enfance et adolescence |
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Les lecteurs trouveront ailleurs (
KING CONTRE LA GUERRE DU
VIETNAM)
l'évolution parallèle de Stephen King concernant les
événements politiques. Les photos reproduites ici
montrent l'évolution de King lors de son entrée
à la fac et pendant les deux annéers qui suivirent. La
première année d'université, King abandonne
Rage, qui ne sera repris que trois ans plus tard.
Il se met à écrire un second roman, qu'il se propose de
montrer à ses professeurs. Traduit littéralement, son
titre est La Longue
Marche; l'éditeur
français a préféré un titre plus
percutant, mais réducteur: Marche ou crève. Pour la seconde fois, les thèmes de l'amour et
de la mort vont s'enchevêtrer, l'une donnant son sens à
l'autre.
On a dit que Marche
représentait pour King une sorte de prescience de sa vie de
création littraire. Si on se place rétrospectivement
dans la perspective de l'apprenti-écrivain qui voit les
difficultés de son avenir, on n'a qu'une explication
insuffisante. Par contre, si l'on considère cette oeuvre dans
le prolongement de Rage, et la
marche symbolique vers la mort qu'a entreprise Charlie sans en
envisager clairement les formes, le sens devient clair. On est jeune,
on ne pense pas vraiment à la mort dont on ne saisit pas bien
le sens, la route est longue, on l'entreprend, puis de
difficulté en difficulté, d'une manière ou d'une
autre, la mort est là, avec la sombre fascination qui
l'accompagne. Comme Charlie, et l'adolescent King qui suit ou a suivi
la même évolution, Ray Garraty va jouer avec les mythes
de l'amour et de la mort.
Comme King, Ray, 16 ans, n'a plus de
père, «escouadé» par la police de
l'État. Camionneur. "Son père avait été un foutu con,
pas de doute. Un foutu poivrot incapable de mettre deux ronds de
côté ou de conserver un emploi, quoi qu'il fît, un
homme qui n'avait même pas le bon sens de farder ses opinions
politiques pour lui" (149).
Ray avait 5 ans. Adolescent, il pense: "Papa, je n'étais pas heureux que tu partes, mais
tu ne m'as vraiment jamais manqué." (217) Il a été élevé par sa
mère, aussi prégnante que la mère de King, qui
n'a qu'un petit boulot et vit misérablement, "avec son manteau noir miteux, «mon
mieux». (...)
Il l'avait probablement
blessée profondément en la négligeant au profit
de Jan." (295). Jan est sa
petite amie, avec laquelle il n'a pas encore couché.
Il a un peu peur du sexe: "Une
fois, il avait flirté avec une fille qui habitait Brickyard
Hill, qui s'appelait Carolyn. Elle était mariée
à présent, elle avait un gosse. Elle l'aurait bien
laissé faire, mais il était jeune et plutôt
niais." (278). Ray, timide, a
eu des problèmes éducatifs d'ordre sexuel causés
par sa mère: "Jimmy
Owens, le gosse qui habitait à côté de chez eux.
Jimmy avait cinq ans, et lui aussi, et la mère de Jimmy les
avait surpris à jouer au docteur dans le bac à sable
derrière leur maison. Ils se montraient leur friquette;
c'était comme cela qu'ils l'appelaient, leur
friquette.". La voisine en
informe sa mère. "Elle
l'avait fait asseoir dans sa chambre et lui avait demandé s'il
serait content qu'elle l'envoie dans la rue sans vêtements. Son
corps assoupi se contracta de honte et de gêne, de gêne
profonde. Il avait pleuré et supplié, supplié
qu'elle ne le fasse pas marcher tout nu dans la rue... et de ne
rien dire à son père." (78/9).
Deux ans plus tard, à 7 ans. "Jimmy disait qu'il avait vu sa mère toute nue.
Jimmy disait qu'il savait. Jimmy disait que c'était poilu et
fendu. Il avait refusé de le croire, parce que ce que
racontait Jimmy était dégoûtant" (78). Le comportement de Ray en est
perturbé: "L'année suivante, il avait frappé Jimmy
sur la bouche avec le canon de son fusil à air comprimé
Daisy, alors qu'ils jouaient à la guerre, et Jimmy avait
dû recevoir quatre points de suture à la lèvre
supérieure (...).
