enfance et adolescence |
dans le Maine où Stephen a fait ses études secondaires |
Les premiers romans et nouvelles que King a écrits avant son mariage et publiés bien plus tard présentent un grand intérêt pour la compréhension de la formation de sa sensibilité et son apprentissage du sexe. Ne seront évidemment retenues que les oeuvres où la sexualité intervient de manière importante 1. Rage, le premier roman qui ait survécu de cette époque, est exemplaire à cet égard.
Rage, dont le titre
original était Getting it on 2,a été commencé en 1966: King a 18
ans 3. Il vient de terminer ses études au lycée
et va entrer à l'Université du Maine. Il ne mettra la
dernière main à ce roman que cinq ans plus tard, en
1971, pour une éventuelle publication.
On a vu plus haut que l'une de ses
frayeurs d'enfant était de ne pas être capable d'entrer
en contact et d'établir des rapports de communication avec les
autres, la peur de ne pas être capable de se faire des amis.
Avec la pression de la puberté, c'est l'amie qu'il lui faut
maintenant chercher. Quête accompagnée du sentiment de
ne pas en être vraiment capable. Pulsion biologique, peur et
désespoir vont former un cocktail détonant, qui ne peut
qu'engendrer une situation nouvelle: il était timide et
replié, maintenant il devient exaspéré:
"À cette époque,
à l'adolescence, je me sentais violent, comme si je
désirais fouetter le monde, mais cette rage, je la tenais
cachée. C'était une partie secrète de mon
être que je n'aurais voulu révéler à
personne."
(SKC, 41)
Son personnage, Charles Decker -Charlie-, 17 ans, est
élève en dernière année de
collège, l'âge de King lorsqu'il écrit le livre.
Charlie n'a pas d'amis et intériorise beaucoup:
"Quand on a cinq ans et qu'on
a mal quelque part, on crie pour que le monde entier soit au courant.
A dix ans, on gémit. Mais dès qu'on arrive à
quinze, on commence à grignoter la pomme empoisonnée
qui pousse sur votre arbre de douleur personnelle. (...) On commence à bouffer ses poings pour
étouffer les cris. On saigne à
l'intérieur" (226).
Charlie a la
"rage". Obscurité,
confusion, rage et vide d'une âme adolescente qui se sent
exclue.
Pour diverses raisons, il vit un maelström d'émotions
venues de l'enfance, où parents et école semblent tenir
une place primordiale. Il a des problèmes qu'il prétend
somatiques et vomit souvent. Mais la véritable explication, sa
misère sexuelle, ne viendra que plus tard, et il ne la donnera
qu'en dernière instance: il a peur du sexe et ne peut plus
supporter l'image qu'il a de lui-même.
Il a tué deux professeurs 4 et garde ses condisciples en otages sans trop savoir
pourquoi: "Si je savais ce qui
me pousse à faire ça, je ne serais sans doute pas
obligé de le faire."
(68).
À son habitude, King va mêler habilement plusieurs
explications. Il va d'abord développer la thèse de la
responsabilité parentale, l'évolution affective de
l'enfant gâchée par des conditions familiales mauvaises,
que les lycéens connaissent scolairement: "C'est tes parents. C'est forcément
tes parents (...).
