Deux utilisations de
l'apport de Lovecraft, KING et STRAUB 2 :
De CROUCH END
(Stephen KING) à Mr. X. (Peter STRAUB)
LOVECRAFT
ET KING.
"N'est pas
mort ce qui à jamais dort
Et au long des siècles peut mourir même la
mort."
Abdul Alhazred, l'Arabe fou, dans le Necronomicon, à propos de Cthulhu1
Dans son essai Épouvante et Surnaturel en
Littérature3, Lovecraft propose une définition du
récit fantastique lié à la peur de l'inconnu :
l'imprévisible devint, pour nos ancêtres primitifs, la
source toute puissante et terrible des bienfaits ou des
calamités répandues sur les humains pour des raisons
mystérieuses, étrangères à la terre, et
appartenant donc clairement à des "sphères dont on ne savait rien et où l'on
n'avait aucune part." La
souffrance, la mort font peur aux adultes, le noir fait peur aux
enfants. Toutes les émotions liées à des
états d'incertitude, de danger, deviennent sources de
péril et d'éventualités néfastes.
.. du site ..
À son degré le plus
élevé, dans les textes qui seuls mériteraient
l'appellation de fantastiques, la peur devient cosmique
("cosmic fear", 1066). Les hommes
tremblent toujours à la "pensée des mondes cachés et insondables de
vie étrange qui palpitent peut-être dans les gouffres
au-delà des étoiles, ou qui pèsent hideusement
sur notre globe dans d'autres dimensions
impossibles." La seule peur
physique ou macabre des difficultés de notre monde crée
certes des situations anormales inquiétantes, mais il ne peut
s'agir de peur cosmique, seulement d'une évocation d'ambiance
de peur que Lovecraft qualifie de "mondaine". Pour
qu'il y ait peur cosmique, il faut qu'il y ait la menace
impressionnante d'une "interruption" ou
d'une "déroute"
pernicieuse et précise de ces "lois immuables de la Nature qui sont notre sauvegarde
contre les assauts du chaos et des démons de l'espace
insondé." (1067) Le test du
véritable fantastique est, chez le lecteur, la terreur
née du "contact avec
des sphères et des puissances inconnues; une
indéfinissable attitude d'écoute impressionnée,
comme un battement d'ailes noires ou de coups de griffes de figures
ou d'entités à l'extrême bord de l'univers
cosmique." (1068)
King et Straub renouvelant leur
collaboration du Talisman d'il y a
vingt ans avec une suite, Black House, il
m'a paru intéressant, bien que le lien entre les deux textes
soit un peu flou, de comparer deux oeuvres où le point commun
est l'influence du maître de la terreur de Providence qui les a
inspirés l'un et l'autre. Crouch End a
été choisi à cause de la visite rendue à
Londres à Peter Straub par un King en début de
carrière, à une époque où il
n'était pas encore bien dégagé de ses influences
de jeunesse. Pour Straub, il s'agit d'un roman de maturité,
écrit récemment, où l'influence de Lovecraft a
été digérée et dans laquelle il lui a
été possible d'innover de manière
importante.
LES APPORTS
DE LOVECRAFT.
En résumant, on peut noter
trois aspects sur lesquels l'apport de Lovecraft a été
novateur : l'utilisation d'un panthéon de divinités
dont les noms à eux seuls suffisent à créer le
mystère; une importance particulière accordée
aux données spatiales; la mise en scène d'une
descendance monstrueuse, née de l'alliance entre des hommes et
les divinités lovecraftiennes, et de la
consanguinité.
Les dieux de
Lovecraft.
Les
Anciens Dieux.
En des temps «prodigieusement
reculés», la
Terre a servi de théâtre aux combats pour sa possession
entre les Grands Anciens et Ceux de la Grande Race, eux-mêmes
descendants des Très Anciens Dieux qui habitent les espaces
interstellaires. La guerre déchira les Grands Anciens et Ceux
de la Grande Race, entités mentales
hyperévoluées, habitant des corps d'emprunt, qui durent
se réfugier dans un lointain avenir, au 200è
siècle (dans le corps d'insectes, seuls êtres vivants
allant biologiquement survivre aux hommes). Vainqueurs, les Grands
Anciens, monstres cyclopéens, cruels et sanguinaires,
constructeurs de colossales cités de pierre noire, se
révoltèrent contre leurs créateurs, les
Très Anciens Dieux. Leur tentative échoua, et les
Très Anciens Dieux privèrent les Grands Anciens de
leurs pouvoirs, les précipitèrent sous la mer ou sous
la terre où ils furent condamnés à rester sans
bouger dans les ténèbres, tout en n'ignorant rien de ce
qui se passe dans l'univers. Par rêve ou influence psychique,
ils cherchent maintenant à obtenir de certains hommes
l'utilisation de pratiques magiques qui les feraient quitter leurs
prisons et revivre dans les étoiles.
Lovecraft ne nous donne pas de
détails autres que ceux de rivalités et de combats. Les
questions fondamentales restent sans réponse. Les Très
Anciens Dieux peuvent-ils, dans leur rôle primitif, être
considérés comme agissant pour un «bien»
contre un «mal»? Ont-ils condamné et exclu les
Grands Anciens, au nom d'une loi morale transcendante (laquelle?),
comme Yahvé le fit avec Lucifer et les anges rebelles (avec
lesquels les Grands Anciens possèdent des similitudes)? Il ne
le semble pas. Lovecraft a créé un univers strictement
païen, où le passé, le présent et l'avenir
n'ont pas le sens que nous leur donnons. Ses apports cosmiques, qui
intègrent certaines superstitions, croyances, légendes
et mythes humaines, sont au-delà de notre temps historique, et
de nos perspectives humaines. Les Anciens Dieux ne seraient
dès lors que des pouvoirs antérieurs, jaloux de leur
puissance chronologique, qui auraient été
concurrencés par la montée en force des Grands Anciens
devenus rivaux. Dans cette hypothèse, en punissant les Grands
Anciens, les Très Anciens Dieux n'ont pas cherché
à établir ce qui pourrait être un acte de justice
dans notre référentiel. Ils ont profité de
rapports de forces favorables pour éliminer des adversaires
dangereux pour leur pouvoir. Le monde de Lovecraft repose ainsi sur
la force, et les sentiments humains positifs n'y ont pas
cours.
Les
rebelles.
Si les ressemblances existent avec le
mythe de la chute de Lucifer et de ses anges du paradis
céleste, l'équivalent du Démon ou du Diable
chrétien, le Grand Ancien Yog-Sothoth avançant
masqué, le plus cité, n'a rien à voir avec le
mal chrétien, qui n'a de sens que par le Bien divin. Sur ce
groupe d'anges déchus, Lovecraft donne quelques
détails, multipliant les noms étranges et les
descriptions atroces. Appelé aussi le "Tout-Un", emprisonné dans les Espaces Extérieurs,
Yog-Sothoth sert de gardien à la Porte Ultime, la porte du
vide des espaces interstellaires, par laquelle doivent passer
"ceux qui viennent
d'ailleurs" :
"Il sait où les Anciens
ont forcé le passage jadis, et où ils le forceront
à nouveau."
