Deux utilisations de l'apport de Lovecraft, King et Straub :

Peter.......STRAUB .......:.......Mr X.......etLE.. ........CULTE ....... DU ....... MAÎTRE......

.DE ....... PROVIDENCE.

"L'Abomination de Dunwich allait devenir ma Genèse, mes Évangiles, ma gnose." (100)

On a vu que Lovecraft est le créateur d'un panthéon composé de créatures bizarres, terribles et sanguinaires, qui auraient dominé notre univers dans le passé et seraient encore agissantes à notre époque. C'est le filon qu'a exploité King dans Celui qui garde le ver 36 et Crouch End (Ça en était un bon autre exemple). Mais s'il a pu exhiber de temps à autre des phénomènes aquatiques ou gigantesques, avec le temps, Lovecraft peindra d'ailleurs de préférence l'attente de leur manifestation, ou la dévastation que produit la révélation de leur existence secrète. Aux visions horribles, il préférera suggérer l'angoisse, que fait peser une menace redoutable, invisible, à découvrir. King, quant à lui, ne dédaigne pas exhiber ses monstres.

.. du site ..

Contrairement à King, Straub ne cherche pas dans Mr. X à ressusciter ces monstres lovecraftiens, mais à examiner les dégâts produits pendant de longues années sur une famille (aux dons particuliers, il est vrai) par l'égarement d'un homme qui est devenu fou de Lovecraft, au point d'en avoir fait le centre de sa vie et de ses pensées. Il sera pour lui impossible d'avoir une existence qui ne soit pas en conformité avec ce qu'il doit aux grands Anciens. Il existe dans le monde - ils forment la clientèle des sectes - un certain nombre d'esprits déséquilibrés de ce genre.

L'exemple de l'édition contemporaine du Nécronomicon, livre maudit inventé par Lovecraft37, montre que cette aberration est possible. Comme tous les ouvrages de magie noire, il a connu l'interdit clérical et la destruction complète, et il n'en reste plus que quelques traductions, de sorte que seules quelques universités et bibliothèques en détiennent un exemplaire, soigneusement dissimulé et inaccessible. L'ouvrage, affirme-t-on, pourrait rendre son détenteur tout puissant, aussi redoutable que les dieux. Certains de nos contemporains ont refusé de croire à la mystification, ont toujours prétendu que l'invention du livre est une rumeur, qu'il existe bel et bien, mais que certains veulent garder ses secrets pour eux. Des amateurs incertains ont acheté un «faux» Necronomicon, édité récemment aux USA (traduit d'ailleurs chez Belfond38 et publié aussi aux éditions J'ai Lu). Il en existe également une édition française de luxe.39 Tout ceci indique qu'un certain doute persiste, comme toutes les fois où il est question d'un secret.

Les dieux de Mr. X.

En bon croyant, Mr. X écrit dans son journal des propos particulièrement dithyrambiques : "Ô Grands Anciens, lisez les mots qu'inscrit la main de Votre Dévoué Serviteur au sein de ce journal à la reliure solide et réjouissez-Vous!" (18) X se croit investi d'une "Mission Sacrée" par le Maître de Providence, et il lui arrive d'entendre "autour de notre minuscule plate-forme illuminée, suspendue dans les ténèbres cosmiques, les Dieux anciens, mes véritables ancêtres, se rassemblent dans un bruissement d'ailes de cuir et un crissement de griffes répugnantes afin de contempler l'oeuvre de Leur arrière-petit-fils." (22)

La révélation.

"Un Dieu Aîné s'est adressé à moi - et j'ai tout appris. Sa Voix était basse, rauque, comme si elle m'avait parlé en confidence, lasse d'une autorité de toujours mais pourtant puissante, impérieuse. Elle recelait aussi une certaine dose de contentement, car mon Père Inhumain, dont j'ignorais la Véritable Identité, me communiquait les bases du grand oeuvre pour lequel j'avais été placé sur cette Terre. Mon Rôle est devenu clair, ma nature m'a été expliquée. Mi-humain, mi-Dieu, j'étais de Défricheur de la Voie, et ma Tâche était l'Annihilation." (88) Il faut entendre annihilation de la race humaine, pour permettre le retour des Grands Anciens : "Après moi, l'Apocalypse, l'irruption à travers un ciel déchiré de mes ancêtres aux ailes de cuir, griffus et affamés, les Dieux Aînés - et la destruction de l'humanité. Votre reprise de possession du domaine terrestre, attendue depuis si longtemps." (88)