C'est ce qu'on dit toujours
dans les livres de psychologie", dit une élève "avec une joyeuse insouciance." (69)
On a donc droit à la scène primitive, rapport sexuel
entre les parents, que Charlie, à trois ans, fantasme sur fond
de peur du noir et du monstre. "Le genre de peur qu'un gosse peut ressentir lorsqu'il
ouvre la porte au mauvais moment et qu'il trouve ses parents en train
de baiser; et comme il est trop jeune pour comprendre ce qu'ils font,
il s'imagine qu'ils se battent. Voire même, pour peu qu'ils
fassent du bruit, qu'ils essaient de s'entretuer." (Baz, 456) On
sait que les psychanalystes affirment que la scène primitive
est interprétée par l'enfant comme un acte de violence
de la part du père. Pour Charlie, ça le sera d'autant
plus que les circonstances, la nuit, sont angoissantes:
"J'avais que trois
ans (...). Il y avait quelque chose qui approchait. Je
l'entendis dans le couloir. Quelque chose d'affreux. Qui venait me
chercher. Qui venait me chercher dans le noir. Je l'entendis qui
grinçait, grinçait, grinçait. (...) Longtemps
après, une heure peut-être ou juste quelques secondes,
je me suis aperçu que ce n'était pas à moi que
le monstre en voulait, du moins, pas encore. C'était à
maman et à papa, en bas. Le monstre qui grinçait
était dans la chambre de maman et papa. (...).
Longtemps, longtemps
après, je me rappelle que j'ai entendu la voix de ma
mère, tout essoufflée, irritée et un peu
efféminée: «Arrête, Carl.» Encore un
grincement furtif et puis: «Non, arrête!»
Un grognement de mon père.
Et après ma mère: «Je m'en fiche, je m'en fiche
que t'aies pas fini. Arrête! Laisse-moi dormir.»
Alors, je savais. Je me suis endormi, mais je savais. Le Monstre
Grinçant, c'était mon père." (73/4) 5
Entre autres, ce sont ces relations sexuelles qui perturbent Charlie.
Son père, en colère contre lui, a "la langue coincée entre ses dents et
les yeux exorbités."
"Tout d'un coup, je me suis
demandé s'il avait aussi cette tête-là quand il
faisait l'amour avec ma mère, si c'était ça
qu'elle devait regarder quand elle était écrasée
sous lui. Cette révélation était si
écoeurante que j'en suis resté
pétrifié."
(221)
Le père est travailleur, organisé, mais inculte et
rustre. La mère qui a préparé un diplôme
de sciences politiques à l'Université du Maine, est
tout à fait différente du père: "C'est une intellectuelle, ma mère. Elle
lit des romans policiers, des magazines. Elle joue du piano."
6 (80).
Charlie est sensible au manque d'entente dans ce couple qui sauve les
apparences. Alors qu'il a neuf ans, une nuit, lors d'une partie de
chasse , il entend son père et ses amis, ivres, faire de
grasses plaisanteries sur les femmes et leur fidélité.
Le père de Charlie déclare que si sa femme lui
était infidèle, il découperait les
"bijoux de
famille" de l'amant et
trancherait "le nez"
de sa femme, avec son couteau
de chasse, "pour lui faire un
con au beau milieu de la figure, que tout le monde sache dans la
tribu comment elle s'était attiré des
ennuis". (24) À partir
de cet instant, la haine pour son père cristallise: Charlie
vomira l'autorité et aura des problèmes sexuels par
peur de la castration.
Officier de marine
7, souvent absent, le père est du genre à
croire de bonne foi qu'il est de son devoir d'imposer comme
modèle à son fils un type d'adulte pur et dur, à
la voie toute tracée. Un jour, il l'a emmené à
la chasse pour l'endurcir: "Un
épisode de plus dans l'infatigable campagne de mon paternel
pour Faire De Son Fils Un Homme." (20) Il vomit quand son père
dépèce un cerf tué: "Il me regardait, il n'a rien dit, mais je pouvais lire
le mépris et la déception dans ses
yeux." (27).
Leurs relations ne seront plus jamais bonnes: "C'est mon père qui avait monté
la tente, et tout ce qu'il faisait était trop tendu, pas de
jeu, nulle part..." (74). La
devise de son père, "c'est «Que tout soit propre, que tout marche».
Si un oiseau chie sur le pare-brise, il faut nettoyer ça avant
que ça ait eu le temps de sécher. Voilà comment
mon père voyait la vie, et moi, j'étais la merde de
l'oiseau sur le pare-brise."