4 Il est corégent d'Azatoth, "Seigneur de Toutes Choses" 5, véhicule du chaos, et, avec lui, maître
de Nyarlathotep. À la tête de la révolte avec
Yog-Sothoth, Azathoth, "fléau amorphe de la confusion la plus profonde,
qui blasphème et bouillonne au centre de toute
infinitude", entouré
de ses danseurs et joueur de flûte, a été
châtié par les Anciens Dieux qui l'ont rendu
"aveugle et
idiot".
Nyarlathotep, le serviteur
fidèle, "le puissant
messager" 6, rendra sans doute un jour à ses
maîtres l'influence dont ils jouissaient avant la
révolte : "J'entends le
Chaos Rampant qui m'appelle d'au-delà des étoiles. Et
ils créèrent Nyarlathotep qui serait leur messager et
ils l'habillèrent de chaos pour que sa forme soit toujours
cachée au milieu des étoiles. Qui connaîtra le
mystère de Nyarlathotep? Il est le Masque et la volonté
de ceux qui existaient avant le début des temps. Il est le
prêtre de l'Ether, celui qui demeure dans les airs et
possède de nombreux visages dont personne ne se souviendra.
Les vagues gèlent devant lui; les dieux craignent son
évocation; il murmure dans les rêves des hommes et
pourtant qui connaît sa forme?" Réceptacle de leur volonté
combinée et leur messager, Nyarlathotep sert de
médiateur entre les vénérables Anciens et il
exerce leur pouvoir par la horde de ses serviteurs : "Grand messager, dispensateur d'étrange
joie pour Yuggoth à travers le vide, Père des Millions
d'élus, Chasseur sur la piste..." (id) . Il peut d'ailleurs prendre l'apparence
humaine : "Ne serait-ce pas un
avatar de Nyarlathotep qui, dans l'antique et
ténébreuse Khem, est allé jusqu'à prendre
figure humaine?"
7. Le même qui se manifeste sous l'apparence de
quelqu'un qui ne nous est pas inconnu, l'Homme noir, qui
protège les sorcières : "Il avait la figure immémoriale du
représentant ou de l'envoyé de puissances
cachées ou redoutables - l'Homme Noir du culte des
sorcières, et le Nyarlathotep du Necronomicon" 8.
Les
hommes.
La grande idée
littéraire de Lovecraft, ce qui permet la mise en scène
de ses récits, est que les Grands Anciens sommeillent et
recouvreront un jour leur puissance ancienne sur la Terre. Mais ils
ne redeviendront pas maîtres sans l'aide de certains hommes.
Grâce à l'intervention humaine, les Grands Anciens
pourront récupérer leur puissance perdue. Cependant, la
plupart des hommes éprouvent de grandes perturbations
psychiques quand ils sont confrontés à ces dieux
effrayants, et terminent leur existence dans la folie ou dans la mort
(atroce la plupart du temps) : l'étude des textes interdits
conduit Walter Gilman à une fin
prématurée9, Charles Dexter Ward finit ses jours dans une maison de
santé proche de Providence : "Vous les connaîtrez comme une abomination. Leur
main est sur votre gorge, bien que vous ne Les voyiez pas
. (...)
L'homme règne à
présent où ils régnaient jadis. Ils
règneront bientôt où l'homme règne
à présent.
(...) Ils attendent,
patients et terribles, car Ils règneront de nouveau
ici-bas." 10 Cependant, des êtres, des groupes,
vivent mobilisés dans le désir de faire revenir sur
terre les révoltés, pour des raisons variées :
difficultés d'intégration, déception sociale,
inconscience, rejet du monde contemporain. Des esprits arrivistes ou
despotiques espèrent prendre leur revanche et devenir,
grâce aux Anciens, maîtres de l'univers, dans le
défoulement d'une vie de superhommes nietzschéens :
"Il ne serait pas difficile de
savoir quand ce temps serait venu car, alors, l'humanité
serait tout à fait semblable aux Grands Anciens; libre et
fougueuse, au-delà du bien et du mal, les lois et les morales
rejetées, tous ses membres criant, tuant, se divertissant
joyeusement. C'est alors que les Anciens, libérés, leur
enseigneraient de nouvelles manières de crier et de tuer, de
se divertir et de jouir de leur existence; puis toute la terre
s'enflammerait dans un holocauste d'extase et de liberté. En
attendant, le culte, par des rites appropriés, devait
maintenir vivant le souvenir de ces voies anciennes et faire
pressentir la prophétie qui annonçait leur
retour." 11
D'où la survivance des livres
maudits, des savoirs ésotériques, des sciences occultes
ou interdites, de la magie noire, les pratiques qui se transmettent
de bouche à oreille, les formules d'incantation, les rites,
les cérémonials.
Bilan.
Le nom de Cthulhu, qui donne son
appellation au mythe, n'a pas été encore
évoqué. En fait, c'est un dieu secondaire, qui attend
sa renaissance dans l'antique R'lyeh, la ville morte engloutie dans
le Pacifique12. Nombreux sont ses adorateurs qui, parfois, parviennent
à l'évoquer de manière concrète. Il
possède un serviteur, Dagon, le Dieu-poisson, grand
maître des entités des profondeurs - monstres qui, dans
Innsmouth, s'accouplent avec les humains. Les autres
divinités, nombreuses, présentent moins
d'importance13.
On comprend que l'on peut discuter la
création cosmogonique de Lovecraft. D'une part, elle n'est pas
différente des mythologies traditionnelles : la révolte
d'un groupe de dieux contre un autre est courante dans les mythes.
Certes les noms sont nouveaux. Mais Lovecraft n'a jamais
cherché à donner à ses lecteurs une mythologie
claire, et, quand on laisse de côté les contradictions
et les replâtrages divers qui ont été
fréquents lors d'une improvisation constante, les
créatures étant inventées et
améliorées d'oeuvre en oeuvre, on ne peut
établir qu'une synthèse approximative. Notons que des
exégètes ont établi un nombre
considérable de rapports entre les réalités
lovecraftiennes et des données mythiques, qui font de ces
épisodes un apport unique dans la littérature, avec de
nombreuses mises en relation avec notre monde et ses mystères.
Si Lovecraft n'a jamais cherché à donner une forme
rigoureuse à l'ensemble, c'est probablement parce qu'il n'a
jamais eu la possibilité d'éditer un livre
consacré à son panthéon. Ce travail l'aurait
obligé à y apporter plus de clarté, comme
Tolkien l'a fait pour sa propre mythologie, beaucoup moins
impressionnante et éprouvante, mais qui forme un ensemble plus
séduisant et rigoureux.
Des
données spatiales particulières.