C'était un accident. Il
en était tout à fait certain, même si à ce
moment-là il savait que Jimmy avait eu raison, parce qu'il
avait vu sa propre mère toute nue (...). Elles
étaient poilues, là en bas. Poilues et fendues."
(78). Réaction
violente, au sens caché pour les
protagonistes1, d'un enfant réprimandé naguère
pour sa propre sexualité.
Il a maintenant une petite amie qu'il aime. Il croit à
"l'amour vrai": "Il
pensa à Jan, sa môme. (...) Jan avait
les cheveux longs jusqu'à la taille. Elle avait seize
ans. (...) Il avait beaucoup caressé ses seins.
Elle le rendait fou. Elle refusait de se donner à lui et il ne
savait pas comment l'y décider. Elle voulait et ne voulait
pas. Garraty n'ignorait pas que certains garçons savaient
persuader une fille mais il n'avait peut-être pas assez de
personnalité ou pas assez de volonté,
pour la convaincre. Il se demanda combien des autres étaient
puceaux." (68). Mais
l'obsession du puceau, qui ne sait pas ce qu'il vaut sexuellement,
qui n'a pas fait l'épreuve de sa vie sexuelle, et qui perturbe
à ce moment King, réapparaît quand Stebbins,
compagnon de marche, demande à Ray: "Je parierais mon chien et mon pouce que tu ne l'as
jamais sautée, cette môme dont tu parles.
- Ferme ta seule gueule!
- Puceau, hein? Et peut-être un peu pédé sur les
bords? N'aie pas peur. tu peux te confier à papa
Stebbins" (279).
Résumons: dans ses deux premiers romans édités,
tous deux écrits vers 18 ans, apparaissent les mêmes
obsessions du puceau qui ne domine pas la situation, a des
inquiétudes, se sent dérouté et se demande si sa
sexualité correspond bien aux normes de son milieu: la dure
empreinte de la mère. Le tout dans un contexte où
aucune trace d'amour vrai ou sincère n'apparaît
concrètement, si l'on excepte les sentiments positifs que Ray
éprouve à l'égard de sa petite amie. Ce qui
constitue quand même un très léger
progrès... Mais d'autres éléments apparaissent,
qui relient la sexualité à une communion collective
dans un contexte macabre. Il y a d'abord la réaction de ces
jeunes aux sens exacerbés par les filles tapageuses qui se
trouvent dans la foule alors qu'ils sont promis à la
mort.
de la fac contre la guerre au Vietnam en 1970 |
Entre ces jeunes promis à la
mort, les conversations portent évidemment sur les rapports
entre la mort et le sexe. Comme par exemple les rapports entretenus
par Poë et les morts: "Edgar Allan Poe les aimait, dit Baker. J'ai fait une
rédaction sur lui en classe et ça disait qu'il avait
une tendance à la né... nécro....
- Nécrophilie, dit Garraty (...). Ça
veut dire qu'on a envie de coucher avec une morte, expliqua Baker. Ou
un mort, si on est une femme.
- Ou si on est pédé, plaisanta
MacVries" (76)
Les règles de la marche sont simples: rester sur la route,
marcher à une certaine vitesse. Des pénalisations sont
prévues en cas d'arrêt ou de ralentissement, et avant le
quatrième avertissement, c'est la mort. Outre les
difficultés de la marche elle-même, ce sont les filles
tapageuses massées le long de la route qui excitent les jeunes
et vont les perturber. À un moment, Ray craque pour une jeune
fan malgré l'interdit: "Garraty courut sur le bas-côté. la fille
vit son numéro et poussa un cri aigu. Elle se jeta à
son cou et l'embrassa passionnément. Garraty fut subitement
excité, en sueur. Il rendit vigoureusement le baiser. la fille
lui enfonça deux fois sa langue dans la bouche,
délicatement. À peine conscient de ce qu'il faisait, il
lui pinça une fesse.
