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et la science
fiction italienne.
"littérature métaphorique du
présent et non du futur".
Fragments
d'un miroir brisé, une anthologie de la science-fiction
italienne
Payot SF, 1999.
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Pocket Science fiction,
réédition, 2001
|
La science-fiction italienne existe
depuis les années cinquante. Elle a été
longtemps dominée par des courants de pensée qui ont
bloqué son développement. Parmi les plus importants, on
trouve d'abord le mépris de la technologie chez les
écrivains de fiction, sous couvert d'humanisme. Ensuite
l'influence complémentaire du marxisme, qui considérait
que la seule forme littéraire valable était le
réalisme. La littérature anglo-saxonne exerçait
sa toute-puissance. Et pour couronner le tout, le retard
technologique considérable que le développement
technologique italien a pris depuis la seconde guerre mondiale
n'offrait pas un milieu favorable. Bref, comme le signale
Evangelisti dans sa précieuse mais trop succincte
préface, il était difficile "d'imaginer qu'un astronef en route,
disons pour Alpha Centauri, puisse avoir un commandant de bord du nom
de Ricardo Brambilla ou Salvatore Cifiello. Il se serait
appelé selon toute logique Robert Smith ou John
Wilson."
Jusqu'à une période
récente, la production italienne de science-fiction se
signalait surtout par sa constante médiocrité, dans
laquelle vivotaient des auteurs ennuyeux. Une réaction
s'était produite il y a une vingtaine d'années avec la
naissance de la revue Robot, qui imposa
une forme littéraire de science-fiction avec des visées
critiques et contestataires. Et surtout venait, il y a dix ans,
l'édition italienne de l' Isaac Asimov's Science-Fiction Magazine, publication dirigée par Daniele
Brolli, intellectuel touche-à-tout et brillant. Comme le
signale encore Evangelisti :
"L'écriture se faisait
«américaine» dans la forme, mais internationale sur
le fond. Le «suspense» et le «sense of wonder»
avaient de nouveau un rôle central." Le public a suivi, surtout avec la publication en 1977
d'un anthologie intitulée Tutti i denti del mostro sono perfetti, dans laquelle des auteurs de science-fiction
côtoyaient des écrivains connus de littérature
générale. Et pas à l'avantage de ces derniers...
Le livre, un best-seller, réhabilitait la science-fiction, que
la culture italienne avait jusque là ignorée, et qui
devenait un genre à succès et de qualité.Ce
recueil reprend un certain nombre de textes de cette anthologie, et
on y retrouve les composantes de la science-fiction italienne de ces
vingt dernières années.
Avec les quatre nouvelles qui lui
sont consacrées, le courant radical et militant, le favori d'Evangelisti, se
caractérise par des personnages en lutte contre les fascismes,
les multinationales ou le colonialisme. Kappa, de Valerio Evangelisti
lui-même, fait ressurgir l'ancien pouvoir des mots. Dans la
pensée magique, la puissance du mot transforme la
réalité. Le «sésame, ouvre-toi» des
Mille et une nuits s'est ici modernisé et
internationalisé. Un groupe de révolutionnaires,
composé de Péruviens et de Japonais, veut forcer les
secrets d'une multinationale japonaise installée au
Pérou et doit franchir trois trappes, les Biomuses qui
permettent d'accéder à un lieu mystérieux, la
Veine où s'exerce un pouvoir technologique
considérable. Chacune d'entre elles ne peut s'ouvrir que par
un procédé que les révolutionnaires ne
possèdent pas et doivent trouver sur place. L'alliance de
l'astuce péruvienne, de la cosmogonie bouddhiste et des
enseignements de la secte Shingon - le moyen du mot pensé,
prononcé ou mimé -, Sésame enrichi par la
modernité, permettra d'accéder à la Veine, pour
y trouver une source d'énergie qu'on ne dévoilera pas
pour garder le suspense. C'est dans cette difficile recherche
collective, mêlant les cultures, que se trouve l'idée la
plus originale de la nouvelle. Une certaine naïveté dans
le manichéisme (des révolutionnaires respectueux de la
vie et, bien sûr, de méchantes forces de l'ordre)
gâtent un peu l'intérêt.