Dans son climat de "cosmic fear", Lovecraft accorde une importance toute
particulière à ses lieux, ses décors et sa
géométrie. Dans son essai L'Écriture de
l'excès 14, Mellier affirme que l'espace est chez
Lovecraft "le seul champ
métaphorique susceptible de rendre compte de
l'intensité visée dans l'émotion
terrifiante." Il souligne le
rôle des cadres, des décors, des paysages, note
l'importance de l'image, dans l'élaboration d'une fiction
terrifiante.
Par ailleurs, Finné a
constaté que, spontanément, Lovecraft n'est pas
marqué par le réalisme15. Mais il a bien compris cette règle fondamentale
du genre et il s'y est soumis, en cherchant, à défaut
de pouvoir toujours l'assurer pour ses personnages, à faire en
sorte que son décor possède des aspects familiers et
authentiques. Il a parfois placé le cadre de ses intrigues en
Afrique (Arthur
Jermyn), dans le Pacifique
(Dagon) ou dans
l'Antartique (Les
montagnes hallucinées).
S'il en était resté à de tels lieux, Lovecraft
aurait passé à coup sûr pour un écrivain
perdu dans des univers de convention et de pacotille sans
intérêt. Mais il a su retrouver la tradition d'Edgar Poe
et de Nathaël Hawthorne, en prenant des cadres ordinaires de sa
région. Même si la plus grande partie des actions se
passent dans des villes imaginaires, elles sont situées dans
les décors de la Nouvelle-Angleterre, région natale de
Lovecraft et seule contrée à laquelle il ait
voué un profond attachement. King se souviendra de Lovecraft
quand il imaginera Castle Rock ou Derry. Lovecraft a ainsi
inventé : Arkham, Dunwich, Innsmouth, Kingsport, qui renvoient
à des villes réelles de la région du Maine. Il a
utilisé aussi Providence, où il habitait. Les villes de
Lovecraft sont des portes avec les mondes alternatifs. Arkham, et son
université Miskatonic, célèbre pour son
Necronomicon,
tangente avec un autre espace-temps où circulent des
monstruosités insoutenables. Innsmouth est un port
hanté par les Hommes-poissons, inféodés au dieu
Dagon, et ses habitants sont le produit d'horribles copulations.
Dunwich est le point de contact avec des entités cosmiques
comme Azatoth. King a retenu de Lovecraft cette puissance
littéraire possible de la ville, inextricablement
mêlée à la vie des personnages, souvent
liée par l'auteur à des réseaux de force,
à des relations cosmiques dotées de pouvoir. Comme
Lovecraft, il en relate l'histoire, utilisant quand il le peut le
bibliothécaire ou l'historien du lieu. Derry est le meilleur
exemple d'une telle ville, surtout dans Ça, avec son entité dévorante.
La maison
maudite.
Les maisons désertes, dans des
lieux écartés, ont une importance particulière,
et le mal ou le danger ne viennent plus de l'extérieur, mais
du dedans (de l'intérieur de la maison même ou de
l'esprit de ceux qui l'ont jadis habitée, ou encore de ses
occupants actuels). Une Entité ou un habitant maudit peut
envahir une demeure, la contaminer durablement, et contrôler
l'esprit de ses résidents. Des lieux sont ainsi liés
à des caractères étranges ou fantastiques. Des
habitations peuvent présenter les mêmes
caractéristiques que les êtres humains et
éprouver des sentiments quasi identiques. Les conventions du
motif de la maison hantée amènent le lecteur à
faire l'expérience d'une série de hantises
destinées à renforcer l'impression qu'il a d'être
en présence d'un Lieu Maléfique. Le récit de
maison hantée prend souvent plus de caractère dans un
contexte historique.
À noter les nombreuses descriptions inquiétantes des
paysages qui entourent les maisons maudites16.
La
malédiction du lieu.
La plupart des légendes
terrifiantes concernant les lieux hantés sont liées
à l'existence d'êtres mystérieux, des
"êtres doués
d'une demi-existence inimaginable avant même la formation de la
Terre et des autres mondes intérieurs du système
solaire" 17 qui se trouveraient sous la terre
: "Ce lieu avait
été autrefois le refuge d'une malfaisance plus ancienne
que l'humanité et plus vaste que l'univers que nous
connaissons." 18.
Ces êtres
indéfinissables très anciens ont été
contraints de se cacher depuis l'arrivée et la domination des
hommes. D'où le grand nombre de lieux hantés,
pratiquement un dans chaque nouvelle, impossibles à recenser
ici. Les hommes vivant sur place s'en méfient ou s'en
éloignent, et ont élaboré des explications
superstitieuses pour justifier leur rejet.
L'idée que les autorités civiles refusent de voir la
situation est également mise en avant- comme King le fera
souvent - avec la suggestion qu'il y a des complicités actives
et criminelles entre ces forces mystérieuses et certains
hommes : "J'essaie en vain de
me persuader que ces créatures démoniaques ne vont pas
arriver progressivement à une nouvelle politique
néfaste à la Terre et à ses habitants normaux".
"Une mise en garde contre ces sauvages collines du
Vermont [contribuerait]
davantage à la
sécurité publique que ne ferait le
silence"19.
Les objets
et leurs formes.
Dans Lovecraft, les objets maudits
ont à la fois des pouvoirs inquiétants et une
géométrie inconcevable. De nombreux objets, qui vont
des pierres dégrossies ou gravées aux produits
artistiques, ont des pouvoirs prodigieusement
maléfiques20 : "À
cette époque, (...) les
premiers hommes avaient organisé le culte autour de petites
idoles que les Grands Anciens leur avaient
révélées. C'était des idoles
apportées en des ères indistinctes d'obscures
étoiles" 21. Un exemple : "Décrire avec précision cette surface et la
forme générale de la pierre échappe aux pouvoirs
du langage. Impossible d'imaginer selon quels principes
géométriques inconnus elle avait été
taillée (...)
et je n'avais jamais rien vu
qui m'eût autant frappé par sa radicale
étrangeté".
22
D'autres sont réalisés
par des humains sous l'emprise des Grands Anciens : "C'était la silhouette curieusement
stylisée d'un molosse accroupi et ailé, sorte de sphinx
à la tête à demi canine, d'une gravure exquise,
suivant le style de l'ancien Orient, taillé dans un morceau de
jade vert. L'expression de ses traits, abominable au-delà de
toute description, rappelait à la fois la mort, la
bestialité et la malignité." 23
Le rapport des hommes aux objets perd ainsi son innocence pour
devenir un rapport de méfiance.
La
descendance monstrueuse.