(78).
Son père le traite de "fils à maman" (79) et il y a du vrai: sa mère est protectrice,
prend sa défense contre son père, lui donne du chocolat
alors qu'il a cassé des carreaux et devrait être puni,
le cajole, partage son lit avec lui en l'absence du père. Elle
est à l'antithèse de son époux. Elle ne prend
malheureusement pas en charge ses problèmes
éducatifs.
Les premières manifestations
d'opposition ont visé le père, mais elles
débordent ensuite de ce cadre. Tout ce qui est
institutionnalisé -école et société- est
mis en cause et rejeté. Aller en classe, c'est passer
"une nouvelle journée
dans la merveilleuse toile d'araignée gluante de Notre
Mère Éducation." (18). Il n'a pas de vais copains: "Le type avec un gros Q.I. qui ne sait pas
jouer au base-ball ou alors qui arrive troisième au concours
de masturbation entre potes, c'est la cinquième roue de la
charrette pour tout le monde." (144). Ou: "Une
bande écarte toujours l'étranger, le marginal, le
mutant. Et celui-là, c'était moi." (89) Le professeur de chimie
8 l'interroge et se moque de lui: il lui tient
tête et l'agresse. (216)
Sa sécurité intérieure mal assurée,
doutant de soi, Charlie a la réaction de beaucoup
d'élèves, la soumission et la peur. Cette peur, il la
ressent toujours, mais il éprouve maintenant le besoin d'aller
jusqu'au bout de lui-même, de s'affirmer sans hypocrisie. Et
quand il a pu assumer cette peur, il devient capable de dominer
à son tour sans état d'âme. Et au directeur du
lycée, qui l'a convoqué, il tient tête:
"Je n'ai plus envie
d'écouter de sermons. C'est de la merde. (...) J'en ai marre de vous, de Mr Grace [le psy] et de tous les autres. Avant, vous me faisiez peur.
Maintenant, vous me fatiguez en plus. Et j'ai décidé
que je n'avais aucune raison de vous supporter. Je suis comme
ça. Je ne supporte pas, c'est tout." (30/2) Charlie, qui se sent rejeté,
fait preuve d'une agressivité proportionnelle à
l'incompréhension dont il se croit l'objet. De
persécuté, il devient persécuteur.
La première piste
proposée par King au geste de Charlie est donc celle d'un
adolescent en proie à des problèmes familiaux. Un
père autoritaire, une mère protectrice et les
problèmes scolaires qui s'ensuivent souvent, il ne doit pas
être le seul à les vivre. Mais cette situation banale se
complique chez lui parce qu'il pense trop, et mal. Nourri
d'idées, il n'a pas bien digéré ses lectures
["J'ai lu trop de
livres." (15)], ce qui va le
conduire à une déstructuration de la
personnalité qu'on rencontre à cet âge chez
certains adolescents rebelles. Il en vient à ressentir
à un tel point la vanité de la vie que toute action
ordinaire lui paraît inutile. "La vie tourne aussi follement et aussi anarchiquement
que la pièce qu'on lance en l'air pour tirer au sort celui qui
paiera le dîner. Personne ne regarde de ce côté
sans y être obligé, et je le comprends facilement. On ne
s'y intéresse que quand on entend son père parler de
trancher le nez de sa mère." (46).
À son mal de vivre, Charlie a
trouvé une explication, qu'il livre à la classe:
"Tout ce que je voulais, c'est
qu'on me reconnaisse." (36).
L'agressivité envers son père et ses professeurs vient
de cette quête éperdue de reconnaissance:
"Les petits garçons
grandissent et se souviennent du moindre coup, de la moindre
réflexion méprisante, et (...) ensuite,
ils ont envie de bouffer leur père tout cru." (212). Pas seulement le père, mais
aussi toute autorité qui le représente. Mais cette
explication n'est pas complète. Les difficultés
familiales et scolaires sont des conditions nécessaires, mais
elles ne sont pas suffisantes.
