Noires Soeurs, anthologie dirigée par Serena Gentilhomme

24 nouvelles diaboliquement fantastiques, éditions de l'Oeil du Sphinx, 2002.

Alors que le titre du recueil, un jeu de mots facile, laissait envisager une anthologie consacrée à la gent féminine et ses rapports avec le démon, Serena Gentilhomme nous propose en fait diverses variations mixtes sur le motif du Diable, et quelques autres vouées au thème plus général du mal. Les personnages principaux féminins n'y sont pas majoritaires, deux seulement sont des couventines (dont la présentatrice, dans son parcours obligé). Une seule nouvelle met en scène deux soeurs biologiques. Le mot "soeurs" est donc à prendre dans son sens large de «compagne».
Les auteures ne sont pas non davantage les plus nombreuses : onze, y compris Gentilhomme, sur 25 noms au sommaire, (chiffre auquel il faut ajouter l'illustratrice de la couverture, Rósza
Tatár). Le concept "noirceur" est par contre abondamment illustré.

Le motif du diable couvre un vaste territoire. De la religion, il est passé à la littérature, surtout depuis le XVIIIème siècle, devenu un motif comme un autre en se réfugiant dans le domaine littéraire. Il possède maintenant autant de formes qu'on se plaît à lui donner, et chacun choisit celle qui lui convient le mieux. Quittant le domaine des pratiques sociales pour devenir celui des symboles, le Diable n'est plus le compère d'un Dieu sévère au bras vengeur. De moins en moins avide d'âmes maintenant qu'elles sont pratiquement toutes tombées dans son domaine, il est devenu une sorte de joueur, qui ne paraît d'ailleurs souvent pas plus malin qu'un autre parieur. Si le pacte satanique demeure, le diable semble avoir perdu de sa superbe et n'est plus le maître en fourberies traditionnel, nécessaire adversaire des prêtres aux époques où il était aussi grave de ne pas croire au Diable que de ne pas croire en Dieu.

Dans la nouvelle de Natasha
Beaulieu, La Milliriard, le lecteur, partant des conséquences d'un conflit entre Dieu et le Diable, ne cessera d'être ballotté d'une hypothèse à une autre, pour aboutir à une cauda qui m'a paru énigmatique, bien que superbe dans son imprévu. Il y a dix ans, quand elle a écrit cette nouvelle, Beaulieu avait déjà opté pour ce type de fantastique troublant, insolite, produit par une "bulle" particulière d'êtres étranges en fermentation, dans une distorsion du quotidien qui désoriente profondément. Aucun des protagonistes de cette nouvelle ne paraît tout à fait normal, tous ont des côtés louches et inquiétants, cachés. La petite population de ce quartier d'habitations à loyer modéré est même présentée un moment comme une collection de fous, placée à cet endroit par les autorités. Avec son style incisif et sans perte de temps inutile, Beaulieu nous plonge dans un récit dément, d'où le lecteur sort inquiet et désemparé. L'habileté de Beaulieu, qui vient d'obtenir le Grand Prix 2002 de la science-fiction et du fantastique québécois, est de multiplier les notations (les registres noirs, les affiches "à louer" en rouge sur fond noir, le propriétaire en noir, grand, à l'odeur nauséabonde, l'allusion aux mains brûlées du Diable, le personnage du Messie sauveur, etc.) qui mettent sur la piste d'un repaire gouverné par le Malin (et peut-être une coalition cachée entre pouvoirs politiques et forces du mal), pour aboutir aux deux phrases finales qui tombent... comme un couperet.

Il était logique de commencer le recueil par cette nouvelle, les conséquences d'un combat entre un Dieu usant de dérisoires représailles et d'un Diable occupant le terrain. Cette rivalité, issue historiquement d'un mythe cosmique du Proche-Orient décrivant le combat entre dieux adversaires dont l'enjeu est le sort des hommes, se poursuit depuis des siècles. Ce jeu a ses règles, et comporte l'observation d'un rituel, d'une confrontation dont le Dieu judéo-chrétien ne sort pas nécessairement vainqueur. La plus ingénieuse des nouvelles du recueil est celle d'André
Ruellan, Un Thé au Bourbon, qui met en scène dans des rôles inédits et dans une situation insolite le Diable et l'Ange Gabriel, chien noir et chien blanc. Dans un bar, seulement audibles pour leur interlocuteur, les deux chiens négocient avec un homme qui ne désire apparemment rien. Le chien noir, le Diable, a tout prévu : le parchemin du pacte est dans la poche de l'homme, son stylo rempli de son sang, ce qui simplifie les opérations, surtout quand c'est un chien qui les exécute.... Pour suivre la palabre et en connaître les conséquences, il faut lire cette courte nouvelle, humoristique et inattendue. L'essentiel étant évidemment, pour l'un comme pour l'autre, qu'on ne touche pas aux institutions... L'enfer et le ciel sont au moins réunis dans le conservatisme.