-Avertissement! Avertissement 47!" (30). Plus tard, revenu à lui-même,il en
éprouve de la honte.
Ray a su se maîtriser à temps. Tous n'ont pas cette
chance: "Deux filles se
tenaient à côté d'une vieille MG, vêtues
d'un mini-short serré, d'une marinière et de sandales.
Elles attirèrent des cris et des sifflements admiratifs. Ces
filles avaient la figure brûlante, congestionnée par une
excitation vieille comme le monde, sournoise et, pour Garraty,
érotique jusqu'à l'indécence. Il sentit monter
une concupiscence animale, une agressivité manifeste qui
secouait tout son corps d'une fièvre insolite.
Mais ce fut Gribble, l'extrémiste qui se précipita tout
à coup vers elles, ses pieds soulevant des nuages de
poussière sur le bas-côté. Une des deux se
renversa sur le capot de la MG, les cuisses écartées,
en soulevant son bassin vers lui. Gribble mit les mains sur ses
seins. Elle ne fit rien pour l'en empêcher. Il reçut un
avertissement, hésita, puis se jeta sur elle en donnant de
furieux coups de reins... un garçon en rage, aux abois,
frustrés, en chemise blanche trempée de sueur".
Il reçoit un deuxième, puis un troisième
avertissement: "Alors, n'ayant
plus que quinze secondes de grâce, il se dégagea et se
mit péniblement à courir. Il tomba, se releva, serrant
les mains sur son bas-ventre et retourna sur la route. sa maigre
figure était rouge.
- Pas pu, sanglotait-il. Pas le temps et elle le voulait et je ne
pouvais pas... Je..." (137).
Puis il est tué, ses trois avertissements
dépassés, mort pour un simulacre de coït...
Ray fantasme: "Quel effet cela faisait-il de sauter en vain,
à sec, cette chair tiède, consentante, Elle avait
frémi, bon Dieu, ses cuisses avaient frémi, dans une
espèce de spasme, d'orgasme, Dieu de Dieu, le désir
incontrôlable de serrer, de caresser. Et par dessus tout cette
chaleur, cette sensation de chaleur!
Il sentit qu'il s'abandonnait à cet échauffement des
sens, ce flot de sensations. Qui le mouillait. Mon Dieu, est-ce que
ça allait imprégner son pantalon, est-ce qu'on allait
le remarquer? On le remarquerait et on le montrerait du doigt, on lui
demanderait si ça lui plaisait de se promener tout nu, de
marcher... marcher... marcher...
Ah Jan, je t'aime, je t'aime vraiment, pensa-t-il, mais ses
idées restèrent confuses,
indistinctes." (138)
On se rappelle que quand il avait été surpris à
jouer à comparer son sexe avec celui de son camarade, sa
mère l'avait menacé de l'envoyer nu dans la rue. Il
avait alors pleuré et supplié, "supplié qu'elle ne le fasse pas marcher
tout nu dans la rue". Honte
du sexe, peur de la mère, excitation devant le sexe: la boucle
du Destin se ferme. Maintenant Ray marche vers la mort.
"L'amour, c'est une blague!
C'est rien, un gros zéro pointé! L'amour, c'est du
bidon!" tempête un de
ses camarades de marche. "Il y
a trois grandes vérités dans le monde, qui sont un bon
repas, une bonne baise et une bonne chiée, et c'est
tout!" (77).
Et puis la foule est là, la foule, qui émet des
plaintes sourdes qui pourraient être "un gémissement d'ordre sexuel", cette foule qui "devenait complètement démente, se
convulsait dans un paroxysme de plus en plus violent". (256, 263)
La foule regarde passer les marcheurs, qui vont tous mourir, sauf le
vainqueur: "Ces gens, c'est
des animaux. Ils veulent voir la cervelle de quelqu'un sur la route,
c'est pour ça qu'ils sont venus. Ils verraient aussi bien la
tienne (...). Les seigneurs et dames français, ils
baisaient après avoir vu guillotiner des gens. Les Romains se
gavaient pendant les combats de gladiateurs. C'est une distraction,
Garraty. Ça n'a rien de nouveau. (...)
