La vie de Stephen King . 3

enfance et adolescence

LA FASCINATION DE LA MORT

Stephen s'est fait beau pour la fac...

Les lecteurs trouveront ailleurs ( KING CONTRE LA GUERRE DU VIETNAM) l'évolution parallèle de Stephen King concernant les événements politiques. Les photos reproduites ici montrent l'évolution de King lors de son entrée à la fac et pendant les deux annéers qui suivirent. La première année d'université, King abandonne Rage, qui ne sera repris que trois ans plus tard. Il se met à écrire un second roman, qu'il se propose de montrer à ses professeurs. Traduit littéralement, son titre est La Longue Marche; l'éditeur français a préféré un titre plus percutant, mais réducteur: Marche ou crève. Pour la seconde fois, les thèmes de l'amour et de la mort vont s'enchevêtrer, l'une donnant son sens à l'autre.

On a dit que
Marche représentait pour King une sorte de prescience de sa vie de création littraire. Si on se place rétrospectivement dans la perspective de l'apprenti-écrivain qui voit les difficultés de son avenir, on n'a qu'une explication insuffisante. Par contre, si l'on considère cette oeuvre dans le prolongement de Rage, et la marche symbolique vers la mort qu'a entreprise Charlie sans en envisager clairement les formes, le sens devient clair. On est jeune, on ne pense pas vraiment à la mort dont on ne saisit pas bien le sens, la route est longue, on l'entreprend, puis de difficulté en difficulté, d'une manière ou d'une autre, la mort est là, avec la sombre fascination qui l'accompagne. Comme Charlie, et l'adolescent King qui suit ou a suivi la même évolution, Ray Garraty va jouer avec les mythes de l'amour et de la mort.

L'amour et la mort.

Comme King, Ray, 16 ans, n'a plus de père, «escouadé» par la police de l'État. Camionneur. "Son père avait été un foutu con, pas de doute. Un foutu poivrot incapable de mettre deux ronds de côté ou de conserver un emploi, quoi qu'il fît, un homme qui n'avait même pas le bon sens de farder ses opinions politiques pour lui" (149). Ray avait 5 ans. Adolescent, il pense: "Papa, je n'étais pas heureux que tu partes, mais tu ne m'as vraiment jamais manqué." (217) Il a été élevé par sa mère, aussi prégnante que la mère de King, qui n'a qu'un petit boulot et vit misérablement, "avec son manteau noir miteux, «mon mieux». (...) Il l'avait probablement blessée profondément en la négligeant au profit de Jan." (295). Jan est sa petite amie, avec laquelle il n'a pas encore couché.

Il a un peu peur du sexe: "
Une fois, il avait flirté avec une fille qui habitait Brickyard Hill, qui s'appelait Carolyn. Elle était mariée à présent, elle avait un gosse. Elle l'aurait bien laissé faire, mais il était jeune et plutôt niais." (278). Ray, timide, a eu des problèmes éducatifs d'ordre sexuel causés par sa mère: "Jimmy Owens, le gosse qui habitait à côté de chez eux. Jimmy avait cinq ans, et lui aussi, et la mère de Jimmy les avait surpris à jouer au docteur dans le bac à sable derrière leur maison. Ils se montraient leur friquette; c'était comme cela qu'ils l'appelaient, leur friquette.". La voisine en informe sa mère. "Elle l'avait fait asseoir dans sa chambre et lui avait demandé s'il serait content qu'elle l'envoie dans la rue sans vêtements. Son corps assoupi se contracta de honte et de gêne, de gêne profonde. Il avait pleuré et supplié, supplié qu'elle ne le fasse pas marcher tout nu dans la rue... et de ne rien dire à son père." (78/9).

Deux ans plus tard, à 7 ans.
"Jimmy disait qu'il avait vu sa mère toute nue. Jimmy disait qu'il savait. Jimmy disait que c'était poilu et fendu. Il avait refusé de le croire, parce que ce que racontait Jimmy était dégoûtant" (78). Le comportement de Ray en est perturbé: "L'année suivante, il avait frappé Jimmy sur la bouche avec le canon de son fusil à air comprimé Daisy, alors qu'ils jouaient à la guerre, et Jimmy avait dû recevoir quatre points de suture à la lèvre supérieure (...). C'était un accident. Il en était tout à fait certain, même si à ce moment-là il savait que Jimmy avait eu raison, parce qu'il avait vu sa propre mère toute nue (...). Elles étaient poilues, là en bas. Poilues et fendues." (78). Réaction violente, au sens caché pour les protagonistes1, d'un enfant réprimandé naguère pour sa propre sexualité.

