraiment plus quoi faire, ils se battent pour un bout de pain dont ils n'ont pas besoin. Mais ceux-là, vos pigeons... c'est comme s'ils étaient plus éveillés. Regardez le maigre qui avance, sur le trottoir... il va tout droit, sans hésitation. Je suppose qu'il va chercher les graines dans la pelouse, mais au moins il s'y rend sûr de lui."

Joshua l'avait déjà remarqué. Après la résistance muette contre le changement de régime, ils s'étaient adaptés à manger ce pain sec d'une autre main et leurs habitudes avaient évolué. Ce n'était pas évident, ils continuaient leurs rondes absurdes d'un endroit au suivant, ils se bousculaient toujours en masse pour être les premiers servis et en laisser le moins possible aux autres, et se battaient pour prendre une miette du bec d'un voisin alors même qu'il en restait autant par terre, sous leurs yeux, et qu'ils ne les voyaient pas.

Pourtant quelque chose s'était modifié. Lorsque Josh le comprit, après l'avoir pressenti durant plusieurs heures d'observation, il se passa une main sur la joue et jura le nom de sa mère. C'était si simple, si transparent que, comme toutes les vérités, on n'en prenait pas conscience avant qu'elle ne vous saute au visage et qu'on ne puisse plus s'en défaire. Certains pigeons, toujours les mêmes, faisaient des allers et retours constants entre les perchoirs et la nourriture, et la rapportaient à d'autres qui ne quittaient pas leur poste. Ils attendaient en gonflant le jabot qu'on dépose les miettes devant eux et les avalaient d'un air glouton, tandis que les voyageurs repartaient pour le trajet suivant sans avoir leur part du repas. Ils ne mangeaient qu'en fin de service, et se servaient dans les miettes qu'on leur laissait, l'accès à la réserve étant interdit en dehors des heures définies par quelques pigeons plus épais qui surveillaient le pain du jour.

"Tenez ceux-là par exemple" dit la femme en suivant son idée. Elle montrait du doigt les pigeons en question que Josh avait repérés comme étant les chefs. "Ils ne sont pas descendus des fenêtres du premier étage depuis tout à l'heure. Je n'ai jamais vu un seul de ces oiseaux se tenir tranquille plus d'une minute, on dirait un gosse au cinéma ayant envie de faire pipi et qui n'ose pas le dire. Ils se tortillent et agitent tellement d'air qu'on finit par sortir avec eux, quitte à manquer une partie du film. Mais eux, ils n'ont pas bougé, pas secoué une aile, rien. Je les regardais pendant que vous parliez tout à l'heure, et j'ai vu que les plus gros se perchaient sur les fenêtres les plus hautes. Il y en a même quelques uns qui les nourrissent mais ils ne restent pas, ils redescendent aussi vite et vont dormir sur le trottoir. Tenez, là ! Vous avez vu ?"

L'un des voyageurs venait de recevoir un méchant coup de bec de la part des hauts perchés. Il s'était attardé après avoir déposé un peu de pain sec, et cherchait visiblement à en voler un morceau. Trois autres se chargèrent de lui faire comprendre les règles, et une griffe se planta dans son oeil. Il s'enfuit. L'oeil crevé pendait le long du cou.

"Ils ne sont que six ou sept à tout se partager, dit Joshua. Je leur donne du pain et des graines trois fois par jour, et ce sont eux qui en mangent la plus grande partie. Je les ai vus dévorer en une seule fois la ration d'une journée complète. Pendant la nuit, l'un des pigeons du bas est mort. Il était plus léger qu'une baguette sèche quand je l'ai ramassé pour le mettre à la poubelle. Ce matin, une femelle s'est envolée jusqu'au premier, et elle s'est accouplée avec deux gros pigeons. J'étais intrigué, je pensais que les pigeons étaient plutôt fidèles, vous comprenez ? "Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre..." et ce genre de choses. Elle s'est laissée faire, et avant de repartir, j'ai vu qu'ils lui donnaient une grosse bouchée de pain et de graines, et même un supplément qu'elle a coincé sous son aile. Elle est redescendue un peu à l'écart, dans un coin du jardin où ils ne vont pas d'habitude. Je l'ai retrouvée en train de donner la becquée à trois petits pigeonneaux."

Ils pensèrent un moment, chacun dans leur coin. Le pigeon blessé se frottait contre un angle de mur pour faire tomber le reste de son oeil. La minuscule boule se détacha du nerf et l'oiseau se remit au travail. Il perdait du sang, mais juste un peu. Sur le devant, ses plumes n'étaient même pas tachées.

"Ils ont commencé à sentir, dit la jeune femme au bout d'un long silence qui n'avait rien d'embarrassant.

- A "sentir" ? C'est parce qu'ils n'ont pas de point d'eau, la fontaine est en panne depuis que je suis ici. Je ne l'ai jamais vue fonctionner. Ils doivent être crasseux jusque sous les plumes.