Domenico Gallo nous
propose une variante sur le motif des doubles dans Le reflet noir du
vinyle. Une multinationale a
mis au point un procédé qui permet de placer dans le
cerveau de certains révolutionnaires des implants, sorte de
greffe permettant d'effacer leurs souvenirs. Une nouvelle vie se
réalise pour eux, cette fois au service des multinationales
multipliant sur les marchés des produits trafiqués,
avec la complicité des pouvoirs autoritaires qu'elles
manipulent. Les aventures internationales d'un couple ainsi
modifié, qui retrouve son passé par une lente
transformation de son état initial, sont malheureusement
gâtées par une fragmentation gênante du
récit. Elle tire une bonne part de son intérêt
par la résurgence régulière dans l'esprit d'un
muté de thèmes musicaux ou d'associations de noms
d'anciens groupes célèbres de jazz. On comprend le
titre de la nouvelle, qui prend son sens à partir des
souvenirs des disques de vinyle qui tourbillonnent dans le cerveau du
personnage et ponctuent sa métamorphose.
Le fascisme virtuel des médias
électroniques, devenus capables d'apprécier le futur,
intéresse Franco Ricciardiello,
avec L'ombre
des empires à venir. Même si
la probabilité pour un individu de tomber sur un indice
concernant sa vie dans le futur est faible, statistiquement la
possibilité existe. La tentation peut être grande alors
d'essayer de modifier ce futur à son avantage. Mais l'Empire,
qui a fondé sa puissance sur l'utilisation des données
informatiques pour lui-même, ne tolère pas qu'un
particulier les altère pour son compte. Et la fascination du
destin annoncé, jointe au danger s'il modifie quoi que ce soit
de son avenir, amène le personnage à se plier au
chantage qu'il subit pour ne pas bloquer l'Empire. La nouvelle
cherche à produire un effet de réalité en
utilisant diverses notions scientifiques ou techniques
inventées (l'auteur fournit un lexique à la fin de la
nouvelle). Mais ce jargon technique détruit partiellement
l'intérêt. Et si la nouvelle est intéressante,
son rythme se trouve ralenti par un trop grand souci de
didactisme.
Nicoletta Vallorani
présente avec Choukra une
colonie de l'espace où les premiers occupants humains
volontaires ont disparu, dévorés par le désert.
Ils ont pratiqué des amours étranges, avec des couples
d'extra-terrestres, maintenant disparus. Une survivante demeure,
avachie, alcoolisée, qui se remémore ses souvenirs en
recevant des touristes des voyages intersidéraux. Les Hommes
Bleus, qui vivaient sur la planète, d'espace et de rêve,
avaient une particularité : quand ils mouraient, ils se
desséchaient. Seule restait leur peau bleue, souple et
résistante, qui a fait l'objet de la convoitise des
colonisateurs qui les ont exterminés. Une nouvelle terrible
sur l'avidité et l'esprit sanguinaire de notre race, la
meilleure des quatre nouvelles de la tendance militantiste
présentes dans ce recueil.
Le lecteur trouve ensuite deux textes
qui représentent la tendance surréaliste et
onirique. Tarentula, de Daniele Brolli, est un
récit délirant et virevoltant, où se
mêlent la poésie éthérée et
parodique avec le prosaïsme du pire naturalisme. Impossible de
donner un aperçu de cette rencontre entre personnages d'une
autre dimension, dans laquelle les transformations magiques (l'amour
avec une tarentule!), un poivrot pittoresque et des buveurs de sang
forment un mélange détonant. Surnage sans bien
comprendre un poète capable de déclamer des vers
composés sur le champ et d'empaler un compagnon pour le cuire
à la broche... Ce récit, d'un style séduisant et
soutenu, paraît avoir été écrit par un
schizophrène vacillant entre d'improbables
résurrections et des rêves sanguinaires, dans un
affrontement absurde avec les menaces de l'inexplicable. Pour les
amateurs du genre.
