Deux utilisations
de l'apport de Lovecraft, King et Straub :
Peter.......STRAUB .......:.......Mr X.......etLE.. ........CULTE ....... DU ....... MAÎTRE......
.DE ....... PROVIDENCE.
"L'Abomination de Dunwich allait devenir ma
Genèse, mes Évangiles, ma gnose." (100)
On a vu que Lovecraft est le
créateur d'un panthéon composé de
créatures bizarres, terribles et sanguinaires, qui auraient
dominé notre univers dans le passé et seraient encore
agissantes à notre époque. C'est le filon qu'a
exploité King dans Celui qui garde le ver 36 et Crouch End (Ça en
était un bon autre exemple). Mais s'il a pu exhiber de temps
à autre des phénomènes aquatiques ou
gigantesques, avec le temps, Lovecraft peindra d'ailleurs de
préférence l'attente de leur manifestation, ou la
dévastation que produit la révélation de leur
existence secrète. Aux visions horribles, il
préférera suggérer l'angoisse, que fait peser
une menace redoutable, invisible, à découvrir. King,
quant à lui, ne dédaigne pas exhiber ses monstres.
.. du site ..
Contrairement à King, Straub
ne cherche pas dans Mr. X à
ressusciter ces monstres lovecraftiens, mais à examiner les
dégâts produits pendant de longues années sur une
famille (aux dons particuliers, il est vrai) par l'égarement
d'un homme qui est devenu fou de Lovecraft, au point d'en avoir fait
le centre de sa vie et de ses pensées. Il sera pour lui
impossible d'avoir une existence qui ne soit pas en conformité
avec ce qu'il doit aux grands Anciens. Il existe dans le monde - ils
forment la clientèle des sectes - un certain nombre d'esprits
déséquilibrés de ce genre.
L'exemple de l'édition
contemporaine du Nécronomicon, livre maudit inventé par
Lovecraft37, montre que cette aberration est possible. Comme tous
les ouvrages de magie noire, il a connu l'interdit clérical et
la destruction complète, et il n'en reste plus que quelques
traductions, de sorte que seules quelques universités et
bibliothèques en détiennent un exemplaire,
soigneusement dissimulé et inaccessible. L'ouvrage,
affirme-t-on, pourrait rendre son détenteur tout puissant,
aussi redoutable que les dieux. Certains de nos contemporains ont
refusé de croire à la mystification, ont toujours
prétendu que l'invention du livre est une rumeur, qu'il existe
bel et bien, mais que certains veulent garder ses secrets pour eux.
Des amateurs incertains ont acheté un «faux»
Necronomicon,
édité récemment aux USA (traduit d'ailleurs chez
Belfond38 et publié aussi aux éditions J'ai Lu). Il
en existe également une édition française de
luxe.39 Tout ceci indique qu'un certain doute persiste, comme
toutes les fois où il est question d'un secret.
Les dieux
de Mr. X.
En bon croyant, Mr. X écrit
dans son journal des propos particulièrement dithyrambiques :
"Ô Grands Anciens, lisez
les mots qu'inscrit la main de Votre Dévoué Serviteur
au sein de ce journal à la reliure solide et
réjouissez-Vous!" (18) X se croit
investi d'une "Mission
Sacrée" par le
Maître de Providence, et il lui arrive d'entendre
"autour de notre minuscule
plate-forme illuminée, suspendue dans les
ténèbres cosmiques, les Dieux anciens, mes
véritables ancêtres, se rassemblent dans un bruissement
d'ailes de cuir et un crissement de griffes répugnantes afin
de contempler l'oeuvre de Leur arrière-petit-fils."
(22)
La
révélation.
"Un Dieu Aîné s'est adressé à
moi - et j'ai tout appris. Sa Voix était basse, rauque, comme
si elle m'avait parlé en confidence, lasse d'une
autorité de toujours mais pourtant puissante,
impérieuse. Elle recelait aussi une certaine dose de
contentement, car mon Père Inhumain, dont j'ignorais la
Véritable Identité, me communiquait les bases du grand
oeuvre pour lequel j'avais été placé sur cette
Terre. Mon Rôle est devenu clair, ma nature m'a
été expliquée. Mi-humain, mi-Dieu,
j'étais de Défricheur de la Voie, et ma Tâche
était l'Annihilation."