Dieu a parfois des absences, et laisse Diable et humains opérer à leur guise, en dehors de tous les préceptes divins. Quand, par exemple, la corruption de la finance règne et que le diable s'est dissimulé derrière les apparences d'un financier à la vie bourgeoise, comme dans la nouvelle de Michel
Pagel, Mille Pattes. On n'est plus ici dans la Divine Comédie, mais comme un sous-titre l'indique, dans la Comédie Inhumaine. La morphologie de Mille Pattes, ainsi appelé parce qu'il est un nabot, lui interdit certaines joies de l'amour. Devenu riche, député et ayant les moyens de cette action, il a l'idée d'enlever Eve, la fille du diable, pour l'échanger contre un moyen qui lui permettra de satisfaire ses fantasmes. Le pacte diabolique s'est modernisé : il est précisé qu'au lieu de plume d'oie utilisée et de sang, selon la tradition, un stylo à bille ferait aussi bien l'affaire. Mille Pattes ne recherche pas d'avantages personnels, le procédé qu'il a imaginé pour satisfaire ses désirs lui permet de ne léser personne. Mais nul ne connaît mieux la nature humaine que le Diable, qui révèlera à Mille Pattes des fantasmes que celui-ci n'avait jamais soupçonnés. Cette nouvelle ironique, enlevée (plus haut que Mille Pattes, tombé bien bas à sa grande satisfaction!), passe de manière inattendue des désirs exprimés consciemment à ceux parfois insoupçonnés que l'inconscient libère. Comme le dit l'épouse du Diable, c'est une bonne précaution de se faire psychanalyser avant de faire chanter Lucifer.

Il n'est pas fréquent de trouver le Diable transformé en financier, il est aussi rare de le rencontrer sur un champ de bataille. Norbert
Spehner, au fait de tous les genres de littérature populaire dont il donne la bibliographie régulièrement dans sa revue Marginalia, a l'habitude de les fréquenter les uns comme les autres. Dans Satanigrad, ou le Sourire du Démon, plongé dans l'enfer militaire de Stalingrad, qui est aussi le paradis des démons, le soldat Foster en appelle au Diable. Apparu en lui donnant ses références de service (il décline militairement quelques-uns de ses noms, pour s'arrêter en affirmant qu'il est "légion", terme repris des Evangiles, mais ici militairement bien adapté), le diable sort Foster de la tourmente. Plus tard en Allemagne, libéré mais ayant perdu ses papiers, Foster est arrêté, accusé de désertion, torturé. Le Diable ne l'aide plus, il a respecté son pacte. Mais le nom de Foster lui a rappelé de mauvais souvenirs, un marché dont il n'est, jadis, pas sorti à son honneur. Son travail achevé, il peut maintenant passer à sa vengeance. Le Diable dans un peloton d'exécution, il fallait y penser. Nouvelle bien composée, rythmée, vive, enlevée et sarcastique. Spehner, un Canadien bientôt retraité de l'enseignement, compte s'adonner à l'écriture. Tel qu'il est, en pleine forme, on peut s'attendre à de belles surprises.

Seconde nouvelle consacrée au nazisme, où le lecteur trouve cette fois une évocation des camps de concentration, l'atmosphère sordide et étouffante dans laquelle vit un groupe de tziganes musiciens, menacés par les expériences que mène un docteur. Leur vengeance s'exercera plus tard, quand ils feront appel au démon Abbadon, l'ange déchu exterminateur, grâce aux sortilèges adéquats.
Le bruit de la chasse d'eau, de Fabienne Leloup, est un récit «olfactif» où, fait peu fréquent dans le genre fantastique, la chasse d'eau (ou plutôt ce qu'elle permet de nettoyer) tient un rôle prépondérant, qui utilise largement la fonction ordinaire de l'objet. Même si cette conclusion a un caractère excentrique, il était bon qu'une nouvelle du recueil, où les phrases courent droit au but, rappelât les démons nazis et l'univers concentrationnaire, évocation qui n'est plus maintenant si fréquente.

Dans un domaine plus ludique,
Une golfeuse émérite de Marianne Leconte, apparaît d'abord comme une courte nouvelle qui n'a pas sa place dans ce recueil, appartenant au récit noir mettant en scène des tueurs à gage. Il n'y a d'ailleurs pas d'atmosphère spécialement diabolique dans ce récit, où tout tient en quelques mots dans la chute. Que ne ferait-on pas entre femmes, liées à plus forte raison par un pacte?