- Ce sont les gens qui "sentent", Joshua... Je m'en suis rendue compte quand j'avais douze ans. J'attendais le bus, à la sortie d'un cinéma, et tout un groupe de personnes est soudain passé devant moi. Je ne les avais pas vus, ils se déplaçaient très vite. Et je les ai sentis. Je n'ai eu qu'à fermer les yeux, c'était une odeur si forte que je ne pouvais pas la relier à ce que l'on respire d'habitude dans la rue. L'essence, le goudron, les chewing-gums et les remontées d'égouts... je ne les remarquais plus. Rien d'autre que l'odeur des gens qui me frôlaient.

- Ils mangeaient quelque chose ?

- C'est la première fois que j'en parle à quelqu'un... pourquoi vous en particulier ? Je n'en sais rien, je n'arrive même pas à vous expliquer...

- Je pense comprendre.

- Bien sûr que non, vous ne comprenez pas. Leurs mensonges Josh, voilà ce qu'ils sentaient. Ils dégageaient l'odeur de leurs petites hontes quotidiennes, ces moments intimes où l'on n'est pas très fier de soi mais qui, Dieu merci !, en principe ne ressortent pas. Moi je les sens, j'en suis entourée. Vous connaissez l'odeur de l'adultère Joshua ? Vous savez quel goût elle a sur la langue ?

- Quelque chose de piquant, peut-être...

- Vous n'êtes pas très loin. Les gens adultères sentent la vieille transpiration, celle du footing de la veille quand on n'a pas eu le temps de prendre une douche. Les menteurs sentent l'orange avancée, une odeur écoeurante de sucré qui a pourri, c'est comme ça qu'on les reconnaît. On soupçonne toujours le mensonge de sentir mauvais, n'est-ce pas ? La jalousie sent la mauvaise haleine et l'hypocrisie pue la pisse, un foutu parfum d'ammoniac qui serre la gorge et brûle les yeux. Les petites mesquineries sans lendemain, les vacheries que l'on fait sans même y penser, tout ça sent le cuir non travaillé, rien que la peau fraîche et tannée, une odeur atroce, chargée de mouches, que je respire en permanence. Ils ont tous une odeur, des vapeurs que j'ai apprises à reconnaître et qui me disent ce que j'ai besoin de savoir sur telle personne. Mais à qui faire encore confiance ? Il n'y a pas que les actions puantes, tout est marqué d'odeurs, et tout le monde dégage son propre parfum. Je peux éviter les pires, les plus dégueulasses, mais je dois encore supporter tous les autres. Je renifle les gens tristes, les gens seuls, ceux qui se sentent coupables, ceux qui s'en moquent, ceux qui voudraient être aimés, ceux qui n'y croient plus ou font semblant, ceux qui sont déçus, ils ignorent pourquoi mais ils sont déçus, ceux qui n'ont pas de but, ceux qui voudraient bien faire quelque chose, ceux qui hésitent, ceux qui cherchent un sens à la vie, ceux qui ont mal aux dents et ceux qui ont peur des dentistes, ceux qui pensent, ceux qui essaient, ceux qui en ont marre tout simplement, ceux qui voudraient réfléchir, ceux qui sont trop fatigués pour ça, ceux qui ne font rien de la journée, ceux qui ont des principes, ceux qui écrivent et ceux qui ne lisent pas, ceux qui oublient de voter, ceux qui ont toujours faim, ceux qui ont des complexes, ceux qui dépriment, ceux qui s'en veulent, qui crient, qui étouffent, qui achètent quand il ne faut pas ou qui ont mal quand ils pissent, ceux qui voudraient plus d'argent, ceux qui en ont trop mais pas assez quand même, ceux qui gardent la monnaie des courses, ceux qui se font vomir, ceux qui s'indignent, ceux qui espèrent en échange, ceux qui attendent en retour, ceux qui exploitent en toute bonne foi et qui s'étonnent qu'on leur en veuille, ceux qui coupent la parole, ceux qui essaient de l'avoir, ceux qui trompent parce que c'est plus facile, ceux qui trompent parce que c'est plus difficile, ceux qui ne comprennent plus, ceux qui n'en veulent plus, et, bien sur, ceux qui n'en peuvent plus."

Josh essaya bien de sentir quelque chose, de capter dans l'air de son square un soupçon de mauvais vent, mais ses narines ne lui indiquaient que la fin d'une soirée tranquille.

"Je vous aime, princesse, dit-il finalement.

- Allons Joshua, vous le dites mais vous n'êtes pas sincère.

- Pourquoi... ? Vous sentez que je mens ?"
Elle agita son petit nez en une grimace amusante. Josh se laissait examiner avec plaisir. Il détourna même les yeux des pigeons qui n'avaient manifesté aucun intérêt lors de la tirade du nez.

"Non. Non, vous... vous sentez bon.

- Vous avez connu des gens qui... sentaient comme moi, avant ?