(88) Il faut entendre annihilation de la race humaine, pour
permettre le retour des Grands Anciens : "Après moi, l'Apocalypse, l'irruption à
travers un ciel déchiré de mes ancêtres aux ailes
de cuir, griffus et affamés, les Dieux Aînés - et
la destruction de l'humanité. Votre reprise de possession du
domaine terrestre, attendue depuis si longtemps." (88)
X doit la découverte de L'Abomination de Dunwich à un cadet de l'École Militaire qu'il
fréquentait alors, et qu'il a tué, lui prenant le
livre. Il connaît, en lisant l'ouvrage "une extase bien plus profonde que le
soulagement sexuel." Il voit
"dévoilées en
toutes lettres sur des pages réceptives les aspects les plus
secrets de ce que je savais être la vérité au
sujet du monde comme de moi-même. Et plus que tout pour
apprendre qu'un sage, qu'un prophète (un citoyen de
Providence, Rhode Island, d'après le paragraphe
déplorablement court qui figurait sur la jaquette) avait
pénétré le Mystère bien plus
profondément que moi. Quelques réserves s'imposaient en
raison de sa décision de présenter son savoir sous
forme de fiction, mais il confirmait les origines de ma Mission et la
nature de mes Ancêtres.
Il écrivait leurs noms puissants : Nyarlathotep, Yog-Sothoth,
Shub-Niggurath, le grand Cthulhu...
L'Abomination de Dunwich allait devenir ma Genèse, mes
Évangiles, ma gnose."
(100)
Sans qu'on puisse cette fois
évoquer la révélation, X a l'intuition profonde,
devenue conviction et moteur de ses actions, qu'un jour
naîtrait un ennemi dangereux : "Il serait semblable à une ombre ou à un
double caché, car lorsqu'il deviendrait adulte, il
possèderait le pouvoir d'inhiber la venue des Derniers Jours,
comme certains protagonistes des nouvelles du Maître de
Providence avaient contré les desseins de mes
véritables ancêtres. Cet antéchrist serait plus
vulnérable durant son enfance, mais des forces
maléfiques conspireraient pour lui épargner la
destruction que je lui réservais. En grandissant, il serait
pénétré d'une portion de mes propres talents, ce
qui accroîtrait la difficulté de ma tâche. Et il
existait une excellente raison à cette maudite complication :
mon ennemi (...)
serait un membre de ma
famille. En fait, il serait mon fils." (111)
La
mission.
En attendant des jours meilleurs, Mr
X a vécu quelque temps comme un vagabond, de racket. Puis,
avec ses dons, il ne lui avait pas fallu bien longtemps pour
maîtriser diverses variétés d'entreprises
criminelles, le plaçant dans position de commandement :
"Avant l'âge de trente
ans, j'étais devenu un Roi du Crime." (112) Il dispose
alors des moyens de prolonger l'oeuvre de Lovecraft :
"Seule une poignée
d'écrivains avaient relevé le défi du
maître de Providence, l'auteur de L'Abomination de Dunwich.
Aucun ne s'en était montré digne, et je désirais
prouver que j'étais son seul héritier." (112)
Il retourne à Edgerton, lieu
où habite sa famille, pour se consacrer à
l'écriture, et devient une sorte de gourou infiltré
dans le milieu étudiant, auquel il apporte boisson, drogue,
couchant avec tout le monde (278/9). Sous le
pseudonyme d'Edward Rinehart, il écrit De l'Au-delà,
récits de l'inconnu.
Édité à compte d'auteur, le livre ne rencontre
aucun succès. Dans une lettre adressée aux
éditeurs, X disait avoir une mission, que ses histoires
devaient informer les gens de la vérité sur le monde.