Il a maintenant une petite amie qu'il aime. Il croit à "
l'amour vrai": "Il pensa à Jan, sa môme. (...) Jan avait les cheveux longs jusqu'à la taille. Elle avait seize ans. (...) Il avait beaucoup caressé ses seins. Elle le rendait fou. Elle refusait de se donner à lui et il ne savait pas comment l'y décider. Elle voulait et ne voulait pas. Garraty n'ignorait pas que certains garçons savaient persuader une fille mais il n'avait peut-être pas assez de personnalité ou pas assez de volonté, pour la convaincre. Il se demanda combien des autres étaient puceaux." (68). Mais l'obsession du puceau, qui ne sait pas ce qu'il vaut sexuellement, qui n'a pas fait l'épreuve de sa vie sexuelle, et qui perturbe à ce moment King, réapparaît quand Stebbins, compagnon de marche, demande à Ray: "Je parierais mon chien et mon pouce que tu ne l'as jamais sautée, cette môme dont tu parles.
- Ferme ta seule gueule!
- Puceau, hein? Et peut-être un peu pédé sur les bords? N'aie pas peur. tu peux te confier à papa Stebbins"
(279).

Résumons: dans ses deux premiers romans édités, tous deux écrits vers 18 ans, apparaissent les mêmes obsessions du puceau qui ne domine pas la situation, a des inquiétudes, se sent dérouté et se demande si sa sexualité correspond bien aux normes de son milieu: la dure empreinte de la mère. Le tout dans un contexte où aucune trace d'amour vrai ou sincère n'apparaît concrètement, si l'on excepte les sentiments positifs que Ray éprouve à l'égard de sa petite amie. Ce qui constitue quand même un très léger progrès... Mais d'autres éléments apparaissent, qui relient la sexualité à une communion collective dans un contexte macabre. Il y a d'abord la réaction de ces jeunes aux sens exacerbés par les filles tapageuses qui se trouvent dans la foule alors qu'ils sont promis à la mort.

Stephen participant à un rallye des étudiants
de la fac contre la guerre au Vietnam en 1970

L'excitation de la mort.

Entre ces jeunes promis à la mort, les conversations portent évidemment sur les rapports entre la mort et le sexe. Comme par exemple les rapports entretenus par Poë et les morts: "Edgar Allan Poe les aimait, dit Baker. J'ai fait une rédaction sur lui en classe et ça disait qu'il avait une tendance à la né... nécro....
- Nécrophilie, dit Garraty
(...). Ça veut dire qu'on a envie de coucher avec une morte, expliqua Baker. Ou un mort, si on est une femme.
- Ou si on est pédé, plaisanta MacVries"
(76)

Les règles de la marche sont simples: rester sur la route, marcher à une certaine vitesse. Des pénalisations sont prévues en cas d'arrêt ou de ralentissement, et avant le quatrième avertissement, c'est la mort. Outre les difficultés de la marche elle-même, ce sont les filles tapageuses massées le long de la route qui excitent les jeunes et vont les perturber. À un moment, Ray craque pour une jeune fan malgré l'interdit: "
Garraty courut sur le bas-côté. la fille vit son numéro et poussa un cri aigu. Elle se jeta à son cou et l'embrassa passionnément. Garraty fut subitement excité, en sueur. Il rendit vigoureusement le baiser. la fille lui enfonça deux fois sa langue dans la bouche, délicatement. À peine conscient de ce qu'il faisait, il lui pinça une fesse.
-Avertissement! Avertissement 47!"
(30). Plus tard, revenu à lui-même,il en éprouve de la honte.