X doit la découverte de
L'Abomination de Dunwich à un cadet de l'École Militaire qu'il fréquentait alors, et qu'il a tué, lui prenant le livre. Il connaît, en lisant l'ouvrage "une extase bien plus profonde que le soulagement sexuel." Il voit "dévoilées en toutes lettres sur des pages réceptives les aspects les plus secrets de ce que je savais être la vérité au sujet du monde comme de moi-même. Et plus que tout pour apprendre qu'un sage, qu'un prophète (un citoyen de Providence, Rhode Island, d'après le paragraphe déplorablement court qui figurait sur la jaquette) avait pénétré le Mystère bien plus profondément que moi. Quelques réserves s'imposaient en raison de sa décision de présenter son savoir sous forme de fiction, mais il confirmait les origines de ma Mission et la nature de mes Ancêtres.
Il écrivait leurs noms puissants : Nyarlathotep, Yog-Sothoth, Shub-Niggurath, le grand Cthulhu...
L'Abomination de Dunwich allait devenir ma Genèse, mes Évangiles, ma gnose."
(100)

Sans qu'on puisse cette fois évoquer la révélation, X a l'intuition profonde, devenue conviction et moteur de ses actions, qu'un jour naîtrait un ennemi dangereux : "Il serait semblable à une ombre ou à un double caché, car lorsqu'il deviendrait adulte, il possèderait le pouvoir d'inhiber la venue des Derniers Jours, comme certains protagonistes des nouvelles du Maître de Providence avaient contré les desseins de mes véritables ancêtres. Cet antéchrist serait plus vulnérable durant son enfance, mais des forces maléfiques conspireraient pour lui épargner la destruction que je lui réservais. En grandissant, il serait pénétré d'une portion de mes propres talents, ce qui accroîtrait la difficulté de ma tâche. Et il existait une excellente raison à cette maudite complication : mon ennemi (...) serait un membre de ma famille. En fait, il serait mon fils." (111)

La mission.

En attendant des jours meilleurs, Mr X a vécu quelque temps comme un vagabond, de racket. Puis, avec ses dons, il ne lui avait pas fallu bien longtemps pour maîtriser diverses variétés d'entreprises criminelles, le plaçant dans position de commandement : "Avant l'âge de trente ans, j'étais devenu un Roi du Crime." (112) Il dispose alors des moyens de prolonger l'oeuvre de Lovecraft : "Seule une poignée d'écrivains avaient relevé le défi du maître de Providence, l'auteur de L'Abomination de Dunwich. Aucun ne s'en était montré digne, et je désirais prouver que j'étais son seul héritier." (112)

Il retourne à Edgerton, lieu où habite sa famille, pour se consacrer à l'écriture, et devient une sorte de gourou infiltré dans le milieu étudiant, auquel il apporte boisson, drogue, couchant avec tout le monde (278/9). Sous le pseudonyme d'Edward Rinehart, il écrit De l'Au-delà, récits de l'inconnu. Édité à compte d'auteur, le livre ne rencontre aucun succès. Dans une lettre adressée aux éditeurs, X disait avoir une mission, que ses histoires devaient informer les gens de la vérité sur le monde. Malgré cela, "Weird Tales avait collé De l'Au-delà contre un mur pour l'exécuter publiquement. Huit colonnes réparties sur quatre pages condamnaient le livre, l'accusant d'être convenu, bourré de clichés et autoparodique." (268) Très déçu, il en tire de l'animosité à l'égard de l'humanité entière : "J'ai fait mon travail. J'ai offert à l'humanité la chance de découvrir la vérité, et l'humanité n'en a pas profité. Quiconque possède une once d'empathie comprendra mon amertume." (113)

Arrêté pour escroqueries et vols, diverses affaires louches, Rinehart va en prison. Il est tué (officiellement) lors d'une émeute en prison. (268) En fait, il s'en est échappé et vit en reclus, dans un taudis, assassinant pour le plaisir, et attendant l'accomplissement de sa mission : le sacrifice de son fils, dont il perd la trace, et ne retrouve qu'une journée par an : "Par la bonté des Dieux Anciens, l'ombre d'une ombre, l'enfant de Star Dunstan m'est offert chaque année, le jour de son anniversaire." (116)
Lui-même fils de Howard Dunstan
(465), il a eu deux enfants de Star, ce qu'il ignore, étant alors en prison. L'accouchement a eu lieu lors d'un orage violent, dans les éléments déchaînés, avec panne d'électricité. Un enfant, deux enfants? En fait, une sage-femme lui en a enlevé un pour ses trafics personnels (281). Star cache soigneusement l'autre - le seul qu'elle croit avoir eu - de son père dans des familles d'accueil.40

Les maisons et les livres.

