Gilbert Millet, Ennemis très chers

Manuscrit.com, 2001.

De la lecture de ces dix-huit nouvelles de Gilbert Millet, on ne sort pas indemne, mais oppressé, déprimé et perplexe. Ce recueil, hanté par la décomposition des sentiments, la dégradation de la vieillesse, la monotonie de vies mesquines et sans issue, renforcé par une méthodique lenteur de l'action obtenue par l'observation systématique de la gestuelle humaine donne une impression pénible de vie au ralenti, sans ouverture, sans perspectives. Il n'y a d'issue et de clarté que macabres dans cet univers terne et morose, conduit seulement par des actions de routine, monotones, identiques à l'infini, quelquefois sans but. Difficile d'aller plus loin dans la noirceur et la médiocrité humaine, le triste lot d'une partie non négligeable de l'humanité.

Les couples de Millet ne ressemblent pas à celui, célèbre, de son homonyme, homme et femme se faisant face, les mains jointes, lors de l'Angélus, dans une communion rendue forte par le peintre grâce au sentiment d'apaisement qui naît du tableau. Si calme on trouve ici, c'est celui de la dissimulation, de la sournoiserie, de l'hypocrisie, qui gomme les divergences et recouvre les desseins les plus inavouables. La plupart de ces nouvelles sont des histoires de couples, et il n'y en a pas une seule qui témoigne d'un accord entre les partenaires. Souvent les femmes se sont succédé dans la vie d'un homme, reproduisant la même évolution de la déchéance des sentiments jusqu'à leur mort programmée. Autre fait significatif : cet univers est vécu uniquement du point de vue des hommes, qui ont tendance à considérer les femmes comme des objets, des êtres passifs, des instruments qui doivent correspondre nécessairement à leurs désirs. Une seule nouvelle met une femme en scène (Jusqu'au cri fou...)

Une seconde constatation s'impose également : la plupart de ces nouvelles sont volontairement ambiguës et ne fournissent pas une conclusion définitive. On ne déflore pas ces histoires en disant que bon nombre des hommes se présentent comme des assassins, et certains le sont. Tous? On s'interroge. Certains ont dû rêver leurs assassinats, plongés dans le marasme de leur vie morose et répétitive, où la disparition du conjoint ou du voisin constitue la seule issue. La relecture ne lève pas l'incertitude. Millet est habile à développer cette problématique de l'indétermination et de l'irrésolution, où le fait de donner la mort est pour le fomenteur la seule flambée de vie. À la ressemblance de ceux qui les commettent, les assassinats sont lâches. Une exception avec Poste Restante, où les crimes ont suscité une mise en scène.

Ces nouvelles, au caractère construit nettement marquée, reflètent souvent la puissance d'observation de personnages méticuleux qui explorent systématiquement les moindres détails d'une vie presque intemporelle, à peine liée aux événements extérieurs, comblant un vide de sens existentiel qui n'a pas trouvé sa nourriture. Il faut suivre la minutieuse description des gestes les plus anodins, les plus infimes, dans une écriture d'informaticien qui ressemble parfois à la laborieuse rédaction d'un mode d'emploi de mise en oe
uvre d'un instrument ménager, l'analyse détaillée de la montée d'un escalier (Dans l'escalier), ou les jeux maniaques d'empilement avec des sucres d'une femme buvant ses cafés au bistrot (Jusqu'au cri fou...). Cette obsession du petit détail prend une forme vraiment obsessionnelle avec ce spectateur qui revoit sans cesse le même film au cinéma, ne s'occupant que de menus détails sans se soucier aucunement de l'histoire, et sans avoir aucune vue d'ensemble du scénario (De sinusite en vésicule). Parmi les trouvailles, cet halluciné qui retrouve ses personnages de roman, devenu prisonnier du monde qu'il a créé (Au générique); l'obsédé du langage qui recherche derrière les mots les plus anodins les ressemblances avec le nom des extraterrestres qui l'obsédent (Quatrième planète). Le jeu sur les mots et ses conséquences tragiques s'exprime dans Le jour de la sortie. Plusieurs nouvelles cherchent des correspondances avec d'autres arts, la musique (La cathédrale), la peinture (Aquarelles), la photo (Le photographe), le cinéma (Au générique).

La place des nouvelles dans le recueil semble avoir été soigneusement étudiée. Les premières nouvelles surprennent, ne contiennent que des remarques de perception et de description. Dans ces nouvelles, les phrases sont courtes, les subordonnées pratiquement absentes, avec des mots qui se succèdent et qui semblent n'aller nulle part, quand, brusquement, après des dizaines de phrases de décomposition analytique gestuelle, tombe une incidente glaciale donnée sur le même ton : il a tué. À mesure que la lecture des nouvelles progresse, l'esprit du lecteur s'habitue à ce style étonnamment précis, au choix d'orfèvre, ou quasi entomologique des mots, à l'inexorable progression d'actions dérisoires. On passe d'une phrase soigneusement polie à la suivante, tout aussi ajustée, articulée, conduisant à d'autres associations vers l'indéfini. Ensuite le recueil se diversifie. Deux nouvelles sont plus longues, les phrases se développent, deux nouvelles s'allongent. Deux saynètes viennent varier le menu. Deux nouvelles se passent dans la même petite ville de province et présentent les mêmes personnages (
Quatrième planète et Poste Restante). Millet accorde un soin particulier à ses chutes, les dernières phrases éclairant subitement la nouvelle ou faisant tomber le rideau de la perplexité quant au sens à lui donner (Final en rouge, Poste restante). À noter que la première et la dernière nouvelle se terminent sur la même chute macabre.