Beaucoup pensent - mais on n'en est
pas vraiment certain - que Lovecraft savait que son père
était syphilitique, et imaginent qu'il lui en est
résulté conjointement une défiance de la
sexualité et une attitude négative à
l'égard de l'hérédité. On doit bien
constater que la plupart de ses personnages charrient dans leurs
veines des sangs qu'ils considèrent comme impurs. Certains
font même des études généalogiques
à ce sujet. Outre les anomalies, deux explications sont
généralement avancées : les mariages consanguins
et les métissages entraînent une régression de
l'espèce d'une part, et d'autre part les unions entre les
créatures de l'autre monde donnent des résultats
bizarres et variés, véritable festival de
tératologie, qui vont des géants de L'Abomination de
Dunwich, aux êtres aux
formes de poissons issus des créatures de la mer comme Cthulhu
ou d'autres : "Ils semblaient
en général luisants et lisses, à part une
échine écailleuse. Leurs formes rappelaient
l'anthropoïde, avec une tête de poisson aux yeux
prodigieusement saillants qui ne se fermaient jamais. De chaque
côté de leur cou, palpitaient des ouïes, et leurs
longues pattes étaient palmées. Ils avançaient
par bonds irréguliers, tantôt sur deux pattes,
tantôt sur quatre.
(...) Leur voix, qui
tenait du coassement et de l'aboi, prenaient toutes les sombres
nuances de l'expression dont leur face immobile était
privée."·24 On retrouvera cette descendance monstrueuse aussi bien
dans King que dans Straub.
Certains hommes, habillés
jusqu'au menton, dissimulent leur origine mi-reptile, mi-poulpe. Il
m'a été difficile de tronquer cette longue description
du descendant d'une fermière et de Yog-Sothoth :
"Il était partiellement
humain sans aucun doute, avec ses mains et sa tête d'homme, et
sa face de bouc sans menton portait la marque des Whateley. Mais le
torse et le bas du corps relevaient d'une tératologie
fabuleuse au point que seuls d'amples vêtements avaient pu lui
permettre de se déplacer sur terre sans étre
interpellé ou supprimé.
Au-dessus de la taille il était semi-anthropomorphe, bien que
sa poitrine (...)
fût recouverte d'un cuir
réticulé comme celui d'un crocodile ou d'un alligator.
Le dos bigarré de jaune et de noir évoquait vaguement
la peau squameuse de certains serpents. Au-dessous de la ceinture
c'était bien pire; car toute ressemblance humaine cessait, et
commençait la totale fantasmagorie. (...) De
l'abdomen pendaient mollement vingt longs tentacules gris
verdâtre munis de ventouses rouges. Ils étaient
bizarrement disposés selon les symétries de quelque
géométrie cosmique inconnue de la terre ou du
système solaire. À chacune des
extrémités, profondément enfoncé dans une
sorte d'orbite rose munie de cils, s'ouvrait ce qui semblait un oeil
rudimentaire; en guise de queue, une espèce de trompe ou
d'antenne marquée d'anneaux violets et qui selon certains
indices devait être l'ébauche d'une bouche ou une gorge.
Les membres, à part leur fourrure noire, ressemblaient
grossièrement aux pattes de derrière des sauriens
géants de la terre préhistorique; ils se terminaient en
bourrelets nervurés d'arêtes qui n'étaient ni
sabots ni pattes. Quand la créature respirait, sa queue et ses
tentacules changeaient de couleur au même rythme, comme par un
phénomène circulatoire normal dans la branche non
humaine de son ascendance. Ceci s'observait dans les tentacules par
un assombrissement de la teinte verdâtre, tandis que dans la
queue un aspect jaunâtre alternait avec un blanc grisâtre
malsain entre les anneaux violets. Il n'y avait pas de sang à
proprement parler; rien que la fétide humeur jaune
verdâtre qui suintait sur le plancher peint autour de la flaque
visqueuse, laissant derrière elle une étrange
décoloration."
25
Lovecraft mort, "crevé
de faim à Providence"
comme l'écrit lugubrement King (Anatomie, 522), son
oeuvre prit de l'importance au fur et à mesure que
l'édition des textes permettait de la découvrir. La
force du mythe fut telle qu'elle suscita de nombreux émules.
Dans Ça, Bill
Dendrough, un double de King, déclare qu'il a commencé
à écrire "quelques histoires d'horreur qui doivent beaucoup
à Edgar Poe, Lovecraft et Richard Matheson. (Il comparera plus
tard ses oeuvres de jeunesse à des corbillards
équipés d'un moteur turbo et joints en couleur
phosphorescents)."
(133) Des dizaines d'écrivains se sont inspirés
de son oeuvre, et il existe des centaines de romans ou récits
qui ont exploité le filon lovecraftien. Un de ces derniers
recueils parus comprenant des textes originaux est celui où
figure Crouch
End, de King, influencé
depuis son enfance par Lovecraft.
CROUCH
END ET
L'UTILISATION
LOVECRAFTIENNE DE L'ESPACE.
Cette nouvelle a été
éditée en 1980 dans New Tales of the Cthulhu Mythos, une anthologie de neuf récits compilés
par l'anglais Ramsey Campbell, et publiée chez Arkham
House26. Reprise ultérieurement dans Rêves et
Cauchemars 27, aucune information n'est venue expliquer la
genèse de cette histoire dans les notes en fin de livre ou
ailleurs.
Peter Straub et sa famille ont
habité sept ans en Angleterre (1972-1979) et vivaient alors
à Crouch End, à Londres, dans une maison de Hillfield
Avenue28. Straub avait invité King et sa femme, alors
qu'ils séjournaient à Londres, en octobre 1977. En
allant chez eux, les King se perdirent dans les rues du quartier.
King pensa conserver l'idée de cette petite aventure pour une
nouvelle plaçant un couple américain dans une situation
insolite. Tout se passe pour eux comme ils ne s'y attendent pas, et
le lecteur se retrouve vite dans un cauchemar lovecraftien, dans un
décor londonien aussi éloigné que possible des
décors habituels du maître de Providence, vivant les
impressions ressenties dans Ça par
Bill retrouvant Derry trente ans après l'avoir quittée,
et ayant "l'impression d'errer
dans une histoire de ville à la Lovecraft, une ville
d'antiques perversions et de monstres aux noms
imprononçables."
(288)
King connaît bien Lovecraft et
les notations le concernant sont nombreuses dans son oeuvre. Une
nouvelle de jeunesse de 1967, Celui qui garde le ver 29 a d'abord été rédigée dans
le cadre d'un cours d'écriture à l'UMO30. Manifestement, l'emprise de Lovecraft est
omniprésente dans ce galop d'essai d'un apprenti de 19 ans. Se
passant dans un cadre gothique au siècle dernier,
véritable inventaire des motifs et de la thématique du
créateur de Cthulhu, la nouvelle s'inspire ouvertement de deux
récits du maître, Les rats dans les murs et Celui qui hantait les
ténèbres
31.
La lecture attentive de Crouch End, nouvelle plus personnelle d'un
écrivain qui a gagné en expérience, manifeste
une volonté de rassembler le maximum de notations
lovecraftiennes, plusieurs par page, indépendamment de
l'histoire dédiée à Cthulhu, qui ne fait
d'ailleurs qu'une brève apparition (ou est-ce une de ses
créatures?), insolite dans le sous sol londonien. Comme le
signale Guy Astic : "Dans
cette nouvelle, l'effet de montage est poussé à son
comble. (...)
