SODO
par

 Natasha Beaulieu

Crédit photo : Serena Gentihomme (Boréales 2002)

Descendre au quartier Sodo, c'est descendre en enfer. On s'y laisse détruire à petit feu. Ou alors, on en remonte. À la condition d'être complice des ténèbres.
Sodo n'existe que la nuit. Le jour, sa population disparaît. Nulle trace d'âme qui vive. Mais le mot âme ne veut d'ailleurs rien dire ici. Quand on franchi les grandes portes de bois, le corps se "désâme" à la recherche du plaisir et de la souffrance.
Garde le contrôle. Mon corps doit se conditionner à ce leitmotiv. C'est essentiel. Et ça fonctionne.
Une fois sur quatre.

***

Les rues sont toujours humides à Sodo. Les trottoirs glissants. Les lampadaires agonisants. La lune noire.
Les habitants sont aux aguets. Les passants aveugles. Les touristes victimes. Moi, je suis d'une autre catégorie.
Je marche rapidement, bravant pluie, vent et brume. Les seuls représentants de la nature dans le ghetto. Au coin de Long Détour et Du Deuil, je m'arrête devant une maisons en pierres. L'ampoule rouge de la lanterne éclaire le chiffre cent vingt, peint au pinceau, à gauche de la porte. Je frappe les trois coups, embrasse la petite gargouille en bronze et glisse ma langue dans l'orifice métallique très froid situé entre ses pattes. J'attends la permission d'entrer. Elle m'est donnée quelques secondes plus tard. J'avale la poudre qu'on a déposée sur le bout de ma langue. Puis j'enfonce mon index droit dans la serrure rouillée.
De l'autre côté, le vieil Ambroise m'accueille. Il y a longtemps qu'il n'a plus d'âme. Et maintenant, il est en train de perdre le corps. Il n'est plus qu'un squelette enveloppé d'une mince couche de peau.

- Tu viens pour le travail, ce soir. N'est-ce pas ?
- Comment le sais-tu ?
- Ton corps est raide. Tu essaies de te contrôler.
- Je viens pour le travail.
- Dommage, j'ai découvert de nouveaux plaisirs.

Je tressaille. Mes mains s'agitent nerveusement. Je serre les poings. Garder le contrôle.

- C'est impossible. On ne peut découvrir continuellement de nouveaux plaisirs. Il doit exister une limite.

Ambroise ricane. Je pense à la mort. C'est peut-être lui qui m'y fait penser. Ou la poudre. Ou les deux.

- Que veux-tu si tu n'es pas là pour satisfaire ton corps ?
Je sors la photo d'un homme de la poche de mon manteau et la lui tend.
- Sais-tu où je peux le trouver ?

Il me regarde. Surpris.

- David a des problèmes avec la loi ?
- Ça se pourrait.
- On l'apprécie beaucoup. Il est très raffiné. Il est toujours au 62 Du Temple.
- Merci.

Le vieil homme s'approche de moi. Me touche l'avant-bras.

- Ne nous enlève pas David. Pas lui.

Je ne réponds pas. Je quitte Ambroise.
Je sens que je viens de le voir pour la dernière fois.

***

La pluie a cessé. Le vent est plus violent. Je ne croise que des êtres ambigus. Des couples incertains. Des vieillards pervers. Je me concentre pour reprendre le contrôle de mes mains.
Le 62 Du Temple est semblable aux autres maisons en pierres de Sodo. L'ampoule mauve de sa lanterne indique qu'un nouvel habitant y réside. Je frappe les trois coups, embrasse la gargouille, mais ne peut glisser ma langue dans l'orifice. Il est bloqué de l'extérieur par une pièce de fer ronde. Même chose pour la serrure dans laquelle je ne peux insérer mon doigt. Tout cela ne respecte pas le code de Sodo. J'entre quand même.
L'intérieur est à l'opposé de chez Ambroise où il n'y a qu'un grabat sur le sol de ciment. Ici, le feu crépite dans l'âtre en pierre, un divan garni de coussins invite à s'allonger, de vastes tapis exotiques donnent envie de retirer ses bottes et des lourdes tentures dramatiques donnent à la pièce l'atmosphère d'un décor de théâtre.

- Enfin, te voilà !