Ray a su se maîtriser à temps. Tous n'ont pas cette chance: "
Deux filles se tenaient à côté d'une vieille MG, vêtues d'un mini-short serré, d'une marinière et de sandales. Elles attirèrent des cris et des sifflements admiratifs. Ces filles avaient la figure brûlante, congestionnée par une excitation vieille comme le monde, sournoise et, pour Garraty, érotique jusqu'à l'indécence. Il sentit monter une concupiscence animale, une agressivité manifeste qui secouait tout son corps d'une fièvre insolite.
Mais ce fut Gribble, l'extrémiste qui se précipita tout à coup vers elles, ses pieds soulevant des nuages de poussière sur le bas-côté. Une des deux se renversa sur le capot de la MG, les cuisses écartées, en soulevant son bassin vers lui. Gribble mit les mains sur ses seins. Elle ne fit rien pour l'en empêcher. Il reçut un avertissement, hésita, puis se jeta sur elle en donnant de furieux coups de reins... un garçon en rage, aux abois, frustrés, en chemise blanche trempée de sueur".

Il reçoit un deuxième, puis un troisième avertissement: "
Alors, n'ayant plus que quinze secondes de grâce, il se dégagea et se mit péniblement à courir. Il tomba, se releva, serrant les mains sur son bas-ventre et retourna sur la route. sa maigre figure était rouge.
- Pas pu, sanglotait-il. Pas le temps et elle le voulait et je ne pouvais pas... Je..."
(137). Puis il est tué, ses trois avertissements dépassés, mort pour un simulacre de coït...

 

Ray fantasme: "Quel effet cela faisait-il de sauter en vain, à sec, cette chair tiède, consentante, Elle avait frémi, bon Dieu, ses cuisses avaient frémi, dans une espèce de spasme, d'orgasme, Dieu de Dieu, le désir incontrôlable de serrer, de caresser. Et par dessus tout cette chaleur, cette sensation de chaleur!
Il sentit qu'il s'abandonnait à cet échauffement des sens, ce flot de sensations. Qui le mouillait. Mon Dieu, est-ce que ça allait imprégner son pantalon, est-ce qu'on allait le remarquer? On le remarquerait et on le montrerait du doigt, on lui demanderait si ça lui plaisait de se promener tout nu, de marcher... marcher... marcher...
Ah Jan, je t'aime, je t'aime vraiment, pensa-t-il, mais ses idées restèrent confuses, indistinctes."
(138)

On se rappelle que quand il avait été surpris à jouer à comparer son sexe avec celui de son camarade, sa mère l'avait menacé de l'envoyer nu dans la rue. Il avait alors pleuré et supplié, "
supplié qu'elle ne le fasse pas marcher tout nu dans la rue". Honte du sexe, peur de la mère, excitation devant le sexe: la boucle du Destin se ferme. Maintenant Ray marche vers la mort.

"
L'amour, c'est une blague! C'est rien, un gros zéro pointé! L'amour, c'est du bidon!" tempête un de ses camarades de marche. "Il y a trois grandes vérités dans le monde, qui sont un bon repas, une bonne baise et une bonne chiée, et c'est tout!" (77).

Et puis la foule est là, la foule, qui émet des plaintes sourdes qui pourraient être "
un gémissement d'ordre sexuel", cette foule qui "devenait complètement démente, se convulsait dans un paroxysme de plus en plus violent". (256, 263)

La foule regarde passer les marcheurs, qui vont tous mourir, sauf le vainqueur:
"Ces gens, c'est des animaux. Ils veulent voir la cervelle de quelqu'un sur la route, c'est pour ça qu'ils sont venus. Ils verraient aussi bien la tienne (...). Les seigneurs et dames français, ils baisaient après avoir vu guillotiner des gens. Les Romains se gavaient pendant les combats de gladiateurs. C'est une distraction, Garraty. Ça n'a rien de nouveau. (...)
La mort ouvre l'appétit, déclara McVries. Et ces deux filles avec Gribble? Elles voulaient savoir quel effet ça faisait d'être baisées par un mort. (...) Je ne sais pas si Gribble a pu prendre son pied mais les filles, c'est sûr. C'est pareil pour tout le monde. Peu importe qu'ils mangent ou boivent ou qu'ils soient assis sur le pot. Ils préfèrent ça, ça fait plus de bien, ça a meilleur goût parce qu'ils regardent passer des morts." (153)

La Foule "
devait comprendre, elle comprenait sûrement que la boucle de l'adoration de la mort était bouclée pour une autre année, et la Foule devenait complètement démente." (263)
On comprend pourquoi King a la foule en horreur.

La couverture de The Maine Campus du 15 janvier
1969 avec Stephen tenant un fusil à deux canons

Reproduction plus grande

La fascination de la tour.