L'imitation littéraire
aboutit ici à une hypertrophie des références,
à un tourbillon de collages
littéraires."
32
La nouvelle se passe en fait sur deux
plans imbriqués : d'abord le récit de
l'Américaine Doris qui a survécu au drame et raconte
dans une quasi hystérie comment son mari Lonnie, un grand
costaud, a disparu dans un quartier devenu soudainement bizarre;
ensuite la conversation entre les deux constables ayant
enregistré sa déposition : Vetter, âgé,
blasé, attendant la retraite et ayant accepté
l'insolite, et un jeunot curieux et bravache, Farnham, qui se perdra
par son incrédulité ou sa curiosité
malheureuse.
Le
quartier vu par ses habitants.
En apparence, le quartier est
tranquille, explique Vetter à son collègue. À
onze heures, tout le monde est au lit : "J'ai pourtant vu pas mal de choses étranges,
à Crouch End. Si tu restes ici quelques années, tu en
verras aussi forcément. Il se produit, dans les cinq ou six
rues de ce pâté de maisons, plus de choses bizarres que
n'importe où ailleurs à Londres. Je sais que je
m'avance beaucoup, mais c'est ce que je crois. Ça me fiche la
frousse. Je m'envoie donc ma bière, et j'ai plus la frousse.
Observe un peu le sergent Gordon, la prochaine fois, Farnham, et
demande-toi pourquoi, à quarante ans, il a les cheveux aussi
blancs. Je t'aurais bien dit aussi d'observer Petty, mais tu aurais
du mal, hein ? Elle s'est suicidée pendant l'été
de 1976. L'été où il a fait si chaud.
C'était... (il eut l'air de chercher ses mots)... fichtrement
malsain, cet été-là, fichtrement malsain. On
était pas mal nombreux à redouter qu'ils passent au
travers. (...) Crouch End est un endroit
bizarre." (520) On
n'en saura pas plus pour l'instant : qui sont ces "ILS", qui
pourraient "passer au travers"?
Des plaintes sont déposées concernant des
événements insolites, comme celle de
l'Américaine, qui finira dans un placard : "«Tu serais bien inspiré de jeter
un coup d'oeil dans les dossiers du classeur du fond, un jour,
Farnham. Oh, on y trouve beaucoup de trucs parfaitement ordinaires
(...). Mais au milieu
de tout ça, il y a quelques histoires à te glacer le
sang. Et certaines capables de te mettre l'estomac à
l'envers.
Et justement, il y en a quelques-unes qui me rappellent beaucoup
celle que cette pauvre Américaine vient de nous sortir. Tu
verras : elle n'entendra plus jamais parler de son mari (il haussa
les épaules). Crois-moi ou non, c'est du pareil au même.
Les dossiers sont là. On parle en général du
classeur sans suite, parce que c'est plus poli que classeur du fond
ou classeur mon cul. Mais étudie-le, Farnham.
Etudie-le.»"
(521)
Les
Dimensions.
Vetter a de bonnes lectures et se
demande si Crouch End n'est pas un point de rencontre
géométrique avec un autre monde d'une autre dimension :
"«Parfois,
(...) je me pose des questions sur les
Dimensions.(...)
Les auteurs de science-fiction
sont toujours en train de nous bassiner avec les Dimensions, pas vrai
? Jamais lu de science-fiction, Farnham? (...) Lovecraft non plus? Tu n'as jamais lu
Lovecraft?»"
(521) Les lectures de son collègue paraissant
dérisoires, Vetter va utiliser un exemple
élémentaire , celle d'un monde comparé à
un ballon, avec un univers bizarre et terrifiant à
l'intérieur, et qui, usé à un endroit,
permettrait des échappées et des intrusions :
"«En certains endroits,
la barrière est plus mince qu'ailleurs. (...)
Crouch End est un endroit
comme ça. (...)
Highgate, comme quartier,
ça va, voilà ce que je pense. C'est aussi épais
qu'on peut le souhaiter, entre les Dimensions et nous, comme à
Muswell. Mais prends Archway et Finsbury Park, les quartiers qui
bordent Crouch End. J'ai des amis dans les deux, et ils savent que je
m'intéresse à certaines choses qu'on n'arrive pas
à expliquer, qui paraissent anormales. Des histoires dingues
racontées par des gens, dirons-nous, qui n'avaient rien
à gagner à les inventer. (...) C'est
pourquoi je me dis, continua Vetter en lui coupant la parole, que
s'il existe bien des " points faibles", celui-ci doit commencer du
côté d'Archway et de Finsbury Park... et que la partie
la plus faible est ici, à Crouch End. Je me dis aussi que
ça ferait pas mal de bruit, si ce qui reste de cuir entre eux
et nous se... se dissolvait complètement - non? Est-ce que
ça ne serait pas quelque chose, si déjà
seulement la moitié de ce que nous a raconté cette
femme était vrai?»" (522/3) Crouch End, comme Arkham, Dunwich ou
Innsmouth ou d'autres villes de Lovecraft est ainsi une porte sur un
monde alternatif, et le point de contact positif avec des
entités cosmiques.
Pour Vetter, c'est la seule
explication aux aventures racontées par l'Américaine.
Elles ne peuvent qu'être vraies. Que pourrait-elle bien avoir
à gagner, cette jeune femme de vingt-six ans, jolie, deux
enfants à l'hôtel, un mari jeune avocat gagnant bien sa
vie, à venir raconter une histoire à dormir debout,
bonne pour des films d'épouvante de série B? Le
collègue, qui n'en croit pas un mot, garde le silence. Il
avait décidé que Vetter devait probablement
"croire aussi aux lignes de la
main, à la phrénologie et aux
rosicruciens." (523) On
devine le sort du constable. Il ira faire quelques pas dehors, pour
voir, et on ne le retrouvera jamais...
Le
quartier vu par l'Américaine.
Elle a l'impression que brusquement
elle est passée des quartiers chics à un endroit
miteux, vaguement menaçant : "Ils passaient devant un panneau où on lisait :
«Crouch Hill Road». Les anciennes maisons de brique, l'air
de douairières endormies, donnaient l'impression de
s'être rapprochées et d'observer le taxi de leurs
fenêtres opaques.