Dans Fabulaliena, Silverio Novelli
décrit la peur, une peur permanente qui envahit un journaliste
qui découvre que son jeune fils, obsédé par les
trains, peut communiquer par ses jouets avec un monde-autre. Il peut
y passer lui-même. Et même y faire passer sa mère.
Rêve ou réalité? La mère et le fils
sont-ils tous deux des extraterrestres, qui remplacent les humains
par des apparences identiques? Est-elle justifiée cette peur
qu'a le père de s'endormir, par crainte que...? Cette courte
nouvelle prenante, qui commence par une description innocente des
jeux de l'enfance, se termine dans un refus du sommeil qui
s'apparente au cauchemar...
La tendance
historico-vernienne est
représentée par la nouvelle la plus longue du recueil -
et la moins réussie,La baleine du ciel de Luca Masali. Elle
narre les luttes fratricides entre des factions rivales lors de la
montée des fascismes en Europe, entre le régime de
Mussolini déjà en place, et celui en gestation de
Hitler. Dans les étendues glacées de Arctique, sur un
dirigeable s'affrontent ainsi des appétits politiques pour la
maîtrise de l'ozone. A la fois l'aventure et le mystère,
mais à mes yeux l'intérêt est
réduit.
Suivent deux intéressantes
nouvelles du courant cyberpunk.
Dans La
musique du plaisir, de Luigi
Pàchi, Dandy est un cyborg, fournisseur
d'émotions fortes, stockées dans ses circuits
électroniques mélangés à sa chair. Il se
connecte à des banques de données interdites pour
délivrer une émotion musicale pure à ceux qui se
branchent illégalement sur lui pour accepter le monde de
rejets organiques, de déchets nucléaires et de
pesticides qu'est devenu le XXIIème siècle. Il fait
payer cher ces évasions sur les autoroutes
électroniques, dispensatrices de la seule poésie qui
existe encore. Car il n'y a, somme toute, qu'à vendre, par
exemple, ses côtes, ou un de ses yeux pour planer et tenir
quelques jours dans une civilisation où les fauchés
n'ont que la ressource de vendre leurs organes aux plus riches.
Triste monde où certains peinent à vivre le chaos
social grâce à une musique provisoirement
régénératrice, dans le monde ouaté du
virtual sound. Sombre nouvelle, qui se termine sur une vague note
d'espoir pour nous laisser méditer ensuite dans un silence
accablé.
Silvio Sosio, dans
Ketama,
évoque la curieuse situation des filles synthétiques
dans un monde pollué, sale, puant, noyé par le flot des
véhicules, où les délits les plus importants
sont maintenant liés à l'informatique. Un monde si
truqué qu'on ne distingue qu'avec peine les filles
fabriquées des femmes véritables, au point que des
marchands peu scrupuleux essaient de substituer les unes aux autres.
Nouvelle vive, enlevée, souvent sarcastique, qui rend encore
plus inquiétantes les transformations culturelles à
venir.
Sont encore représentés
deux autres courants de plus en plus appréciés par le
public italien. D'abord la science-fiction horrifique dans une nouvelle d'abord pittoresque, puis
éprouvante de Andrea Colombo,
Je le
jure. Un couard et un
méthodique, tous deux voleurs chevronnés,
pénètrent dans une villa pour la cambrioler, en se
lançant tranquillement des vannes comme le font ceux qui
pratiquent le même métier et se connaissent depuis
longtemps. Le but de l'infraction : le coffre-fort, bien sûr.