- Quelques uns, oui, il y a longtemps... mais je ne peux pas donner ma confiance, je ne peux plus. J'ai bien essayé, avec d'autres, et tous avaient cette même odeur d'herbe douce et de lacs que vous dégagez. C'est comme ça que j'ai fini par démasquer les traîtres, les plus dangereux. Ils cachent leur odeur de cadavre sous des aérosols très convaincants. La trahison, c'est une charogne avancée, rongée... oui, celle de Baudelaire, absolument... mais il en a fait un poème, et ceux qui trahissent ne se donnent pas cette peine. Ils agissent au crépuscule, comme des rats pesteux, et envahissent la ville basse en vous faisant espérer que ces furoncles noirs qui vous recouvrent le corps ne sont pas les signes de la maladie, la chose, celle dont on n'ose prononcer le nom. Tout au plus une mauvaise grippe. Mais on est là, seul au fond du lit, dans les mauvais draps, et l'odeur se précise, commence à hurler... on voudrait avoir tort, juste une fois, et on implore la pitié du médecin qui a déjà vu dix cas semblables dans la matinée. Les traîtres sont de cette espèce, Josh. Ils n'ont l'air de rien, on ne peut pas les prévenir, et avant que l'on ait remarqué la nouvelle pustule sur sa poitrine le constat tombe "désolé, c'est bien la peste." Je crois que je préfère rester ici, avec vous, et continuer à parler de vos pigeons. Vous savez au fait comment je vous ai retrouvé ?

- Au pif ?

- Eh oui ! J'ai suivi les odeurs, ou plutôt l'absence d'odeur. Je suis allée devant l'ancienne librairie et j'ai marché en me guidant à vue de nez. A chaque odeur dangereuse, je tournais à gauche. Plus je m'approchais du jardin, moins il y en avait. Et là, je ne sens plus rien. Tout est calme.»

Josh préféra se taire plutôt que de la convaincre vaguement de son amour. Après tout elle pouvait bien avoir raison. Qui peut jurer de tout donner, soir après matin ? Qui aurait seulement la force de reconstruire une passion effilochée ? Il ne reste aux gens que le silence, et les souvenirs tendres de ceux que l'on a adorés.

Ils se levèrent du banc et Josh prit son bras sous l'oeil amusé, compréhensif, d'un Napoléon de bronze qui s'endormait. Tandis que la jeune femme secouait ses cheveux en s'énervant sur les boucles de son sac pour ranger la bouteille de vin, Josh surprit deux pigeons qui s'éloignaient discrètement du reste du groupe. Ils étaient vifs, légers, et leurs plumes semblaient plus douces que celles des autres. Une fois hors de vue des gros dormeurs abrutis par la digestion du soir, ils prirent une allure étrangement calme. Ils se frottaient du bout des ailes et marchaient dans l'herbe, en picorant un ver ou deux sans y penser vraiment. Josh se souvint les avoir déjà repérés. Ils ne faisaient pas partie de ceux qu'il appelait les voyageurs, ni de leurs exploitants mieux nourris. Ces deux oiseaux si fins ne se mêlaient pas au groupe durant la journée, et profitaient juste de la chaleur des plumes épaisses pour dormir. Josh ne se rappelait pas les avoir pris à flâner, l'air innocent, près des miettes de pain. Ils se débrouillaient pour manger comme ils pouvaient, et on ne faisait pas attention à eux.

"Des inséparables, dit-elle dans l'ombre à côté de lui.

- Oui, sans doute. Ils ont l'air en route pour quelque part. Peut-être que demain je ne les verrais plus... Ils ne seraient pas les premiers.

- Vous croyez que des pigeons pourraient voler jusqu'au Guatemala ?

- La Fontaine devait avoir raison. J'ai lu une fois quelque chose sur ces oiseaux qui se rencontrent et ne se quittent plus de leur vie. Si l'un d'eux meurt, l'autre se laisse mourir. Je n'aurais jamais cru ça possible chez nos petits camarades... Après tout, quand un pigeon meurt, ceux qui restent sont tristes... quoi ? Une journée ? Une heure ? Un instant ?
- Ou pas du tout, dit la jeune femme. Ils peuvent faire semblant.

- Non, je ne dirais pas ça... je pense que la tristesse est vraie, et douloureuse, mais enfin bon... ils repartent toujours à l'assaut du tas de miettes, et le travail hein... vous savez ce que c'est ? Les occupations, les soucis... à force de les observer, je peux dire que l'existence d'un pigeon est rythmée par bien peu de choses, mais qui lui prennent tout son temps.- Ils mangent, ils dorment, ils se battent et se reproduisent... et le lendemain, on recommence.

- Parfois, j'en surprends un dans la vieille fontaine. Elle ne donne plus d'eau, donc ça ne leur sert à rien, mais ils y vont quand même... je ne comprends pas très bien ce qu'ils en attendent. Je ne mets jamais de nourriture là-bas, et il y a beaucoup de mouches. Mais certains ont enfin compris... je les trouve plus agressifs ceux-là. Ils font double travail de ramassage de pain sec et piquent du bec ceux qui font mine de s'approcher du bassin. Tout à l'heure, juste avant que vous n'arriviez, l'un des gros des premiers étages - c'est le nom que je leur donne - s'est déplacé jusque là. Il a même autorisé quelques travailleurs à le rejoindre. Quand tout le monde a été bien en place dans le creux de la fontaine vide, il s'est sauvé et a rejoint son perchoir. Depuis, ceux qui l'avaient suivi travaillent deux fois plus vite. Ils doivent se sentir plus motivés, maintenant qu'ils ont un endroit où se rendre.
- Regardez ! dit-elle d'une voix amusée, une voix de petite fille qui voit un drôle de bonhomme dans la rue. Nos inséparables, je crois bien qu'ils s'embrassent.