Toujours dans le silence de Dieu, des créatures du diable pratiquent leurs rites à leur guise dans
Masquarade de Denis Labbé. L'érotisme diabolique a été souvent associé au sabbat, dont on s'est horrifié - ou délecté - longtemps des turpitudes sexuelles. Le sabbat, dont le lecteur trouvera une mise en scène dans cette nouvelle, est pratiqué par des démons-vampires, à l'existence à la fois éphémère et persistante (ils et elles reviennent un jour tous les millénaires, où ils se rassasient de sexe et de sang). Ils survivent sous une forme qui étonnera le lecteur, comme les surprendra la chute du récit. Ils ne respectent pas les canons définissant le diable tel qu'il a été décrit par le concile de Tolède : un homme grand, noir, cornu, griffu, aux grandes oreilles, aux yeux étincelants, au sourire sarcastique, aux dents grinçantes, aux pieds fourchus, avec une queue animale et un gros sexe faisant mal, répandant une odeur sulfureuse. Labbé reprend la tradition baroque du XVIIème siècle qui présente le Diable sous le visage angélique de l'Ange déchu, à la beauté surnaturelle, au corps parfait. Cette apparence apollinienne fait évoquer alors la beauté du Diable, comme dans Le Paradis Perdu de Milton, où Lucifer est un être noble et raffiné. Une caractéristique de la nouvelle est d'être écrite en deux styles différents. La partie consacrée au sabbat millénaire, où volupté et souffrance se mêlent, est rédigée dans le style "littéraire", à la prose contournée, qui évoque les classiques du genre, tradition oblige. Par contre les dernières pages, qui marquent le retour au réel, utilisent un style moderne plus familier.

Le vampire était jadis «l'autre», l'Antéchrist. Il représentait la perversion sexuelle et le péché, symbolisait la rupture avec l'ordre établi. Dans des oeuvres parues ces dernières années, il a changé de nature et se manifeste comme un être sensible, qui tente de nous expliquer ce qu'il est, essaie de nous faire partager ses émotions. Les vampires revendiquent leur statut, en tant qu'humains victimes d'une maladie incurable et contagieuse, qui fait d'eux des exclus, des victimes. À une époque où le malfaisant est présenté comme une victime à plaindre plutôt qu'à condamner, les vampires deviennent recommandables et cherchent à attirer notre sympathie. Ce qu'essaient de faire les deux «vampiresses» de
Coupable, non coupable? de Fabrice Colin, une nouvelle au style daté, mais efficace : deux soeurs assurent le «passage», le «baptême», la perte de l'innocence au sens sexuel de leur cadette. Le pasteur du village, qui aime l'ingénue et ignore le vampirisme des soeurs, leur sert occasionnellement de dessert sans le savoir. Arrive le jour où il n'a même pas le temps d'exorciser le Diable ou de faire appel à son Dieu. Pas besoin de signer un pacte diabolique quand on est vampire et qu'on pratique l'évangile du désir.

Que les pulsions vampiresques ne soient pas pires que d'autres, qu'elles appartiennent aussi à la nature humaine, que ce soit la morale qui les déclare mauvaises, Johanne
Girard laisse ces justifications à d'autres, pour en revenir à la bonne histoire classique. Rocambolesque et subtile est la nouvelle Sarabande, où Innocenza, élevée dans un couvent, ignore tout de la mort de sa mère et de sa jumelle à sa naissance. À la suite d'un rendez-vous mystérieux, dans un décor gothique, sur la tombe de sa mère, elle revit les affres de sa naissance enveloppée d'un suaire placentaire, et lutte pour sa survie contre sa soeur. Beau passage où la "grotte" utérine féminine rejoint la symbolique de la crypte. Elle revient intacte dans le monde réel, mais la rencontre insolite avec la soeur inconnue, qu'elle a jadis tuée au sein de sa mère et qui est maintenant devenue vampire édentée, l'entraînera à nouveau dans la gemellité.

Le Diable se décline en de multiples registres, du malicieux au benêt dupé. Une écuyère à l'aspect masculin donnerait son âme au diable pour la féminité. Elle rencontre un homme sans âge, aux yeux brûlants, d'une belle voracité animale au restaurant où il l'invite : ainsi commence l'histoire de Lennie racontée par Morrad
Benxayer dans La queue de discorde. Sans avoir passé de contrat, elle se retrouve dans le lit du personnage diabolique, où, dans son plaisir, elle a des visions de figures hideuses et de flammes chthoniennes. Elle se retrouve Lilith à son réveil, fémininement splendide mais avec une queue au bas du dos... Normal, quand on sait qui est Lilith. Vient cependant l'heure du contrat pour conserver cette beauté. Car son amant était évidemment le cornu, qui exige un sacrifice en échange de la silhouette acquise et de la suppression de la queue. Ce que le diable demande en échange et comment Lennie, devenue la subtile Lilith, trompera le diable, nous renvoie à la tradition paysanne séculaire. Dans les campagnes, on se méfiait du Diable, mais on savait aussi qu'avec un peu d'habileté on pouvait le tromper. Nombreux sont les ponts bâtis à la suite d'un pacte diabolique, diverses constructions et même des parties d'église l'ont été ainsi, et le diable dupé à chaque fois. Les guides racontent ces histoires d'un autre temps aux touristes, qui s'amusent de ces superstitions paysannes, des contrats truqués et des démons ridiculisés. Tourné en ridicule, trompé, bafoué, le Diable rassure.