Un homme apparaît soudain de derrière un paravent. En quelques pas, il est devant moi. Il s'empare de mon visage et le lèche rapidement, en un seul long coup de langue, du menton à la racine des cheveux.

- Tu goûtes le désir.

Il suffit que ses yeux verts croisent les miens. Alors tous les garde le contrôle s'anéantissent dans ce qui me reste d'âme.

- Tu me donnes soif, ajoute-t-il. Je vais chercher à boire.

J'observe s'éloigner l'impressionnante carrure couverte de longs cheveux blonds. Je ne comprends pas. Je n'ai jamais vu cet homme avant ce soir. Pourquoi dit-il Enfin, te voilà ? Comment pouvait-il m'attendre ? Il attendait quelqu'un d'autre et il se méprend.
Je regarde autour de moi. Je ne suis en sécurité nulle part. Je n'ai plus le contrôle. Pourtant, je dois faire mon travail. Je dois mener cette enquête.
L'homme revient. De face, il est encore plus imposant. À la fois Viking, guerrier romain et dieu grec. Il porte une courte robe de suède noir et métal. Ses avant-bras sont couverts de lanières de cuir. Il est pieds nus.
Il dépose un plateau, chargé d'une carafe et de deux gobelets en bronze, sur une table basse.

- Un peu de sang ?

Je veux dire non. Mais je réponds oui.
Le Viking verse le liquide sombre et un peu épais dans les gobelets. Il me tend le mien.

- À la perversion et la souffrance ! dit-il en approchant pour trinquer.

Je suis incapable de bouger.

- Es-tu David ?
- Qui veux-tu que je sois d'autre ?
- Personne.
- Tant mieux.

Impatient, David - si c'est bien lui - presse ma nuque de sa large main et me force à boire. Une fois que le gobelet est vide, il le lance par terre. Puis, avec sa langue, il nettoie les coulisses de sang sur mon menton.

- Tu devrais te mettre à l'aise. La nuit va être longue.

Je laisse glisser mon manteau. Et me laisse tomber sur un fauteuil. David s'allonge sur le divan, juste à côté, son gobelet dans une main.
Je fixe d'abord les flammes. Je ferme ensuite les yeux. J'essaie de trouver mon âme. De savoir où elle se cache en ce moment. Mais j'ai beau chercher, je ne la sens nulle part en moi. Il n'y a pu de
contrôle possible. Je dois pourtant faire mon travail. Une idée folle me traverse le corps. Un long frisson. Et si j'étais capable de sonder le suspect en utilisant mon corps ?

- Pourquoi tu essaies de réfléchir ? Nous ne sommes que chair.
- Pourquoi as-tu dit "Enfin, te voilà !" à mon arrivée ?
- Ta mémoire te jouerait-elle des tours ? Tu viens ici depuis bientôt six mois, au moins deux fois par mois.
- C'est impossible. Je m'en souviendrais.
- Le corps n'a aucune mémoire. Que des sensations immédiates et intenses qu'il oublie.
- C'est faux. Le corps a aussi sa mémoire.

Les pupilles de celui qui doit être David sont éblouissantes. Je dois détourner le regard.

- Sais-tu pourquoi tu es ici ce soir ? me demande-t-il.
- Tu es suspect dans une histoire de meurtre et je suis responsable de l'enquête. Je suis là pour te poser des questions.
- Que de rationnalité ! Dans quelques minutes, tes sens, ton corps, toute ta chair prendront le dessus.

Je veux répondre non. Dire que je lutte. Que j'essaie de retrouver le contrôle. Mais c'est autre chose qui sort.

- Je sais.
- Tant mieux.

Le Viking vient remplir mon gobelet. Accroupi devant mon fauteuil, carafe en main, il me questionne d'une voix envoûtante.

- Le reconnais-tu ?
- Quoi ?
- Le sang de ta victime.
- Quelle victime ?
- La dernière. Elle n'est pas encore morte, tu sais. Je la garde en vie pour toi. Pour que tu puisses boire son sang.
- Je n'ai tué personne.
- Personne ne tue personne à Sodo. Chacun est responsable de sa propre mort. Tu devrais pourtant le savoir.
- Je ne sais rien. C'est pourquoi je suis là. Pour te poser des questions.
- Si tu cessais de jouer...
- Je ne joue pas. C'est mon chef qui m'envoie.
- Il n'y a jamais eu de chef. Il n'y a que nous deux. Nos deux corps.