Mais dans cette maison où l'homme fait des recherches sur les
manipulations génétiques, et a même réussi
à avoir un enfant de sa femme reconnue stérile, on peut
s'attendre au pire. Au père et à la mère
inexplicablement disloqués, par exemple, ou à une
mystérieuse ombre tueuse qui intervient chaque fois que le
gosse, toujours bien vivant, réclame quelque chose qu'il
n'obtient pas de suite. Bon récit, efficace, à la chute
inattendue, pour cambrioleurs avertis.
L'autre courant
apprécié des Italiens est la science-fiction
érotique. La clef de
voûte, la force motrice de l'humanité, c'est le sexe. Le
sexe, c'est le divin, mais malheureusement renié après
son accomplissement au lieu d'être divinisé. Dans des
perspectives cosmiques inusitées, le problème demeure.
C'est le constat qui aiguillonne des recherches particulières
en sexualité dans Le dernier souvenir de Giorgia Mantovani. Une
curieuse nouvelle qui, comme le veut l'usage, comporte la longueur
convenable de développements érotiques. Une femme de
science, toujours prête à payer de sa personne, fait
ainsi des explorations sur la sexualité et se livre à
trois expériences décisives qui pourraient redonner un
sens à l'humanité en voie d'extinction par son
autoérotisme. Et pour qu'elle puisse, riche de son savoir,
passer au moment de la désintégration prévue de
notre monde dans une quatrième dimension. Elle y trouvera
peut-être ceux, qui, comme elle, se sont préparés
à un nouveau parcours, auxquels elle pourra apporter sa
solution aux difficultés de la nouvelle humanité.
Nouvelle singulière, aux développements
originaux.
N'est pas représenté
le Space
opera, genre qui
bénéficie en Italie d'un nombre réduit
d'adeptes, peut-être à cause de la mauvaise
réputation qu'il s'est faite dans les années cinquante
et soixante.
Evangelisti précise que le titre de son
anthologie, dont on peut le remercier pour le choix et la
diversité des récits, lui a été
suggéré par le fait que les auteurs de ces
écrits partagent tous la même conviction : la
science-fiction est une littérature métaphorique du
présent et non du futur. "Comme un miroir brisé dont chaque fragment
reflète la même image, que celle-ci soit plaisante ou
tragique".
Si cette anthologie voulait offrir au
lecteur français un panorama de la science-fiction italienne,
le pari est réussi et la plupart des nouvelles sont
intéressantes. Mais elle présente une lacune grave.
Aucune notice biographique, aucune indication sur le parcours des
auteurs ne permet de situer les écrivains ici
rassemblés. Evangelisti a
été historien avant de devenir romancier. Même
s'il manquait personnellement de temps, il pouvait suggérer
à son éditeur qu'une notice sur chacun des auteurs
était indispensable pour que sa production prenne toute son
sens. Il n'est pas facile à un lecteur français de
trouver de la documentation sur ces écrivains italiens. On
peut craindre qu'une partie de l'impact de l'anthologie, au demeurant
remarquable par le choix des textes, ne laisse après un temps
qu'un souvenir global où les auteurs seront mal
différenciés. C'est dommage.
© Roland Ernould,
1/12/99.
..
.. du site Imaginaire : liste des auteurs
.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle
.. général
|
Revue Phénix #57, mai 2002.
Numéro spécial Valerio
Evangelisti, avec un chapitre
inédit des Chaînes d'Eymerich, une interview
inédite
et de
nomreux articles de Roland Ernould, l'auteur de ce
site.
Ce
copieux dossier de 140 pages comprend également un
article de Delphine Grépilloux et une bibliographie d'Alain
Sprauel.
Le dessin de
couverture est de Sophie
Klesen
En librairie : 13 ¤. La
revue Phénix
est éditée par la SARL Éditions
Naturellement, 1, place Henri Barbusse, 69700 Givors.
Directeur : Alain
Pelosato.
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