Edgerton, où se passe le plus grande partie de l'action, est une vieille ville comme Arkham, Innsmouth ou Dunwich, et possède une géographie imaginaire calquée sur ces villes. Dans Le modèle de Pickman, un personnage affirme : "Je vous garantis que je puis vous mener dans une quarantaine de petites rues et autant de lacis de petites ruelles, dont moins de dix personnes vivantes connaissent l'existence, à part les étrangers qui y grouillent. (...) Toutes ces vieilles demeures... regorgent de merveilles, d'horreurs et de miracles hors du commun." (220) C'est le cas de Edgerton, qui possède son quartier réservé, sa ruelle secrète, Le Crin, et l'Équarisseur, un puits qui fait disparaître les cadavres.

Les grands-pères Duncan (Sylvan et Omar) ont construit avec des pierres du manoir ancestral41 deux maisons sur New Providence Road (203), qui n'ont pas bonne réputation : "Cet endroit-là porte malheur. C'est de la magie noire, ça te dévorerait vivant." (395) Quand Ned, un des fils d'Edward Rinehart qui recherche son père, enquête à la bibliothèque42 sur les propriétaires actuels de ces terrains, il a une surprise : les deux parcelles ont été achetées en 1950 par Charles Dexter Ward et Wilbur Whateley. Or Lovecraft a écrit un roman intitulé L'Affaire Dexter Ward et Wilbur Whateley est un personnage de la nouvelle L'Abomination de Dunwich. (366) Ce sont de faux noms donnés par un amateur de Lovecraft, qui ne peut être que Rinehart/X.

Ned réussit à les visiter grâce à leur «gardien»43 : "De grands rayonnages chargés de livres se profilaient sur toutes les parois. (...) Rinehart avait changé ce pavillon-là en bibliothèque. Les étagères s'étendaient jusqu'au toit, et ce d'un bout à l'autre de la maison. Une échelle en fer coulissait le long d'un rail. Des milliers d'ouvrages étaient réunis. J'en inspectai le dos : H.P. Lovecraft, H.P. Lovecraft, H.P. Lovecraft. M'approchant de l'échelle, je montai un ou deux barreaux. Plusieurs exemplaires de toutes les éditions de toutes les oeuvres de Lovecraft s'alignaient là, suivies de leurs traductions en ce qui semblait être toutes les langues étrangères possibles. Éditions originales, poches, semi-poches, anthologies, éditions réservées aux bibliothèques. Certains volumes paraissaient comme neufs, d'autres devaient avoir été dénichés d'occasion chez des bouquinistes. Rinehart avait consacré du temps et de l'argent à se procurer des livres rares, mais il avait également acheté presque toutes les oeuvres de Lovecraft sur lesquelles il avait pu mettre la main, qu'il les ait déjà possédées ou non." (501/2)
Interrogé, le gardien explique que le propriétaire considère Lovecraft comme le plus grand écrivain de l'histoire. Ses récits sont à interpréter comme des paraboles :
"«Une parabole n'a qu'un seul sens, mais il faut savoir le chercher. Avec les histoires de Mr. Lovecraft, c'est pareil : on peut en apprendre beaucoup si on est assez fort pour accepter la vérité.» Le même plaisir se lisait sur le visage des gens qui passaient leur temps à échafauder des théories de conspirations tentaculaires reliant l'assassinat des Kennedy, le FBI, la mafia, le complexe militaro-industriel et les cabales sataniques. Invariablement, la puanteur de la folie les enveloppait." (502)

Une étagère est chargée d'exemplaires de De l'Au-Delà, livre dont le gardien affirme qu'il devrait être célèbre, et que c'est un grand livre : "Sa couverture vert sombre me parut plus grossière que les reliures ordinaires. Les mots De l'Au-delà y avaient été frappés à l'or, ainsi que sur le dos. J'ouvris le livre à la page du titre : De L'Au-Delà, Récits de l'inconnu par Edward Rinehart." (238) Autres mentions : © 1957 Edward Rinehart; dédicace : Au Maître Providentiel & À Mes Glorieux Pères. Le recueil contient 10 à 12 nouvelles (dont Abandonné, Crypte, Hideux, Flammes Bleues. Ned découvre même, logé au bout d'une étagère, ce qui ressemblait à l'édition originale de L'Abomination de Dunwich. Il la sort et déchiffre la mention : "W. Wilson Fletcher, Académie Militaire Fortress, Owlsburg, Pennsylvanie, 1941", écrite à la main sur la page de garde. Pas de doute, il est bien dans l'antre de Mr. X., celui qui a tué le propriétaire du livre jadis.