David dépose la carafe sur le plateau. Puis, il sort un couteau à lame courte de sous sa robe. D'un geste violent, il arrache le haut de son vêtement de suède. Son torse imberbe est couvert de longues cicatrices. Il me tend le couteau.

- C'est pour cela que tu es ici. Pour fendre ma chair et voir couler mon sang.

Dans un repli de mon corps, j'entends c'est impossible. Pourtant, je m'empare du couteau et glisse le bout d'un doigt sur le métal tiède. Puis, j'approche l'arme du visage de David. Je caresse ses joues avec le plat de la lame. Fais glisser la pointe sur ses sourcils, puis sur son nez. Enfin, j'enfonce doucement la lame, à l'horizontale, entre ses lèvres. Pendant tout ce rituel, j'arrive à soutenir son regard perçant.
J'observe son torse, comme on observe une oeuvre d'art. Serait-ce vraiment
mon oeuvre ? Comment cela est-il possible ?
David retire le couteau de ses lèvres et me le tend de nouveau. Une fois que je le tiens, sa main se ferme sur la mienne. Il guide nos mains vers son torse dans lequel nous enfonçons la pointe de la lame.
Le Viking émet une sorte de plainte sensuelle qui m'incite à faire glisser la lame en diagonale dans sa chair. Un sillon rouge se dessine sur sa poitrine. Je laisse tomber le couteau sur le tapis et me penche vers la blessure pour la sucer.
David s'empare du couteau et fend le tissu de mon chandail.
C'est à ce moment là que je me souviens. Au moment où la lame s'enfonce dans mon dos et que ma chair s'ouvre. Je me mets à hurler. Mon corps confond souffrance et plaisir. La douleur est inhumaine. Je me laisse choir sur le tapis. David trace une ligne parfaite. Je sens le sang couler. Mon sang. Une langue qui lèche. Sa langue.

- Je voulais que toi aussi, tu connaisses le feeling. Juste une fois.

***

J'ai dû perdre conscience. Quand je reprends mes esprits, David est allongé près de moi, sur le ventre. Tout l'arrière de son corps n'est qu'une horrible toile de sang séché, d'entailles, de peau déchirée et de plaies infectées. À côté de lui, sur le tapis, le couteau maculé.
Je n'ose regarder mon corps, de peur qu'il ne ressemble à celui du Viking. À tâtons, je me caresse pour réaliser qu'à part une douleur que je ressens au dos, ma peau est dénuée de toute blessure.
Je me lève. À coups de pied, je retourne le corps de David sur le dos. Il est complètement défiguré. Et il est mort. Dommage. Je voudrais lui dire que je l'ai aimé.
C'est quand même la plus belle oeuvre que j'ai jamais réalisée. Si j'avais un musée, David serait exposé à l'entrée.
Demain, dans la nuit, les habitants de Sodo viendront chercher le corps et ils l'incinéreront sur la place publique. Après demain, tout le monde aura oublié David.

***

Je quitte le 62 Du Temple avant que l'aurore se pointe. Les quelques rares passants qui circulent sur les trottoirs glissants ne me portent aucune attention.
Avant que se referment derrière moi les grandes portes de bois, je jette un dernier regard sur le ghetto nocturne, là où il n'y a ni herbe, ni arbre. Selon la légende, s'entrecroiseraient sous la terre de Sodo des racines démesurées qui formeraient d'innombrables souterrains habités par Satan.

***

On peut descendre à Sodo et y remonter. À la condition d'être complice des ténèbres. La prochaine fois que j'y passe la nuit, ce sera pour aller vérifier si la légende est vraie. Je veux aller jusqu'au bout. Je dois y aller. Je peux y aller. Puisque Sodo est en moi.
En attendant, je retourne dans la ville ou je vais m'efforcer de
garder le contrôle. Une femme comme moi en a bien besoin.

 

Bio-bliographie de Natasha Beaulieu - auteurs canadiens

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

différentes saisons

saison # 18 - hiver 2002

 

  

Natasha Beaulieu

Sodo

 

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