Le pigeon de gauche frottait tendrement sa tête contre le cou de son compagnon, et leurs yeux se fermaient, alourdis, lorsque les becs échangeaient des morceaux de pain sortis en douce de sous une aile. Josh se dit qu'ils avaient dû prendre un fameux risque pour les voler. Rien n'était gratuit depuis quelque temps, et les pigeons n'étaient pas du genre à partager les miettes.

"Je n'ai pas l'intention de vous trahir princesse, dit-il sans la regarder. Vous ne pensez pas que, des fois, ça vaut la peine qu'on se batte pour y croire ?"

Elle sourit encore. Elle en inventait un nouveau à chaque fois, plus léger, ou plus inquiet... ou encore plus franc.

"Ne faites pas ce genre de promesses Joshua, vous pourriez être obligé de les tenir. Et si on se contentait de boire du vin, de parler volaille et de laisser nos pigeons dormir en paix ?"

En la laissant partir, Joshua eut le sentiment qu'il désirait tout de même un peu plus.

__________


Il passait désormais ses nuits dans le square. Le jour, il frottait par habitude les visages des grands hommes, bien que les pigeons eussent appris dès les premières leçons à ne plus s'approcher de ces totems. Josh avait ramené de chez lui un duvet, un oreiller et une pile de livres, et il ne demandait rien d'autre. La tranquillité de cette place, dont personne en ville ne soupçonnait la présence, l'enveloppait et berçait son rythme de vie. Il soignait ses statues et ses pigeons, et ne mangeait que lorsqu'il le désirait.

Il ne comprenait pas le principe obligatoire des trois repas par jour que les oiseaux exigeaient. La vie des pigeons semblait tendre entièrement vers l'organisation de ces trois instants, véritable institution tacite qui dès midi et dès dix-neuf heures, chaque jour, mettait en route une formidable machine de restauration. Ils n'avaient pas le temps, ni réellement faim, mais se jetaient dans une course au repas qu'ils avalaient par habitude. Des menus identiques l'un après l'autre, ni changement ni petite folie, pourquoi se donner cette peine ? Ils avaient décidé que l'on devait manger aux mêmes instants, et chaque jour, l'un après l'autre, ils se gavaient. "C'est l'heure de manger", disaient-ils entre eux, et jamais "j'ai envie de manger maintenant." Josh, lui, se contentait de peu, et il le prenait à l'instant où sa seule faim le guidait.
Il marqua la page de son livre et prit une bonne poignée de nourriture dans un sac plastique. C'était l'heure du dîner des oiseaux.

Les pigeons avaient disparu. Il pensa à une petite blague de leur invention, ils étaient devenus joueurs avec lui et essayaient de le distraire par des rondes et des chants. Les fenêtres étaient désertes, il ne restait au premier étage qu'un vieux pigeon obèse manifestement asthmatique. Josh se redressa. Le pain sec s'écoulait en rigoles de son poing serré. Il fit le tour de la statue de Baudelaire, se pencha sous le banc. Rien. Il se redressa, un coup de chiffon propre sur les genoux, nouvelle inspection du poète et des arbres les plus proches, toujours aucune agitation sur le trottoir, les réserves de pain intactes sur les balcons, pas de plumes dans l'air, juste le silence et son angoisse d'avoir été abandonné. Il siffla pour les attirer. Les pigeons ne répondirent pas plus à une triple ration de miettes. Ils avaient sauté l'heure du repas. Josh le Ventru marcha tout le long du square en appelant ses petits.

Ils étaient en planque, derrière le socle de Napoléon. Un groupe restreint qui attendait quelque chose, et dont les plus vifs surveillaient les alentours. Josh lança son pain directement au milieu de la troupe, ce qui déclenchait d'ordinaire des luttes fratricides d'où jaillissaient des plumes comme d'une franche bataille de polochons. On ne lui prêta aucune attention. Un pigeon qui avait reçu une miette remua la tête et la fit tomber, sans la manger.

Josh s'éloigna en silence et suivit la direction qu'ils observaient attentivement. La piste remontait jusque Jean-Paul Sartre, fumant sa pipe, un oeil à gauche et l'autre à droite, indifférent aux oiseaux qui voletaient à ras du sol juste contre ses souliers. Un second groupe, à peine plus fourni de quatre ou cinq éléments, se tenait en retrait dans l'ombre du philosophe des cafés. Josh eut l'impression d'une concertation, qu'ils hésitaient sur les positions à tenir et qu'ils n'étaient pas d'accord. Une courte dispute éclata, violente, mais très vite oubliée.

Au milieu de la pelouse, une énorme réserve de nourriture que les oiseaux avaient accumulée attendait patiemment, sous la bonne garde des pigeons gras, descendus pour le coup de leurs perchoirs de privilégiés.