Les monstres de la consanguinité.

La famille Duncan est vraiment particulière. Certains membres sont capables de déplacer des objets, de léviter, de se déplacer dans l'espace, de créér de gros désordres par télékinésie, comme Carrie (206), voire de se dématérialiser et de se matérialiser. Ils savent ce qui se passe, devinent les intentions des interlocuteurs. Tribu bizarre, à la fois soudée et querelleuse, douée de pouvoirs paranormaux variés, cette famille parasite, à la morale élastique, mène une vie d'arrangements, volontiers prédatrice grâce à certains de ses membres habilement kleptomanes (pour eux, une simple technique de redistribution des biens). Ils ont tendance à se marier entre eux, assurant ainsi la transmission des dons, mais aussi des anomalies physiques.

L'originalité de Straub est d'attribuer ces monstres non plus à des croisements avec des créatures maudites, mais à des unions entre des hommes singuliers, d'une même tribu, différents des autres. Un couple cache ainsi dans son grenier, une grande partie de sa vie durant, une progéniture hideuse : "Ce n'était pas une quelconque phobie qui avait fait de Joy une recluse. Clarence et elle avaient été captifs d'une impitoyable responsabilité. Je n'avais pas envie d'en apprendre plus. J'avais envie de sortir du grenier, de redescendre au rez-de-chaussée et de m'en aller. L'être - la chose - qui était le cousin de ma mère frappait sur le contre-plaqué avec assez de force pour le faire vibrer. (...) Quand j'atteignis le pied du lit, une bouffée de fond-du-fleuve puante, presque solide, m'enveloppa. Je me forçai à baisser les yeux. Allongée sur un matelas, prisonnière, gisait une créature au corps minuscule, informe, lumineux, et au visage d'homme qu'encadraient un moisson de cheveux grisonnants ainsi qu'une fine barbe blanche à la Confucius. Ses yeux bruns extatiques s'écarquillaient déjà, sous l'effet du choc. Les couleurs qui défilaient à travers son corps parallélipédique, dépourvu de membres, passaient d'un bleu profond ou d'un rose pêche à un violet très vif où naissaient des volutes d'un noir d'encre. La créature m'adressa un regard exprimant de monstrueuses exigences, se tourna sur le côté avec un frisson, et donna un grand coup de tête dans son enclos.
Sans qu'intervienne quoi que ce soit susceptible d'être décrit comme une pensée, je m'approchai de la couchette, sortis un oreiller de sous la couverture de l'armée, et le pressai contre le terrible visage. La chose lutta, se débattit,
ouvrant et refermant les mâchoires, tandis que ses dents cherchaient mes mains, que des bandes rouge vif remontaient des profondeurs de son corps jusqu'à sa peau. Finalement, sa bouche cessa de remuer et les couleurs disparurent. Un noir total, opaque, se propagea à la surface transparente du petit torse puis se changea en un gris terne." (645)
Le lecteur apprend de même, mais de façon plus sommaire, que dans le passé, de tels monstres ont existé dans la famille. Lors d'un incendie, la narrateur, à l'extérieur de la maison, entend "
des plaintes semblables à celles d'une chauve-souris. De grands rubans de feu dansaient dans le bureau, alimentés par l'air nocturne, et se transmettaient au couloir.
- Il va au grenier, devinai-je.
(...) Là où sont les autres. Tu dois avoir entendu Carpenter et Ellie en parler à voix basse.
- Une espèce de mélange de pieuvre, de mille-pattes et d'araignée, articula-t-il d'une voix étranglée.
Reculant d'un pas, nous levâmes les yeux. Les fenêtres du grenier s'éclairaient de jaune pâle."
(571)

Espace et temps.