Ce n'est qu'à la fin de la prise d'otages que Charlie, pris par le déballage de secrets sexuels de certains élèves de la classe, révèle sa vérité profonde, celle qui l'a conduit à la prise d'otages et au meurtre de deux de ses professeurs. Il est obsédé par le sexe, mais en a pathologiquement peur.
Apparemment, Charlie ne se montre pas
différent des autres adolescents de son âge. Un peu
voyeur: "Comme ça, je
pouvais regarder sous ses jupes, là où le Repos du
Guerrier s'abritait sous une pure gaze de nylon
bleu." (195). Ou, avec la
phobie proprement kingienne de la fermeture-éclair ouverte:
"Je pensais à sa manie
de toujours perdre ses boutons. (...) C'est
tout juste si son pantalon n'a pas dégringolé par
terre. Avant qu'elle ait eu le temps de s'apercevoir de ce qui se
passait, la fermeture Éclair s'est à moitié
défaite, et on voyait un petit V de culotte blanche,
bougrement excitante." Il lui
reste ensuite "le souvenir de
la Parfaite Petite Culotte."
(16). Sur ce point, rien que de très banal.
C'est autre chose quand il lui faut
aborder les filles, comme Sandra: "Un jour, j'avais eu envie de l'inviter au Wonderland,
mais je me suis dégonflé. Joe, qui avait toutes les
petites amies qu'il voulait, me demandait pourquoi j'y arrivais pas;
ça me rendait de plus en plus nerveux et je lui disais d'aller
se faire foutre. Finalement, j'ai eu le cran de l'appeler, mais il a
fallu que je raccroche après la première sonnerie pour
aller vomir aux toilettes. Je vous l'ai déjà dit, j'ai
l'estomac fragile." (180)
Dans une boom, où il est
allé avec son copain Pete, il s'est drogué. Il
rencontre une fille, Dana, qui lui plaît: "Petite, assez jolie, avec des cheveux
décolorés et la robe la plus courte que j'ai jamais
vue. (...) Quand elle bougeait, l'ourlet de sa jupe
s'enroulait dans la dentelle de son slip. (...) - «Tu
as amené de la came, Pete?»
Pete a souri et lui a montré sa potion magique. Elle avait les
yeux qui pétillaient. Elle était tout près de
moi, une hanche négligemment collée contre la mienne.
Je sentais ses cuisses nues. Je commençais à bander
comme un turc." (194)
Pour la suite, c'est Dana, qui prend les devants et ne s'embarrasse
pas de romantisme: "Sors par
la porte de derrière, là-bas, elle a dit en la montrant
du doigt.
Comme c'était difficile à comprendre, j'ai suivi son
doigt du regard. Oui, il y avait bien une porte (...) Elle a ri gentiment et elle m'a dit
- Tu as regardé sous mes jupes toute la soirée,
qu'est-ce que cela signifie?
Et avant que j'aie pu répondre, elle m'a embrassé
doucement sur la joue et m'a donné une petite tape pour que je
me lève." (196)
Il l'attend sur le sable et ici
encore n'a aucune initiative à prendre: "Elle s'attaquait aux boutons de mon jean. Mais
mon sexe était toujours à la pause-café. Elle
m'a touché, en glissant la main dans mon caleçon, et
les muscles ont tressauté, pas de plaisir, ni de
dégoût, mais de terreur en quelque sorte. Sa main me
faisait penser à du caoutchouc froid, impersonnel,
aseptisé.
- Allez, elle a murmuré, allez...
J'ai essayé de penser à quelque chose de sexy, à
n'importe quoi. À regarder sous les jupes de Darleen
Andreissen à l'étude, qu'elle s'en rende compte et
qu'elle me laisse faire. Au jeu de cartes françaises cochonnes
de Maynard Quinn. J'ai pensé à Sandy Cross dans des
sous-vêtements noirs, et ça a commencé à
faire bouger quelque chose par là...et tout d'un coup, de
toutes les choses qui sortaient de mon imagination, j'ai vu mon
père avec son couteau de chasse qui parlait du nez
tranché des femmes Cherokees.