Les sartriens passèrent à l'action avant les autres. Ils avaient finalement compris que la force n'était pas de leur côté et que la surprise serait leur seule chance de s'emparer du pain. Ils jaillirent d'un coup, droit vers l'objectif, pour en amasser tant qu'ils pouvaient et se sauver avant l'arrivée des troupes de l'empereur. Mais certains n'étaient toujours pas d'accord sur le chemin à emprunter et pinaillaient au sujet d'un changement de stratégie. Ils pensaient que la ligne droite n'était pas nécessairement le chemin le plus fiable. Le temps perdu dans la discussion avait permis aux soldats de réagir à ce mouvement impromptu, et ils chargèrent du bec les penseurs inattentifs.

La première offensive fut meurtrière. Josh assista au démembrement de ses protégés. Les pigeons se perçaient les flancs et le jabot à coups de becs et de griffes, s'arrachaient les ailes, les pattes, se crevaient les yeux, et piétinaient de rage les cadavres qui ne ressemblaient plus qu'à un tas mal formé de plumes grises et sanglantes. Un petit bonhomme, dont les yeux avaient été gobés, tâtait le sol de son bec pour retrouver l'aile qui lui manquait. Il passa à côté d'un grognard et Josh se dit qu'il ne lui laisserait pas une chance, mais le soldat poussait des petits cris aigus en se traînant, incapable de se relever. Il avait les deux pattes brisées. Il cracha un caillot de sang et se retourna sur le dos. L'air ne passait plus. On le laissa étouffer.

Les pigeons de Sartre, en difficulté face à la résistance du groupe adverse, adoptèrent une nouvelle méthode. Il fallait se replier. La fontaine de l'autre côté du carré de pelouse offrait un abri temporaire. On vit les plus forts abandonner sur place les invalides, que les arrivants prirent soin d'achever. Cette retraite les éloignait des réserves de pain, mais ils avaient besoin de temps pour construire un second plan d'action.

Les vainqueurs de la bataille n'allaient pas les laisser fuir sans les traquer. Les pertes s'aggravaient à mesure que le bassin de pierre était plus net à l'horizon. Joshua constata avec quelle volonté l'armée napoléonienne s'emparait de ses victimes une à une, sans hésiter, et leur tranchait la gorge. La petite troupe affaiblie progressait au rythme des morts. Parmi eux, une pigeonne mis à bas deux oeufs qui n'eurent pas le temps d'éclore. On les éventra méthodiquement, et les trois mâles qui fermaient la marche en profitèrent pour s'accoupler avec la mère, qu'ils piquèrent ensuite du bec jusqu'à ce qu'elle meurt.

Les combattants de Napoléon avaient acculé les derniers résistants. Quelques sartriens se campèrent devant eux, les plumes gonflées, les défiant de mettre à mort des adversaires qui refusaient le combat. Ils eurent les os broyés, et dans l'herbe au pied de la fontaine on exposa leurs cadavres déjà tout secs.

Le groupe de penseurs, réduit à une dizaine de pigeons blessés et effrayés, cherchait encore à fuir la mort. Pas de fin héroïque, pas de dernière charge des braves. Face au vide, ils n'avaient pas d'autre pensée que de survivre juste un instant de mieux. Ils venaient de saisir l'enjeu véritable de leur petite guerre. Quelques aient été les motivations, les rêves, les promesses et les désirs, ils n'avaient, au dernier instant, que la mort à affronter, et cette pensée définitive les avait foudroyés.

Une armée brouillonne et furieuse se mit à crier, et Josh réalisa qu'ils n'avaient pas tous combattu. Surgis du manteau de la statue de Karl Marx, un nombre imposant de pigeons féroces formèrent un rempart aux rares survivants, mais ne profitèrent pas de l'occasion pour éliminer les violents sujets de Napoléon. Un pigeon d'une race que Josh ne connaissait pas, plus rapide et plus imposant que ses cousins ordinaires, réussit à les contenir par sa seule présence. Il tourna le dos et s'adressa aux sartriens, qui venaient tout juste de comprendre que leur mort serait retardée. S'ils voulaient de l'aide, il faudrait s'allier avec les nouveaux venus. Et accepter toutes leurs conditions.

Les grognards s'agitaient peu à peu. Bientôt ils finiraient le nettoyage, et le puissant chef n'avait pas l'intention de les en empêcher.

L'intérêt du chantage à la survie, c'est qu'il n'entraîne pas de réflexions longues et inutiles. Ils redressèrent la tête, sous l'effet d'une seconde poussée d'espoir, et ceux-là mêmes qui fuyaient leur mort quelques instants plus tôt furent les premiers à percer les rangs de l'ennemi. Ils croquèrent une par une les fragiles articulations des ailes, et des soldats qui pensaient la victoire certaine se virent arracher des membres, puis, soulevés du sol à bonne hauteur et relâchés, leur crâne éclata sur le trottoir. Le chef des oiseaux de Marx luttait seul contre trois, même quatre, même cinq, et son bec tuait net, d'un coup précis en pleine gorge. On ne parvenait pas à l'approcher. Ses adversaires voulurent le prendre à revers, dix dans son dos prêts à l'abattre, mais il les chassa d'un retour d'aile et les assaillants finirent en bouillie contre la pierre froide de la fontaine.