Heureusement pour lui, d'une part, il avait déjà à ce moment l'exutoire de l'écriture en écrivant solitairement en parallèle; d'autre part, il n'a pas un tempérament qui le pousse aux extrêmes. Il est plutôt effrayé par son côté dionysiaque 2 et préfère transposer ses pulsions sur le plan imaginatif, où il en jouit presque autant sans risque. En 1968 il a publié deux nouvelles: En ce lieu des tigres 3 et La Révolte de Caïn. La première liquide un épisode de jeunesse, la seconde est d'une importance pour le présent autrement grande et on l'examinera ici. On a vu plus haut, en analysant Rage, que pendant les vacances d'été 1966, avant d'entrer à l'université, a eu lieu un drame qui a marqué King. Le massacre de personnes non responsables pour libérer une fureur individuelle attire King comme toutes les choses extrêmes, d'autant plus que sa propre rage favorise l'interpellation.
Comme le signale Beahm, "
C'était une idée qui fascina King quelque temps. Getting It On, à moitié rédigé, raconte l'histoire d'un lycéen sous pression qui craque, avec des conséquences désastreuses. Dans Caïn, Garrish, un étudiant, utilise sa chambre comme pas de tir, et, maniant un .352 magnum à lunette télescopique, se met à abattre des étudiants." (SKS, 56). Il lui faudra écrire quelques années plus tard une novella, Un Élève Doué, pour éteindre littérairement cette fascination.

Dans
Caïn, nouvelle d'une impassibilité glaciale, King nous décrit le bon étudiant Curt Garrish, fils d'un pasteur méthodiste. Amateur d'ordre et de propreté (comme le père de Charlie dans Rage), il est coincé dans ses exigences perfectionnistes et vient de supporter pendant une année la cohabitation forcée dans une chambre universitaire avec quelqu'un -ressemblant à King- qui sème autour de lui désordre, bouteilles et chaos. Aucun sentiment humain ne semble habiter Garrish, qui a affiché une photo d'Humphrey Bogart, un automatique dans chaque main, alors que du côté de son voisin, "deux pages centrales de Playboy le contemplaient avec des invites glacées en deux dimensions." On ne peut même pas dire qu'il agit sur un coup de tête, car le «tueur de masse» a soigneusement préparé sa fusillade.

Cet événement préoccupe un King lui-même déstabilisé, qui se demande si lui-même n'est pas à la merci d'un tel geste
4. "Peut-être êtes-vous bourré un mardi après-midi. Vous pouvez développer une nette animosité en classe. Vous pouvez laisser tomber. Vous pouvez aussi commencer à regarder la tour de Steven's Hall et vous demander -juste vous demander- à quel point ce serait agréable d'y grimper et d'abattre quelques personnes."
Plus tard, en 1983, réfléchissant sur cet épisode, et la tentation qu'il a éveillée en lui, il dira dans une interview:
"Peut-être aurais-je été un professeur de lycée moyen et aigri, faisant semblant d'agir selon les règles et s'affaiblissant en glissant vers les années crépusculaires. D'un autre côté, j'aurais pu faire une fin dans une tour du Texas, libérant mes démons comme un robot, avec un puissant fusil à lunette. Je veux dire, je connais ce type Whitman. Mon écriture m'a sauvé de la tour." (SKC, 55)

Trop séduit par le désordre, le côté apollinien de King s'effraie cependant du dionysiaque tentateur. Plus tard, il transformera son expérience personnelle en généralisant ses conclusions: "
Ce n'est pas l'aberration mentale qui nous horrifie, mais plutôt l'absence d'ordre qu'elle semble impliquer". Car Whitman, comme Charlie, comme Caïn, comme Garrish, et comme on le verra plus tard Todd Bowden, sont des monstres: les mettre en scène a un pouvoir libérateur. "En parlant de monstruosité, nous exprimons notre foi et notre croyance en la norme. (...). L'écrivain d'horreur n'est ni plus ni moins qu'un agent du statu quo."(Ana, 51). Du statu quo... King a peur de «son» monstre et des dégâts qu'il pourrait causer dans sa vie.

Une sale grippe.