Ça a suffi. Tout est retombé en chiffe
molle." (198). Malgré
leurs efforts conjugués, il n'arrive à aucun
résultat.
Charlie rentre chez lui déprimé: "Je me sentais complètement abattu, mais
c'était une sensation froide, sans profondeur. La froide
certitude que j'étais pédé s'insinuait en moi,
comme une marée montante. J'avais lu quelque part que ce
n'était pas la peine d'avoir eu de véritables
expériences homosexuelles pour être pédé;
on pouvait juste être comme ça et ne jamais s'en
apercevoir, jusqu'à ce que le démon caché dans
votre placard vous saute dessus, comme la maman de Norman Bates dans
Psychose, clown grotesque qui surgit pour vous passer à la
moulinette, avec le maquillage de môman et les pantoufles de
môman." (200).
La nuit suivante, "J'ai rêvé du Monstre
Grinçant. C'était presque la même chose que quand
j'étais petit. (...)
Seulement, cette fois, le
bruit s'approchait, s'approchait... jusqu'à ce que la
porte de la chambre s'ouvre brusquement avec l'horrible fracas du
destin qui frappe à la porte.
C'était mon père. Il portait ma mère dans les
bras. Il lui avait tranché le nez et le sang coulait sur ses
joues, comme des peintures de guerre.
- Tu la veux? il a dit. Tiens, la voilà, cette espèce
de bonne à rien. Prends-la.
Il l'a jetée sur le lit à côté de moi et
j'ai vu qu'elle était morte. C'est là que je me suis
réveillé en hurlant. Avec une
érection." (201/2)
Charlie ne vit plus: "J'avais
peur de tomber dans les pommes au cours de gymnastique et de me
réveiller pour trouver tout le monde en cercle autour de moi,
me montrant du doigt en ricanant...ou se masturbant en choeur. Je
dormais mal. Je faisais de sacrés drôles de rêves,
et ça me faisait peur, parce que parfois, je me
réveillais avec des cartes de France dans mes draps et ce
n'était pas censé être des rêves
érotiques." (...) Dans
un de ces rêves, "ma
mère me faisait un lavement et je la suppliais de se
dépêcher parce que Joe m'attendait
dehors." (213)
Faute de pouvoir le faire à ses parents, il aurait pu parler
de ses problèmes à Grace, le psychologue de
l'établissement, mais ne l'a pas fait (70). Il craque, et tue
avec le revolver qu'il a pris à son père.
Symptômes intéressants de ses obsessions sexuelles, un
entretien avec le principal bascule dans le sexe sur sa propre
initiative. Dans l'entretien, le Principal commence une phrase:
"Je ne veux pas
m'engager...
- Dans des pratiques sexuelles immorales, j'ai complété
pour lui. Hein, tous les deux, toi et moi? Qu'est-ce que t'en dis? Le
premier qui éjacule remporte le Premier Prix de camaraderie.
Allez, mets-toi-z'en plein la main, partenaire. Et puis fais donc
venir M. Grace, ce sera encore plus drôle. On pourra faire
ça en cercle. (...)
Pourquoi tu ne veux pas en
convenir? Ça te plairait de me tripoter. (...) Tu n'as pas envie de parler de la razzia des petites
culottes9 qui t'a fait sortir de tes gonds quand t'étais
à la grande université pour apprendre à manier
les gosses?" (32/4) Il
défait sa chemise et déboutonne sa braguette en sortant
du bureau directorial pour semer la perplexité et le doute
dans le secrétariat. Après avoir tué les deux
professeurs, il tient la classe en otage et le psy intervient pour le
raisonner par l'interphone. Charlie l'oblige à répondre
aux questions qu'il va lui-même poser, sinon il tue un otage.