Curieuse réunion, au long rituel théâtral, que celle de ces neuf femmes dans les trois âges de la vie, qui cherchent une solution au problème de la rivalité des sexes et du statut de la femme. Pour la deuxième fois de ce récit de Sara
Doke, 333 La tentation des neuf, le nom de Lilith apparaît, qui, selon la tradition kabbalistique, aurait été la première femme avant Eve. Selon d'autres traditions, elle serait la mère de Satan, ou encore Cybèle, la déesse-terre de la fécondité, pour les Grecs Gaïa, que le New Age a remise en bonne place. La nouvelle est le prétexte à neuf portraits de femme et à la description d'un cérémonial méticuleux et étrange, destinée à la Mère-terre Gaïa, auquel répond Lilith, de manière inattendue pour les suppliantes. 333, la moitié du nombre de la Bête dans l'Apocalypse, cela signifierait-il que le couple homme-femme, multipliant ce chiffre par deux, ne peut qu'y mener? On attend avec curiosité la réponse de Lilith à la demande des femmes. Lilith, celle qui a dit non à Dieu pour rejoindre le Mal, celle qui transgresse la Loi, semble avoir acquis la sagesse avec le temps. Hommes et femmes ont commis des erreurs, dit Lilith, qui se lance dans un exposé qui surprend plutôt dans le cadre d'une nouvelle surnaturelle, et qui conclut philosophiquement, fidèle à son image d'individualiste rebelle aux prescriptions sociales.

Il est dans l'ordre des choses que la modernité entre en enfer et que le démon de son temps utilise l'informatique, ou se recycle comme a dû le faire Astaroth, prince puant des enfers, adoré des Philistins et démon qui approcha Faust. Philippe
Curval le place dans Bonne Réponse, maintenant que l'Enfer, débordé, utilise l'informatique pour sélectionner ses damnés. L'enfer, menacé de surpopulation, saturé, est sur le point d'exploser. Le Diable veut maintenant la qualité, sélectionner, se réserver son contingent de criminels, de tueurs en série et de bien d'autres qui forment sa clientèle traditionnelle. Il pratique une stricte sélection sur le Net par l'intermédiaire de prosélytes de choix, spécialistes de l'informatique, qui pratiquent leur mission avec dévouement et charité. Des Saints et Saintes de l'enfer en quelque sorte. Dans cette nouvelle goguenarde, Curval a sérieusement modernisé le motif diabolique.

Plus modestement, le Diable s'est adapté à l'habitat moderne et annexe les copropriétés dans Laura
Pargade, La Voisine, qui raconte les aléas d'une collectivité. Elle décrit une espèce de mégère, teigneuse, qui s'en prend à ceux qui lui déplaisent dans son voisinage et ne cherche que des prétextes à son insatisfaction de vivre. Pour donner un pauvre sens à sa vie dérisoire, s'imposer à défaut d'être reconnue par ses voisins, elle essaie de les plier à ses volontés, ou, à défaut, cherche un bouc émissaire, dans un climat de haine déprimant. Tout est dans l'atmosphère et les petits incidents, les modifications d'un escalier d'une habitation lovecraftienne, qui ne présente comme intérêt que de beaux vitraux classés Monuments Historiques. Deux d'entre eux représentent le Diable, et se trouvent précisément sur le palier de la mégère, au sixième étage. Bon prétexte pour que le Diable songe à agrandir son territoire, marquant, par une simple addition de chiffres, l'étage de la damnée du nombre de la Bête que nous donne l'Apocalypse.