La mort ouvre
l'appétit, déclara McVries. Et ces deux filles avec
Gribble? Elles voulaient savoir quel effet ça faisait
d'être baisées par un mort. (...) Je ne sais
pas si Gribble a pu prendre son pied mais les filles, c'est
sûr. C'est pareil pour tout le monde. Peu importe qu'ils
mangent ou boivent ou qu'ils soient assis sur le pot. Ils
préfèrent ça, ça fait plus de bien,
ça a meilleur goût parce qu'ils regardent passer des
morts." (153)
La Foule "devait comprendre,
elle comprenait sûrement que la boucle de l'adoration de la
mort était bouclée pour une autre année, et la
Foule devenait complètement démente." (263)
On comprend pourquoi King a la foule en horreur.
1969 avec Stephen tenant un fusil à deux canons |
Heureusement pour lui, d'une part, il
avait déjà à ce moment l'exutoire de
l'écriture en écrivant solitairement en
parallèle; d'autre part, il n'a pas un tempérament qui
le pousse aux extrêmes. Il est plutôt effrayé par
son côté dionysiaque 2 et préfère transposer ses pulsions sur le
plan imaginatif, où il en jouit presque autant sans risque. En
1968 il a publié deux nouvelles: En ce lieu des tigres 3 et La Révolte de Caïn. La première liquide un épisode
de jeunesse, la seconde est d'une importance pour le présent
autrement grande et on l'examinera ici. On a vu plus haut, en
analysant Rage, que
pendant les vacances d'été 1966, avant d'entrer
à l'université, a eu lieu un drame qui a marqué
King. Le massacre de personnes non responsables pour libérer
une fureur individuelle attire King comme toutes les choses
extrêmes, d'autant plus que sa propre rage favorise
l'interpellation.
Comme le signale Beahm, "C'était une idée qui fascina King quelque
temps. Getting It
On, à
moitié rédigé, raconte l'histoire d'un
lycéen sous pression qui craque, avec des conséquences
désastreuses. Dans Caïn, Garrish, un étudiant, utilise sa chambre comme
pas de tir, et, maniant un .352 magnum à lunette
télescopique, se met à abattre des
étudiants."
(SKS, 56). Il lui faudra écrire quelques
années plus tard une novella, Un Élève Doué, pour éteindre littérairement
cette fascination.
Dans Caïn,
nouvelle d'une impassibilité glaciale, King nous décrit
le bon étudiant Curt Garrish, fils d'un pasteur
méthodiste. Amateur d'ordre et de propreté (comme le
père de Charlie dans Rage), il
est coincé dans ses exigences perfectionnistes et vient de
supporter pendant une année la cohabitation forcée dans
une chambre universitaire avec quelqu'un -ressemblant à King-
qui sème autour de lui désordre, bouteilles et chaos.
Aucun sentiment humain ne semble habiter Garrish, qui a
affiché une photo d'Humphrey Bogart, un automatique dans
chaque main, alors que du côté de son voisin,
"deux pages centrales de
Playboy le contemplaient avec des invites glacées en deux
dimensions." On ne peut
même pas dire qu'il agit sur un coup de tête, car le
«tueur de masse» a soigneusement préparé sa
fusillade.
Cet événement préoccupe un King lui-même
déstabilisé, qui se demande si lui-même n'est pas
à la merci d'un tel geste 4. "Peut-être êtes-vous bourré un mardi
après-midi. Vous pouvez développer une nette
animosité en classe. Vous pouvez laisser tomber. Vous pouvez
aussi commencer à regarder la tour de Steven's Hall et vous
demander -juste vous demander- à quel point ce serait
agréable d'y grimper et d'abattre quelques
personnes."