Malgré cela, "Weird
Tales avait collé De l'Au-delà contre un mur pour
l'exécuter publiquement. Huit colonnes réparties sur
quatre pages condamnaient le livre, l'accusant d'être convenu,
bourré de clichés et autoparodique." (268) Très
déçu, il en tire de l'animosité à
l'égard de l'humanité entière : "J'ai fait mon travail. J'ai offert à
l'humanité la chance de découvrir la
vérité, et l'humanité n'en a pas profité.
Quiconque possède une once d'empathie comprendra mon
amertume." (113)
Arrêté pour escroqueries
et vols, diverses affaires louches, Rinehart va en prison. Il est
tué (officiellement) lors d'une émeute en prison.
(268) En fait, il s'en est échappé et vit en
reclus, dans un taudis, assassinant pour le plaisir, et attendant
l'accomplissement de sa mission : le sacrifice de son fils, dont il
perd la trace, et ne retrouve qu'une journée par an :
"Par la bonté des Dieux
Anciens, l'ombre d'une ombre, l'enfant de Star Dunstan m'est offert
chaque année, le jour de son anniversaire." (116)
Lui-même fils de Howard Dunstan (465), il a eu deux
enfants de Star, ce qu'il ignore, étant alors en prison.
L'accouchement a eu lieu lors d'un orage violent, dans les
éléments déchaînés, avec panne
d'électricité. Un enfant, deux enfants? En fait, une
sage-femme lui en a enlevé un pour ses trafics
personnels (281). Star cache soigneusement l'autre - le seul
qu'elle croit avoir eu - de son père dans des familles
d'accueil.40
Les
maisons et les livres.
Edgerton, où se passe le plus
grande partie de l'action, est une vieille ville comme Arkham,
Innsmouth ou Dunwich, et possède une géographie
imaginaire calquée sur ces villes. Dans Le modèle de Pickman, un personnage affirme : "Je vous garantis que je puis vous mener dans
une quarantaine de petites rues et autant de lacis de petites
ruelles, dont moins de dix personnes vivantes connaissent
l'existence, à part les étrangers qui y
grouillent. (...)
Toutes ces vieilles
demeures... regorgent de merveilles, d'horreurs et de miracles hors
du commun." (220)
C'est le cas de Edgerton, qui possède son quartier
réservé, sa ruelle secrète, Le Crin, et
l'Équarisseur, un puits qui fait disparaître les
cadavres.
Les grands-pères Duncan
(Sylvan et Omar) ont construit avec des pierres du manoir
ancestral41 deux maisons sur New Providence Road (203), qui
n'ont pas bonne réputation : "Cet endroit-là porte malheur. C'est de la magie
noire, ça te dévorerait vivant." (395) Quand Ned, un
des fils d'Edward Rinehart qui recherche son père,
enquête à la bibliothèque42 sur les propriétaires actuels de ces
terrains, il a une surprise : les deux parcelles ont
été achetées en 1950 par Charles Dexter Ward et
Wilbur Whateley. Or Lovecraft a écrit un roman intitulé
L'Affaire Dexter
Ward et Wilbur Whateley est un
personnage de la nouvelle L'Abomination de Dunwich. (366) Ce sont de faux noms donnés par un
amateur de Lovecraft, qui ne peut être que Rinehart/X.
Ned réussit à les
visiter grâce à leur
«gardien»43 : "De grands
rayonnages chargés de livres se profilaient sur toutes les
parois. (...) Rinehart avait changé ce pavillon-là en
bibliothèque. Les étagères s'étendaient
jusqu'au toit, et ce d'un bout à l'autre de la maison. Une
échelle en fer coulissait le long d'un rail. Des milliers
d'ouvrages étaient réunis. J'en inspectai le dos : H.P.