Dans nos cités modernes, la présence du diable peut n'être que sentie, sans qu'il apparaisse lui-même, laissant à ses réalisations un aspect publicitaire par leur étendue, qui lui permet de rester dans l'ombre. Bernadette
Richard, dans Ereiss! Uopala! Àren Ruoterle Babtè!, exploite les récents attentats contre les tours de New-York en septembre 2001. Le démon lui fait sentir sa présence, lui passe même un message énigmatique, qui fait le titre de la nouvelle. Dix jours de signes prémonitoires, à attendre que la prédiction démoniaque se réalise, dans un climat inquiétant qui impressionne le lecteur, errant dans la ville avec la narratrice. Oui, décidément, la suffisance et la prétention de ces tours rappelle un souvenir lointain concernant la fin d'une autre tour ambitieuse. Il n'y a pas que la colère de Dieu qui détruise les tours.

Le père joue trop souvent le rôle du tourmenteur diabolique. Une semaine d'opéra écoutée sur sa chaîne par une femme blessée, résume sa vie, la musique comme narcotique, remplissant la fonction de Vaterersatz, de substitut du père séducteur pour reprendre le terme de Freud. Des fragments de drames musicaux, des voix parlant d'histoires d'amours, d'incestes, de sang et de mort accompagnent les souvenirs de la fille meurtrie par un père violeur, la conduisant un jour à en appeler à la vengeance du Diable, à signer le pacte. L'appel au vrai Satan supprimera bien le monstre humain, sa métaphore, mais le Diable reste le Diable, plus un ange, mais plutôt un homme, seul avec sa victime comme jadis elle était seule avec son père.
Le disque de chevet, une nouvelle de Gilbert Millet, au caractère construit nettement marqué, restitue la situation d'un être dégradé, qui ressasse obsessivement les actions passées, jusqu'à la mort, la seule issue.

Et le plus simple peut-être serait l'élimination définitive du démon au pied fourchu et la disparition de l'enfer. La veine du Diable berné,
est reprise dans
Malin et demi, de Jonas Lenn, avec l'apparition d'Asmodée. Pas le démon de la sensualité de l'Avesta ou du Livre de Tobi, ni l'Asmodée de Lesage qui, dans Le Diable Boiteux, soulève les toits des maisons de Madrid. Mais un jeune cadre tout frais émoulu de l'enfer, qui apprend son métier sur le tas. En pêchant son premier client - en le faisant pécher plutôt -, il se remémore les pactes classiques qu'il a appris à l'École. Plus instruit qu'astucieux? Le Diable devrait mieux encadrer ses débutants. Même passé par un subordonné, le pacte rend le Diable concerné et dépendant de l'adresse du pactisé. Car dans cette nouvelle ingénieuse et humoristique, il va rencontrer plus retors que lui, qui l'enverra prématurément à la retraite...

Le Diable évacué, dédramatisé, privé de son enfer, devient abstrait. Nos contemporains, se regardant avec plus de lucidité, ont vu en eux des désirs inavouables, des gouffres de noirceur et des perspectives inquiétantes. Le double monstrueux qui sommeille en chacun de nous fait davantage peur qu'un Diable qui a fait son temps. Il est devenu une métaphore, depuis que les hommes se penchent sur eux-mêmes, pour découvrir leurs abîmes diaboliques. Le Diable peut encore, à défaut de jouer un autre rôle, nous renseigner sur nous-mêmes, puisqu'il est aussi celui qui sait. Dans
La beauté du diable, de Jean-François Gerault, le démon est devenu le symbole de la peur qui hante les solitudes désespérées, et son révélateur. Si le rencontre du Diable peut se faire n'importe où, il semble que pour les nouvellistes contemporains le bistrot, où on le retrouve plusieurs fois dans ce recueil, est un lieu privilégié. Le patron, un être singulier, raconte une histoire au narrateur, dans une langue soutenue et historiquement marquée, tantôt sur le mode objectif, tantôt passant au «je» comme s'il était l'héroïne qui a vendu son âme au Diable pour retrouver son amant dans une soirée de bonheur. Il disparaît brusquement. Même avec son cerveau embué d'alcoolique, le narrateur a compris le sens de cette apparition, mais sans bien mesurer la gravité de la faute qu'il a commise égoïstement sans y penser.

Si l'enfer est d'abord «soi», il est aussi souvent les «autres», suivant la formule de Jean-Paul Sartre. De la vie à la mort, du berceau à la tombe, la méchanceté de ceux qui sont chargés de l'enfance et de sa formation accompagne les autres. La vie d'un homme observé sous l'angle des souffrances infligées par autrui, la description des tourments ainsi provoqués ont inspiré Anne
Duguël dans Portrait d'un écorché en costume marin. Une courte nouvelle, aux observations justes, sur l'impossible compréhension entre les hommes et les difficultés de la communication entre les êtres.