L'alliance avait gagné. Ils ouvrirent le ventre des prisonniers et se lancèrent dans les plumes qui recouvraient le sol.

Tard dans la nuit, ils dansaient encore.

Il fallait organiser le nouveau système. Tandis que les philosophes léchaient leurs blessures et que Joshua récupérait les cadavres dans un grand sac poubelle, les gros pigeons qui avaient veillé sur le pain durant la bataille s'inclinèrent devant le chef des vainqueurs. Il fut convenu que, désormais, chaque pigeon travaillerait à la récolte des miettes, non plus à titre individuel mais en tant que membre efficace de la communauté. Les trois quarts des réserves ainsi amassées seraient distribuées équitablement entre les dirigeants du nouvel avenir, et le quart restant serait, lui aussi, partagé de façon juste entre l'ensemble des travailleurs. Ces derniers auraient à coeur, en raison de la brillante victoire remportée sur la force et l'oppression, de se fatiguer avec entrain à la construction d'une vie moins contraignante, plus juste pour les pigeons. On jura aux quelques inquiets que le conseil de décision mis en place à l'issue du combat n'était que temporaire, et qu'une fois les choses bien instaurées, chacun serait libre de vivre selon ses désirs. Rassurés, les derniers sceptiques se félicitèrent d'avoir choisi le bon camp. Ce soir-là, ils s'endormirent tous ensemble sur le trottoir, confiants, et les membres du conseil volèrent en compagnie de leurs femelles jusqu'aux fenêtres du premier étage, où les anciens occupants les accueillirent à grandes ailes déployées.

__________


Josh s'ennuyait, seul sur son banc. Il avait fini ses livres, ainsi que ceux qu'il était retourné prendre chez lui. Les statues ne demandaient plus à être nettoyées. Il les avait lustrées tant et tant qu'il pouvait se recoiffer en s'observant dans les lunettes de Sartre. La jeune femme n'était pas réapparue depuis leur soirée. Il guettait parfois, du réveil au coucher, assis à la même place, une silhouette brune qui se glisserait contre un angle d'immeuble, un livre dans chaque main, et qui lui ferait la lecture en roulant et déroulant une courte mèche de son front.

Il s'ennuyait pour de bon. Les pigeons avaient fini par l'exaspérer. Quand il eut fini de nettoyer les dernières plumes, de frotter les dernières tâches de sang séché, incrustées dans le bassin de pierre, et que ces nuisibles se furent remis à parcourir la pelouse dans tous les sens, il vit combien rien n'avait changé. Deux poubelles avaient été nécessaires pour récolter les morts, et le lendemain ils avaient repris leur cirque sans fin.

Josh les ignora. Bientôt, il tournait en rond. Il envisageait l'idée de partir, de les laisser s'entre-tuer, au moins les statues resteraient propres à jamais, et de retrouver sa princesse, même s'il ignorait encore son nom. "C'est délicieux, avait-elle dit. On se rencontre juste, est-ce que ce n'est pas plus mystérieux ainsi ? Je serais l'inconnue du jardin public... un vrai rêve de gamine !" Josh avait trouvé cette magie séduisante, et maintenant elle s'enfuyait. Il aurait quitté sa retraite s'il n'avait trouvé, un matin en ouvrant les yeux, une affreuse tâche blanchâtre et dégoulinante sur le veston de Baudelaire, quelques mètres à peine de l'endroit où il dormait.

Avant cela, il avait bien flairé quelque chose d'étrange, mais venant de ces stupides oiseaux il n'éprouvait plus la moindre surprise. De la lassitude, tout au plus, et un léger dégoût. C'était en fin de matinée qu'il avait vu un petit nombre de pigeons, ornés de plumes plus grandes et plus blanches que la normale, se détacher du groupe qui finissait rapidement le petit déjeuner avant la livraison de midi. Ils se déplaçaient en file indienne, solennels, et chacun tenait au creux du bec une épaisse miette de nourriture. Les travailleurs affairés s'écartaient sur le passage de la procession, qui se fermait par quatre oiseaux gonflés d'importance tirant une large tranche de saucisson, qu'ils avaient probablement dénichée à l'extérieur du square. Josh ne leur en donnait plus depuis qu'il avait gaspillé maints sandwichs à vouloir les changer de leur routine sèche. Ils déposèrent la tranche avariée et leur bout de pain au pied de la statue de Baudelaire, où Joshua passait désormais l'essentiel de ses journées. Ces simagrées se répétèrent trois fois, et trois fois ils prélevèrent sur la part du plus grand nombre un bon pourcentage. Josh voyait grossir un inutile mont de pain sec.

Il lui donna un coup de pied et poussa un "han !" d'effort, si violent qu'il en était presque comique. Quelques affamés se jetèrent sur les miettes éparpillées. Le chef de bataille, qui avait considérablement grossi, les piqua au flanc. Les pigeons aux belles plumes plantées dans l'arrière-train se mirent en tête de faire un nouveau tas.

Un plus gros.