Lovecraft, H.P. Lovecraft, H.P. Lovecraft. M'approchant de
l'échelle, je montai un ou deux barreaux. Plusieurs
exemplaires de toutes les éditions de toutes les oeuvres de
Lovecraft s'alignaient là, suivies de leurs traductions en ce
qui semblait être toutes les langues étrangères
possibles. Éditions originales, poches, semi-poches,
anthologies, éditions réservées aux
bibliothèques. Certains volumes paraissaient comme neufs,
d'autres devaient avoir été dénichés
d'occasion chez des bouquinistes. Rinehart avait consacré du
temps et de l'argent à se procurer des livres rares, mais il
avait également acheté presque toutes les oeuvres de
Lovecraft sur lesquelles il avait pu mettre la main, qu'il les ait
déjà possédées ou non." (501/2)
Interrogé, le gardien explique que le propriétaire
considère Lovecraft comme le plus grand écrivain de
l'histoire. Ses récits sont à interpréter comme
des paraboles : "«Une
parabole n'a qu'un seul sens, mais il faut savoir le chercher. Avec
les histoires de Mr. Lovecraft, c'est pareil : on peut en apprendre
beaucoup si on est assez fort pour accepter la
vérité.» Le même plaisir se lisait sur le
visage des gens qui passaient leur temps à échafauder
des théories de conspirations tentaculaires reliant
l'assassinat des Kennedy, le FBI, la mafia, le complexe
militaro-industriel et les cabales sataniques. Invariablement, la
puanteur de la folie les enveloppait." (502)
Une étagère est
chargée d'exemplaires de De l'Au-Delà, livre dont le gardien affirme qu'il devrait être
célèbre, et que c'est un grand livre : "Sa couverture vert sombre me parut plus
grossière que les reliures ordinaires. Les mots De
l'Au-delà y avaient été frappés à
l'or, ainsi que sur le dos. J'ouvris le livre à la page du
titre : De L'Au-Delà, Récits de l'inconnu par Edward
Rinehart." (238)
Autres mentions : © 1957 Edward Rinehart; dédicace : Au
Maître Providentiel & À Mes Glorieux Pères.
Le recueil contient 10 à 12 nouvelles (dont Abandonné, Crypte,
Hideux, Flammes Bleues. Ned découvre même, logé au bout
d'une étagère, ce qui ressemblait à
l'édition originale de L'Abomination de Dunwich. Il la sort et déchiffre la mention :
"W. Wilson Fletcher,
Académie Militaire Fortress, Owlsburg, Pennsylvanie,
1941", écrite à
la main sur la page de garde. Pas de doute, il est bien dans l'antre
de Mr. X., celui qui a tué le propriétaire du livre
jadis.
Les monstres
de la consanguinité.
La famille Duncan est vraiment
particulière. Certains membres sont capables de
déplacer des objets, de léviter, de se déplacer
dans l'espace, de créér de gros désordres par
télékinésie, comme Carrie (206), voire de se
dématérialiser et de se matérialiser. Ils savent
ce qui se passe, devinent les intentions des interlocuteurs. Tribu
bizarre, à la fois soudée et querelleuse, douée
de pouvoirs paranormaux variés, cette famille parasite,
à la morale élastique, mène une vie
d'arrangements, volontiers prédatrice grâce à
certains de ses membres habilement kleptomanes (pour eux, une simple
technique de redistribution des biens). Ils ont tendance à se
marier entre eux, assurant ainsi la transmission des dons, mais aussi
des anomalies physiques.
L'originalité de Straub est
d'attribuer ces monstres non plus à des croisements avec des
créatures maudites, mais à des unions entre des hommes
singuliers, d'une même tribu, différents des autres. Un
couple cache ainsi dans son grenier, une grande partie de sa vie
durant, une progéniture hideuse : "Ce n'était pas une quelconque phobie qui avait
fait de Joy une recluse. Clarence et elle avaient été
captifs d'une impitoyable responsabilité. Je n'avais pas envie
d'en apprendre plus. J'avais envie de sortir du grenier, de
redescendre au rez-de-chaussée et de m'en aller. L'être
- la chose - qui était le cousin de ma mère frappait
sur le contre-plaqué avec assez de force pour le faire vibrer.