Le Printemps des Baies, nouvelle publiée à l'automne 1968, présente la même absence de sentiments positifs amoureux. Écrite dans le style objectif de Caïn, le narrateur ne nous apprend rien sur les raisons qui le poussent, lors d'une période de printemps précoce , à tuer et à mutiler, dans une sorte d'inconscience, des jeunes femmes de l'Université où il se trouve. Plus tard, il se marie, a une belle situation et un enfant, sans que le moindre sentiment de sa part se manifeste à leur égard. Quand, huit ans après, se produit le même printemps hâtif, il tue à nouveau. Sombre nouvelle, où l'affection ou l'amour n'apparaît nulle part.

Une Sale Grippe paraît à l'automne 1969. Cette oeuvre mineure tire sa notoriété de ce qu'elle annonce Le Fléau. Mais dans la perspective qui est la nôtre, elle présente un petit intérêt. Il y a sept ans, la super-grippe A.6 a fait ses ravages. Quelques survivants, dont le narrateur, Bernie, chassé jadis de son université par le fléau, se retrouvent sur une plage. Ils y rencontrent un moribond: "C'est Corey qui a eu l'idée de le brûler (...). Il a lu plein de livres sur la sorcellerie et la magie noire au collège et il s'est mis à nous sourire étrangement dans l'obscurité (...) en nous disant que si on le sacrifiait aux dieux des ténèbres, les esprits nous protégeraient peut-être de l'A.6." Ils ramassent des branches pour le brûler, alors que le malade est encore "baragouinant je ne sais quoi à sa grand-mère. Les yeux de Susie se mirent à briller et sa respiration à s'accélérer. Ça l'excitait pour de bon. Quand nous fûmes en bas de la butte, elle se pressa contre moi et m'embrassa. Elle avait mis trop de rouge à lèvres et cela me fit l'effet d'embrasser une assiette grasse. Je la repoussai." (89)

Bernie ne supporte pas Susie, qui semble avoir fréquenté l'université avec lui. Susie, "
avec son gros cul et ses cuisses pleines de cellulite", cherche la tendresse: "Tu m'aimes? me demandait sans arrêt Susie. C'est tout ce que je te demande, est-ce que tu m'aimes?
Susie avait constamment besoin d'être rassurée. J'étais son gros nounours.
- Non, répondis-je."
(87).
Quand Susie se montre plus insistante, Bernie devient odieux: "
Tire-toi, fis-je, tire-toi ou je te flanque un oeil au beurre noir. Tu vas voir.
Elle se remit à pleurer. Elle n'avait pas sa pareille pour ça. Corey s'approcha et essaya de passer un bras autour d'elle. Elle lui fila un coup de coude dans les couilles et lui cracha au visage: - Je vais te tuer!" (90)

Dans cette nouvelle, on retrouve les différents thèmes déjà rencontrés: le sexe et la mort, l'impossibilité de communiquer, la solitude, l'absence d'amour. Avec, au lointain, un autre couple semblant fonctionner, romantiquement, la main dans la main. Il est là, en toile de fond, comme un mirage... Ou une espérance?

Apparition d'un macho.

L'intérêt présenté par la nouvelle Stud City, publiée à l'automne 1969, est double. D'abord parce qu'elle nous présente une sorte de héros conquérant qui cueille la virginité d'une fille, alors que jusqu'à présent King nous avait présenté des personnages principaux sexuellement insuffisants, soit physiquement, soit affectivement. Ensuite -et surtout- parce que la nouvelle a été reproduite plus tard dans Le Corps, où le jeune héros, Gordon Lachance, est en quelque sorte le double de Stephen King à douze ans. Gordon devenu adulte et écrivain reconnu, commente une nouvelle écrite dans sa jeunesse, comme King aurait pu le faire..

Dans cette nouvelle de quelques pages, le jeune Chico vit une situation psychologique particulière. Il a eu un grand frère, Johnny, qu'il adorait. Mais il a été tué dans un accident de circulation, en voulant fuir les sollicitations de sa belle-mère. Son père a jadis épousé en secondes noces une femme plus jeune que lui, qui a couché avec son beau-fils décédé. Chico n'ose le dire à son père. Mais il haït sa belle-mère, à ses yeux "
une pute", et il méprise son père de se laisser "écraser" par elle. Par provocation, il a amené une fille chez lui, ce que sa belle-mère a repéré grâce à un mouchoir oublié. Si bien qu'il peut lui annoncer triomphalement: "Il y a du sang sur les draps. Je l'ai dépucelée." (336). Mais aussi dans l'ancienne chambre de son frère mort... En première analyse donc, vengeance pas nette d'un beau-fils exercée à l'encontre d'une belle-mère détestée.