Josh se dit que, décidément, il n'arriverait jamais à rien. Il avait résolu de laisser en plan ses brosses, ses chiffons et une réserve de pain rassis volumineuse, que ces goinfres obscènes ne manqueraient pas de dévorer en quelques heures à peine. Et il se réveilla sur la fleur sinistre qui avait frappé le col de son poète impeccable.

"Qui a fait ça ? hurla-t-il sans contrôle. Quel est le petit enfant de pute qui a osé faire ça ?"

Il pointait un doigt biblique vers le guano qui s'étalait généreusement. Les pigeons se secouèrent de toutes leurs plumes grises, du plus gras au plus insignifiant, affolés par la voix de Josh le Ventru qui les accusait.
"Je trouverai le coupable bande de salopards ingrats ! Je vous cramerai le cul s'il le faut ! Je veux son corps ouvert devant moi, ses tripes répandues sous ma botte !"

Il appuya sa rage d'un coup de talon sur le cou du premier venu et rompit le dos du suivant, et il jeta les cadavres au milieu du repas des autres. Sa voix était déformée, terrible, aussi grosse que son ventre.

"Vous allez bouffer de ma colère ! Prenez et crevez car ceci est mon pain dans la gueule !"

Il arracha la fontaine de la terre dont elle n'avait jamais bougé. C'était de la vieille pierre de grès et couverte de mousse, mais elle pesait ses cinquante kilos que Josh retourna d'un coup d'épaule. Il se vautra dans la réserve de pain sec, de graines et d'épluchures de toutes sortes que les pigeons entretenaient. Sa vengeance frappait les faibles comme les puissants. D'un jet de pavé il tua deux obèses recroquevillés au balcon, puis il piétina les corps en ponctuant son martèlement d'insultes et de menaces. Les oiseaux s'enfuirent dans les hauteurs où la colère de Josh le Ventru ne pourrait les atteindre. Ils se cachèrent du mieux possible dans les branches, sur les toits, derrière des voitures abandonnées là depuis des semaines, au creux des poubelles, même, et quelques uns trouvèrent le courage de disparaître pour ne jamais revenir.

"Je vous ai nourris ! Je vous ai engraissés ! Moi ! Et vous ne produisez rien, rien d'autre que de la fiente ! De la merde, voilà ce que vous êtes ! Vous mangez de la merde et vous la ressortez, c'est tout ce que vous êtes capables de faire ! Vous mangez dans ma main les merdes que je vous donne sans vous demandez pourquoi rien ne change ! Pourquoi est-ce toujours la même merde tous les jours ? Le même pain sec sans goût que vous trouvez délicieux ! Je vous donne ce qui me plaît et vous vous goinfrez sans chercher à comprendre ! Amenez-moi celui qui a commis ce... cette chose !"

Il crachait désormais de formidables postillons épais comme des bouts de météorites. Sa colère commençait à décliner. La fatigue tenaillait le corps de celui qui ne s'était jamais énervé de sa vie. Dans son ventre, Josh enroulait une pelote de rage. Il devait récupérer son souffle.

"Je vais vous... je vous apprendrez à réfléchir avant de... faire ça... Pourquoi est-ce que vous mangez... chaque jour la même chose... ? Et si je vous donnais de la vraie merde, vous la mangeriez aussi ? Oui... j'en suis sur... vous prenez ce qu'on vous donne... C'est tellement plus simple... pas de questions à se poser ! Pas besoin de réfléchir ! Qu'importe que ce soit de la merde... après tout, tant que ça se mange... Ne pas penser, surtout ! Des certitudes pensées pour vous... voilà ce qu'il vous faut ! Je pourrais même vous convaincre que... vous n'êtes pas des pigeons... je pourrais vous apprendre n'importe quoi, vous me croiriez ! Pas par choix, mais parce que ce serait plus facile... qu'il y aurait une réponse toute faite... pour chaque problème ! Non, pas de soucis... des choses certaines ! Au goût connu d'avance ! Qu'importe si ce n'est que du vieux pain moisi, tant que vous savez ce que vous trouverez !"

Il avait repris haleine et les mots sortaient de sa bouche, accompagnés de jets de salive furieuse. Il ne voyait pas que les pigeons étaient sortis de leurs refuges et qu'ils commençaient à se rassembler.

La bande, au départ discrète, avançait maintenant droit vers lui, vers la statue de Baudelaire, et elle grossissait à chaque oiseau qui rejoignait le cortège. Ils ne se pressaient pas. En son coeur, la troupe était plus nombreuse, cachant quelque chose.

Lorsqu'il cessa de hurler, Josh les aperçut. Ils étaient tous là, en demi-cercle à ses pieds, les regards fixés au sol comme pour y trouver une pièce de monnaie.

"Vous êtes grotesques... dit-il sans force.

- Merci, répondit la jeune femme, d'un souffle chaud dans son oreille. Mais vous n'êtes pas mal non plus."

Josh se retourna, les mains à mi-hauteur, et lui saisit les poignets.

"Qu'est-ce que vous faites là ? dit-il en serrant juste un peu trop fort.

- Je cherche mon chat, quelle question ! Tiens ? Vous ne sentez pas comme une odeur bizarre... ?