Non seulement une vie tant soit peu sublimée est absente de de ces nouvelles, mais les êtres sont dégradés. Désagrégation du temps, ravages de la maladie, des déséquilibrés mentaux, des obsédés, qui ressassent les actions passées, sont à la recherche d'informations et de données manquantes que ne leur fournit plus une mémoire défaillante. Les pulsions criminelles sont constantes, obsessives. La mort souvent menace, et présente la seule issue, mort provoquée sans émotion d'un être auprès duquel on a vécu des années, dont on a épuisé la tendresse, qu'on souhaiterait voir disparaître ou dont on provoque la disparition.

Il va de soi que cet univers fragmenté et sans espoir ne serait pas tolérable et conduirait le lecteur directement à la neurasthénie (et peut-être, s'il est fragile, à retrouver à l'hôpital psychiatrique un certain nombre des personnages des nouvelles qui y finissent leur vie!) s'il ne percevait pas la distanciation que Millet manifeste à l'égard de ses histoires. Certains des titres sont révélateurs. Des auteurs du Nord qui se connaissent semblent avoir en commun (à des degrés divers, il est vrai) un sens de l'ironie et de l'humour qui fait «passer» les situations invraisemblables ou intolérables, en synergie avec la tendresse dans l'observation. Derrière les noirceurs de Millet, on sent un esprit d'horloger qui parsème ses situations les plus sombres de détails ou de réflexions insolites, singulières, parfois incongrues, fait des rapprochements imprévus, crée des situations aussi excentriques que celles de ces deux dialogues, répliques à la Raymond Devos, qui ont l'air de se suivre tout en se situant dans l'incompréhension (
Les saisons, L'arbre aux suicidés), qui franchissent le pas entre l'ironie et la satire. Millet provoque ainsi des télescopages d'idées ou de mots inattendus, hors situation. Les amateurs de football apprécieront la caricature de La Rage de perdre : en méditant sur les incertitudes du sport sans doute, ils poursuivront peut-être leurs réflexions sur les côtés intéressés, tristement humains, voire sordides, de leur sport préféré.

Écrivain réaliste côtoyant l'insolite et les singularités de la vie, marqué par le goût des petits faits vrais, Millet aborde la réalité sous l'angle particulier de l'insolite et du curieux, suscitant des suggestions mystérieuses et laissant des questions sous-jacentes. Il présente dans ce recueil un ensemble de recherches suscitant l'intérêt, la curiosité, l'étonnement, plutôt qu'une véritable participation sensuelle. Si plaisir de lecture il y a, sa nature est surtout d'essence littéraire, nettement intellectualisée. On sent son attachement pour ces hommes ordinaires si tristement humains, son plaisir de l'observation, comme d'un jeu de fourmis, de ces vies misérables qui n'existeraient pas si le romancier n'en faisait pas passer des éléments ou de leur pauvre substance dans ses créations. On attend le roman qu'il pourrait nous donner s'il possède en lui le souffle littéraire qui lui permettrait d'unifier et de faire passer ses visions particulières dans une fresque plus vaste.

lire la nouvelle de Gilbert Millet sur ce site : Un millardième, nouvelle illustrée par Rózsa Tatár

Gilbert Millet est né à Laon et vit à Valenciennes. Il a publié deux romans, Le Mépriseur (Manya, 1993) et Pavés du Nord (Quorum 1997, Prix du Livre de Picardie et Prix du roman insolite de la Renaissance Française); deux recueils de nouvelles, Les Morts se suivent et se ressemblent (Manya, 1992) et Petites Tombes en Viager (Quorum, 1998) et Ennemis très chers, Manuscrit.com, 2001); ainsi que un de textes courts, Miniatures (Editinter, 1999). Il a participé à des recueils collectifs : 131 Nouvellistes contemporains par eux-mêmes (Manya, 1992) Ecrire (Dumerchez, Centre Régional des Lettres de Picardie, 1993), Oser (Page à Page, 1999), Choisir (Page à Page, 1999), Ténèbres 2000 (Naturellement, 2000). Deux de ses pièces de théatre ont été jouées à Paris, en province et à l'étranger : Le Bouquet (1990) et Le Jeu des 7 Lames (publié en 1996 par les éditions du CIVD). Il est l'auteur, avec Denis Labbé d'un ouvrage sur le fantastique, Le Fantastique (Ellipses, 2000) (note de lecture), d'une étude de Shining (éd. Ellipses) (note de lecture), d'essais sur La science-fiction (éd. Belin, 2002) (note de lecture), Les mots du merveilleux et du fantastique (éd. Belin, 2003) et d'une Étude sur Tolkien, Le seigneur des Anneaux (éd. Ellipses, 2003) (note de lecture). Il est le rédacteur en chef de la revue Hauteurs (la Revue littéraire du Nord et d'ailleurs, 161, avenue de Liège, 59300 Valenciennes)

2.2.2.

  Roland Ernould © 2001

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