(...) Quand
j'atteignis le pied du lit, une bouffée de fond-du-fleuve
puante, presque solide, m'enveloppa. Je me forçai à
baisser les yeux. Allongée sur un matelas, prisonnière,
gisait une créature au corps minuscule, informe, lumineux, et
au visage d'homme qu'encadraient un moisson de cheveux grisonnants
ainsi qu'une fine barbe blanche à la Confucius. Ses yeux bruns
extatiques s'écarquillaient déjà, sous l'effet
du choc. Les couleurs qui défilaient à travers son
corps parallélipédique, dépourvu de membres,
passaient d'un bleu profond ou d'un rose pêche à un
violet très vif où naissaient des volutes d'un noir
d'encre. La créature m'adressa un regard exprimant de
monstrueuses exigences, se tourna sur le côté avec un
frisson, et donna un grand coup de tête dans son enclos.
Sans qu'intervienne quoi que ce soit susceptible d'être
décrit comme une pensée, je m'approchai de la
couchette, sortis un oreiller de sous la couverture de
l'armée, et le pressai contre le terrible visage. La chose
lutta, se débattit,
ouvrant et refermant les
mâchoires, tandis que ses dents cherchaient mes mains, que des
bandes rouge vif remontaient des profondeurs de son corps
jusqu'à sa peau. Finalement, sa bouche cessa de remuer et les
couleurs disparurent. Un noir total, opaque, se propagea à la
surface transparente du petit torse puis se changea en un gris
terne." (645)
Le lecteur apprend de même, mais de façon plus sommaire,
que dans le passé, de tels monstres ont existé dans la
famille. Lors d'un incendie, la narrateur, à
l'extérieur de la maison, entend "des plaintes semblables à celles d'une
chauve-souris. De grands rubans de feu dansaient dans le bureau,
alimentés par l'air nocturne, et se transmettaient au
couloir.
- Il va au grenier, devinai-je. (...) Là où sont les autres. Tu dois avoir
entendu Carpenter et Ellie en parler à voix basse.
- Une espèce de mélange de pieuvre, de mille-pattes et
d'araignée, articula-t-il d'une voix
étranglée.
Reculant d'un pas, nous levâmes les yeux. Les fenêtres du
grenier s'éclairaient de jaune pâle." (571)
Espace et
temps.
Par rapport à celui de King,
qui se ressent fortement de Lovecraft et ne présente pas
d'originalité particulière (sauf l'utilisation de la
ville de Londres), le roman de Straub présente une seconde
originalité. La première, on vient de le voir, consiste
à montrer son historicité, et en quelque sorte les
méfaits que ses inventions peuvent avoir sur des esprits
faibles. Pas de monstres aquatiques lovecraftiens, mais des monstres
humains, produits, comme le craignait Lovecraft, soucieux de
pureté de la race, de la consanguinité.
Le passage.
Le second aspect est plus difficile
à saisir. le récit de King se déroule
chronologiquement, du coucher du soleil à la nuit, sur un
espace géographique limité. En quelque sorte, sur un
plan horizontal, dans le respect des notions ordinaires
d'espace-temps. Straub va introduire une autre particularité,
qui a une origine partielle dans Le Talisman. Dans
ce roman, le passage d'un lieu à un autre, de ce monde
terrestre dans celui des Territoires se fait en temps réel.
Straub va donner à certains de ses personnages la
possibilité de faire de tels passages, mais en remontant le
temps. Or les deux personnages capables de cet exploit sont Mr. X, et
son fils Ned. Mr. X semble pratiquer depuis longtemps cet exercice.
Ned vient de le découvrir. Il a d'abord effectué ses
passages seul. Il fait maintenant l'expérience du passage avec
un agresseur, qu'il emporte ailleurs : "Il bondit sur moi à la manière d'un
crapaud. Je visai son imposante silhouette qui filait au-dessus des
pavés. Il y eut un éclair rouge, une explosion, le
bruit d'une balle qui ricochait sur la pierre. Staggers me percuta
aux jambes, me projetant sur le dos.