Par rapport à celui de King, qui se ressent fortement de Lovecraft et ne présente pas d'originalité particulière (sauf l'utilisation de la ville de Londres), le roman de Straub présente une seconde originalité. La première, on vient de le voir, consiste à montrer son historicité, et en quelque sorte les méfaits que ses inventions peuvent avoir sur des esprits faibles. Pas de monstres aquatiques lovecraftiens, mais des monstres humains, produits, comme le craignait Lovecraft, soucieux de pureté de la race, de la consanguinité.

 Le passage.

Le second aspect est plus difficile à saisir. le récit de King se déroule chronologiquement, du coucher du soleil à la nuit, sur un espace géographique limité. En quelque sorte, sur un plan horizontal, dans le respect des notions ordinaires d'espace-temps. Straub va introduire une autre particularité, qui a une origine partielle dans Le Talisman. Dans ce roman, le passage d'un lieu à un autre, de ce monde terrestre dans celui des Territoires se fait en temps réel. Straub va donner à certains de ses personnages la possibilité de faire de tels passages, mais en remontant le temps. Or les deux personnages capables de cet exploit sont Mr. X, et son fils Ned. Mr. X semble pratiquer depuis longtemps cet exercice. Ned vient de le découvrir. Il a d'abord effectué ses passages seul. Il fait maintenant l'expérience du passage avec un agresseur, qu'il emporte ailleurs : "Il bondit sur moi à la manière d'un crapaud. Je visai son imposante silhouette qui filait au-dessus des pavés. Il y eut un éclair rouge, une explosion, le bruit d'une balle qui ricochait sur la pierre. Staggers me percuta aux jambes, me projetant sur le dos.
Maintenant, songeai-je. Tu dois le faire maintenant!
Mon estomac se noua. La douleur s'épanouit dans mon crâne. L'étoffe du monde se désagrégea, cessant d'offrir la moindre résistance, et je dévalai plus ou moins soixante ans, Joe Staggers accroché à mes jambes.
J'éprouvai la sensation familière d'anomalie, de dislocation. Fish Lane, qui baignait dans des miasmes de crottin de cheval, de bière et d'égout, oscillait à la manière d'une bascule. Quand ma vue se clarifia, je reposais sur le dos à quelques mètres d'une entrée de taverne. Le ciel nocturne était parsemé de deux fois plus d'étoiles que la normale. Levant la tête, je vis Staggers se redresser péniblement à quatre pattes. Je sus ce que j'allais lui faire avant même que la porte du bouge ne livre passage à un sinistre groupe d'individus portant vestes élimées et bonnets épais. Un ricanement aussi étonné qu'inquiétant parcourut les arrivants. L'un d'eux s'avança vers nous; deux ou trois autres le suivirent. Staggers se planta sur ses pieds et leva son couteau.
Jamais il ne lui serait venu à l'esprit que sa chemise propre, son pardessus jaune robuste et sa coupe de cheveux récente lui interdisaient toute sympathie de ces gens. Il n'avait pas l'air riche mais tout de même plus qu'eux, et leur agiter sa lame sous le nez n'arrangeait pas ses affaires. Il tourna la tête vers moi. La douleur et la désorientation qui brillaient dans ses yeux me le firent presque prendre en pitié.
- Où on est, nom de Dieu ?
La plupart des hommes qui se tenaient devant le bar tirèrent eux aussi un couteau.
L'un d'entre eux s'écarta des autres. Les poches déchirées de sa veste flottaient telles des oreilles de cocker. Occupe-toi de celui-là, Bumpy, lança une voix."
(472) Bon moyen, par ailleurs, de se débarrasser d'un cadavre qui reste dans un autre temps.

La fin de la mission.