Le motif de l'oeuvre d'art suscitant des réactions surnaturelles n'est pas rare. Des tribus africaines, fabriquant des statuettes, pensent qu'il y a entre leur aspect et les réactions qu'elles suscitent une correspondance magique, comme c'est le cas de cette sculpture d'une tête d'homme, de la taille d'une grosse pomme, qu'un amateur d'art trouve, dans des circonstances bizarres, dans la demeure d'un paysan dont elle est l'ouvrage. Il la vole et la fait passer pour une oeuvre personnelle. Roland
Fuentes reprend dans Maladite le motif de l'oeuvre d'art maléfique, qui entraîne l'effondrement de celui qui est en sa possession, conséquence de la malédiction du paysan spolié contre le bourgeois accaparateur. La nouvelle, occasion de diverses réflexions sur l'oeuvre d'art, est diabolique davantage dans l'ambiance qui y règne que par l'intrusion du Diable, qui n'y apparaît pas.

Mélanie
Fazi évoque dans Le passeur le désir de se venger et d'échapper à l'oubli d'une morte, grâce à l'oeuvre artistique répétée infiniment. Tuée et jetée dans la Seine par son amant, un peintre, elle cherche à survivre dans une oeuvre de mémoire, ses dessins et ses peintures. Le peintre se voit amené à les réaliser dans tous les endroits où il trouve un support disponible, dans la rue, sous les ponts ou dans son appartement. L'état mental du meurtrier obsessionnel se dégrade peu à peu, et il songe à devenir serial-killer pour perpétuer son travail de mémoire. Belle alliance d'Eros et de Thanatos, dans une nouvelle originale où l'extase se retrouve liée à une peur sacrée et à la pulsion meurtrière.

Les forces ne peuvent agir sur ceux qui ne croient pas : c'est ce que pense Mr Epeire, dans la nouvelle
Nuit noire de Patrick Eris, un charlatan sans pouvoirs qui utilise la crédulité de ses semblables. Il leur vend des formules magiques prises dans un vieux grimoire, auxquelles il n'accorde aucun crédit. Les Forces obscures, des esprits élémentaires synthétisant toutes les peurs de l'humanité, que Mr Epeire sollicite souvent pour sa clientèle, décident alors de se manifester à leur manière. En magie, l'utilisation adéquate du nom donne mystérieusement prise sur la personne. Sur un ton humoristique, Eris propose une nouvelle sociologique et fantastique, qui reprend une antienne connue : on ne joue pas avec les puissances surnaturelles, pour lesquelles les métamorphoses sont l'abc de la fonction.

Un correspondant sur le Net se manifeste de manière ambiguë, sous le nom de Pi, paraissant asexué, travesti jouant les femmes, manifestant une répulsion fascinée pour le sexuel. Son émotivité, aux humeurs fortes heureusement, est heureusement équilibrée par une froideur intellectuelle rare. La plus grande partie de la nouvelle d'André
Laurier, Le nom de la chose, est consacrée à la place que peut prendre dans une vie une relation électronique. La découverte de cet être étrange, qui se prétend un artiste, rend le narrateur obsédé peu à peu par cette liaison qui n'existe que par le Net. Une rencontre réelle finit par être décidée. Le narrateur crée alors une autre forme de suspense que celle provoquée par l'évolution des relations épistolaires. Il évoque le vampirisme, la magie, le vaudou. Que sera cet être, entre intelligence humaine et animalité, que le narrateur rencontrera? Sur le motif de la découverte de l'Altérité, du monstre, ce récit aux multiples notations, sur le ton de la confidence, laisse le lecteur un peu désemparé.

Linda, dans
Le baiser du Sphinx d'Alain Delbe, semble avoir de nombreux amants. Elle ne les a pas choisis pour un point commun, qui est d'avoir la migraine. Tous différents physiquement et psychologiquement, ils écrivent sur un mystérieux carnet - le même semble-t-il, rédigé de leur écriture, trouvé, à leur surprise, à des endroits différents. Aucun, curieusement, ne le relit. Ils se bornent à y narrer à la suite leurs rencontres avec Linda. Ils apprennent tous, mais isolément, que le mari de Linda connaît leur aventure, a des crises de jalousie, la bat même, puis qu'il est entré en clinique. Ils souffrent alors tous de fatigue, sont en état de panne sexuelle. Et brusquement, un seul reste, qui lit le carnet. L'imaginaire du mari a-t-il suscité une créature surnaturelle, ayant des doubles éprouvant les mêmes malaises? L'étrangeté de ce récit est plutôt sous-jacente que manifeste, apparaît dans de multiples détails, insuffisante à chaque fois pour créer l'inquiétude, mais assez pour générer le malaise. Delbe aime les récits un peu ironiques, offrant différentes suggestions dans le déroulement du récit, et des fins qui jettent une nouvelle lumière sur les histoires qui viennent de se dérouler. C'est le cas de ce récit, qui n'a rien de diabolique, et dont la dernière page propose une explication psychologique insuffisante, qui rappelle le métier de psychothérapeute de Delbe.