La plupart des questions sont d'ordre sexuel: "T'as déjà brouté ta
femme?"; "Est-ce que ta femme a eu des aventures avec
d'autres hommes?" Le psy est
complètement désorienté, Charlie satisfait:
"Ça, c'était
parfait. M. Grace avait l'air d'un petit enfant malheureux et
désespéré. Par ma faute, il s'était fait
enculer avec son propre instrument, comme l'une de ces
étranges expériences que l'on relate dans le courrier
de Penthouse." (chap.
19)
Il n'y a, dans Rage, aucun sentiment amoureux digne de ce nom. Ni aucun
rapport sexuel normal et vécu dans la
réciprocité. On l'a vu plus haut, les parents de
Charlie ne s'entendent pas sexuellement. Ils font chambre à
part. Un garçon déflore sa petite amie sans
préservatif, alors qu'il avait promis de le mettre. Une fille,
Sandra, celle que Charlie convoitait sans avoir osé lui
proposer un rendez-vous par téléphone, prend son
plaisir dans des circonstances affectivement discutables. Elle s'est
fait draguer par un inconnu. Elle raconte à la classe (c'est
sa deuxième expérience du sexe): "Il sentait pas bon. (...) Mais son
machin était plus dur et plus gros que celui de Ted. Il
n'était pas circoncis, je m'en souviens. Ça ressemblait
à une prune quand il le sortait de...vous savez, euh...sa
peau. Je pensais que ça ferait mal, même si je
n'étais plus vierge
(...). Il s'est passé
quelque chose de drôle à l'intérieur de moi,
même avant qu'il m'enlève ma culotte. Je me suis jamais
senti si bien. Si réelle.
Elle a avalé sa salive et elle a rougi.
- Il m'a caressé avec ses mains, et j'ai joui, comme
ça. Le plus drôle, c'est que lui, il y est pas
arrivé. Il essayait de rentrer, et moi j'essayais de l'aider,
mais il a continué à se frotter entre mes jambes et
tout d'un coup...vous savez. Il est resté sur moi pendant une
minute et après il m'a soufflé à l'oreille:
«Petite salope, tu l'as fait exprès!.» Et
c'était fini .(...)
Elle m'a souri de son
étrange sourire rêveur.
-Ça avait été mieux que la première fois,
Charlie." (185/6)
Des jouissances séparées ou ratées, une
sexualité qui prend un caractère dérisoire, le
psychologue de l'établissement qui "regarde" sous
les jupes des filles et essaie de les "faire parler" sur leur vie sexuelle (68), c'est tout ce que l'on
trouvera dans Rage. King n'est pas
loin de penser, comme il le fait dire à Jessie,
que "pour un homme, le
pénis n'est pas tant un don diu ciel qu'un châtiment."
(40)
King s'est trouvé dans la
situation «enragée» de Charlie: mais comme on l'a
signalé plus haut, le bouillonnement de la rage ne s'est pas
extériorisé. Il en avait peur. Simultanément
à l'écriture du livre s'était produit le carnage
de l'Université d'Austin 10, que King évoquera pendant des années,
tellement il l'a marqué. Charlie, obsédé par le
sexe et tombant dans la violence, c'est ce qui risque de lui
arriver.
Peut-être peut-on en guérir. Mais à quel prix?
Consulter un psychologue, comme M. Grace? "Une tête pleine d'instruments d'observation. Un
fouilleur d'esprit, un bourreur de crâne. C'est à
ça que servent les psy, mes chers voisins et amis: ils sont
là pour baiser les malades mentaux et les engrosser de
normalité.(...)