Maintenant, songeai-je. Tu dois le faire maintenant!
Mon estomac se noua. La douleur s'épanouit dans mon
crâne. L'étoffe du monde se désagrégea,
cessant d'offrir la moindre résistance, et je dévalai
plus ou moins soixante ans, Joe Staggers accroché à mes
jambes.
J'éprouvai la sensation familière d'anomalie, de
dislocation. Fish Lane, qui baignait dans des miasmes de crottin de
cheval, de bière et d'égout, oscillait à la
manière d'une bascule. Quand ma vue se clarifia, je reposais
sur le dos à quelques mètres d'une entrée de
taverne. Le ciel nocturne était parsemé de deux fois
plus d'étoiles que la normale. Levant la tête, je vis
Staggers se redresser péniblement à quatre pattes. Je
sus ce que j'allais lui faire avant même que la porte du bouge
ne livre passage à un sinistre groupe d'individus portant
vestes élimées et bonnets épais. Un ricanement
aussi étonné qu'inquiétant parcourut les
arrivants. L'un d'eux s'avança vers nous; deux ou trois autres
le suivirent. Staggers se planta sur ses pieds et leva son
couteau.
Jamais il ne lui serait venu à l'esprit que sa chemise propre,
son pardessus jaune robuste et sa coupe de cheveux récente lui
interdisaient toute sympathie de ces gens. Il n'avait pas l'air riche
mais tout de même plus qu'eux, et leur agiter sa lame sous le
nez n'arrangeait pas ses affaires. Il tourna la tête vers moi.
La douleur et la désorientation qui brillaient dans ses yeux
me le firent presque prendre en pitié.
- Où on est, nom de Dieu ?
La plupart des hommes qui se tenaient devant le bar tirèrent
eux aussi un couteau.
L'un d'entre eux s'écarta des autres. Les poches
déchirées de sa veste flottaient telles des oreilles de
cocker. Occupe-toi de celui-là, Bumpy, lança une
voix." (472) Bon moyen, par
ailleurs, de se débarrasser d'un cadavre qui reste dans un
autre temps.
La fin de la
mission.
Le lecteur se rappelle qu'une partie
de l'action de Mr. X est orientée vers la mise à mort
de son fils, suspecté de vouloir contrecarrer la mission des
grands Anciens. Les péripéties sont nombreuses, et on
n'en retiendra que la fin, où l'aspect
«verticalité» prend toute son importance. Ned a
maintenant compris qu'entre son père et lui, il n'y a plus
place que pour la mort. D'abord un premier passage conduit Ned en
1935, avec son père, dans la maison de l'ancêtre
où il vivait enfant. Cette maison vient d'être
incendiée par des voisins inquiets. L'idée du
père est de les faire périr tous deux dans les flammes,
et il entraîne son fils vers le foyer : "Soudain, une porte secrète pivota en
moi et, depuis le grand inconnu obscur qui s'étendait
au-delà, Star Dunstan déclara: C'était comme
entendre le monde entier s'ouvrir devant moi. Avec le sentiment de
céder à ce que j'avais toute ma vie le plus
redouté, dont je m'étais le plus gardé, je
franchis la porte - je ne puis exprimer autrement ce qui se
produisit. Terrifié mais sachant mon renoncement
nécessaire, je pénétrai dans les
ténèbres élémentaires, je passai de
l'autre côté. Des pouvoirs que je n'avais jamais eu
conscience de posséder, des forces auxquelles je n'avais
jamais voulu commander jaillirent du plus profond de moi et se
plantèrent au sein de l'ouragan psychique
déchaîné par mon adversaire. (...)
Mon vieil ennemi Edward
Rinehart, Mr. X, Cordwainer Hatch, ouvrit la bouche et hurla comme un
lapin qui vient de sentir le piège se refermer sur sa patte.
J'avais envie de hurler, moi aussi. Au lieu de cela, je le projetai,
toujours hurlant, dans le brasier qu'était devenue notre
demeure ancestrale. (...) Comme
disparaissaient les flammes échappées du toit dans le
voile de ténèbres qui se formait derrière elles,
je me retransportai au Brazen Head." (572/3) Son hôtel...