Plus tard, en 1983, réfléchissant sur cet
épisode, et la tentation qu'il a éveillée en
lui, il dira dans une interview: "Peut-être aurais-je été un
professeur de lycée moyen et aigri, faisant semblant d'agir
selon les règles et s'affaiblissant en glissant vers les
années crépusculaires. D'un autre côté,
j'aurais pu faire une fin dans une tour du Texas, libérant mes
démons comme un robot, avec un puissant fusil à
lunette. Je veux dire, je connais ce type Whitman. Mon
écriture m'a sauvé de la tour." (SKC,
55)
Trop séduit par le désordre, le côté
apollinien de King s'effraie cependant du dionysiaque tentateur. Plus
tard, il transformera son expérience personnelle en
généralisant ses conclusions: "Ce n'est pas l'aberration mentale qui nous
horrifie, mais plutôt l'absence d'ordre qu'elle semble
impliquer". Car Whitman,
comme Charlie, comme Caïn, comme Garrish, et comme on le verra
plus tard Todd Bowden, sont des monstres: les mettre en scène
a un pouvoir libérateur. "En parlant de monstruosité, nous exprimons notre
foi et notre croyance en la norme. (...). L'écrivain d'horreur n'est ni plus ni moins qu'un
agent du statu quo."(Ana, 51). Du
statu quo... King a peur de «son» monstre et des
dégâts qu'il pourrait causer dans sa vie.
Le Printemps des
Baies, nouvelle
publiée à l'automne 1968, présente la même
absence de sentiments positifs amoureux. Écrite dans le style
objectif de Caïn,
le narrateur ne nous apprend rien sur les raisons qui le poussent,
lors d'une période de printemps précoce , à tuer
et à mutiler, dans une sorte d'inconscience, des jeunes femmes
de l'Université où il se trouve. Plus tard, il se
marie, a une belle situation et un enfant, sans que le moindre
sentiment de sa part se manifeste à leur égard. Quand,
huit ans après, se produit le même printemps
hâtif, il tue à nouveau. Sombre nouvelle, où
l'affection ou l'amour n'apparaît nulle part.
Une Sale
Grippe
paraît à
l'automne 1969. Cette oeuvre mineure tire sa notoriété
de ce qu'elle annonce Le
Fléau. Mais dans
la perspective qui est la nôtre, elle présente un petit
intérêt. Il y a sept ans, la super-grippe A.6 a fait ses
ravages. Quelques survivants, dont le narrateur, Bernie,
chassé jadis de son université par le fléau, se
retrouvent sur une plage. Ils y rencontrent un moribond:
"C'est Corey qui a eu
l'idée de le brûler (...). Il a lu
plein de livres sur la sorcellerie et la magie noire au
collège et il s'est mis à nous sourire
étrangement dans l'obscurité (...) en nous
disant que si on le sacrifiait aux dieux des ténèbres,
les esprits nous protégeraient peut-être de
l'A.6." Ils ramassent des
branches pour le brûler, alors que le malade est encore
"baragouinant je ne sais quoi
à sa grand-mère. Les yeux de Susie se mirent à
briller et sa respiration à s'accélérer.
Ça l'excitait pour de bon. Quand nous fûmes en bas de la
butte, elle se pressa contre moi et m'embrassa. Elle avait mis trop
de rouge à lèvres et cela me fit l'effet d'embrasser
une assiette grasse. Je la repoussai." (89)
Bernie ne supporte pas Susie, qui semble avoir
fréquenté l'université avec lui. Susie,
"avec son gros cul et ses
cuisses pleines de cellulite", cherche la tendresse: "Tu m'aimes? me demandait sans arrêt Susie. C'est
tout ce que je te demande, est-ce que tu m'aimes?
Susie avait constamment besoin d'être rassurée.
J'étais son gros nounours.
- Non, répondis-je."
(87).
Quand Susie se montre plus insistante, Bernie devient odieux:
"Tire-toi, fis-je, tire-toi ou
je te flanque un oeil au beurre noir. Tu vas voir.
Elle se remit à
pleurer. Elle n'avait pas sa pareille pour ça. Corey
s'approcha et essaya de passer un bras autour d'elle. Elle lui fila
un coup de coude dans les couilles et lui cracha au visage: - Je vais
te tuer!" (90)
Dans cette nouvelle, on retrouve les différents thèmes
déjà rencontrés: le sexe et la mort,
l'impossibilité de communiquer, la solitude, l'absence
d'amour. Avec, au lointain, un autre couple semblant fonctionner,
romantiquement, la main dans la main. Il est là, en toile de
fond, comme un mirage... Ou une espérance?