Le lecteur se rappelle qu'une partie de l'action de Mr. X est orientée vers la mise à mort de son fils, suspecté de vouloir contrecarrer la mission des grands Anciens. Les péripéties sont nombreuses, et on n'en retiendra que la fin, où l'aspect «verticalité» prend toute son importance. Ned a maintenant compris qu'entre son père et lui, il n'y a plus place que pour la mort. D'abord un premier passage conduit Ned en 1935, avec son père, dans la maison de l'ancêtre où il vivait enfant. Cette maison vient d'être incendiée par des voisins inquiets. L'idée du père est de les faire périr tous deux dans les flammes, et il entraîne son fils vers le foyer : "Soudain, une porte secrète pivota en moi et, depuis le grand inconnu obscur qui s'étendait au-delà, Star Dunstan déclara: C'était comme entendre le monde entier s'ouvrir devant moi. Avec le sentiment de céder à ce que j'avais toute ma vie le plus redouté, dont je m'étais le plus gardé, je franchis la porte - je ne puis exprimer autrement ce qui se produisit. Terrifié mais sachant mon renoncement nécessaire, je pénétrai dans les ténèbres élémentaires, je passai de l'autre côté. Des pouvoirs que je n'avais jamais eu conscience de posséder, des forces auxquelles je n'avais jamais voulu commander jaillirent du plus profond de moi et se plantèrent au sein de l'ouragan psychique déchaîné par mon adversaire. (...) Mon vieil ennemi Edward Rinehart, Mr. X, Cordwainer Hatch, ouvrit la bouche et hurla comme un lapin qui vient de sentir le piège se refermer sur sa patte. J'avais envie de hurler, moi aussi. Au lieu de cela, je le projetai, toujours hurlant, dans le brasier qu'était devenue notre demeure ancestrale. (...) Comme disparaissaient les flammes échappées du toit dans le voile de ténèbres qui se formait derrière elles, je me retransportai au Brazen Head." (572/3) Son hôtel...

Cette variation moderne sur L'abomination de Dunwich de Lovecraft, est remarquablement construite, pleine de recoupements, de scènes reprises avec un sens nouveau, de divers éclairages sur la même situation, avec des significations différentes. Elle joue de l'espace et du temps avec habileté, surprenant sans cesse aussi bien le héros du récit que le lecteur. Le texte évocateur, mélange indissociable de terreur pure à la Lovecraft et de badinerie bouffonne, de peur, de gore et d'humour noir, marque le retour triomphal du paranormal et du surnaturel dans les romans de Straub. Ce roman, dont la devise pourrait être l'épitaphe qu'un personnage fait graver sur sa tombe : "Fiez-vous à l'inattendu", ne cesse de dérouter son lecteur jusqu'à la dernière phrase, ultime pirouette, qui jette un doute sur l'identité du narrateur et oblige le lecteur dépité à reconsidérer le récit...

Quelques constations peuvent être dégagées de ces analyses.

D'abord, une certaine conception d'un univers empli de forces mystérieuses cachées se retrouve chez King, mais pas de la même manière chez Straub, où existe un sentiment d'étrangeté, sans affirmation d'un mal cosmique. Comme King le faisait remarquer dans
Anatomie de l'horreur, c'est le "concept de mal extérieur qui est le plus grandiose. Lovecraft l'a bien compris, et c'est ce qui rend ses histoires de mal cyclopéen si efficaces quand elles sont réussies. (...) Ses meilleures nouvelles nous font appréhender l'immensité de l'univers où nous demeurons et suggèrent l'existence de forces obscures et assoupies dont le moindre soupir suffirait à nous détruire. Le mal intérieur que représente la Bombe A paraît bien ridicule comparé à Nyarlathotep, à Yog-Sothoth ou à Shub-Niggurath." (77) Plutôt que de plagier Lovecraft, comme l'a fait King, Straub a pris ses distances avec le mythe. Son attitude est originale, qui considère historiquement Lovecraft comme un auteur du passé, porteur d'un message. Sans évidemment y croire, il reprend l'idée, qui a eu son temps de gloire44, que Lovecraft était un initié, qui, par le biais de la littérature, révélait des secrets occultes ou cosmiques, une métaphysique de l'univers capable d'évoquer nos relations obscures avec des époques où "la Vie, la Mort, l'Espace, le Temps contractaient des alliances sinistres et impies." Straub rompt ainsi avec l'aspect répétitif et interchangeable des récits de Lovecraft,et réintroduit l'indicible lovecraftien dans le quotidien en partant cette fois d'hommes atypiques, des serial-killers nombreux dans ses romans. L'étrange et la peur n'ont pas disparu, et il reste dans le livre bien des aspects mystérieux, qui engendrent parfois la perplexité. En bref, quand dans Crouch End King reprend la notion du mal extérieur, c'est le mal intérieur qui intéresse davantage Straub, dans un univers qui recèle d'autres mystères.