Bien ou mal, le vaudou haïtien est en mesure de réaliser l'un et l'autre. Le Diable chrétien n'y tient aucune place. Cette longue et intéressante nouvelle du Canadien Claude
Bolduc, Toujours plus bas se situe donc hors du diabolique chrétien de l'ensemble du recueil, et des perspectives cosmiques où la lutte entre le Bien et le Mal s'y déroule. Le christianisme n'a pratiquement pas marqué le "vudu" africain. Aussi l'Européen a tendance à considérer le vaudou haïtien, qui en est dérivé, comme une simple religion utilitaire où la magie est maîtresse. Elle fait partie intégrante du vaudou, et donne au fidèle le sentiment d'une sorte d'invulnérabilité contre toutes les insécurités, un refuge contre l'exploitation économique ou contre un système culturel étranger. Représentant un système original qui semble satisfaire ses adeptes, le vaudou est pratiqué avec une sérénité déconcertante, que l'on retrouvera dans ce récit. Il offre à ses fidèles une mythologie et un ensemble de pratiques rituelles qui rendent compte aussi bien de l'origine du monde, des lois de la nature, que de tous les aspects de la vie sociale et individuelle. La caractéristique d'un adepte est de se considérer en situation de mariage avec un esprit, le "lwa", à l'animal symbolique duquel il faut fournir sacrifices et offrandes. Le «ugã» (prêtre vaudou) ou la «mambo» (la prêtresse) sont les administrateurs du sacré vodou, avec le «b1k1» (le magicien "servant des deux mains", à la fois le bien et pour le mal). Ce préambule est nécessaire à la bonne compréhension de la nouvelle de Bolduc, dont le sujet est l'intéressante utilisation de réalisations artistiques dans des pratiques magiques, qui permettent notamment le contrôle direct des opérations par l'intermédiaire de dessins, qui, tracés au fur et à mesure, correspondent à la mise en place ailleurs des situations désirées. Situations liées à un vieux thème fantastique, celui de la maison mystérieuse qui se révèle être un piège pour le possédé qui y pénètre. Celle-ci, lovecraftienne à souhait, servira durant tout le récit à fasciner le Canadien qui a épousé pour son malheur une Haïtienne. Elle veut se servir de lui pour retrouver au Canada, en tant que Mambô, la clientèle religieuse qui lui permettra de vivre dans l'indépendance (les noms haïtiens sont orthographiés autrement que les miens par Bolduc). L'astuce de Bolduc a été de montrer la lenteur et la minutie de la préparation, durant laquelle le loa de la Manbô, Djobolo Bossou, attend avec impatience le sacrifice qui lui est dû, et, en représailles, l'abandonne progressivement en ne lui fournissant plus son énergie vitale alors qu'elle est malade. Un double suspense va donc s'engager : la Mambô réussira-t-elle à trouver les forces pour utiliser sa magie via ses dessins pour arriver à ses fins, le Canadien désemparé et de plus en plus possédé tombera-t-il dans le piège de la maison maléfique, qui se délabre en même temps que ses relations maritales? Bien construite, suscitant de l'intérêt pour ses deux personnages (difficile pour un auteur, marqué par le dualisme Bien-Mal, d'être neutre à l'égard de ses protagonistes et à réussir à obtenir cette neutralité de son lecteur, marqué par la même dualité), Bolduc a eu l'idée d'exploiter l'imaginaire du Canadien en liant ses peurs à celles ressenties adolescent lors de la lecture d'Arthur Machen, Le peuple Blanc, qu'il n'a pu finir, pris de vertige devant un monde qui basculait. Il en a notamment gardé l'image d'un puits terrifiant. Bolduc a aussi ajouté une formule prise par la Mangô dans un livre sur la magie d'Aleister Crowley ("un des plus grand magiciens du XXème siècle" selon ses laudateurs, un Anglais qui se reconnaissait propagandiste du mal, pornographe, érotomane, alcoolique et toxicomane pour les autres). Le livre lui a été prêté par le bokô, le magicien haïtien du coin, qui lui conseille de réserver à son loa une offrande "extraordinaire"pour se racheter. Avec quelques zestes de christianisme : Marie est le nom de la Mambô, et le numéro 66 celui de la maison maléfique. Il ne restera, sa fonction remplie, qu'à ajouter le 6 manquant, au moment de l'Apocalypse..