Et si jamais vous vous
retrouvez sur un de ces divans d'analystes où des milliers de
personnes se sont couchées avant vous, il y a une chose que je
vous conseille de ne pas oublier: quand on vous enfonce la
santé mentale à coups de marteau, le fils ressemble
toujours à son père." (97). Dans son cas, le père "débauché", incapable de s'accrocher et de se faire un
chemin, qui n'a même pas été capable d'assumer
les responsabilités de chef de famille?
Charlie, comme King, ne se comprend pas: "Allez, lis dans mes pensées, Sigmund. Arrose-les
du sperme des symboles et fais-les grandir. Montre-moi que je suis
différent, disons d'un chien enragé ou d'un tigre
assoiffé de sang."
(100)
Roland Ernould ©
ÇA = ÇA, (81-85) <
86 |
aux titres des Ïuvres. La ou les dates entre parenthèses sont celles de la création de l'Ïuvre. La dernière date est celle de la publication aux USA. Les titres des romans sont en majuscules. Les titres des nouvelles, en minuscules, sont suivis par l'abréviation du recueil) Premières dates (entre parenthèses) : années de conception et d'écriture deuxième date : date de parution Pour précisions supplémentaires, voir la bibliographie. Ouvrages critiques de King : ANA = ANATOMIE DE L'HORREUR,
(79/80).< 81 SKS = George Beahm, THE STEPHEN KING
STORY, Warner Books, éd. 1994. Pas de traduction
française à ce jour |
Notes.
1 Pour les dates de conception (et non de publication), voir l'annexe en fin de volume.
2 En argot: en s'envoyant en l'air, en faisant l'amour.
3 "L'été suivant l'obtention de son diplôme, King commença, mais ne termina pas, ce qui serait sa première oeuvre achevée, Getting it on qui tire son titre de la chanson des T-Rex Bang the Gong (Get it On). Une étude psychologique, l'histoire d'un lycéen qui prend ses camarades de classe en otages. Getting it on exploite les peurs de ne pas s'adapter de King adolescent.", SKS, 49. C'est le groupe Tyrannosaurus-Rex, devenu T-Rex en 1970, qui jouait cette chanson.
4 King a été profondément
marqué par un événement qui s'est produit
pendant ses vacances scolaires avant d'entrer à
l'Université: Fin juillet 1966, à Austin (Texas), un
étudiant en architecture, Charles Joseph Whitman,
âgé de 24 ans, grimpe au 26è étage de la
tour centrale de l'Université et ouvre le feu. Avec deux
fusils de chasse, une carabine à canon scié et un
pistolet, il tire sur tout ce qui bouge. La tuerie dure plus d'une
heure. Bilan: 15 morts et 33 blessés.
Whitman est abattu par la police. Il avait fait son service militaire
dans le corps des
marines et c'était un
tireur d'élite. A son domicile, on découvre les corps
de sa mère et de sa jeune femme. Les policiers
découvrent également plusieurs notes manuscrites.
Whitman écrivait qu'il ressentait "un besoin de dépression et un besoin de
violence.". À
l'université, Whitman était apprécié tant
par ses professeurs que par les étudiants,
d'après Le Journal de
l'année, 1966/67,
Larousse, 126.
5 King suggère ici la naissance du complexe oedipien qui va dévorer Charlie. Hostilité au père, fixation sur la mère, qui déborde sur toutes les amours féminines. D'après Freud, le sujet perçoit sa mère dans chaque femme consciemment désirée et en éprouve de la répugnance: celle du tabou de l'inceste, interdit fondamental.
6 La mère de King, Nellie, a les mêmes lectures et joue aussi du piano: "C'était une pianiste de talent et une femme douée d'un sens de l'humour très développé et souvent excentrique." Ana, 113.
8 King a toujours eu de mauvais résultats scolaires dans les matières scientifiques.
9 Sorte de bizutage dans les universités américaines qui consiste à voler les petites culottes des étudiantes (N.D.T.).
10 O.Voir plus haut. On évaluera les conséquences de cet événement plus loin.
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