(...) Le taxi alla se
garer en face d'un restaurant d'aspect minable, dans la vitrine
duquel une affichette jaunie précisait qu'il avait la licence
complète, à côté d'un panneau plus grand
annonçant Curry à emporter. Sur le rebord, dormait un
gigantesque chat gris." (530) Pour une
raison inconnue, le taxi s'en va en les laissant sur le trottoir,
près de la cabine téléphonique qu'ils
recherchaient et qui semble être à la limite du
territoire de Cthulhu. [Discussion en a-parte entre les policiers :
"Est-ce qu'il y a un
restaurant de curry sur Crouch Hill Road? - Pas à ma
connaissance, mon petit chou." (534)]
Cette partie de Crouch End n'est plus
celle qui figure sur la carte du commissariat, les rues ne portent
plus exactement le même nom. Les magasins sont fermés,
et le chat gris se trouve cependant encore derrière une autre
vitrine. Les murs de brique sont crasseux. Doris, qui a alors perdu
son mari, se trouve dans Norris Road (rue qui n'existe pas
officiellement) : "Une rue
large, pavée, avec des tramways au milieu". À la place des boutiques à
l'abandon, il y avait maintenant des entrepôts
désertés . L'un d'entre eux porte "le nom de ALHAZRED, peint en lettres vertes
qui s'écaillaient sur le mur de briques
décolorées. En dessous, on distinguait des
caractères de style arabe." (541) À partir de cet instant, la porte s'est
ouverte et Crouch End a basculé dans l'univers des Grands
Anciens, comme en témoigne le nombre des noms cités
dans les quelques lignes suivantes.
Le monde change : "L'ombre
commença à envahir Norris Road. Le ciel
présentait maintenant une nuance violette. C'était
peut-être un effet de distorsion dû au crépuscule,
ou à son épuisement, mais les entrepôts lui
donnaient l'impression de se pencher, affamés, vers la rue.
Les fenêtres, encrassées de la poussière des
décennies, peut-être même des siècles,
paraissaient la surveiller. Et les noms, sur les enseignes,
devenaient de plus en plus étranges, déments,
même, et à tout le moins impossibles à prononcer.
Les voyelles n'étaient pas à la bonne place, et les
consonnes disposées de telle manière qu'aucune bouche
humaine n'aurait pu les énoncer. CTHULHU KRYON, lisait-on sur
l'une, avec d'autres caractères de type arabe en dessous.
YOGSOGGOTH, déchiffrait-on sur une autre; R'YELEH ailleurs. Il
y en avait une dont elle se souvenait particulièrement :
NRTESN NYARLAHOTEP."
(541/2)
Doris a l'impression de perdre la raison. Elle se raccroche à
la seule explication raisonnable, bien qu'invraisemblable :
"Elle consistait à se
dire qu'elle n'était plus sur la terre, mais sur une
planète différente, un endroit tellement
étranger que l'esprit humain n'avait aucune possibilité
de l'appréhender. Les angles, dit-elle, paraissaient
différents. Les couleurs paraissaient différentes.
Les... Mais c'était sans espoir.
Elle ne pouvait que continuer à avancer, sous le ciel
aubergine et convulsionné, entre les deux rangées
d'immeubles imposants et surnaturels, et prier pour que cela
prît fin." (542) Nous
nous trouvons bien dans le monde aux données spatiales
particulières à Lovecraft, avec sa
géométrie qui n'a rien de commun avec la
nôtre.33
Les
vivants.
Les dimensions d'une nouvelle ne
permettent pas l'utilisation d'un trop grand nombre de personnages.
King s'est limité à deux enfants, que le lecteur
rencontre à l'entrée des Américains dans le
monde parallèle de Cthulhu. Ils participent à la
tératologie des descendants des hommes ayant des relations
avec les monstres lovecraftiens : "Deux gamins, , accrochés l'un à l'autre,
pouffaient de rire.
(...) Le garçon
avait sa main déformée qui faisait l'effet d'une
griffe; l'autre était une fillette d'environ cinq ans. Elle
aurait cru que la Sécurité Sociale s'occupait de cas
comme celui-ci." (531) La
petite fille leur crie un avertissement insolite : "«Fous-le camp,
Toto!»" (532)
Le lecteur retrouvera ces enfants, le mari disparu, et leur
participation au monde de Cthulhu ne fait plus alors aucun doute :
"Elle [Doris] prit conscience de deux silhouettes sur le trottoir,
devant elle : les enfants qu'elle avait vus un peu plus tôt
avec Lonnie. De sa main en griffe, le garçonnet caressait les
tresses en queues de rat de la fillette.
«C'est l'Américaine, dit le garçon.
- Elle est perdue, dit la fillette.
- Elle a perdu son mari.
- Elle a perdu son chemin.
- Elle a trouvé le chemin noir.
- La route qui conduit dans l'entonnoir.
- Elle a perdu espoir.
- Elle a trouvé le Siffleur des Étoiles... .
- Le Dévoreur de Dimensions...
- Le joueur de flûte aveugle... »
Ils débitaient leurs phrases de plus en plus vite, dans une
litanie, sans reprendre jamais haleine, comme une série
d'éclairs de phare. Elle en avait la tête qui tournait.
Les bâtiments s'inclinaient de plus en plus. Les étoiles
étaient visibles, mais ce n'étaient pas ses
étoiles, les étoiles sous lesquelles elle avait fait
des voeux, fillette, et été courtisée, jeune
fille; celles-ci étaient des étoiles démentes,
distribuées en constellations délirantes; elle porta
ses mains aux oreilles mais cela ne l'empêcha pas d'entendre et
elle leur hurla finalement :
«Où est mon mari? Où est Lonnie ? Qu'est-ce que
vous lui avez fait?»
Il y eut un silence, que rompit finalement la fillette : «Il est
parti en dessous.
- Parti avec le Bouc aux Mille Chevreaux.», ajouta le
garçon.
La fillette sourit - un sourire malicieux, plein d'une innocente
méchanceté. « Il aurait été
difficile qu'il n'y aille pas, non? La marque était sur lui.
Vous aussi, vous irez."
(542/3)
Il faut signaler le rôle récurrent du chat gris, qu'on
retrouve régulièrement, à l'étonnement de
Doris qui se demande ce qu'est ce chat voyageur : "Comment avait-il fait pour venir du restaurant
jusqu'ici? Il valait mieux ne pas se poser la
question." (539) Un
chat énorme, affreux, à l'oeil unique et au regard
impénétrable. Il lui manque la moitié du museau,
et il en reste une masse rosâtre entourée de cicatrices
et une cataracte laiteuse. Ce chat l'obsède à tel point
que passant sous un viaduc, elle est saisie dans le noir par un
être mystérieux, qu'elle associe au chat :
"La main qui la tenait par le
haut du bras était velue, et comme celle d'un
singe. (...)
La chose était tapie
dans l'ombre double de deux piliers de soutènement et Doris
n'en distinguait que le vague contour... et deux yeux verts
lumineux. (...)
Les deux étoiles vertes
étaient des yeux de chat. Et soudain elle fut prise de la
certitude que si la forme tassée sur elle-même sortait
de l'ombre, elle verrait la cataracte laiteuse d'un oeil mort, les
plis rosâtres d'une chair tuméfiée, les touffes
de poils gris." (540)34
Aucun autre être vivant n'a été rencontré
dans Crouch End.
Les
sacrifices et l'abattoir.