Cette variation moderne sur
L'abomination de
Dunwich de Lovecraft, est
remarquablement construite, pleine de recoupements, de scènes
reprises avec un sens nouveau, de divers éclairages sur la
même situation, avec des significations différentes.
Elle joue de l'espace et du temps avec habileté, surprenant
sans cesse aussi bien le héros du récit que le lecteur.
Le texte évocateur, mélange indissociable de terreur
pure à la Lovecraft et de badinerie bouffonne, de peur, de
gore et d'humour noir, marque le retour triomphal du paranormal et du
surnaturel dans les romans de Straub. Ce roman, dont la devise
pourrait être l'épitaphe qu'un personnage fait graver
sur sa tombe : "Fiez-vous
à l'inattendu", ne
cesse de dérouter son lecteur jusqu'à la
dernière phrase, ultime pirouette, qui jette un doute sur
l'identité du narrateur et oblige le lecteur
dépité à reconsidérer le
récit...
Quelques constations peuvent être dégagées de ces
analyses.
D'abord, une certaine conception d'un univers empli de forces
mystérieuses cachées se retrouve chez King, mais pas de
la même manière chez Straub, où existe un
sentiment d'étrangeté, sans affirmation d'un mal
cosmique. Comme King le faisait remarquer dans Anatomie de l'horreur, c'est le "concept de mal extérieur qui est le plus
grandiose. Lovecraft l'a bien compris, et c'est ce qui rend ses
histoires de mal cyclopéen si efficaces quand elles sont
réussies. (...)
Ses meilleures nouvelles nous
font appréhender l'immensité de l'univers où
nous demeurons et suggèrent l'existence de forces obscures et
assoupies dont le moindre soupir suffirait à nous
détruire. Le mal intérieur que représente la
Bombe A paraît bien ridicule comparé à
Nyarlathotep, à Yog-Sothoth ou à
Shub-Niggurath." (77)
Plutôt que de plagier Lovecraft, comme l'a fait King, Straub a
pris ses distances avec le mythe. Son attitude est originale, qui
considère historiquement Lovecraft comme un auteur du
passé, porteur d'un message. Sans évidemment y croire,
il reprend l'idée, qui a eu son temps de
gloire44, que Lovecraft était un initié, qui, par
le biais de la littérature, révélait des secrets
occultes ou cosmiques, une métaphysique de l'univers capable
d'évoquer nos relations obscures avec des époques
où "la Vie, la Mort,
l'Espace, le Temps contractaient des alliances sinistres et
impies." Straub rompt ainsi
avec l'aspect répétitif et interchangeable des
récits de Lovecraft,et réintroduit l'indicible
lovecraftien dans le quotidien en partant cette fois d'hommes
atypiques, des serial-killers nombreux dans ses romans.
L'étrange et la peur n'ont pas disparu, et il reste dans le
livre bien des aspects mystérieux, qui engendrent parfois la
perplexité. En bref, quand dans Crouch End King reprend la notion du mal extérieur, c'est
le mal intérieur qui intéresse davantage Straub, dans
un univers qui recèle d'autres mystères.
Ainsi ces monstres humains, monstres
métaphoriques comme Mr. X ou véritables monstres
tératologiques comme les enfants issus d'unions consanguines
contre-nature, ont remplacé les créatures batraciennes
ou aquatiques de Lovecraft. Mais une seconde différence est
plus difficile à appréhender.Le récit de King se
déroule chronologiquement sur un plan horizontal, du coucher
du soleil à la nuit, dans le respect d'un état
historique déterminé. Straub va introduire une
particularité qui a déjà été
rencontrée dans Le Talisman : la
notion de passage, qui défie le temps et la chronologie. Dans
Le
Talisman, le passage se faisait
d'un espace à un autre, mais dans le même temps. Dans
Mr. X, le passage s'effectue en défiant la
temporalité, comme on a pu le lire plus haut dans le
récit de la mort de Mr. X, qui, bien que vivant à notre
époque, mourra en 1935 dans une singulière
dystopie.