- Vous êtes avec eux ? Vous aussi, alors...

- Calmez-vous Joshua, et racontez-moi cette grosse colère que j'ai vue en arrivant."

Le cercle de pigeons s'élargit par le fond. Quatre ventrus tiraient du bec un petit assemblage de feuilles et de branchages. Pas un oeil rond n'osait se lever.

"Mais enfin... dit-elle. Qu'est-ce que... ?"

Ils laissèrent tous passer le curieux convoi, qui déposa enfin son chargement, à l'endroit même où les monticules de miettes s'élevaient avant que Joshua ne les saccage. Les pigeons emplumés chargés de cette ancienne tâche se tenaient droits aux côtés des corps que l'on venait d'apporter. Josh et sa compagne découvrirent les cadavres égorgés des deux petits inséparables.

Toutes les ailes s'agitèrent en un unique battement. Un léger vent de plumes sales, grises et déchirées, puis rien d'autre que les yeux tristement crevés des amoureux.

Joshua voulut rattraper la jeune femme qui courait loin de lui. Elle disparaissait dans les ruelles, se fondait au détour de chemins que Josh n'avait jamais empruntés. Il ne connaissait plus le moyen de sortir de son espace.

"Attendez ! Ecoutez-moi ! J'ai... j'ai tellement de choses à vous dire !"

Elle s'était cachée parmi les ombres d'une ancienne porte cochère qui, Josh en était persuadé, n'existait pas la dernière fois qu'il était passé.
"Je sais ce qui n'allait pas Joshua, dit-elle très calmement. Cette odeur qui n'aurait pas du être là... c'était vous.

- Restez princesse, je voulais...

- Vous me faites peur, je ne peux pas rester ici.

- Alors je viens moi aussi. Je ne veux pas retourner là-bas... c'est trop dur. Ils m'attendent, je le sais. Je n'aurais rien d'autre que leur regard rond et fixe, si... si bête ! Si absurde !

- Ils ont le regard de ceux qui ont choisi de ne pas réfléchir, je sais bien. Mais ce n'était pas votre problème, comme il ne deviendra pas le mien. Je ne me m'occupe pas d'eux et je conserve ma liberté.

- Laissez-moi venir, s'il vous plaît... indiquez-moi au moins le chemin pour rejoindre la vieille librairie, je n'y suis pas allé depuis si longtemps..."

Elle avait fait demi-tour, Josh ne voyait déjà plus que son cou, ses épaules, son dos enfin, et le bruit de ses pas s'affaiblissait.

"Non Joshua, dit-elle en prenant sur sa gauche une ruelle qui venait d'apparaître. Vous devez rester pour enterrer ces morts. Ils vous appartiennent."

__________


Son banc l'attendait. Il s'assit aussi loin qu'il put des étranges cadeaux qu'on lui avait destinés pour apaiser sa colère.

Les pigeons ne le regardaient même pas. Ils mangeaient.

Josh sentit venir une larme, une seule, et la laissa couler. Il avait de grands projets.

"Je vais bien m'occuper de vous, vous verrez... on sera tranquilles... juste vous, moi et notre chouette petit ciel de feuilles... Et puis, il y a les livres après tout... ce n'est pas comme si je n'avais rien à faire... Et vous allez m'aider, hein ? Dites, vous m'écoutez au moins ? Non, vous allez continuer à manger cette merde de pain desséché jusqu'à ce que je m'énerve encore ? Mais ça n'arrivera plus... je vais changer tout ça... je vous donnerai de bonne choses, vous apprendrez à faire la différence... Et si on commençait ? J'ai de quoi dans mes poches... hein, on essaie ?"

Il avait des boîtes de thon dans les replis de son anorak, du pain frais, des bouts de différents sandwichs au jambon et un reste de salade de pâtes qu'il n'avait pas jeté. Il ignorait depuis comment de temps le tout se baladait au fond de ses poches. Les pigeons mastiquaient, imperturbables.

"Ah ! Et puis vous allez arrêter de bouffer ça, j'en ai vraiment marre."
Il attrapa son vieux manche de brosse et balaya le dîner. Puis, comme il leur jetait des miettes de viande écrasées en souriant, les pigeons, qui étaient peut-être une centaine, peut-être même un millier, se ruèrent sur Josh le Ventru et le dévorèrent.

Sylvain Tavernier © 23 Janvier - 08 Février 03

Étudiant en lettres modernes de vingt deux ans à l'Université du Littoral, Sylvain Tavernier est un fan des littératures de l'imaginaire en général et de Stephen King en particulier. Il écrit des nouvelles et tient la rubrique de la filmographie de Stephen King, et la plus grande partie des critiques du film du mois de ce site.

Vous trouverez de Sylvain Tavernier sur ces pages :

une nouvelle :  Un truc qui gratte

une nouvelle : Varice

une nouvelle : Simon le boiteux

une nouvelle : Space fantasy

  une étude : la filmographie de Stephen King

 une étude : Approche du mythe de l'un et du double dans l'imaginaire kingien

  

Nouveaux talents - Concours

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

différentes saisons

saison # 19 - printemps 2003

 

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