Le premier sacrifice collectif
paraît être un accident, et on n'en comprend son sens
qu'ultérieurement. Comme l'indique un journal, soixante
personnes mortes dans le métro, sans que les circonstances du
drame soient précisées : "HORRIBLE DRAME SOUTERRAIN.
L'expression lui déplaisait. Elle faisait penser à des
cimetières, à des égouts, à des
créatures décolorées et répugnantes
surgissant brusquement des tunnels eux-mêmes pour enrouler
leurs bras (des tentacules peut-êtres) autour des banlieusards
impuissants agglutinés sur les quais, les entraînant
dans les ténèbres." (530)
Pour Doris, la relation
s'établit quand son mari est attiré par les
gémissements qui viennent d'une pelouse derrière une
haie : "La pelouse
était d'un vert profond. En son milieu se détachait une
forme noire et fumante.
(...) Elle se rendit
compte qu'il s'agissait d'un trou, dessinant vaguement une forme
humaine. C'était de là que montaient les volutes de
fumée.
HORRIBLE DRAME SOUTERRAIN : SOIXANTE DISPARUS, pensa-t-elle soudain."
(535) Imagination qui déraille? Il lui semble que les
gémissements deviennent des sons gutturaux, avec quelque chose
de joyeux, quand son mari s'approche du trou. Brusquement il se met
à hurler et heureusement parvient à s'échapper,
poursuivi, fuyant comme un fou : "Quelque chose de noir se déplaçait
derrière, quelque chose de bien plus noir que noir; on aurait
dit de l'ébène, ou mieux, l'antithèse de la
lumière.
Et la chose clapotait."
(535) Tous deux se sauvent, et le mari ne veut pas raconter
à sa femme ce qu'il a vu. Un peu plus tard, Lonnie
disparaît.
Au commissariat de police, Doris signale que les faits se sont
produits près de Slaughter Towen. Town? suggère un
policier. Towen n'existe pas. Doris est catégorique : il
s'agit bien de Slaughter Towen35. Un policier confie plus tard à un
collègue que "dans la
vieille langue des druides, un towen ou touen était l'endroit
où on pratiquait les sacrifices rituels." (537)
Quand la petite fille eut dit à Doris que la "marque" est
aussi sur elle, le garçon se livre à une incantation
qui sera suivie d'effets terrifiants : "Le garçon leva la main et se mit à
psalmodier, la voix haut perchée, dans une langue qu'elle ne
comprenait pas; mais la sonorité des paroles suffit à
la rendre presque folle de peur.
«C'est à ce moment-là que la rue a commencé
à bouger, dit-elle à Vetter et Farnham. Les
pavés se sont mis à onduler comme un tapis, se
soulevant et retombant. Les rails de tramway se sont
détachés et ont volé en l'air - je m'en souviens
très bien, je revois encore le reflet de la lumière des
étoiles, dessus -, puis les pavés se sont
détachés à leur tour, tout d'abord un par un,
par paquets entiers ensuite. Ils disparaissaient simplement, comme
ça, dans le noir, avec un bruit d'arrachement, un bruit
grinçant... le bruit que doit faire un tremblement de terre.
Et alors, quelque chose a commencé à passer au
travers...
- Quoi? demanda Vetter, qui se pencha en avant, la vrillant d'un
regard inquisiteur. Qu'avez-vous vu? Qu'est-ce que c'était
?
- Des tentacules, dit-elle lentement, en hésitant. Je crois
que c'étaient des tentacules. Mais ils étaient aussi
épais que des vieux banians, comme si chacun d'eux
était composé de mille autres plus petits... et il y
avait des choses roses qui faisaient penser à des ventouses...
sauf que des fois c'étaient plutôt à des
visages... l'une d'elles ressemblait à celui de Lonnie... et
toutes paraissaient plongées dans l'angoisse. En dessous, dans
l'obscurité sous la rue... dans les ténèbres
d'en-dessous - il y avait quelque chose d'autre. Quelque chose comme
des yeux...»"
(543/4)
Sortie elle ne sait trop comment du quartier maudit, Doris demande le
chemin d'un commissariat, et raconte partiellement son histoire au
couple de vieux sympathiques qu'elle a abordés, et qui
s'offrent à l'y conduire, pensant qu'on a essayé de la
voler : "Non, répondit
Doris. C'est... je... je... la rue... il y avait un chat avec un seul
oeil... la rue s'est ouverte... je l'ai vue... la chose... ils ont
dit quelque chose... le joueur de flûte aveugle... il faut que
je trouve Lonnie!»"
(545)
Ses propos incohérents ont un effet. Le couple de vieux
s'écarte d'elle comme si elle avait la peste :
"L'homme dit alors quelque
chose: «Ça a recommencé», crut comprendre
Doris.
La femme eut un geste. «Le poste de police est juste
là-haut. Avec des globes au-dessus de la porte. Vous ne pouvez
pas le manquer.» Le couple s'éloigna alors d'un pas vif.
La femme au fichu regarda une fois par-dessus son épaule; elle
avait les yeux écarquillés, brillants. Doris, sans trop
savoir pourquoi, fit quelques pas dans leur direction. «Ne vous
approchez pas!» lui cria Ewie d'une voix stridente en lui
adressant le signe du diable. Elle se blottit en même temps
contre l'homme, qui passa un bras autour de ses épaules.
«Ne vous approchez pas, si vous avez été à
Crouch End Towen!»"
(545)
Et ils se sauvent... Le constable Vetter n'est pas le seul à
avoir compris. La loi du silence règne sur le quartier.
Doris a vu ses cheveux grisonner du jour au lendemain. Elle a
dû aller en maison de repos, après une tentative de
suicide. Elle en est sortie, mais quand elle ne sait pas dormir, elle
se glisse dans un placard et écrit sans fin : "Prenez garde au Bouc aux Mille Chevreaux avec
un crayon gras..."
(547) Crouch End est décidément un quartier
bien tranquille de Londres, où cependant des choses
étranges se produisent parfois qu'il vaut mieux oublier.
Si le mythe de Cthulhu ne montre pas de signe d'épuisement
pour l'inspiration des auteurs, on ne peut pas dire que des nouvelles
comme celles de King, pour intéressante qu'elle soit en
elle-même, apporte un quelconque renouveau. Si on laisse de
côté le choix insolite de Londres, le lecteur ne fait
que retrouver des situations familières à Lovecraft.
Bien ficelée, Crouch End n'a
apporté aucune nouvelle pierre à l'édifice
lovecraftien et s'est contenté d'annexer son ambiance et ses
créatures.
Roland Ernould ©.
(roland.ernould@neuf.fr).
Armentières, avril 2001.
Ces opinions n'engagent que leur auteur.
suite : Deux utilisations de l'apport de Lovecraft :
Peter STRAUB : Monsieur X
et LE CULTE DU MAÎTRE DE PROVIDENCE.
étude
: DU
NÉCRONOMICON AU LIVRE.
Notes
:
1 Lovecraft, L'appel de Cthulhu, Oeuvres Complètes,
éd.