Et s'il faut, pour terminer, une formule réunissant nos trois
compères, s'impose cette remarque de King dans Pages Noires : "Le
travail de l'écrivain de fantastique et d'horreur consiste
à vous faire retomber en enfance pour un temps.
(...) Et ceci se reflète dans les yeux des
écrivains d'horreur. Ray Bradbury a les yeux rêveurs
d'un petit garçon. Et Jack Finney aussi, derrière les
verres de ses lunettes. La même expression habite les yeux de
Lovecraft - leur acuité est saisissante, encore
accentuée par son visage étroit et pincé de bon
citoyen de la Nouvelle-Angleterre. (...) Peter
Straub, qui est toujours vêtu de façon impeccable et
projette une aura de cadre supérieur en pleine ascension, a
lui aussi le même regard. C'est un regard
indéfinissable, mais il est là et bien
là." (215)
Roland Ernould ©. (roland.ernould@neuf.fr).
Armentières, avril 2001.
Ces opinions n'engagent que leur auteur.
.
Voir la 1ère partie : Deux utilisations de l'apport de
Lovecraft,
DE CROUCH END
(Stephen King) à
Mr. X. (Peter
Straub)
LOVECRAFT ET
KING.
étude
: DU
NÉCRONOMICON AU LIVRE.
Notes
:
Howards Philips Lovecraft, Oeuvres Complètes,
édition en 3 volumes, présentée (introduction
remarquable) et établie par Francis Lacassin, Laffont,
édition de 1995, I, 687. Toutes les citations sont faites
d'après cette édition.
2. 2. 2. 2.
36 Celui qui garde
le ver (Jerusalem'sLot), dans le recueil Night Shift
1978, trad. fr. Danse
Macabre, Lattès
1980.
37 Voir Histoire du
Necronomicon, History and Chronologie, 1936, Lovecraft, op.cit., I, 597/8.
Lovecraft a toujours fait en sorte que l'histoire du Necronomicon soit crédible, mais encore étayée,
même sur de fausses preuves.
38 Abdul al Hazred, Le Necronomicon,
chez Belfond, coll.Sciences secrètes. Dans l'encadré
ci-contre, on se rend bien compte que l'éditeur joue à
fond sur l'ambiguïté dans la quatrième de
couverture.
39 Comme se moque Jacques Finné, "certains bouquinistes américains peu
scrupuleux ont vendu, sous ce nom, de merveilleux faux ou de superbes
rossignols à des poires bien juteuses." (Panorama de la Littérature fantastique
américaine, 1, Des
origines aux pulps, Cefal, 204.
40 Pour simplifier, je laisserai totalement de
côté les péripéties des doubles, qui
doivent se rejoindre pour affronter à Mr. X et
l'éliminer. C'est une décision regrettable, car elle
enlève une partie de la richesse du roman, qui soigne
particulièrement le motif du double. Mais le rapport du double
avec Lovecraft n'est pas évident.
41 " - Howard
Dunstan n'a jamais habité Providence.
- Un de ses ancêtres y a construit une demeure qu'on appelait
la Maison Maudite. Sylvain Dunstan l'a fait transporter ici pierre
par pierre." (568) Je
rappelle qu'en 1935 Lovecraft vivait encore à Providence. Il y
est mort en 1937.
42 À noter le rôle des
bibliothécaires, souvent important dans les romans
fantastiques comme détenteurs de secrets
oubliés.
43 En fait, X lui-même, mais il n'est pas possible
de raconter une histoire compliquée en quelques mots.
44 Cette idée s'est répandue avec le
mouvement Planète, dans les années soixante, et la
publication de certaines oeuvres de Lovecraft par Jacques Bergier. Sur les idées du
mouvement Planète, voir Louis Pauwels-Jacques Bergier, Le
matin des magiciens,
Gallimard, 1960. Existe en Folio, 129.
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 12 -
été 2001.
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