L'intérêt
présenté par la nouvelle Stud City,
publiée à l'automne 1969, est double. D'abord parce
qu'elle nous présente une sorte de héros
conquérant qui cueille la virginité d'une fille, alors
que jusqu'à présent King nous avait
présenté des personnages principaux sexuellement
insuffisants, soit physiquement, soit affectivement. Ensuite -et
surtout- parce que la nouvelle a été reproduite plus
tard dans Le
Corps, où le jeune
héros, Gordon Lachance, est en quelque sorte le double de
Stephen King à douze ans. Gordon devenu adulte et
écrivain reconnu, commente une nouvelle écrite dans sa
jeunesse, comme King aurait pu le faire..
Dans cette nouvelle de quelques pages, le jeune Chico vit une
situation psychologique particulière. Il a eu un grand
frère, Johnny, qu'il adorait. Mais il a été
tué dans un accident de circulation, en voulant fuir les
sollicitations de sa belle-mère. Son père a jadis
épousé en secondes noces une femme plus jeune que lui,
qui a couché avec son beau-fils décédé.
Chico n'ose le dire à son père. Mais il haït sa
belle-mère, à ses yeux "une pute", et il
méprise son père de se laisser "écraser" par elle. Par provocation, il a amené une fille
chez lui, ce que sa belle-mère a repéré
grâce à un mouchoir oublié. Si bien qu'il peut
lui annoncer triomphalement: "Il y a du sang sur les draps. Je l'ai
dépucelée."
(336). Mais aussi dans l'ancienne chambre de son frère mort...
En première analyse donc, vengeance pas nette d'un beau-fils
exercée à l'encontre d'une belle-mère
détestée.
Mais d'autres notations montrent que la situation n'est pas si
simple. Si, comme il paraît vraisemblable, Chico a une relation
avec une fille pour la première fois, il l'aborde dans des
conditions particulièrement malsaines. Il semble d'abord ne la
voir que sous l'angle sexuel, la performance de déflorer une
fille, ce dont il s'assure: "«Oh. Il fait froid. -Ici c'est comme ça. -Tu
m'aimes, Chico? -Pour sûr:» répond-il sans y
penser. Puis, plus sérieusement: «Tu étais
pucelle. -Qu'est-ce que c'est que ça?... -Tu étais
vierge?» La main monte plus haut. Un doigt court sur sa nuque:
"Je l'avais dit, n'est-ce pas? - C'était dur? Ça t'a
fait mal?»...
Elle rit. «Non... Mais j'avais peur...»
(328)
Son voyeurisme sans discrétion est celui d'un
néophyte:
"«Ça te gêne quand je te regarde?
-Je... Non, Chico.»
Elle recule, ferme les yeux et se laisse aller en arrière,
jambes ouvertes. Il la voit toute entière. Les muscles, les
petits muscles à l'intérieur des cuisses...
tressaillent involontairement, et soudain cela l'excite, plus encore
que les seins fermes, coniques, ou la perle rose du
vagin." (329). C'est la
première fois que King décrit le sexe de manière
aussi concrète. Et il y a d'autres notations du même
ordre: cliniques...
Et enfin la dérision kingienne: "Il sent la passion frémir en lui, stupide pantin
accroché à un fil. L'amour est peut-être divin,
comme disent les poètes, pense-t-il, mais le sexe est un
pantin qui s'agite sur son fil. Comment une femme peut-elle regarder
un pénis en érection sans piquer une crise de
fou-rire? (328).
Une seule autre femme, vue dans le
récit sur une station-service: "Elle s'est mariée deux fois et elle a
divorcé deux fois. Maintenant ce serait la pute municipale si
on croyait la moitié de ce qu'on raconte dans cette petite
ville de merde." (332).