Lacassin, 1, 75.
2 Howards Philips Lovecraft, Oeuvres Complètes, édition en 3 volumes, présentée
(introduction remarquable) et établie par Francis Lacassin,
Laffont, édition de 1995, I, 687. Toutes les citations sont
faites d'après cette édition.
2. 2. 2. 2.
3 Supernatural Horror in Literature, 1927, Oeuvres Complètes, II, 1062 et sv.
4 Lovecraft, op.cit., L'abomination de Dunwich, I, 239.
5 Lovecraft, op.cit., Celui qui hantait les
ténèbres, .I,
591. Les éléments qui suivent viennent de ce
passage.
6 Lovecraft, op.cit., Celui qui chuchotait dans les
ténèbres, I,
279.
7 Lovecraft, op.cit., Celui qui hantait les
ténèbres, I,
596.
8 Lovecraft, op.cit., La maison de la sorcière, I, 471, 482 et 483.
9 Lovecraft, op.cit., La maison de la sorcière., I.
10 Lovecraft, op.cit., L'abomination de Dunwich, I, 240. Extrait du Necronomicon
dans la traduction latine d'Olaus Wormius, imprimée en Espagne
au XVIIè. Exemplaire de la bibliothèque de Miskatonic,
à Arkham.
11 Lovecraft, op.cit., L'appel de Cthulhu, 1, 75.
12 Ph'nglui
mgln'nafh Cthulhu
R'lyeh Wgah'nagl
fhtagn : "Dans sa demeure de R'lyeh, la ville morte,
Cthulhu attend et rêve."
13 Les autres dieux qui peuplent et animent l'univers
mythique de Lovecraft, s'ils sont physiquement aussi repoussants,
semblent moins dangereux pour l'humanité. Parmi eux, citons
Umr-At-Tawil, doyen des Grands Anciens et serviteur direct de
Yog-Sothoth; Tsathoggua, le Dieu-Crapaud, ventru, poilu et noiraud,
installé sur la terre depuis sa création et originaire
de la planète Cykranosh; le gigantesque Ghata-Nothoa,
emprisonné depuis sa rébellion dans les cryptes de la
forteresse construite par les crustacés de Yuggoth, au sommet
du mont Yaddith-Gho; enfin Hastur l'innommable, demi-frère de
Cthulhu, époux de Shub-Niggurath, le bouc noir des
forêts aux mille chevreaux du Sabbat des sorcières, dont
il est dit, dans le Necronomicon,
qu'il proliférera de hideuse manière sur le monde. Des
listes partielles de ces dieux sont fournies ici et là, comme
par exemple dans Celui qui
chuchotait dans les ténèbres, I, 276.
14 Denis Mellier, L'Écriture de l'excès : poétique de
la terreur et fiction fantastique, Champion, 1999, 299.
15 Jacques Finné, Panorama de la littérature fantastique
américaine, tome 1 Des
origines aux pulps, Cefal, 1993, 104.
16 "Les bois
touffus, désertés, de ces pentes inacessibles
semblaient abriter des êtres étranges inimaginables et
je sentis que le profil même des collines avait quelque
étrange signification perdue dans la nuit des temps, comme si
c'étaient d'immenses hiéroglyphes laissés par
une race de titans légendaires dont les splendeurs ne
survivaient plus que dans des rêves rares et
profonds." Celui qui chuchotait dans les
ténèbres, I,
296.
17 Lovecraft, op.cit., Celui qui chuchotait dans les
ténèbres, I,
275.
18 Lovecraft, op.cit., Celui qui chuchotait dans les
ténèbres, I,
582.
19 Lovecraft, op.cit., Celui qui chuchotait dans les
ténèbres, I,
311 et 277.
20 Il y en a trop ! Voir notamment, op.cit.
: La maison de la
sorcière, I, 477;
Dans l'abîme du
temps, I, 548; Le monstre sur le seuil, I, 502.
21 Lovecraft, op.cit., L'appel de Cthulhu, I, 74
22 Lovecraft, op.cit., Celui qui chuchotait dans les
ténèbres, I,
311 et 277.
23 Lovecraft, op.cit., Le molosse , I,
41.
24 Lovecraft, op.cit., Le cauchemar d'Innsmouth, I, 455.
25 Lovecraft, op.cit., L'abomination de Dunwich, I, 243.
26 Reprise dans Le
Livre Noir, nouvelles
légendes du mythe de Cthulhu, 1991.
27 Nightmares and
Dreamscapes 1993, trad. fr.
Rêves et
cauchemars, Albin Michel
1994.
28 King s'est d'ailleurs amusé à citer
Hillfield Avenue dans sa nouvelle : "Au vu de la tranquillité qui y régnait,
Hillfield Avenue aurait pu tout aussi bien se trouver dans une ville
fantôme." (535)
29 Jerusalem's Lot.
Création : 1967.
Réécrite, elle a été publiée en
1978. Fait partie du recueil Danse Macabre
(Night
Shift).
30 Gilles Menegaldo indique dans son étude
Forme brève et
stratégies du fantastique chez Stephen King : "Le
roman Salem est préfiguré dans une nouvelle
écrite par l'auteur dans le cadre d'un programme de
«Creative Writing». Il s'agit de Jerusalem's Lot, exercice
de style jouant sur les conventions du récit
gothique." Stephen King, Premières
approches, collectif sous la
direction de Guy Astic, Cefal, avril 2000, 68. Voir aussi Douglas E.
Winter Art of Darkness,
éd. NAL,
1984 : "This
story was written in 1967, as a course requirement during King's
sophomore year in college."
223.
31 Lovecraft, op.cit., Les Rats dans les murs, 2, 150; Celui qui
hantait les ténèbres, 1, 574.
32 Guy Astic, Nightmares & Dreamscapes de Stephen
King, Cahiers du Cerli, 7/8,
1997, 167.
33 "H.P. L.
était particulièrement sensible au caractère
horrible de la géométrie faussée; il
évoquait fréquemment des angles non euclidiens qui
torturaient l'oeil et l'esprit, suggérant l'existence d'autres
dimensions où la somme des angles d'un triangle pouvait
être supérieure ou inférieure à cent
quatre-vingts degrés. Un tel spectacle, avançait-il,
suffisait à vous plonger dans la folie. Et il ne se trompait
pas de beaucoup; diverses expériences psychologiques nous ont
enseigné qu'en altérant les perceptions physiques d'un
sujet on altère ce qui est peut-être le fondement de
l'esprit humain."
Pages Noires, 80.
34 À noter la négligence de King, qui passe
de l'évocation de deux yeux verts à un seul oeil
mort...
35 Note du traducteur : Slaughter,
«massacrer. Town, «ville», autrement dit ;
l'Abattoir. (536)
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 12 -
été 2001.
Contenu de ce site
Stephen King et littératures de l'imaginaire :
.. du site Imaginaire
.. ... .
.. du site
Stephen King