Mais d'autres notations montrent que la situation n'est pas si simple. Si, comme il paraît vraisemblable, Chico a une relation avec une fille pour la première fois, il l'aborde dans des conditions particulièrement malsaines. Il semble d'abord ne la voir que sous l'angle sexuel, la performance de déflorer une fille, ce dont il s'assure: "
«Oh. Il fait froid. -Ici c'est comme ça. -Tu m'aimes, Chico? -Pour sûr:» répond-il sans y penser. Puis, plus sérieusement: «Tu étais pucelle. -Qu'est-ce que c'est que ça?... -Tu étais vierge?» La main monte plus haut. Un doigt court sur sa nuque: "Je l'avais dit, n'est-ce pas? - C'était dur? Ça t'a fait mal?»...
Elle rit. «Non... Mais j'avais peur...»
(328)
Son voyeurisme sans discrétion est celui d'un néophyte:
"«Ça te gêne quand je te regarde?
-Je... Non, Chico.»
Elle recule, ferme les yeux et se laisse aller en arrière, jambes ouvertes. Il la voit toute entière. Les muscles, les petits muscles à l'intérieur des cuisses... tressaillent involontairement, et soudain cela l'excite, plus encore que les seins fermes, coniques, ou la perle rose du vagin."
(329). C'est la première fois que King décrit le sexe de manière aussi concrète. Et il y a d'autres notations du même ordre: cliniques...
Et enfin la dérision kingienne: "
Il sent la passion frémir en lui, stupide pantin accroché à un fil. L'amour est peut-être divin, comme disent les poètes, pense-t-il, mais le sexe est un pantin qui s'agite sur son fil. Comment une femme peut-elle regarder un pénis en érection sans piquer une crise de fou-rire? (328).

Une attitude qui touche à la saloperie.

Une seule autre femme, vue dans le récit sur une station-service: "Elle s'est mariée deux fois et elle a divorcé deux fois. Maintenant ce serait la pute municipale si on croyait la moitié de ce qu'on raconte dans cette petite ville de merde." (332).

J'ai évoqué plus haut la sexualité de King étudiant. Il se trouvait probablement dans la situation de Gordon, quand il écrivit cette nouvelle, à 22 ans, l'oeuvre d'un jeune homme "
aussi dépourvu d'assurance que d'expérience", "profondément inexpérimenté." Il n'a couché qu'avec deux filles -cette restriction semblant indiquer que dans son esprit cela paraissait être une insuffisance notable- et "éjaculé prématurément sur l'une des deux." King note aussi que l'attitude de son personnage, Chico, "n'est pas seulement hostile, elle touche à la saloperie -deux des femmes de l'histoire sont des traînées et la troisième un simple réceptacle qui sait dire «Je t'aime, Chico» et «Entre, je te donnerai des gâteaux». Lui, par contre, est un macho, le héros prolétaire sorti botté et casqué d'un disque de Bruce Springsteen." (338)

Et King ajoute: "
C'est la première fois que j'ai introduit les endroits que je connaissais et les sentiments que j'éprouvais réellement dans une oeuvre d'imagination, et il m'est venu une sorte d'exaltation et de terreur à voir s'incarner sous une forme nouvelle des choses qui me troublaient depuis des années, une forme dont j'avais le contrôle." (339)
Plus mûr, peut-être, mais assez pour affronter le mariage et la paternité?

Roland Ernould ©

ÇA = ÇA, (81-85) < 86
CAI = la révolte de Cain, (68) < 85 (MAC)
CAR = CARRIE, (72-73) < 74
COR = le corps , (73) < 82 (DIF)
CRO = le croque-mitaine, (73) < 78 (BRU)
DIF = DIFFÉRENTES SAISONS 4 novellas,
(82=postface)
ELE = un élève doué, (74) < 82 DIF
FL1 = LE FLÉAU, version abrégée, (75-78) < 78
FL2 = LE FLÉAU, version complète, (88 version 78) < 90
MAC = DANSE MACABRE préface + 20 nouvelles, (77 ) < 78
MAR = MARCHE OU CRÈVE, (66-67) < 79
NON = Nona, (78) < 85 (MAC)
POS = poste de nuit, (70) < 78 (BRU)
PRI = le printemps des baies , (68 c75 < 78 (BRU)
RAG = RAGE, (66+71) < 77
REL = La revanche de Gros Lard Hogan, (75) (COR)
REV =RÊVES ET CAUCHEMARS 23 nouv., (92 notes 93) < 93
RUN = RUNNING MAN, (71-72) < 82
SAL = SALEM, (72-74) < 75
SHI = SHINING, L'ENFANT LUMIÈRE, (74-77) < 77
SIM = SIMETIERRE, (79-82-83) < 83
STU = Stud City, (69) (COR)
TIG = en ces lieux les tigres, (68) < 85 (MAC)