L'anthologiste, Serena
Gentilhomme, a nommé son recueil "antiphonaire", le livre liturgique contenant l'ensemble des chants exécutés par le choeur à l'office ou à la messe. Il n'est donc pas question d'attendre ici - serait-ce d'ailleurs possible? - un inventaire complet des possibilités du thème retenu, le diabolique. Nous vivons avec les vingt-quatre auteurs une messe, dont Gentilhomme nous présente les trois différentes parties. Benoîte, un peu camelot, la présentatrice a l'oeil pétillant et démoniaque de celle qui, en châtiment d'une tentative d'indépendantisme, a été "parachutée" sur cette terre accompagnée de sa puanteur caractéristique. Ses quelques pages, ironiques ou sarcastiques, méritent d'être savourées à leur valeur. Pour qui voudrait mieux la connaître, je leur signale une nouvelle qui a été laissée de côté jusqu'à cet instant, celle d'Alain de Bussy, La fille qui capturait le temps. La photographe amateure n'est autre que Serena, décrite comme la voit un auteur qui a eu l'occasion de la rencontrer lors de divers colloques belges ( ou canadiens, comme plusieurs auteurs proposés dans ce recueil). Serena, dans Laudes 2, se voit parfaitement dans cette sorte d'annexe de l'enfer qu'est l'ancien couvent de soeur Modeste...

On peut chicaner sur le contenu de chacun des trois pôles effectué par Serena Gentilhomme, "baptisés" Laudes (choix qu'elle revendique hautement, prévenant même : " chicaneurs bienvenus"!), mais on ne restera pas insensible à cette messe particulière dédiée au Mal dont elle nous délivre les chants variés, du Diable traditionnel au Diable contemporain. Ce jeu touchant l'imaginaire diabolique, devenu ludique, se retrouve aussi bien dans la bande dessinée, le cinéma ou la publicité. On retrouve cet esprit de distanciation dans ce recueil, où on passe par exemple du pacte classique avec parchemin, plume d'oie et sang du pactisé, à l'utilisation du stylo à réservoir, surnaturellement rempli du sang encore indispensable, plus banalement du stylo-bille. Et dans la nouvelle de Curval, avec l'informatique, on en est à la formule sanguine communiquée par celui qui veut électroniquement traiter avec le Diable...

Le sens global de ces nouvelles est de retirer au surnaturel sa charge angoissante pour en faire un objet de récréation. Dans ce jeu avec le démon, le Diable n'est mis en scène dans la vie quotidienne qu'avec les clins d'oeil complices de ceux qui le font exister, comme un être de faux pouvoirs ou d'illusions. Ses oripeaux traditionnels se dissolvent dans la modernité, la métaphore, l'humour et l'ironie. Il séduit littérairement, mais ne peut plus corrompre. Une fin inattendue pour un Diable triomphant il y a quelques siècles seulement, qui finit dénaturé par l'imagination des créateurs.

Roland Ernould, décembre 2002.

La quatrième de couverture :
Bonjour, mes chers visiteurs : je ne vous avais pas vu venir.
Comme la Mère Supérieure a dû vous le dire, je suis Modeste, qui a l'honneur de prendre en charge les visites guidées de cet hôpital très particulier que mes consoeurs sont obligées de quitter - et moi avec elles.
Avant de commencer notre dernière - hélas ! - visite guidée, permettez-moi de vous donner quelques précisions sur notre ordre, autrefois contemplatif, dont le but quotidien est la mortification tous azimuts. La vie moderne étant ce qu'elle est, nous avons transformé notre monastère en asile psychiatrique pour améliorer notre humble ordinaire.
Mais, attention : pas question, de suivre les théories mécréantes d'un Freud, d'un Jung et autres Lacan : pour nous, la folie n'est que possession diabolique, et nous la traitons en tant que telle...

Humble et serviable, comme son prénom le dit, soeur Modeste des Humiliates Noires vous invite à arpenter les méandres d'un labyrinthe hanté de présences sans cesse plus terrifiantes et de moins en moins humaines, au fur et à mesure que le train fantôme dans lequel vous avez embarqué s'enfonce - toujours plus bas.
Contrôlez la validité de votre billet de retour, suivez le guide et... faites vos prières.
Amen.

Une notice biographique pour chacun des auteurs figure à la fin du volume : Natasha Beaulieu, Denis Labbé, Johanne Girard, Morrad Benxayer, Roland Fuentes, Michel Pagel, Sara Doke, Norbert Spehner, Fabienne Leloup, Laura Pargade, Marianne Leconte, Alain Le Bussy, André Ruellan, Jean-François Gerault, Jonas Lenn, Anne Duguël, Gilbert Millet, Bernadette Richard, Fabrice Colin, Alain Delbe, Philippe Curval, Mélanie Fazi, Patrick Eris, Andrée Laurier, Claude Bolduc, et... Serena Gentilhomme. Illustration de Rósza Tatár.

Roland Ernould © 2002

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