Ainsi ces monstres humains, monstres métaphoriques comme Mr. X ou véritables monstres tératologiques comme les enfants issus d'unions consanguines contre-nature, ont remplacé les créatures batraciennes ou aquatiques de Lovecraft. Mais une seconde différence est plus difficile à appréhender.Le récit de King se déroule chronologiquement sur un plan horizontal, du coucher du soleil à la nuit, dans le respect d'un état historique déterminé. Straub va introduire une particularité qui a déjà été rencontrée dans Le Talisman : la notion de passage, qui défie le temps et la chronologie. Dans Le Talisman, le passage se faisait d'un espace à un autre, mais dans le même temps. Dans Mr. X, le passage s'effectue en défiant la temporalité, comme on a pu le lire plus haut dans le récit de la mort de Mr. X, qui, bien que vivant à notre époque, mourra en 1935 dans une singulière dystopie.

Et s'il faut, pour terminer, une formule réunissant nos trois compères, s'impose cette remarque de King dans
Pages Noires : "Le travail de l'écrivain de fantastique et d'horreur consiste à vous faire retomber en enfance pour un temps. (...) Et ceci se reflète dans les yeux des écrivains d'horreur. Ray Bradbury a les yeux rêveurs d'un petit garçon. Et Jack Finney aussi, derrière les verres de ses lunettes. La même expression habite les yeux de Lovecraft - leur acuité est saisissante, encore accentuée par son visage étroit et pincé de bon citoyen de la Nouvelle-Angleterre. (...) Peter Straub, qui est toujours vêtu de façon impeccable et projette une aura de cadre supérieur en pleine ascension, a lui aussi le même regard. C'est un regard indéfinissable, mais il est là et bien là." (215)

Roland Ernould ©. (roland.ernould@neuf.fr).
Armentières, avril 2001.
Ces opinions n'engagent que leur auteur.

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 Voir la 1ère partie : Deux utilisations de l'apport de Lovecraft,

DE CROUCH END (Stephen King) à Mr. X. (Peter Straub)

LOVECRAFT ET KING.

étude : DU NÉCRONOMICON AU LIVRE.

  

Notes :

Howards Philips Lovecraft, Oeuvres Complètes, édition en 3 volumes, présentée (introduction remarquable) et établie par Francis Lacassin, Laffont, édition de 1995, I, 687. Toutes les citations sont faites d'après cette édition.

2. 2. 2. 2.

36 Celui qui garde le ver (Jerusalem'sLot), dans le recueil Night Shift 1978, trad. fr. Danse Macabre, Lattès 1980.

37 Voir Histoire du Necronomicon, History and Chronologie, 1936, Lovecraft, op.cit., I, 597/8. Lovecraft a toujours fait en sorte que l'histoire du Necronomicon soit crédible, mais encore étayée, même sur de fausses preuves.

38 Abdul al Hazred, Le Necronomicon, chez Belfond, coll.Sciences secrètes. Dans l'encadré ci-contre, on se rend bien compte que l'éditeur joue à fond sur l'ambiguïté dans la quatrième de couverture.

39 Comme se moque Jacques Finné, "certains bouquinistes américains peu scrupuleux ont vendu, sous ce nom, de merveilleux faux ou de superbes rossignols à des poires bien juteuses." (Panorama de la Littérature fantastique américaine, 1, Des origines aux pulps, Cefal, 204.

40 Pour simplifier, je laisserai totalement de côté les péripéties des doubles, qui doivent se rejoindre pour affronter à Mr. X et l'éliminer. C'est une décision regrettable, car elle enlève une partie de la richesse du roman, qui soigne particulièrement le motif du double. Mais le rapport du double avec Lovecraft n'est pas évident.

41 " - Howard Dunstan n'a jamais habité Providence.
- Un de ses ancêtres y a construit une demeure qu'on appelait la Maison Maudite. Sylvain Dunstan l'a fait transporter ici pierre par pierre."
(568) Je rappelle qu'en 1935 Lovecraft vivait encore à Providence. Il y est mort en 1937.

42 À noter le rôle des bibliothécaires, souvent important dans les romans fantastiques comme détenteurs de secrets oubliés.

43 En fait, X lui-même, mais il n'est pas possible de raconter une histoire compliquée en quelques mots.

44 Cette idée s'est répandue avec le mouvement Planète, dans les années soixante, et la publication de certaines oeuvres de Lovecraft par Jacques Bergier. Sur les idées du mouvement Planète, voir Louis Pauwels-Jacques Bergier, Le matin des magiciens, Gallimard, 1960. Existe en Folio, 129.

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 12 - été 2001.

  

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