Abréviations : Les trois lettres correspondent
aux titres des Ïuvres. La ou les dates entre
parenthèses sont celles de la création de l'Ïuvre.
La dernière date est celle de la publication aux USA. Les
titres des romans sont en majuscules. Les titres des
nouvelles, en minuscules, sont suivis par l'abréviation du
recueil)
Premières dates (entre parenthèses) : années de conception et d'écriture
deuxième date : date de parution

Pour précisions supplémentaires, voir la bibliographie.
Ouvrages critiques de King :

ANA = ANATOMIE DE L'HORREUR, (79/80).< 81
PAG = PAGES NOIRES 1979/80. 1981

Ouvrages critiques consacrés à King :

SKS = George Beahm, THE STEPHEN KING STORY, Warner Books, éd. 1994. Pas de traduction française à ce jour
SKC = George Beahm, THE STEPHEN KING COMPANION
Warner Books, éd. 1993. Pas de traduction française
à ce jour.
TSK = George Beahm, TOUT SUR STEPHEN KING, éd. Lefrancq 1996.
Phénix 2 = Stephen KING, Les Dossiers de Phénix 2, éd. Lefrancq, Bruxelles 1995.

Notes.

1 Les psychanalystes font intervenir le phantasme de castration et la peur de la perte du phallus. Pour le garçon, l'absence de pénis apparaît comme une image inacceptable et dévalorisante de l'image maternelle.

2 Selon cette distinction sociologique importante, les hommes et sociétés apolliniens tendent vers la recherche d'un bonheur équilibré et raisonnablement régulé (Apollon est le dieu du soleil, de la beauté et de l'harmonie). Les hommes et sociétés dionysiaques (Dionysos représente l'instinct et la violence) sont axés sur la compétition et tendent à promouvoir une personnalité agressive. Ces notions, qui correspondent, en gros, à ce que nous pourrions appeler la coexistence de l'ordre et le désordre, pour les chrétiens du bien et du mal, sont, pour King, des outils d'un usage général. Par exemple, "L'histoire d'horreur décrit l'irruption d'une démence dionysiaque dans un univers apollinien, et l'horreur persiste jusqu'à ce que les forces dionysiaques aient été repoussées et la norme apollinienne restaurée", Pag, 20. Autre exemple, King présente comme un "symbole élégant" de la dualité de la nature humaine l'immeuble du Dr Jekyll: "Du côté Jekyll, l'ordre règne et la vie poursuit son cours apollinien. De l'autre côté, c'est Dionysos qui mène la danse. Ici entre Jekyll, et là ressort Hyde.", Ana, 87.

3 Cette nouvelle, sans prétentions, est une intéressante transposition littéraire d'une pulsion enfantine de mort -ceci dans un climat d'innocence total. Sous le prétexte de favoriser l'usage correct de la langue, une institutrice sadique met en évidence une fonction organique chez un enfant qui s'éveille à la pudeur et voudrait la cacher. King explique: "Ma première institutrice à Stratford (...) était drôlement impressionnante. Je suppose que si un tigre était venu la boulotter, je n'aurais pas été contre. Vous savez comment sont les enfants.", Brume, Notes, 639.

4 Il citera encore l'épisode Charles Whitman des années plus tard dans Ana, 196: "monté sur la Texas Tower avec son fusil ("«Il y avait une rumeur/Sur une tumeur/Nichée au fond de son cerveau...» chantaient Kinky Friedman and the Texas Jewboys)."

 

Articles consacrés à

King : l'homme

UNE ENFANCE SANS PÈRE

L'ADOLESCENCE DIFFICILE

LA FASCINATION DE LA MORT

 

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 22 - hiver 2003

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