J'ai évoqué plus haut la sexualité de King
étudiant. Il se trouvait probablement dans la situation de
Gordon, quand il écrivit cette nouvelle, à 22 ans,
l'oeuvre d'un jeune homme "aussi dépourvu d'assurance que
d'expérience", "profondément
inexpérimenté." Il n'a couché qu'avec deux filles -cette
restriction semblant indiquer que dans son esprit cela paraissait
être une insuffisance notable- et "éjaculé prématurément sur
l'une des deux." King note
aussi que l'attitude de son personnage, Chico, "n'est pas seulement hostile, elle touche
à la saloperie -deux des femmes de l'histoire sont des
traînées et la troisième un simple
réceptacle qui sait dire «Je t'aime, Chico» et
«Entre, je te donnerai des gâteaux». Lui, par contre,
est un macho, le héros prolétaire sorti botté et
casqué d'un disque de Bruce Springsteen." (338)
Et King ajoute: "C'est la
première fois que j'ai introduit les endroits que je
connaissais et les sentiments que j'éprouvais
réellement dans une oeuvre d'imagination, et il m'est venu une
sorte d'exaltation et de terreur à voir s'incarner sous une
forme nouvelle des choses qui me troublaient depuis des
années, une forme dont j'avais le
contrôle." (339)
Plus mûr, peut-être, mais assez pour affronter le mariage
et la paternité?
Roland Ernould ©
ÇA = ÇA, (81-85) <
86 |
aux titres des Ïuvres. La ou les dates entre parenthèses sont celles de la création de l'Ïuvre. La dernière date est celle de la publication aux USA. Les titres des romans sont en majuscules. Les titres des nouvelles, en minuscules, sont suivis par l'abréviation du recueil) Premières dates (entre parenthèses) : années de conception et d'écriture deuxième date : date de parution Pour précisions supplémentaires, voir la bibliographie. Ouvrages critiques de King : ANA = ANATOMIE DE L'HORREUR,
(79/80).< 81 SKS = George Beahm, THE STEPHEN KING
STORY, Warner Books, éd. 1994. Pas de traduction
française à ce jour |
Notes.
1 Les psychanalystes font intervenir le phantasme de castration et la peur de la perte du phallus. Pour le garçon, l'absence de pénis apparaît comme une image inacceptable et dévalorisante de l'image maternelle.
2 Selon cette distinction sociologique importante, les hommes et sociétés apolliniens tendent vers la recherche d'un bonheur équilibré et raisonnablement régulé (Apollon est le dieu du soleil, de la beauté et de l'harmonie). Les hommes et sociétés dionysiaques (Dionysos représente l'instinct et la violence) sont axés sur la compétition et tendent à promouvoir une personnalité agressive. Ces notions, qui correspondent, en gros, à ce que nous pourrions appeler la coexistence de l'ordre et le désordre, pour les chrétiens du bien et du mal, sont, pour King, des outils d'un usage général. Par exemple, "L'histoire d'horreur décrit l'irruption d'une démence dionysiaque dans un univers apollinien, et l'horreur persiste jusqu'à ce que les forces dionysiaques aient été repoussées et la norme apollinienne restaurée", Pag, 20. Autre exemple, King présente comme un "symbole élégant" de la dualité de la nature humaine l'immeuble du Dr Jekyll: "Du côté Jekyll, l'ordre règne et la vie poursuit son cours apollinien. De l'autre côté, c'est Dionysos qui mène la danse. Ici entre Jekyll, et là ressort Hyde.", Ana, 87.
3 Cette nouvelle, sans prétentions, est une intéressante transposition littéraire d'une pulsion enfantine de mort -ceci dans un climat d'innocence total. Sous le prétexte de favoriser l'usage correct de la langue, une institutrice sadique met en évidence une fonction organique chez un enfant qui s'éveille à la pudeur et voudrait la cacher. King explique: "Ma première institutrice à Stratford (...) était drôlement impressionnante. Je suppose que si un tigre était venu la boulotter, je n'aurais pas été contre. Vous savez comment sont les enfants.", Brume, Notes, 639.
4 Il citera encore l'épisode Charles Whitman des années plus tard dans Ana, 196: "monté sur la Texas Tower avec son fusil ("«Il y avait une rumeur/Sur une tumeur/Nichée au fond de son cerveau...» chantaient Kinky Friedman and the Texas Jewboys)."
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